Napoléon le petit de Victor Hugo


« Partez, disaient les officiers aux citoyens inoffensifs qui leur demandaient protection. À cette parole ceux-ci s’éloignaient bien vite et avec confiance ; mais ce n’était là qu’un mot d’ordre qui signifiait : mort, et, en effet, à peine avaient-ils fait quelques pas qu’ils tombaient à la renverse. »
« Au moment où le feu commençait sur les boulevards, dit un autre témoin, un libraire voisin de la maison des tapis s’empressait de fermer sa devanture, lorsque des fuyards cherchant à entrer sont soupçonnés par la troupe ou la gendarmerie mobile, je ne sais laquelle, d’avoir fait feu sur elles. La troupe pénètre dans la maison du libraire. Le libraire veut faire des observations ; il est seul amené devant sa porte, et sa femme et sa fille n’ont que le temps de se jeter entre lui et les soldats qu’il tombait mort. La femme avait la cuisse traversée et la fille était sauvée par le busc de son corset. La femme, m’a-t-on dit, est devenue folle depuis. »
« Un autre témoin dit :
« … Les soldats pénétrèrent dans les deux librairies qui sont entre la maison du Prophète et celle de
M. Sallandrouze. Les meurtres commis sont avérés. On a égorgé les deux libraires sur le trottoir. Les autres prisonniers le furent dans les magasins. »
« Terminons par ces trois extraits, qu’on ne peut transcrire sans frissonner :
« Dans le premier quart d’heure de cette horreur, dit un témoin, le feu, un moment moins vif, laisse croire à quelques citoyens qui n’étaient que blessés qu’ils pouvaient se relever. Parmi les hommes gisant devant le Prophète deux se soulevèrent. L’un prit la fuite par la rue du Sentier dont quelques mètres seulement le séparaient. Il y parvint au milieu des balles qui emportèrent sa casquette. Le second ne put que se mettre à genoux, et, les mains jointes, supplier les soldats de lui faire grâce ; mais il tomba à l’instant même fusillé. Le lendemain on pouvait remarquer, à côté du perron du Prophète, une place, à peine large de quelques pieds, où plus de cent balles avaient porté.
« À l’entrée de la rue Montmartre jusqu’à la fontaine, l’espace de soixante pas, il y avait soixante cadavres, hommes, femmes, dames, enfants, jeunes filles. Tous ces malheureux étaient tombés victimes des premiers coups de feu tirés par la troupe et par la gendarmerie, placées en face sur l’autre côté des boulevards. Tout cela fuyait aux premières détonations, faisait encore quelques pas, puis enfin s’affaissait pour ne plus se relever. Un jeune homme s’était réfugié dans le cadre d’une porte cochère et s’abritait sous la saillie du mur du côté des boulevards. Il servait de cible aux soldats. Après dix minutes de coups maladroits, il fut atteint malgré tous ses efforts pour s’amincir en s’élevant, et on le vit s’affaisser aussi pour ne plus se relever. »
« Un autre :
« … Les glaces et les fenêtres de la maison du Pont- de-Fer furent brisées. Un homme qui se trouvait dans la cour était devenu fou de terreur. Les caves étaient pleines de femmes qui s’y étaient sauvées inutilement. Les soldats faisaient feu dans les boutiques et par les soupiraux des caves. De Tortoni au Gymnase, c’était comme cela. Cela dura plus d’une heure. »
VI

