Napoléon le petit de Victor Hugo

LIVRE CINQUIÈME – LE PARLEMENTARISME

I
Un jour, il y a soixante-trois ans de cela, le peuple français, possédé par une famille depuis huit cents années, opprimé par les barons jusqu’à Louis XI, et depuis Louis XI par les parlements, c’est-à-dire, pour employer la sincère expression d’un grand seigneur du dix-huitième siècle,
« mangé d’abord par les loups et ensuite par les poux » ; parqué en provinces, en châtellenies, en bailliages et en sénéchaussées ; exploité, pressuré, taxé, taillé, pelé, tondu, rasé, rogné et vilipendé à merci ; mis à l’amende indéfiniment pour le bon plaisir des maîtres ; gouverné, conduit, mené, surmené, traîné, torturé ; battu de verges et marqué d’un fer chaud pour un jurement ; envoyé aux galères pour un lapin tué sur les terres du roi ; pendu pour cinq sous ; fournissant ses millions à Versailles et son squelette à Montfaucon ; chargé de prohibitions, d’ordonnances, de patentes, de lettres royaux, d’édits bursaux et ruraux, de lois, de codes, de coutumes ; écrasé de gabelles, d’aides, de censives, de mainmortes, d’accises et d’excises, de redevances, de dîmes, de péages, de corvées, de banqueroutes ; bâtonné d’un bâton qu’on appelait sceptre ; suant, soufflant, geignant, marchant toujours, couronné, mais aux genoux, plus bête de somme que nation, se redressa tout à coup, voulut devenir homme, et se mit en tête de demander des comptes à la monarchie, de demander des comptes à la Providence, et de liquider ses huit siècles de misères. Ce fut un grand effort.

II
On choisit une vaste salle qu’on entoura de gradins, puis on prit des planches, et avec ces planches on construisit au milieu de la salle une espèce d’estrade. Quand l’estrade fut faite, ce qu’en ce temps-là on appelait la nation, c’est-à-dire le clergé en soutanes rouges et violettes, la noblesse empanachée de blanc et l’épée au côté, et la bourgeoisie vêtue de noir, vinrent s’asseoir sur les gradins. À peine fut-on assis, qu’on vit monter à l’estrade et s’y dresser une figure extraordinaire. – Quel est ce monstre ? dirent les uns ; quel est ce géant ? dirent les autres. C’était un être singulier, inattendu, inconnu, brusquement sorti de l’ombre, qui faisait peur et qui fascinait ; une maladie hideuse lui avait fait une sorte de tête de tigre ; toutes les laideurs semblaient avoir été déposées sur ce masque par tous les vices ; il était, comme la bourgeoisie, vêtu de noir, c’est-à-dire de deuil. Son œil fauve jetait sur l’assemblée des éblouissements ; il ressemblait au reproche et à la menace ; tous le considéraient avec une sorte de curiosité où se mêlait l’horreur. Il éleva la main, on fit silence.
Alors on entendit sortir de cette face difforme une parole sublime. C’était la voix du monde nouveau qui parlait par la bouche du vieux monde ; c’était 89 qui se levait debout et qui interpellait, et qui accusait, et qui dénonçait à Dieu et aux hommes toutes les dates fatales de la monarchie ; c’était le passé, spectacle auguste, le passé meurtri de liens, marqué à l’épaule, vieil esclave, vieux forçat, le passé infortuné, qui appelait à grands cris l’avenir, l’avenir libérateur ! voilà ce que c’était que cet inconnu, voilà ce qu’il faisait sur cette estrade. À sa parole, qui par moments était un tonnerre, préjugés, fictions, abus, superstitions, erreurs, intolérance, ignorance, fiscalités infâmes, pénalités barbares, autorités caduques, magistratures vermoulues, codes décrépits, lois pourries, tout ce qui devait périr eut un tremblement, et l’écroulement de ces choses commença. Cette apparition formidable a laissé un nom dans la mémoire des hommes ; on devrait l’appeler la Révolution, on l’appelle Mirabeau.

