Napoléon le petit de Victor Hugo

IV – LES FINANCES
Notons qu’à l’ombre de ces « institutions sages » et grâce au coup d’État, qui, comme on sait, a rétabli l’ordre, les finances, la sécurité, et la prospérité publique, le budget, de l’aveu de M. Gouin, se solde avec cent vingt- trois millions de déficit.
Quant au mouvement commercial depuis le coup d’État, quant à la prospérité des intérêts, quant à la reprise des affaires, il suffit, pour l’apprécier, de rejeter les mots et de prendre les chiffres. En fait de chiffres, en voici un qui est officiel et qui est décisif : les escomptes de la Banque de France n’ont produit pendant le premier semestre de 1852 que 589,502 fr. 62 c. pour la caisse centrale, et les bénéfices des succursales ne se sont élevés qu’à 651,108 fr. 7 c. C’est la Banque elle-même qui en convient dans son rapport semestriel.
Du reste M. Bonaparte ne se gêne pas avec l’impôt. Un beau matin il s’éveille, bâille, se frotte les yeux, prend une plume et décrète quoi ? le budget. Achmet III voulut un jour lever des impôts à sa fantaisie.
– Invincible seigneur, lui dit son vizir, tes sujets ne peuvent être imposés au delà de ce que la loi et le

prophète prescrivent.
Ce même Bonaparte étant à Ham avait écrit :
« Si les sommes prélevées chaque année sur la généralité des habitants sont employées à des usages improductifs, comme à créer des places inutiles, à élever des monuments stériles, à entretenir au milieu d’une paix profonde une armée plus dispendieuse que celle qui vainquit à Austerlitz, l’impôt dans ce cas devient un fardeau écrasant ; il épuise le pays, il prend sans rendre{25}. »
À propos de ce mot, budget, une observation nous vient à l’esprit. Aujourd’hui, en 1852, les évêques et les conseillers à la cour de cassation ont cinquante francs par jour, les archevêques, les conseillers d’État, les premiers présidents et les procureurs généraux ont par jour chacun soixante-neuf francs ; les sénateurs, les préfets et les généraux de division reçoivent par jour quatre-vingt-trois francs ; les présidents de section du conseil d’État, par jour, deux cent vingt-deux francs ; les ministres, par jour, deux cent cinquante-deux francs ; monseigneur le prince- président, en comprenant comme de juste dans sa dotation la somme pour les châteaux royaux, touche par jour quarante-quatre mille quatre cent quarante-quatre francs quarante-quatre centimes. On a fait la révolution du 2 décembre contre les Vingt-Cinq Francs !

V – LA LIBERTÉ DE LA PRESSE
Nous venons de voir ce que c’est que la législature, ce que c’est que l’administration, ce que c’est que le budget.
Et la justice ! Ce qu’on appelait autrefois la cour de cassation n’est plus que le greffe d’enregistrement des conseils de guerre. Un soldat sort du corps de garde et écrit en marge du livre de la loi : je veux ou je ne veux pas. Partout le caporal ordonne et le magistrat contresigne. Allons, retroussez vos toges, marchez, ou sinon !… – De là ces jugements, ces arrêts, ces condamnations abominables ! Quel spectacle que ce troupeau de juges, la tête basse et le dos tendu, menés, la crosse aux reins, aux iniquités et aux turpitudes !
Et la liberté de la presse ! qu’en dire ? N’est-il pas dérisoire seulement de prononcer ce mot ? Cette presse libre, honneur de l’esprit français, clarté faite de tous les points à la fois sur toutes les questions, éveil perpétuel de la nation, où est-elle ? qu’est-ce que M. Bonaparte en a fait ? Elle est où est la tribune. À Paris, vingt journaux anéantis ; dans les départements, quatre-vingts ; cent journaux supprimés ; c’est-à-dire, à ne voir que le côté matériel de la question, le pain ôté à d’innombrables familles ; c’est-à-dire, sachez-le, bourgeois, cent maisons confisquées, cent métairies prises à leurs propriétaires, cent coupons de rente arrachés du grand-livre. Identité profonde des principes ; la liberté supprimée, c’est la propriété détruite. Que les idiots égoïstes, applaudisseurs du coup d’État, méditent ceci !
Pour loi de la presse, un décret posé sur elle ; un fetfa, un firman daté de l’étrier impérial ; le régime de l’avertissement. On le connaît, ce régime. On le voit tous les jours à l’œuvre. Il fallait ces gens-là pour inventer cette chose-là. Jamais le despotisme ne s’est montré plus lourdement insolent et bête que dans cette espèce de censure du lendemain, qui précède et annonce la suppression, et qui donne la bastonnade à un journal avant de le tuer. Dans ce gouvernement le niais corrige l’atroce et le tempère. Tout le décret de la presse peut se résumer en une ligne : Je permets que tu parles, mais j’exige que tu te taises. Qui donc règne ? Est-ce Tibère ? Est-ce Schahabaham ? – Les trois quarts des journalistes républicains déportés ou proscrits, le reste traqué par les commissions mixtes, dispersé, errant, caché ; çà et là, dans quatre ou cinq journaux survivants, dans quatre ou cinq journaux indépendants, mais guettés, sur la tête desquels pend le gourdin de Maupas, quinze ou vingt écrivains courageux, sérieux, purs, honnêtes, généreux, qui écrivent, la chaîne au cou et le boulet au pied ; le talent entre deux factionnaires, l’indépendance bâillonnée, l’honnêteté gardée à vue, et Veuillot criant : Je suis libre !

