Napoléon le petit de Victor Hugo

V
Et c’est là le scrutin, – répétons-le, insistons-y, ne nous lassons pas ; je crie cent fois les mêmes choses, dit Isaïe, pour qu’on les entende une fois ; – c’est là le scrutin, c’est là le plébiscite, c’est là le vote, c’est là le décret souverain du « suffrage universel », à l’ombre duquel s’abritent, dont se font un titre d’autorité et un diplôme de gouvernement ces hommes qui tiennent la France aujourd’hui, qui commandent, qui dominent, qui administrent, qui jugent, qui règnent, les mains dans l’or jusqu’aux coudes, les pieds dans le sang jusqu’aux genoux !
Maintenant, et pour en finir, faisons une concession à
M. Bonaparte. Plus de chicanes. Son scrutin du 20 décembre a été libre, il a été éclairé ; tous les journaux ont imprimé ce qui leur a plu ; qui a dit le contraire ? des calomniateurs ; on a ouvert les réunions électorales, les murs ont disparu sous les affiches, les passants de Paris ont balayé du pied, sur les boulevards et dans les rues, une neige de bulletins blancs, bleus, jaunes, rouges ; a parlé qui a voulu, a écrit qui a voulu ; le chiffre est sincère ; ce n’est pas Baroche qui a compté, c’est Barème ; Louis Blanc, Guinard, Félix Pyat, Raspail, Caussidière, Thoré, Ledru-Rollin, Étienne Arago, Albert, Barbès, Blanqui et

Gent ont été scrutateurs ; ce sont eux-mêmes qui ont proclamé les sept millions cinq cent mille voix. Soit. Nous accordons tout cela. Après ? Qu’est-ce que le coup d’État en conclut ?
Ce qu’il en conclut ? il se frotte les mains, il n’en demande pas davantage, cela lui suffit, il conclut que c’est bien, que tout est clos, que tout est fini, qu’on n’a plus rien à dire, qu’il est « absous ».
Halte-là !
Le vote libre, le chiffre sincère, ce n’est que le côté matériel de la question, il reste le côté moral. Il y a donc un côté moral ? Mais oui, prince, et c’est là précisément le vrai côté, le grand côté de cette question du 2 décembre. Examinons-le.

VI
Il faut d’abord, monsieur Bonaparte, que vous sachiez un peu ce que c’est que la conscience humaine.
Il y a deux choses dans ce monde, apprenez cette nouveauté, qu’on appelle le bien et le mal. Il faut qu’on vous le révèle, mentir n’est pas bien, trahir est mal, assassiner est pire. Cela a beau être utile, cela est défendu. Par qui ? me direz-vous. Nous vous l’expliquerons plus loin ; mais poursuivons. L’homme, sachez encore cette particularité, est un être pensant, libre dans ce monde, responsable dans l’autre. Chose étrange et qui vous surprendra, il n’est pas fait uniquement pour jouir, pour satisfaire toutes ses fantaisies, pour se mouvoir au hasard de ses appétits, pour écraser ce qui est là devant lui quand il marche, brin d’herbe ou parole jurée, pour dévorer ce qui se présente quand il a faim. La vie n’est pas sa proie. Par exemple, pour passer de zéro par an à douze cent mille francs il n’est pas permis de faire un serment qu’on n’a pas l’intention de tenir, et, pour passer de douze cent mille francs à douze millions, il n’est pas permis de briser la Constitution et les lois de son pays, de se ruer par guet- apens sur une Assemblée souveraine, de mitrailler Paris, de déporter dix mille personnes et d’en proscrire quarante mille. Je continue de vous faire pénétrer dans ce mystère singulier. Certes, il est agréable de faire mettre des bas de soie blancs à ses laquais, mais, pour arriver à ce grand résultat, il n’est pas permis de supprimer la gloire et la pensée d’un peuple, de renverser la tribune centrale du monde civilisé, d’entraver le progrès du genre humain et de verser des flots de sang. Cela est défendu. Par qui ? me répéterez-vous, vous qui ne voyez devant vous personne qui vous défende rien. Patience. Vous le saurez tout à l’heure.