III
Du jour où cet homme mit le pied sur cette estrade, cette estrade se transfigura, la tribune française fut fondée.
La tribune française ! Il faudrait un livre pour dire ce que contient ce mot. La tribune française, c’est, depuis soixante ans, la bouche ouverte de l’esprit humain. De l’esprit humain disant tout, mêlant tout, combinant tout, fécondant tout, le bien, le mal, le vrai, le faux, le juste, l’injuste, le haut, le bas, l’horrible, le beau, le rêve, le fait, la passion, la raison, l’amour, la haine, la matière, l’idéal ; mais en somme, car c’est là son travail sublime et éternel, faisant la nuit pour en tirer le jour, faisant le chaos pour en tirer la vie, faisant la Révolution pour en tirer la République.
Ce qui a passé sur cette tribune, ce qu’elle a vu, ce qu’elle a fait, quelles tempêtes l’ont assaillie, quels événements elle a enfantés, quels hommes l’ont ébranlée de leurs clameurs, quels hommes l’ont sacrée de leurs paroles, comment le raconter ? Après Mirabeau, – Vergniaud, Camille Desmoulins, Saint-Just, ce jeune homme sévère, Danton, ce tribun énorme, Robespierre, cette incarnation de l’année immense et terrible. Là on a entendu de ces interruptions farouches : – Ah çà ! vous, s’écrie un orateur de la Convention, est-ce que vous allez me couper la parole aujourd’hui ? – Oui, répond une voix, et le cou demain ! – Et de ces apostrophes superbes : – Ministre de la justice, dit le général Foy à un garde des sceaux inique, je vous condamne en sortant de cette enceinte à regarder la statue de l’Hôpital ! – Là, tout a été plaidé, nous venons de le dire, les mauvaises causes comme les bonnes ; les bonnes seulement ont été gagnées définitivement ; là, en présence des résistances, des négations, des obstacles, ceux qui veulent l’avenir comme ceux qui veulent le passé ont perdu patience ; là il est arrivé à la vérité de devenir violente et au mensonge de devenir furieux ; là tous les extrêmes ont surgi. À cette tribune, la guillotine a eu son orateur, Marat, et l’inquisition, le sien, Montalembert. Terrorisme au nom du salut public, terrorisme au nom de Rome ; fiel dans les deux bouches, angoisse dans l’auditoire ; quand l’un parlait, on croyait voir glisser le couteau ; quand l’autre parlait, on croyait entendre pétiller le bûcher. Là ont combattu les partis, tous avec acharnement, quelques-uns avec gloire. Là, le pouvoir royal a violé le droit populaire dans la personne de Manuel, devenue auguste pour l’histoire par cette violation ; là ont apparu, dédaignant le passé qu’ils servaient, deux vieillards mélancoliques, Royer-Collard, la probité hautaine, Chateaubriand, le génie amer ; là, Thiers, l’adresse, a lutté contre Guizot, la force ; là on s’est mêlé, on s’est abordé, on s’est combattu, on a agité l’évidence comme une épée. Là, pendant plus d’un quart de siècle, les haines, les rages, les superstitions, les égoïsmes, les impostures, hurlant, sifflant, aboyant, se dressant, se

tordant, criant toujours les mêmes calomnies, montrant toujours le même poing fermé, crachant depuis le Christ les mêmes salives, ont tourbillonné comme une nuée d’orage autour de ta face sereine, ô Vérité !

IV
Tout cela était vivant, ardent, fécond, tumultueux, grand. Et quand tout avait été plaidé, débattu, scruté, fouillé, approfondi, dit, contredit, que sortait-il du chaos ? toujours l’étincelle ; que sortait-il du nuage ? toujours la clarté. Tout ce que pouvait faire la tempête, c’était d’agiter le rayon et de le changer en éclair. Là, à cette tribune, on a posé, analysé, éclairé et presque toujours résolu toutes les questions, questions de finances, questions de crédit, questions de travail, questions de circulation, questions de salaire, questions d’État, questions de territoire, questions de paix, questions de guerre. Là on a prononcé, pour la première fois, ce mot qui contenait toute une société nouvelle : les Droits de l’Homme. Là on a entendu sonner pendant cinquante ans l’enclume sur laquelle des forgerons surhumains forgeaient des idées pures ; les idées, ces glaives du peuple, ces lances de la justice, ces armures du droit. Là, pénétrés subitement d’effluves sympathiques, comme des braises qui rougissent au vent, tous ceux qui avaient un foyer en eux-mêmes, les puissants avocats, comme Ledru-Rollin et Berryer, les grands historiens, comme Guizot, les grands poëtes, comme Lamartine, se trouvaient tout de suite et naturellement grands orateurs.