« Bornons là ces extraits. Fermons cet appel lugubre.
C’est assez pour les preuves.
« L’exécration du fait est patente. Cent autres témoignages que nous avons là sous les yeux répètent presque dans les mêmes termes les mêmes faits. Il est certain désormais, il est prouvé, il est hors de doute et de question, il est visible comme le soleil que, le jeudi 4 décembre 1851, la population inoffensive de Paris, la population non mêlée au combat, a été mitraillée sans sommation et massacrée dans un simple but d’intimidation, et qu’il n’y a pas d’autre sens à donner au mot mystérieux de M. Bonaparte.
« Cette exécution dura jusqu’à la nuit tombante. Pendant plus d’une heure ce fut sur le boulevard comme une orgie de mousqueterie et d’artillerie. La canonnade et les feux de peloton se croisaient au hasard ; à un certain moment les soldats s’entre-tuaient. La batterie du 6e régiment d’artillerie qui faisait partie de la brigade Canrobert fut démontée ; les chevaux, se cabrant au milieu des balles, brisèrent les avant-trains, les roues et les timons, et de toute la batterie, en moins d’une minute, il ne resta qu’une seule pièce qui pût rouler. Un escadron entier du 1er lanciers fut obligé de se réfugier dans un hangar rue Saint-Fiacre. On compta le lendemain, dans les flammes des lances, soixante-dix trous de balle. La furie avait pris les soldats. Au coin de la rue Rougemont, au milieu de la fumée, un général agita les bras comme pour les retenir ; un chirurgien aide-major du 27e faillit être tué par des soldats qu’il voulait modérer. Un sergent dit à un officier qui lui arrêtait le bras : Lieutenant, vous trahissez. Les soldats n’avaient plus conscience d’eux-mêmes, ils étaient comme fous du crime qu’on leur faisait commettre. Il vient un moment où l’abomination même de ce que vous faites vous fait redoubler les coups. Le sang est une sorte de vin horrible ; le massacre enivre.
« Il semblait qu’une main aveugle lançât la mort du fond d’une nuée. Les soldats n’étaient plus que des projectiles.
« Deux pièces étaient braquées de la chaussée du boulevard sur une seule façade de maison, le magasin Sallandrouze, et tiraient sur la façade à outrance, à toute volée, à quelques pas de distance, à bout portant. Cette maison, ancien hôtel bâti en pierre de taille et remarquable par son perron presque monumental, fendue par les boulets comme par des coins de fer, s’ouvrait, se lézardait, se crevassait du haut en bas ; les soldats redoublaient. À chaque décharge un craquement se faisait entendre. Tout à coup un officier d’artillerie arrive au galop et crie : arrêtez ! arrêtez ! La maison penchait en avant ; un boulet de plus, elle croulait sur les canons et sur les canonniers.
« Les canonniers étaient ivres au point que, ne sachant plus ce qu’ils faisaient, plusieurs se laissèrent tuer par le recul des canons. Les balles venaient à la fois de la porte Saint-Denis, du boulevard Poissonnière et du boulevard Montmartre ; les artilleurs, qui les entendaient siffler dans tous les sens à leurs oreilles, se couchaient sur leurs chevaux, les hommes du train se réfugiaient sous les caissons et derrière les fourgons ; on vit des soldats, laissant tomber leur képi, s’enfuir éperdus dans la rue Notre-Dame-de-Recouvrance ; des cavaliers perdant la tête tiraient leurs carabines en l’air ; d’autres mettaient pied à terre et se faisaient un abri de leurs chevaux. Trois ou quatre chevaux échappés couraient çà et là effarés de terreur.
« Des jeux effroyables se mêlaient au massacre. Les tirailleurs de Vincennes s’étaient établis sur une des barricades du boulevard qu’ils avaient prise à la baïonnette, et de là ils s’exerçaient au tir sur les passants éloignés. On entendait des maisons voisines ces dialogues hideux : – Je gage que je descends celui-ci. – Je parie que non. – Je parie que si. – Et le coup partait. Quand l’homme tombait, cela se devinait à un éclat de rire. Lorsqu’une femme passait : – Tirez à la femme ! criaient les officiers ; tirez aux femmes !
« C’était là un des mots d’ordre ; sur le boulevard Montmartre, où l’on usait beaucoup de la baïonnette, un jeune capitaine d’état-major criait : Piquez les femmes !
« Une femme crut pouvoir traverser la rue Saint-Fiacre, un pain sous le bras ; un tirailleur l’abattit.
« Rue Jean-Jacques-Rousseau on n’allait pas jusque- là ; une femme cria : vive la République ! elle fut seulement fouettée par les soldats. Mais revenons au boulevard.
« Un passant, huissier, fut visé au front et atteint. Il tomba sur les mains et sur les genoux en criant : grâce ! Il reçut treize autres balles dans le corps. Il a survécu. Par un hasard inouï, aucune blessure n’était mortelle. La balle du front avait labouré la peau et fait le tour du crâne sans le briser.
« Un vieillard de quatre-vingts ans, trouvé blotti on ne sait où, fut amené devant le perron du Prophète et fusillé. Il tomba. – Il ne se fera pas de bosse à la tête, dit un soldat. Le vieillard était tombé sur un monceau de cadavres. Deux jeunes gens d’Issy, mariés depuis un mois et ayant épousé les deux sœurs, traversaient le boulevard, venant de leurs affaires. Ils se virent couchés en joue. Ils se jetèrent à genoux, ils criaient : Nous avons épousé les deux sœurs ! On les tua. Un marchand de coco, nommé Robert et demeurant faubourg Poissonnière, n° 97, s’enfuyait rue Montmartre, sa fontaine sur le dos. On le tua{41}. Un enfant de treize ans, apprenti sellier, passait sur le boulevard devant le café Vachette ; on l’ajuste. Il pousse des cris désespérés ; il tenait à la main une bride de cheval ; il l’agitait en disant : Je fais une commission. On le tua. Trois balles lui trouèrent la poitrine. Tout le long du boulevard on entendait les hurlements et les soubresauts des blessés que les soldats lardaient à coups de baïonnette et laissaient là sans même les achever.
« Quelques bandits prenaient le temps de voler. Un caissier d’une association dont le siège était rue de la Banque sort de sa caisse à deux heures, va rue Bergère toucher un effet, revient avec l’argent, est tué sur le boulevard. Quand on releva son cadavre, il n’avait plus sur lui ni sa bague, ni sa montre, ni la somme d’argent qu’il rapportait.
« Sous prétexte de coups de fusil tirés sur la troupe, on entra dans dix ou douze maisons çà et là et l’on passa à la baïonnette tout ce qu’on y trouva. Il y a à toutes les maisons du boulevard des conduits de fonte par où les eaux sales des maisons se dégorgent au dehors dans le ruisseau. Les soldats, sans savoir pourquoi, prenaient en défiance ou en haine telle maison fermée du haut en bas, muette, morne, et qui, comme toutes les maisons du boulevard, semblait inhabitée, tant elle était silencieuse. Ils frappaient à la porte, la porte s’ouvrait, ils entraient. Un moment après on voyait sortir de la bouche des conduits de fonte un flot rouge et fumant. C’était du sang.
« Un capitaine, les yeux hors de la tête, criait aux soldats : Pas de quartier ! Un chef de bataillon vociférait : Entrez dans les maisons et tuez tout !
« On entendait des sergents dire : Tapez sur les Bédouins, ferme sur les Bédouins ! – « Du temps de l’oncle, raconte un témoin, les soldats appelaient les bourgeois pékins. Actuellement nous sommes des Bédouins. Lorsque les soldats massacraient les habitants, c’était au cri de : Hardi sur les Bédouins ! »
« Au cercle de Frascati, où plusieurs habitués, entre autres un vieux général, étaient réunis, on entendait ce tonnerre de mousqueterie et de canonnade, et l’on ne pouvait croire qu’on tirât à balle. On riait et l’on disait :