VI – NOUVEAUTÉS EN FAIT DE LÉGALITÉ
La presse a le droit d’être censurée, le droit d’être avertie, le droit d’être suspendue, le droit d’être supprimée ; elle a même le droit d’être jugée. Jugée ! par qui ? Par les tribunaux. Quels tribunaux ? les tribunaux correctionnels. Et cet excellent jury trié ? progrès ; il est dépassé. Le jury est loin derrière nous, nous revenons aux juges du gouvernement : « La répression est plus rapide et plus efficace », comme dit maître Rouher. Et puis, c’est mieux ; appelez les causes : police correctionnelle, sixième chambre ; première affaire, le nommé Roumage, escroc ; deuxième affaire, le nommé Lamennais, écrivain. Cela fait bon effet, et accoutume le bourgeois à dire indistinctement un écrivain et un escroc. – Certes, c’est là un avantage ; mais au point de vue pratique, au point de vue de la « pression », le gouvernement est-il bien sûr de ce qu’il a fait là ? est-il bien sûr que la sixième chambre vaudra mieux que cette bonne cour d’assises de Paris, par exemple, laquelle avait pour la présider des Partarieu- Lafosse si abjects, et pour la haranguer des Suin si bas et des Mongis si plats ? Peut-il raisonnablement espérer que les juges correctionnels seront encore plus lâches et plus méprisables que cela ? Ces juges-là, tout payés qu’ils sont, travailleront-ils mieux que ce jury-escouade, qui avait le ministère public pour caporal et qui prononçait des condamnations et gesticulait des verdicts avec la précision de la charge en douze temps, si bien que le préfet de police Carlier disait avec bonhomie à un avocat célèbre, M. Desm. : – Le jury ! quelle bête d’institution ! quand on ne le fait pas, jamais il ne condamne ; quand on le fait, il condamne toujours. – Pleurons cet honnête jury que Carlier faisait et que Rouher a défait.
Ce gouvernement se sent hideux. Il ne veut pas de portrait, surtout pas de miroir. Comme l’orfraie, il se réfugie dans la nuit ; si on le voyait, il en mourrait. Or il veut durer. Il n’entend pas qu’on parle de lui ; il n’entend pas qu’on le raconte. Il a imposé le silence à la presse en France. On vient de voir comment. Mais faire taire la presse en France, ce n’est qu’un demi-succès. On veut la faire taire à l’étranger. On a essayé deux procès en Belgique ; procès d u Bulletin français, procès de la Nation. Le loyal jury belge a acquitté. C’est gênant. Que fait-on ? On prend les journaux belges par la bourse. Vous avez des abonnés en France ; si vous nous « discutez », vous n’entrerez pas. Voulez-vous entrer ? Plaisez. On tâche de prendre les journaux anglais par la peur. Si vous nous « discutez »… – décidément, non, on ne veut pas être discuté ! – nous chasserons de France vos correspondants. La presse anglaise a éclaté de rire. Mais ce n’est pas tout. Il y a des écrivains français hors de France. Ils sont proscrits, c’est- à-dire libres. S’ils allaient parler, ceux-là ? S’ils allaient écrire, ces démagogues ? Ils en sont bien capables ; il faut les en empêcher. Comment faire ? bâillonner les gens à distance, ce n’est pas aisé. M. Bonaparte n’a pas le bras si long que ça. Essayons pourtant, on leur fera des procès là où ils seront. Soit, les jurys des pays libres comprendront que ces proscrits représentent la justice et que le gouvernement bonapartiste, c’est l’iniquité. Ces jurys feront ce qu’a fait le jury belge, ils acquitteront. On priera les gouvernements amis d’expulser ces expulsés, de bannir ces bannis. Soit, les proscrits iront ailleurs ; ils trouveront toujours un coin de terre libre où ils pourront parler. Comment faire pour les atteindre ? Rouher s’est cotisé avec Baroche, et à eux deux, ils ont trouvé ceci : bâcler une loi sur les crimes commis par les français à l’étranger, et y glisser les « délits de presse ». Le conseil d’État a dit oui et le corps législatif n’a pas dit non. Aujourd’hui c’est fait. Si nous parlons hors de la France, on nous jugera en France ; prison (pour l’avenir, en cas), amendes et confiscations. Soit encore. Ce livre-ci sera donc jugé en France et l’auteur dûment condamné, je m’y attends, et je me borne à prévenir les individus quelconques, se disant magistrats, qui, en robe noire ou en robe rouge, brasseront la chose, que le cas échéant, la condamnation à un maximum quelconque bel et bien prononcée, rien n’égalera mon dédain pour le jugement, si ce n’est mon mépris pour les juges. Ceci est mon plaidoyer.

