Napoléon le petit de Victor Hugo

LIVRE TROISIÈME – LE CRIME

Mais ce gouvernement, ce gouvernement horrible, hypocrite et bête, ce gouvernement qui fait hésiter entre l’éclat de rire et le sanglot, cette constitution-gibet où pendent toutes nos libertés, ce gros suffrage universel et ce petit suffrage universel, le premier nommant le président, l’autre nommant les législateurs, le petit disant au gros : Monseigneur, recevez ces millions, le gros disant au petit : Reçois l’assurance de mes sentiments ; ce sénat, ce conseil d’État, d’où toutes ces choses sortent- elles ? Mon Dieu ! est-ce que nous en sommes déjà venus à ce point qu’il soit nécessaire de le rappeler ?
D’où sort ce gouvernement ? Regardez ! cela coule encore, cela fume encore, c’est du sang.
Les morts sont loin, les morts sont morts.
Ah ! chose affreuse à penser et à dire, est-ce qu’on n’y songerait déjà plus ?
Est-ce que, parce qu’on boit et mange, parce que la carrosserie va, parce que toi, terrassier, tu as du travail au bois de Boulogne, parce que toi, maçon, tu gagnes quarante sous par jour au Louvre, parce que toi, banquier, tu as bonifié sur les métalliques de Vienne ou sur les obligations Hope et compagnie, parce que les titres de noblesse sont rétablis, parce qu’on peut s’appeler monsieur le comte et madame la duchesse, parce que les processions sortent à la Fête-Dieu, parce qu’on s’amuse, parce qu’on rit, parce que les murs de Paris sont couverts d’affiches de fêtes et de spectacles, est-ce qu’on oublierait qu’il y a des cadavres là-dessous ?
Est-ce que, parce qu’on a été au bal de l’École militaire, parce qu’on est rentrée les yeux éblouis, la tête fatiguée, la robe déchirée, le bouquet fané, et qu’on s’est jetée sur son lit et qu’on s’est endormie en songeant à quelque joli officier, est-ce qu’on ne se souviendrait plus qu’il y a là, sous l’herbe, dans une fosse obscure, dans un trou profond, dans l’ombre inexorable de la mort, une foule immobile, glacée et terrible, une multitude d’êtres humains déjà devenus informes, que les vers dévorent, que la désagrégation consume, qui commencent à se fondre avec la terre, qui existaient, qui travaillaient, qui pensaient, qui aimaient, et qui avaient le droit de vivre et qu’on a tués ?
Ah ! si l’on ne s’en souvient plus, rappelons-le à ceux qui l’oublient ! Réveillez-vous, gens qui dormez ! les trépassés vont défiler devant vos yeux.