« C’est à poudre. Quelle mise en scène ! Quel comédien que ce Bonaparte-là ! » On se croyait au Cirque. Tout à coup les soldats entrent furieux, et veulent fusiller tout le monde. On ne se doutait pas du danger qu’on courait. On riait toujours. Un témoin nous disait : Nous croyions que cela faisait partie de la bouffonnerie. Cependant, les soldats menaçant toujours, on finit par comprendre. – Tuons tout ! disaient-ils. Un lieutenant qui reconnut le vieux général les en empêcha. Pourtant un sergent : Lieutenant, f…-nous la paix ; ce n’est pas votre affaire, c’est la nôtre.
« Les soldats tuaient pour tuer. Un témoin dit : On a fusillé dans la cour des maisons jusqu’aux chevaux, jusqu’aux chiens. »
« Dans la maison qui fait, avec Frascati, l’angle de la rue Richelieu, on voulait arquebuser tranquillement même les femmes et les enfants ; ils étaient déjà en tas pour cela en face d’un peloton quand un colonel survint ; il sursit au meurtre, parqua ces pauvres êtres tremblants dans le passage des Panoramas, dont il fit fermer les grilles, et les sauva. Un écrivain distingué, M. Lireux, ayant échappé aux premières balles, fut promené deux heures durant, de corps de garde en corps de garde, pour être fusillé. Il fallut des miracles pour le sauver. Le célèbre artiste Sax, qui se trouvait par occasion dans le magasin de musique de Brandus, allait y être fusillé, quand un général le reconnut. Partout ailleurs on tua au hasard.
« Le premier qui fut tué dans cette boucherie, – l’histoire garde aussi le nom du premier massacré de la