VII – LES ADHÉRENTS
Qui se groupe autour de l’établissement ? Nous l’avons dit, le cœur se soulève d’y songer. Ah ! ces gouvernants d’aujourd’hui, nous les proscrits d’à présent, nous nous les rappelons lorsqu’ils étaient représentants du peuple, il y a un an seulement, et qu’ils allaient et venaient dans les couloirs de l’Assemblée, la tête haute, avec des façons d’indépendance et des allures et des airs de s’appartenir. Quelle superbe ! et comme on était fier ! comme on mettait la main sur son cœur en criant vive la République ! Et si, à la tribune, quelque « terroriste », quelque « montagnard », quelque « rouge » faisait allusion au coup d’État comploté et à l’empire projeté, comme on lui vociférait : Vous êtes un calomniateur ! Comme on haussait les épaules au mot de sénat ! – L’empire aujourd’hui, s’écriait l’un, ce serait la boue et le sang ; vous nous calomniez, nous n’y tremperons jamais ! – l’autre affirmait qu’il n’était ministre du président que pour se dévouer à la défense de la Constitution et des lois ; l’autre glorifiait la tribune comme le palladium du pays ; l’autre rappelait le serment de Louis Bonaparte, et disait : Doutez-vous que ce soit un honnête homme ? Ceux-ci, ils sont deux, ont été jusqu’à voter et signer sa déchéance, le 2 décembre, dans la mairie du dixième arrondissement ; cet autre a envoyé le 4 décembre un billet à celui qui écrit ces lignes pour le « féliciter d’avoir dicté la proclamation de la gauche qui met Louis Bonaparte hors la loi… » – Et les voilà sénateurs, conseillers d’État, ministres, passementés, galonnés, dorés ! Infâmes ! avant de broder vos manches, lavez vos mains !
M. Q.-B. va trouver M. O. B. et lui dit : « – Comprenez- vous l’aplomb de ce Bonaparte ? n’a-t-il pas osé m’offrir une place de maître des requêtes ? – Vous avez refusé ? – Certes. » Le lendemain, offre d’une place de conseiller d’État, vingt-cinq mille francs ; le maître des requêtes indigné devient un conseiller d’État attendri. M. Q.-B. accepte.
Une classe d’hommes s’est ralliée en masse, les imbéciles. Ils composent la partie saine du corps législatif. C’est à eux que le « chef de l’État » adresse ce boniment :
– « La première épreuve de la Constitution, d’origine toute française, a dû vous convaincre que nous possédions les conditions d’un gouvernement fort et libre… Le contrôle est sérieux, la discussion est libre et le vote de l’impôt décisif… Il y a en France un gouvernement animé de la foi et de l’amour du bien, qui repose sur le peuple, source de tout pouvoir ; sur l’armée, source de toute force ; sur la religion, source de toute justice. Recevez l’assurance de mes sentiments. » Ces braves dupes, nous les connaissons aussi ; nous en avons vu bon nombre sur les bancs de la majorité à l’Assemblée législative. Leurs chefs, opérateurs habiles, avaient réussi à les terrifier, moyen sûr de les conduire où l’on voulait. Ces chefs, ne pouvant plus employer utilement les anciens épouvantails, les mots jacobin et sans-culotte, décidément trop usés, avaient remis à neuf le mot démagogue. Ces meneurs, rompus aux pratiques et aux manœuvres, exploitaient le mot « la Montagne » avec succès ; ils agitaient à propos cet effrayant et magnifique souvenir. Avec ces quelques lettres de l’alphabet, groupées en syllabes et accentuées convenablement : – démagogie, – montagnards, – partageux, – communistes, rouges, – ils faisaient passer des lueurs devant les yeux des niais. Ils avaient trouvé moyen de pervertir les cerveaux de leurs collègues ingénus au point d’y incruster, pour ainsi dire, des espèces de dictionnaires où chacune des expressions dont se servaient les orateurs et les écrivains de la démocratie se trouvait immédiatement traduite. – Humanité, lisez : Férocité ; – Bien-être universel, lisez : Bouleversement – ;