Quoi ! – ici vous vous révoltez, et je le comprends, – lorsqu’on a d’un côté son intérêt, son ambition, sa fortune, son plaisir, un beau palais à conserver faubourg Saint- Honoré, et de l’autre côté les jérémiades et les criailleries des femmes auxquelles on prend leurs fils, des familles auxquelles on arrache leur père, des enfants auxquels on ôte leur pain, du peuple auquel on confisque sa liberté, de la société à laquelle on retire son point d’appui, les lois ; quoi ! lorsque ces criailleries sont d’un côté et l’intérêt de l’autre, il ne serait pas permis de dédaigner ces vacarmes, de laisser « vociférer » tous ces gens-là, de marcher sur l’obstacle, et d’aller tout naturellement là où l’on voit sa fortune, son plaisir et le beau palais du faubourg Saint- Honoré ! Voilà qui est fort ! Quoi ! il faudrait se préoccuper de ce que, il y a trois ou quatre ans, on ne sait plus quand, on ne sait plus où, un jour de décembre, qu’il faisait très froid, qu’il pleuvait, qu’on avait besoin de quitter une chambre d’auberge pour se loger mieux, on a prononcé, on ne sait plus à propos de quoi, dans une salle mal éclairée, devant huit ou neuf cents imbéciles qui vous ont cru, ces huit lettres : Je le jure ! Quoi ! quand on médite « un grand acte » il faudrait passer son temps à s’interroger sur ce qui pourra résulter du parti qu’on prend ! se faire un souci de ce que celui-ci sera mangé de vermine dans les casemates, de ce que celui-là pourrira dans les pontons, de ce que cet autre crèvera à Cayenne, de ce que cet autre aura été tué à coups de baïonnette, de ce que cet autre aura été écrasé à coups de pavés, de ce que cet autre aura été assez bête pour se faire fusiller, de ce que ceux-ci seront ruinés, de ce que ceux-là seront exilés, et de ce que tous ces hommes qu’on ruine, qu’on exile, qu’on fusille, qu’on massacre, qui pourrissent dans les cales et qui crèvent en Afrique, seront d’honnêtes gens qui auront fait leur devoir ! c’est à ces choses-là qu’on s’arrêtera ! Comment ! on a des besoins, on n’a pas d’argent, on est prince, le hasard vous met le pouvoir dans les mains, on en use, on autorise des loteries, on fait exposer des lingots d’or dans le passage Jouffroy, la poche de tout le monde s’ouvre, on en tire ce qu’on peut, on en donne à ses amis, à des compagnons dévoués auxquels on doit de la reconnaissance, et comme il arrive un moment où l’indiscrétion publique se mêle de la chose, où cette infâme liberté de la presse veut percer le mystère et où la justice s’imagine que cela la regarde, il faudrait quitter l’Élysée, sortir du pouvoir, et aller stupidement s’asseoir entre deux gendarmes sur le banc de la sixième chambre ! Allons donc ! est-ce qu’il n’est pas plus simple de s’asseoir sur le trône de l’empereur ? est-ce qu’il n’est pas plus simple de briser la liberté de la presse ? est-ce qu’il n’est pas plus simple de briser la justice ? est-ce qu’il n’est pas plus court de mettre les juges sous ses pieds ? ils ne demandent pas mieux, d’ailleurs ! ils sont tout prêts ! Et cela ne serait pas permis ! Et cela serait défendu !
Oui, monseigneur, cela est défendu.
Qui est-ce qui s’y oppose ? Qui est-ce qui ne permet pas ? Qui est-ce qui défend ?
Monsieur Bonaparte, on est le maître, on a huit millions de voix pour ses crimes et douze millions de francs pour ses menus plaisirs, on a un sénat et M. Sibour dedans, on a des armées, des canons, des forteresses, des Troplongs à plat ventre, des Baroche ; quelqu’un qui est perdu dans l’obscurité, un passant, un inconnu se dresse devant vous et vous dit : Tu ne feras pas cela.
Ce quelqu’un, cette bouche qui parle dans l’ombre, qu’on ne voit pas, mais qu’on entend, ce passant, cet inconnu, cet insolent, c’est la conscience humaine.
Voilà ce que c’est que la conscience humaine. C’est quelqu’un, je le répète, qu’on ne voit pas, et qui est plus fort qu’une armée, plus nombreux que sept millions cinq cent mille voix, plus haut qu’un sénat, plus religieux qu’un archevêque, plus savant en droit que M. Troplong, plus prompt à devancer n’importe quelle justice que
M. Baroche, et qui tutoie Votre Majesté.

VII
Approfondissons un peu toutes ces nouveautés.
Apprenez donc encore ceci, monsieur Bonaparte : ce qui distingue l’homme de la brute, c’est la notion du bien et du mal, de ce bien et de ce mal dont je vous parlais tout à l’heure.
Là est l’abîme.