Saint-Barthélémy, – s’appelait Théodore Debaecque, et demeurait dans la maison du coin de la rue du Sentier, par laquelle le carnage commença.
VII

« La tuerie terminée, – c’est-à-dire à la nuit noire, – on avait commencé en plein jour, – on n’enleva pas les cadavres ; ils étaient tellement pressés que rien que devant une seule boutique, la boutique de Barbedienne, on en compta trente-trois. Chaque carré de terre découpé dans l’asphalte au pied des arbres du boulevard était un réservoir de sang. « Les morts, dit un témoin, étaient entassés en monceaux, les uns sur les autres, vieillards, enfants, blouses et paletots réunis dans un indescriptible pêle-mêle, têtes, bras, jambes confondus. »
« Un autre témoin décrit ainsi un groupe de trois individus : « Deux étaient renversés sur le dos ; un troisième, s’étant embarrassé entre leurs jambes, était tombé sur eux. » Les cadavres isolés étaient rares, on les remarquait plus que les autres. Un jeune homme bien vêtu était assis, adossé à un mur, les jambes écartées, les bras à demi croisés, un jonc de Verdier dans la main droite, et semblait regarder ; il était mort. Un peu plus loin les balles avaient cloué contre une boutique un adolescent en pantalon de velours de coton, qui tenait à la main des épreuves d’imprimerie. Le vent agitait ces feuilles sanglantes sur lesquelles le poignet du mort s’était crispé.

Un pauvre vieux, à cheveux blancs, était étendu au milieu de la chaussée, avec son parapluie à côté de lui. Il touchait presque du coude un jeune homme en bottes vernies et en gants jaunes qui gisait ayant encore le lorgnon dans l’œil. À quelques pas était couchée, la tête sur le trottoir, les pieds sur le pavé, une femme du peuple qui s’enfuyait son enfant dans ses bras. La mère et l’enfant étaient morts, mais la mère n’avait pas lâché l’enfant.
« Ah ! vous me direz, monsieur Bonaparte, que vous en êtes bien fâché, mais que c’est un malheur ; qu’en présence de Paris prêt à se soulever il a bien fallu prendre un parti et que vous avez été acculé à cette nécessité ; et que, quant au coup d’État, vous aviez des dettes, que vos ministres avaient des dettes, que vos aides de camp avaient des dettes, que vos valets de pied avaient des dettes ; que vous répondiez de tout ; qu’on n’est pas prince, que diable ! pour ne pas manger de temps en temps quelques millions de trop ; qu’il faut bien s’amuser un peu et jouir de la vie ; que c’est la faute à l’Assemblée qui n’a pas su comprendre cela et qui voulait vous condamner à quelque chose comme deux maigres millions par an, et, qui plus est, vous forcer de quitter le pouvoir au bout de vos quatre ans et d’exécuter la Constitution ; qu’on ne peut pas, après tout, sortir de l’Élysée pour entrer à Clichy ; que vous aviez en vain eu recours aux petits expédients prévus par l’article 405 ; que les scandales approchaient, que la presse démagogique jasait, que l’affaire des lingots d’or allait éclater, que vous devez du respect au nom de Napoléon, et que, ma foi ! n’ayant plus d’autre choix, plutôt que d’être un des vulgaires escrocs du code, vous avez mieux aimé être un des grands assassins de l’histoire !
« Donc, au lieu de vous souiller, ce sang vous a lavé.
Fort bien.
« Je continue.

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