EXTRAIT D’UN LIVRE INÉDIT – INTITULÉ – LE CRIME DU DEUX DÉCEMBRE{37}

JOURNÉE DU 4 DÉCEMBRE – LE COUP D’ÉTAT AUX ABOIS
I

« La résistance avait pris des proportions inattendues.
« Le combat était devenu menaçant ; ce n’était plus un combat, c’était une bataille, et qui s’engageait de toutes parts. À l’Élysée et dans les ministères les gens pâlissaient ; on avait voulu des barricades, on en avait.
« Tout le centre de Paris se couvrait de redoutes improvisées ; les quartiers barricadés formaient une sorte d’immense trapèze compris entre les Halles et la rue Rambuteau d’une part et les boulevards de l’autre, et limité à l’est par la rue du Temple et à l’ouest par la rue Montmartre. Ce vaste réseau de rues, coupé en tous sens de redoutes et de retranchements, prenait d’heure en heure un aspect plus terrible et devenait une sorte de forteresse. Les combattants des barricades poussaient leurs grand’gardes jusque sur les quais. En dehors du trapèze que nous venons d’indiquer, les barricades montaient, nous l’avons dit, jusque dans le faubourg Saint- Martin et aux alentours du canal. Le quartier des Écoles, où le comité de résistance avait envoyé le représentant de Flotte, était plus soulevé encore que la veille ; la banlieue prenait feu ; on battait le rappel aux Batignolles ; Madier de Montjau agitait Belleville ; trois barricades énormes se construisaient à la Chapelle-Saint-Denis. Dans les rues marchandes les bourgeois livraient leurs fusils, les femmes faisaient de la charpie. – Cela marche ! Paris est parti ! nous criait B*** entrant tout radieux au comité de résistance{38}. – D’instant en instant les nouvelles nous arrivaient ; toutes les permanences des divers quartiers se mettaient en communication avec nous. Les membres du comité délibéraient et lançaient les ordres et les instructions de combat de tout côté. La victoire semblait certaine. Il y eut un moment d’enthousiasme et de joie où ces hommes, encore placés entre la vie et la mort, s’embrassèrent. – Maintenant, s’écriait Jules Favre, qu’un régiment tourne ou qu’une légion sorte, Louis Bonaparte est perdu ! – Demain la République sera à l’Hôtel de Ville, disait Michel (de Bourges). Tout fermentait, tout bouillonnait ; dans les quartiers les plus paisibles, on déchirait les affiches, on démontait les ordonnances. Rue Beaubourg, pendant qu’on construisait une barricade, les femmes aux fenêtres criaient : courage ! L’agitation gagnait même le faubourg Saint-Germain. À l’hôtel de la rue de Jérusalem, centre de cette grande toile d’araignée que la police étend sur Paris, tout tremblait ; l’anxiété était profonde, on entrevoyait la République victorieuse ; dans les cours, dans les bureaux, dans les couloirs, entre commis et sergents de ville, on commençait à parler avec attendrissement de Caussidière.
« S’il faut en croire ce qui a transpiré de cette caverne, le préfet Maupas, si ardent la veille et si odieusement lancé en avant, commençait à reculer et à défaillir. Il semblait prêter l’oreille avec terreur à ce bruit de marée montante que faisait l’insurrection, – la sainte et légitime insurrection du droit ; – il bégayait, il balbutiait, le commandement s’évanouissait dans sa bouche. – Ce petit jeune homme a la colique, disait l’ancien préfet Carlier en le quittant. Dans cet effarement, Maupas se pendait à Morny. Le télégraphe électrique était en perpétuel dialogue de la préfecture de police au ministère de l’intérieur et du ministère de l’intérieur à la préfecture de police. Toutes les nouvelles les plus inquiétantes, tous les signes de panique et de désarroi arrivaient coup sur coup du préfet au ministre. Morny, moins effrayé, et homme d’esprit du moins, recevait toutes ces secousses dans son cabinet. On a raconté qu’à la première il avait dit : Maupas est malade, et à cette demande : que faut-il faire ? avait répondu par le télégraphe : couchez-vous ! – à la seconde il répondit encore : couchez-vous ! – à la troisième, la patience lui échappant, il répondit : couchez-vous, j… f… !
« Le zèle des agents lâchait prise et commençait à tourner casaque. Un homme intrépide, envoyé par le comité de résistance pour soulever le faubourg Saint- Marceau, est arrêté rue des Fossés-Saint-Victor, les poches pleines des proclamations et des décrets de la gauche. On le dirige vers la préfecture de police ; il s’attendait à être fusillé. Comme l’escouade qui l’emmenait passait devant la Morgue, quai Saint-Michel, des coups de fusil éclatent dans la Cité ; le sergent de ville qui conduisait l’escouade dit aux soldats : Regagnez votre poste, je me charge du prisonnier. Les soldats éloignés, il coupe les cordes qui liaient les poignets du prisonnier et lui dit : – Allez-vous-en, je vous sauve la vie, n’oubliez pas que c’est moi qui vous ai mis en liberté ! Regardez-moi bien pour me reconnaître.
« Les principaux complices militaires tenaient conseil ; on agitait la question de savoir s’il ne serait pas nécessaire que Louis Bonaparte quittât immédiatement le faubourg Saint-Honoré et se transportât soit aux Invalides, soit au palais du Luxembourg, deux points stratégiques plus faciles à défendre d’un coup de main que l’Élysée. Les uns opinaient pour les Invalides, les autres pour le Luxembourg. Une altercation éclata à ce sujet entre deux généraux.