L’animal est un être complet. Ce qui fait la grandeur de l’homme, c’est d’être incomplet ; c’est de se sentir par une foule de points hors du fini ; c’est de percevoir quelque chose au delà de soi, quelque chose en deçà. Ce quelque chose qui est au delà et en deçà de l’homme, c’est le mystère ; c’est, – pour employer ces faibles expressions humaines qui sont toujours successives et qui n’expriment jamais qu’un côté des choses, – le monde moral. Ce monde moral, l’homme y baigne autant, plus encore que dans le monde matériel. Il vit dans ce qu’il sent plus que dans ce qu’il voit. La création a beau l’obséder, le besoin a beau l’assaillir, la jouissance a beau le tenter, la bête qui est en lui a beau le tourmenter, une sorte d’aspiration perpétuelle à une région autre le jette irrésistiblement hors de la création, hors du besoin, hors de la jouissance, hors de la bête. Il entrevoit toujours, partout, à chaque instant, à toute minute, le monde supérieur, et il remplit son âme de cette vision, et il en règle ses actions. Il ne se sent pas achevé dans cette vie d’en bas. Il porte en lui, pour ainsi dire, un exemplaire mystérieux du monde antérieur et ultérieur, du monde parfait, auquel il compare sans cesse et malgré lui le monde imparfait, et lui-même, et ses infirmités, et ses appétits, et ses passions et ses actions. Quand il reconnaît qu’il s’approche de ce modèle idéal, il est joyeux ; quand il reconnaît qu’il s’en éloigne, il est triste. Il comprend profondément qu’il n’y a rien d’inutile et d’admissible dans ce monde, rien qui ne vienne de quelque chose et qui ne conduise à quelque chose. Le juste, l’injuste, le bien, le mal, les bonnes œuvres, les actions mauvaises tombent dans le gouffre, mais ne se perdent pas, s’en vont dans l’infini à la charge ou au bénéfice de ceux qui les accomplissent. Après la mort on les retrouve, et le total se fait. Se perdre, s’évanouir, s’anéantir, cesser d’être, n’est pas plus possible pour l’atome moral que pour l’atome matériel. De là, en l’homme, ce grand et double sentiment de sa liberté et de sa responsabilité. Il lui est donné d’être bon ou d’être méchant. Ce sera un compte à régler. Il peut être coupable ; et, chose frappante et sur laquelle j’insiste, c’est là sa grandeur. Rien de pareil pour la brute. Pour elle, rien que l’instinct, boire à la soif, manger à la faim, procréer à la saison, dormir quand le soleil se couche, s’éveiller quand il se lève, faire le contraire si c’est une bête de nuit. L’animal n’a qu’une espèce de moi obscur que n’éclaire aucune lueur morale. Toute sa loi, je le répète, c’est l’instinct. L’instinct, sorte de rail où la nature fatale entraîne la brute. Pas de liberté, donc pas de responsabilité ; pas d’autre vie par conséquent. La brute ne fait ni bien ni mal ; elle ignore. Le tigre est innocent.
Si vous étiez par hasard innocent comme le tigre ?
À de certains moments on est tenté de croire que, n’ayant pas plus d’avertissement intérieur que lui, vous n’avez pas plus de responsabilité.
Vraiment, il y a des heures où je vous plains. Qui sait ? vous n’êtes peut-être qu’une malheureuse force aveugle.
Monsieur Louis Bonaparte, la notion du bien et du mal, vous ne l’avez pas. Vous êtes le seul homme peut-être dans l’humanité tout entière qui n’ait pas cette notion. Cela vous donne barre sur le genre humain. Oui, vous êtes redoutable. C’est là ce qui fait votre génie, dit-on ; je conviens que, dans tous les cas, c’est ce qui fait en ce moment votre puissance.
Mais savez-vous ce qui sort de ce genre de puissance ? le fait, oui ; le droit, non.
Le crime essaye de tromper l’histoire sur son vrai nom ; il vient et dit : je suis le succès. – Tu es le crime !
Vous êtes couronné et masqué. À bas le masque ! À bas la couronne !
Ah ! vous perdez votre peine, vous perdez vos appels au peuple, vos plébiscites, vos scrutins, vos bulletins, vos additions, vos commissions exécutives proclamant le total, vos banderoles rouges ou vertes avec ce chiffre en papier doré : 7,500,000 ! Vous ne tirerez rien de cette mise en scène. Il y a des choses sur lesquelles on ne donne pas le change au sentiment universel. Le genre humain, pris en masse, est un honnête homme.