– République, lisez : Terrorisme ; – Socialisme, lisez : Pillage ; – Fraternité, lisez : Massacre ; Évangile, lisez : Mort aux riches. De telle sorte que lorsqu’un orateur de la gauche disait, par exemple : Nous voulons la suppression de la guerre et l’abolition de la peine de mort, une foule de pauvres gens, à droite, entendaient distinctement : Nous voulons tout mettre à feu et à sang, et, furieux, montraient le poing à l’orateur. Après de tels discours où il n’avait été question que de liberté, de paix universelle, de bien-être par le travail, de concorde et de progrès, on voyait les représentants de cette catégorie que nous avons désignée en tête de ce paragraphe se lever tout pâles ; ils n’étaient pas bien sûrs de n’être pas déjà guillotinés et s’en allaient chercher leurs chapeaux pour voir s’ils avaient encore leurs têtes.
Ces pauvres êtres effarés n’ont pas marchandé leur adhésion au 2 décembre. C’est pour eux qu’a été spécialement inventée la locution : – « Louis-Napoléon a sauvé la société. »
Et ces éternels préfets, ces éternels maires, ces éternels capitouls, ces éternels échevins, ces éternels complimenteurs du soleil levant ou du lampion allumé, qui arrivent, le lendemain du succès, au vainqueur, au triomphateur, au maître, à sa majesté Napoléon le Grand, à sa majesté Louis XVIII, à sa majesté Alexandre Ier, à sa majesté Charles X, à sa majesté Louis-Philippe, au citoyen Lamartine, au citoyen Cavaignac, à monseigneur le prince- président, agenouillés, souriants, épanouis, apportant dans des plats les clefs de leurs villes et sur leurs faces les clefs de leurs consciences !
Mais les imbéciles, c’est vieux, les imbéciles ont toujours fait partie de toutes les institutions et sont presque une institution eux-mêmes ; et quant aux préfets et capitouls, quant à ces adorateurs de tous les lendemains, insolents de bonheur et de platitude, cela s’est vu dans tous les temps. Rendons justice au régime de décembre ; il n’a pas seulement ces partisans-là, il a des adhérents et des créatures qui ne sont qu’à lui ; il a produit des notabilités tout à fait neuves.

Les nations ne connaissent jamais toutes leurs richesses en fait de coquins. Il faut cette espèce de bouleversements, ce genre de déménagements pour les leur faire voir. Alors les peuples s’émerveillent de ce qui sort de la poussière. C’est splendide à contempler. Tel qui était chaussé, vêtu et famé à faire crier après soi tous les chienlits d’Europe, surgit ambassadeur. Celui-ci, qui entrevoyait Bicêtre et la Roquette, se réveille général et grand-aigle de la Légion d’honneur. Tout aventurier endosse un habit officiel, s’accommode un bon oreiller bourré de billets de banque, prend une feuille de papier blanc, et écrit dessus : Fin de mes aventures. – Vous savez bien ? un tel ? – Oui. Il est aux galères ? – Non, il est ministre.

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