Cette tribune était un lieu de force et de vertu. Elle vit, elle inspira, car on croirait volontiers que ces émanations sortaient d’elles, tous les dévouements, toutes les abnégations, toutes les énergies, toutes les intrépidités. Quant à nous, nous honorons tous les courages, même dans les rangs qui nous sont opposés. Un jour la tribune fut enveloppée d’ombre ; il sembla que l’abîme s’était fait autour d’elle ; on entendait dans cette ombre comme le mugissement d’une mer, et tout à coup, dans cette nuit livide, à ce rebord de marbre où s’était cramponnée la forte main de Danton, on vit apparaître une pique portant une tête coupée. Boissy d’Anglas salua.
Ce jour-là fut un jour menaçant. Mais le peuple ne renverse pas les tribunes. Les tribunes sont à lui, et il le sait. Placez une tribune au centre du monde, et avant peu, aux quatre coins de la terre, la République se lèvera. La tribune rayonne pour le peuple, il ne l’ignore pas. Quelquefois la tribune le courrouce et le fait écumer ; il la bat de son flot, il la couvre même ainsi qu’au 15 mai, puis il se retire majestueusement comme l’océan et la laisse debout comme le phare. Renverser les tribunes, quand on est le peuple, c’est une sottise ; ce n’est une bonne besogne que pour les tyrans.
Le peuple se soulevait, s’irritait, s’indignait ; quelque erreur généreuse l’avait saisi, quelque illusion l’égarait ; il se méprenait sur un fait, sur un acte, sur une mesure, sur une loi ; il entrait en colère, il sortait de ce superbe calme où se repose sa force, il accourait sur les places publiques avec des grondements sourds et des bonds formidables ; c’était une émeute, une insurrection, la guerre civile, une révolution peut-être. La tribune était là. Une voix aimée s’élevait et disait au peuple : arrête, regarde, écoute, juge ! Si forte virum quem conspexere, silent{49} ; ceci était vrai dans Rome et vrai à Paris ; le peuple s’arrêtait. Ô tribune ! piédestal des hommes forts ! de là sortaient l’éloquence, la loi, l’autorité, le patriotisme, le dévouement, et les grandes pensées, freins des peuples, muselières de lions.
En soixante ans toutes les natures d’esprit, toutes les sortes d’intelligence, toutes les espèces de génie ont successivement pris la parole dans ce lieu le plus sonore du monde. Depuis la première Constituante jusqu’à la dernière, depuis la première Législative jusqu’à la dernière, à travers la Convention, les conseils et les chambres, comptez les hommes si vous pouvez ! C’est un dénombrement d’Homère. Suivez la série. Que de figures qui contrastent depuis Danton jusqu’à Thiers ! Que de figures qui se ressemblent depuis Barrère jusqu’à Baroche, depuis Lafayette jusqu’à Cavaignac ! Aux noms que nous avons déjà nommés, Mirabeau, Vergniaud, Danton, Saint-Just, Robespierre, Camille Desmoulins, Manuel, Foy, Royer-Collard, Chateaubriand, Thiers, Guizot, Ledru-Rollin, Berryer, Lamartine, ajoutez ces autres noms, divers, parfois ennemis, savants, artistes, hommes d’État, hommes de guerre, hommes de loi, démocrates, monarchistes, libéraux, socialistes, républicains, tous fameux, quelques-uns illustres, ayant chacun l’auréole qui lui est propre, Barnave, Cazalès, Maury, Mounier, Thouret, Chapelier, Pétion, Buzot, Brissot, Sieyès, Condorcet, Chénier, Carnot, Lanjuinais, Pontécoulant, Cambacérès, Talleyrand, Fontanes, Benjamin Constant, Casimir Périer, Chauvelin, Voyer d’Argenson, Laffitte, Dupont (de l’Eure), Camille Jordan, Lainé, Fitz-James, Bonald, Villèle, Martignac, Cuvier, Villemain, les deux Lameth, les deux David, le peintre en 93, le sculpteur en 48, Lamarque, Mauguin, Odilon Barrot, Arago, Garnier-Pagès, Louis Blanc, Marc Dufraisse, Lamennais, Émile de Girardin, Lamoricière, Dufaure, Crémieux, Michel (de Bourges), Jules Favre… – Que de talents, que d’aptitudes variées ! que de services rendus ! quelle lutte de toutes les réalités contre toutes les erreurs ! que de cerveaux en travail ! quelle dépense, au profit du progrès, de savoir, de philosophie, de passion, de conviction, d’expérience, de sympathie, d’éloquence ! que de chaleur fécondante répandue ! quelle immense traînée de lumière !
Et nous ne les nommons pas tous. Pour nous servir d’une expression qu’on emprunte quelquefois à l’auteur de ce livre, « nous en passons et des meilleurs ». Nous n’avons même pas signalé cette vaillante légion de jeunes orateurs qui surgissait à gauche dans ces dernières années, Arnauld (de l’Ariège), Bancel, Chauffour, Pascal Duprat, Esquiros, de Flotte, Farcounet, Victor Hennequin, Madier de Montjau, Morellet, Noël Parfait, Pelletier, Sain, Versigny.
Insistons-y, à partir de Mirabeau, il y a eu dans le monde, dans la sociabilité humaine, dans la civilisation, un point culminant, un lieu central, un foyer, un sommet. Ce sommet, ce fut la tribune de France ; admirable point de repère pour les générations en marche, cime éblouissante dans les temps paisibles, fanal dans l’obscurité des catastrophes. Des extrémités de l’univers intelligent, les peuples fixaient leur regard sur ce faîte où rayonnait l’esprit humain ; quand quelque brusque nuit les enveloppait, ils entendaient venir de là une grande voix qui leur parlait dans l’ombre. Admonet et magna testatur voce per umbras{50}. Voix qui tout à coup, quand l’heure était venue, chant du coq annonçant l’aube, cri de l’aigle appelant le soleil, sonnait comme un clairon de guerre ou comme une trompette de jugement, et faisait dresser debout, terribles, agitant leurs linceuls, cherchant des glaives dans leurs sépulcres, toutes ces héroïques nations mortes, la Pologne, la Hongrie, l’Italie ! Alors, à cette voix de la France, le ciel splendide de l’avenir s’entr’ouvrait, les vieux despotismes aveuglés et épouvantés courbaient le front dans les ténèbres d’en bas, et l’on voyait, les pieds sur la nuée, le front dans les étoiles, l’épée flamboyante à la main, apparaître, ses grandes ailes ouvertes dans l’azur, la Liberté, l’Archange des Peuples !

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