Napoléon le petit de Victor Hugo

LIVRE DEUXIÈME – LE GOUVERNEMENT

I – LA CONSTITUTION
Roulement de tambour ; manants, attention !
« LE PRÉSIDENT DE LA RÉPUBLIQUE,
« Considérant que – toutes les lois restrictives de la liberté de la presse ayant été rapportées, toutes les lois contre l’affichage et le colportage ayant été abolies, le droit de réunion ayant été pleinement rétabli, toutes les lois inconstitutionnelles et toutes les mesures d’état de siége ayant été supprimées, chaque citoyen ayant pu dire ce qu’il a voulu par toutes les formes de publicité, journal, affiche, réunion électorale, tous les engagements pris, notamment le serment du 20 décembre 1848, ayant été scrupuleusement tenus, tous les faits ayant été approfondis, toutes les questions posées et éclaircies, toutes les candidatures publiquement débattues sans qu’on puisse alléguer que la moindre violence ait été exercée contre le moindre citoyen, – dans la liberté la plus complète, en un mot,
« Le peuple souverain, interrogé sur cette question :
« Le peuple français entend-il se remettre pieds et poings liés à la discrétion de M. Louis Bonaparte ? »
« A répondu OUI par sept millions cinq cent mille suffrages. (Interruption de l’auteur : – Nous reparlerons des 7,500,000 suffrages.)
« PROMULGUE
« LA CONSTITUTION DONT LA TENEUR SUIT :
« Article premier. La Constitution reconnaît, confirme et garantit les grands principes proclamés en 1789, et qui sont la base du droit public des Français.
« Article deuxième et suivants. La tribune et la presse, qui entravaient la marche du progrès, sont remplacées par la police et la censure et par les discussions secrètes du sénat, du corps législatif et du conseil d’État.
« Article dernier. Cette chose qu’on appelait l’intelligence humaine est supprimée.
« Fait au palais des Tuileries, 14 janvier 1852.
« LOUIS-NAPOLÉON. »
« Vu et scellé du grand sceau.
« Le garde des sceaux, ministre de la justice,
« E. ROUHER. »
Cette Constitution, qui proclame et affirme hautement la Révolution de 1789 dans ses principes et dans ses conséquences, et qui abolit seulement la liberté, a été évidemment et heureusement inspirée à M. Bonaparte par une vieille affiche d’un théâtre de province qu’il est à propos de rappeler :
AUJOURD’HUI GRANDE REPRÉSENTATION DE LA DAME BLANCHE OPÉRA EN 3 ACTES
Nota. La musique, qui embarrassait la marche de l’action, sera remplacée par un dialogue vif et piquant.

II – LE SÉNAT
Le dialogue vif et piquant, c’est le conseil d’État, le corps législatif et le sénat.
Il y a donc un sénat ? Sans doute. Ce « grand corps », ce « pouvoir pondérateur », ce « modérateur suprême » est même la principale splendeur de la Constitution. Occupons-nous-en.
Sénat. C’est un sénat. De quel sénat parlez-vous ? Est- ce du sénat qui délibérait sur la sauce à laquelle l’empereur mangerait le turbot ? Est-ce du sénat dont Napoléon disait, le 5 avril 1814 : « Un signe était un ordre pour le sénat, et il faisait toujours plus qu’on ne désirait de lui » ? Est-ce du sénat dont Napoléon disait en 1805 :
« Les lâches ont eu peur de me déplaire » ?{19} Est-ce du sénat qui arrachait à peu près le même cri à Tibère : « Ah ! les infâmes ! plus esclaves qu’on ne veut ! » Est-ce du sénat qui faisait dire à Charles XII : « Envoyez ma botte à Stockholm. – Pourquoi faire, sire ? demandait le ministre.
– Pour présider le sénat. » – Non, ne plaisantons pas. Ils sont quatre-vingts cette année, ils seront cent cinquante l’an prochain. Ils ont, à eux seuls, et en toute jouissance, quatorze articles de la Constitution, depuis l’article 19 jusqu’à l’article 33. Ils sont « gardiens des libertés publiques » ; leurs fonctions sont gratuites, article 22 ; en conséquence, ils ont de quinze à trente mille francs par an. Ils ont cette spécialité de toucher leur traitement, et cette propriété de « ne point s’opposer » à la promulgation des lois. Ils sont tous des illustrations »{20}. Ceci n’est pas un « sénat manqué »{21}, comme celui de l’autre Napoléon ; ceci est un sénat sérieux ; les maréchaux en sont, les cardinaux en sont, M. Lebœuf en est.
– Que faites-vous dans ce pays ? demande-t-on au sénat. – Nous sommes chargés de garder les libertés publiques. – Qu’est-ce que tu fais dans cette ville ? demande Pierrot à Arlequin. – Je suis chargé, dit Arlequin, de peigner le cheval de bronze.
« On sait ce que c’est que l’esprit de corps ; cet esprit poussera le sénat à augmenter par tous les moyens son pouvoir. Il détruira, s’il le peut, le corps législatif, et, si l’occasion s’en présente, il pactisera avec les Bourbons. »
Qui dit ceci ? le premier consul. Où ? Aux Tuileries, en avril 1804.
« Sans titre, sans pouvoir, et en violation de tous les principes, il a livré la patrie et consommé sa ruine. Il a été le jouet de hauts intrigants… Je ne sache pas de corps qui doive s’inscrire dans l’histoire avec plus d’ignominie que le sénat. »
Qui dit cela ? l’empereur. Où ? À Sainte-Hélène.
Il y a donc un sénat dans la « Constitution du 14 janvier ». Mais, franchement, c’est une faute. On est