« C’est dans ce moment-là que l’ancien roi de Westphalie, Jérôme Bonaparte, voyant le coup d’État chanceler et prenant quelque souci du lendemain, écrivit à son neveu cette lettre significative :
« Mon cher neveu,
« Le sang français a coulé ; arrêtez-en l’effusion par un sérieux appel au peuple. Vos sentiments sont mal compris. La seconde proclamation, dans laquelle vous parlez du plébiscite, est mal reçue du peuple, qui ne le considère pas comme le rétablissement du droit de suffrage. La liberté est sans garantie si une assemblée ne contribue pas à la constitution de la République. L’armée a la haute main. C’est le moment de compléter la victoire matérielle par une victoire morale, et ce qu’un gouvernement ne peut faire quand il est battu, il doit le faire quand il est victorieux. Après avoir détruit les vieux partis, opérez la restauration du peuple ; proclamez que le suffrage universel, sincère, et agissant en harmonie avec la plus grande liberté, nommera le président et l’Assemblée constituante pour sauver et restaurer la République.
« C’est au nom de la mémoire de mon frère, et en partageant son horreur pour la guerre civile, que je vous écris ; croyez-en ma vieille expérience, et songez que la France, l’Europe et la postérité seront appelées à juger votre conduite.
« Votre oncle affectionné,
« Jérôme Bonaparte. »
« Place de la Madeleine, les deux représentants Fabvier et Crestin se rencontraient et s’abordaient. Le général Fabvier faisait remarquer à son collègue quatre pièces de canon attelées qui tournaient bride, quittaient le boulevard et prenaient au galop la direction de l’Élysée. – Est-ce que l’Élysée serait déjà sur la défensive ? disait le général. – Et Crestin, lui montrant au delà de la place de la Révolution la façade du palais de l’Assemblée, répondait : – Général, demain nous serons là. – Du haut de quelques mansardes qui ont vue sur la cour des écuries de l’Élysée, on remarquait depuis le matin dans cette cour trois voitures de voyage attelées et chargées, les postillons en selle, et prêtes à partir.
« L’impulsion était donnée en effet, l’ébranlement de colère et de haine devenait universel, le coup d’État semblait perdu ; une secousse de plus, et Louis Bonaparte tombait. Que la journée s’achevât comme elle avait commencé, et tout était dit. Le coup d’État touchait au désespoir. L’heure des résolutions suprêmes était venue. Qu’allait-il faire ? Il fallait qu’il frappât un grand coup, un coup inattendu, un coup effroyable. Il était réduit à cette situation : périr, – ou se sauver affreusement.
« Louis Bonaparte n’avait pas quitté l’Élysée. Il se tenait dans un cabinet du rez-de-chaussée, voisin de ce splendide salon doré, où, enfant, en 1815, il avait assisté à la seconde abdication de Napoléon. Il était là, seul ; l’ordre était donné de ne laisser pénétrer personne jusqu’à lui. De temps en temps la porte s’entre-bâillait, et la tête grise du général Roguet, son aide de camp, apparaissait. Il n’était permis qu’au général Roguet d’ouvrir cette porte et d’entrer. Le général apportait les nouvelles, de plus en plus inquiétantes, et terminait fréquemment par ces mots : cela ne va pas, ou : cela va mal. Quand il avait fini, Louis Bonaparte, accoudé à une table, assis, les pieds sur les chenets, devant un grand feu, tournait à demi la tête sur le dossier de son fauteuil et, de son inflexion de voix la plus flegmatique, sans émotion apparente, répondait invariablement ces quatre mots : – Qu’on exécute mes ordres ! – La dernière fois que le général Roguet entra de la sorte avec de mauvaises nouvelles, il était près d’une heure, – lui-même a raconté depuis ces détails, à l’honneur de l’impassibilité de son maître, – il informa le prince que les barricades dans les rues du centre tenaient bon et se multipliaient ; que sur les boulevards les cris : à bas le dictateur ! – (il n’osa dire : à bas Soulouque !) – et les sifflets éclataient partout au passage des troupes ; que devant la galerie Jouffroy un adjudant-major avait été poursuivi par la foule et qu’au coin du café Cardinal, un capitaine d’état-major avait été précipité de son cheval. Louis Bonaparte se souleva à demi de son fauteuil, et dit avec calme au général en le regardant fixement : – Eh bien ! qu’on dise à Saint-Arnaud d’exécuter mes ordres.
« Qu’était-ce que ces ordres ?
« On va le voir.
« Ici nous nous recueillons, et le narrateur pose la plume avec une sorte d’hésitation et d’angoisse. Nous abordons l’abominable péripétie de cette lugubre journée du 4, le fait monstrueux d’où est sorti tout sanglant le succès du coup d’État. Nous allons dévoiler la plus sinistre des préméditations de Louis Bonaparte ; nous allons révéler, dire, détailler, raconter ce que tous les historiographes du
2 décembre ont caché, ce que le général Magnan a soigneusement omis dans son rapport, ce qu’à Paris même, là où ces choses ont été vues, on ose à peine se chuchoter à l’oreille. Nous entrons dans l’horrible.
« Le 2 décembre est un crime couvert de nuit, un cercueil fermé et muet, des fentes duquel sortent des ruisseaux de sang.
« Nous allons entr’ouvrir ce cercueil.

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