Napoléon le petit de Victor Hugo

V
Mais la Providence, elle, s’y prend autrement. Elle met splendidement la chose sous vos yeux et vous dit : Voyez.
Un homme vient un beau matin, – et quel homme ! le premier venu, le dernier venu, sans passé, sans avenir, sans génie, sans gloire, sans prestige ; est-ce un aventurier ? est-ce un prince ? cet homme a tout bonnement les mains pleines d’argent, de billets de banque, d’actions de chemins de fer, de places, de décorations, de sinécures ; cet homme se baisse vers les fonctionnaires et leur dit : Fonctionnaires, trahissez.
Les fonctionnaires trahissent. Tous ? Sans exception ?
Oui, tous.
Il s’adresse aux généraux et leur dit : Généraux, massacrez.
Les généraux massacrent.
Il se tourne vers les juges inamovibles, et leur dit :
– Magistrature, je brise la Constitution, je me parjure, je dissous l’Assemblée souveraine, j’arrête les représentants inviolables, je pille les caisses publiques, je séquestre, je

confisque, je bannis qui me déplaît, je déporte à ma fantaisie, je mitraille sans sommation, je fusille sans jugement, je commets tout ce qu’on est convenu d’appeler crime, je viole tout ce qu’on est convenu d’appeler droit ; regardez les lois, elles sont sous mes pieds.
– Nous ferons semblant de ne pas voir, disent les magistrats.
– Vous êtes des insolents, réplique l’homme providentiel. Détourner les yeux, c’est m’outrager. J’entends que vous m’aidiez. Juges, vous allez aujourd’hui me féliciter, moi qui suis la force et le crime, et demain ceux qui m’ont résisté, ceux qui sont l’honneur, le droit, la loi, vous les jugerez – et vous les condamnerez.
Les juges inamovibles baisent sa botte et se mettent à instruire l’affaire des troubles.
Par-dessus le marché, ils lui prêtent serment.
Alors il aperçoit dans un coin le clergé doté, doré, crossé, chapé, mitré, et il lui dit : – Ah ! tu es là, toi, archevêque ! Viens ici. Tu vas me bénir tout cela.
Et l’archevêque entonne son Magnificat.

VI
Ah ! quelle chose frappante et quel enseignement !
Erudimini{57}, dirait Bossuet.
Les ministres se sont figuré qu’ils dissolvaient l’Assemblée ; ils ont dissous l’administration.
Les soldats ont tiré sur l’armée et l’ont tuée.
Les juges ont cru juger et condamner des innocents ; ils ont jugé et condamné à mort la magistrature inamovible.
Les prêtres ont cru chanter un hosanna sur Louis Bonaparte ; ils ont chanté un De profundis sur le clergé.

VII
Quand Dieu veut détruire une chose, il en charge la chose elle-même.
Toutes les institutions mauvaises de ce monde finissent par le suicide.
Lorsqu’elles ont assez longtemps pesé sur les hommes, la Providence, comme le sultan à ses vizirs, leur envoie le cordon par un muet ; elles s’exécutent.
Louis Bonaparte est le muet de la Providence.

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