accoutumé, maintenant que l’hygiène publique a fait des progrès, à voir la voie publique mieux tenue que cela. Depuis le sénat de l’empire, nous croyions qu’on ne déposait plus de sénat le long des constitutions.

III – LE CONSEIL D’ÉTAT ET LE CORPS LÉGISLATIF
Il y a aussi le conseil d’État et le corps législatif : le conseil d’État joyeux, payé, joufflu, rose, gras, frais, l’œil vif, l’oreille rouge, le verbe haut, l’épée au côté, du ventre, brodé en or ; le corps législatif, pâle, maigre, triste, brodé en argent. Le conseil d’État va, vient, entre, sort, revient, règle, dispose, décide, tranche, ordonne, voit face à face Louis-Napoléon. Le corps législatif marche sur la pointe du pied, roule son chapeau dans ses mains, met le doigt sur sa bouche, sourit humblement, s’assied sur le coin de sa chaise, et ne parle que quand on l’interroge. Ses paroles étant naturellement obscènes, défense aux journaux d’y faire la moindre allusion. Le corps législatif vote les lois et l’impôt, article 39, et quand, croyant avoir besoin d’un renseignement, d’un détail, d’un chiffre, d’un éclaircissement, il se présente chapeau bas à la porte des ministères pour parler aux ministres, l’huissier l’attend dans l’antichambre et lui donne, en éclatant de rire, une chiquenaude sur le nez. Tels sont les droits du corps législatif.
Constatons que cette situation mélancolique commençait en juin 1852 à arracher quelques soupirs aux individus élégiaques qui font partie de la chose. Le rapport de la commission du budget restera dans la mémoire des hommes comme un des plus déchirants chefs-d’œuvre du genre plaintif. Redisons ces suaves accents :
« Autrefois, vous le savez, les communications nécessaires en pareil cas existaient directement entre les commissions et les ministres. C’est à ceux-ci qu’on s’adressait pour obtenir les documents indispensables à l’examen des affaires. Ils venaient eux-mêmes, avec les chefs de leurs différents services, donner des explications verbales, suffisantes souvent pour prévenir toute discussion ultérieure. Et les résolutions que la commission du budget arrêtait après les avoir entendus étaient directement soumises à la chambre.
« Aujourd’hui nous ne pouvons avoir de rapport avec le gouvernement que par l’intermédiaire du conseil d’État, qui, confident et organe de sa pensée, a seul le droit de transmettre au corps législatif les documents qu’à son tour il se fait remettre par les ministres.
« En un mot, pour les rapports écrits comme pour les communications verbales, les commissaires du gouvernement remplacent les ministres avec lesquels ils ont dû préalablement s’entendre.
« Quant aux modifications que la commission peut vouloir proposer, soit par suite d’adoption d’amendements présentés par des députés, soit d’après son propre examen du budget, elles doivent, avant que vous soyez appelés à en délibérer, être renvoyées au conseil d’État et y être discutées.
« Là (il est impossible de ne pas le faire remarquer) elles n’ont pas d’interprètes, pas de défenseurs officiels.
« Ce mode de procéder paraît dériver de la Constitution elle-même ; et, si nous en parlons, c’est uniquement pour vous montrer qu’il a dû entraîner des lenteurs dans l’accomplissement de la tâche de la commission du budget{22}. »
On n’est pas plus tendre dans le reproche ; il est impossible de recevoir avec plus de chasteté et de grâce ce que M. Bonaparte, dans son style d’autocrate, appelle des « garanties de calme{23} », et ce que Molière, dans sa liberté de grand écrivain, appelle des « coups de pied{24}… »
Il y a donc dans la boutique où se fabriquent les lois et les budgets un maître de la maison, le conseil d’État, et un domestique, le corps législatif. Aux termes de la
« Constitution », qui est-ce qui nomme le maître de la maison ? M. Bonaparte. Qui est-ce qui nomme le domestique ? La nation. C’est bien.

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