Même autour de vous, on vous juge. Il n’est personne dans votre domesticité, dans la galonnée comme dans la brodée, valet d’écurie ou valet de sénat, qui ne dise tout bas ce que je dis tout haut. Ce que je proclame, on le chuchote, voilà toute la différence. Vous êtes omnipotent, on s’incline, rien de plus. On vous salue, la rougeur au front.
On se sent vil, mais on vous sait infâme.
Tenez, puisque vous êtes en train de donner la chasse à ce que vous appelez « les révoltés de décembre », puisque c’est là-dessus que vous lâchez vos meutes, puisque vous avez institué un Maupas et créé un ministère de la police spécialement pour cela, je vous dénonce cette rebelle, cette réfractaire, cette insurgée, la conscience de chacun.
Vous donnez de l’argent, mais c’est la main qui le reçoit, ce n’est pas la conscience. La conscience ! pendant que vous y êtes, inscrivez-la sur vos listes d’exil. C’est là une opposante obstinée, opiniâtre, tenace, inflexible, et qui met le trouble partout. Chassez-moi cela de France. Vous serez tranquille après.
Voulez-vous savoir comment elle vous traite, même chez vos amis ? Voulez-vous savoir en quels termes un honorable chevalier de Saint-Louis de quatre-vingts ans, grand adversaire « des démagogues » et votre partisan, votait pour vous le 2 décembre ? – « C’est un misérable, disait-il, mais un misérable nécessaire. »
Non ! il n’y a pas de misérables nécessaires ! Non ! le crime n’est jamais utile ! Non ! le crime n’est jamais bon ! La société sauvée par trahison ! blasphème ! Il faut laisser dire ces choses-là aux archevêques. Rien de bon n’a pour base le mal. Le Dieu juste n’impose pas à l’humanité la nécessité des misérables. Il n’y a de nécessaire en ce monde que la justice et la vérité. Si ce vieillard eût regardé moins la vie et plus la tombe, il eût vu cela. Cette parole est surprenante de la part d’un vieillard, car il y a une lumière de Dieu qui éclaire les âmes proches du tombeau et qui leur montre le vrai.
Jamais le droit et le crime ne se rencontrent. Le jour où ils s’accoupleraient, les mots de la langue humaine changeraient de sens, toute certitude s’évanouirait, l’ombre sociale se ferait. Quand par hasard – cela s’est vu parfois dans l’histoire, – il arrive que, pour un moment, le crime a force de loi, quelque chose tremble dans les fondements mêmes de l’humanité. Jusque datum sceleri{52} ! s’écrie Lucain, et ce vers traverse l’histoire comme un cri d’horreur.
Donc, et de l’aveu de vos votants, vous êtes un misérable. J’ôte nécessaire. Prenez votre parti de cette situation.

Eh bien ! soit, direz-vous. Mais c’est là le cas précisément ; on se fait « absoudre » par le suffrage universel.
Impossible.
Comment ! impossible ?
Oui, impossible. Je vais vous faire toucher du doigt la chose :

VIII
Vous êtes capitaine d’artillerie à Berne, monsieur Louis Bonaparte. Vous avez nécessairement une teinture d’algèbre et de géométrie. Voici des axiomes dont vous avez probablement quelque idée :
– 2 et 2 font 4.
– Entre deux points donnés, la ligne droite est le chemin le plus court.
– La partie est moins grande que le tout.
Maintenant faites déclarer par sept millions cinq cent mille voix que 2 et 2 font 5, que la ligne droite est le chemin le plus long, que le tout est moins grand que la partie ; faites-le déclarer par huit millions, par dix millions, par cent millions de voix, vous n’aurez pas avancé d’un pas.
Eh bien, ceci va vous surprendre, il y a des axiomes en probité, en honnêteté, en justice, comme il y a des axiomes en géométrie, et la vérité morale n’est pas plus à la merci d’un vote que la vérité algébrique.
La notion du bien et du mal est insoluble au suffrage universel. Il n’est pas donné à un scrutin de faire que le faux soit le vrai et que l’injuste soit le juste. On ne met pas la conscience humaine aux voix.
Comprenez-vous maintenant ?
Voyez cette lampe, cette petite lumière obscure oubliée dans un coin, perdue dans l’ombre. Regardez-la, admirez- la. Elle est à peine visible ; elle brûle solitairement. Faites souffler dessus sept millions cinq cent mille bouches à la fois, vous ne l’éteindrez pas. Vous ne ferez pas même broncher la flamme. Faites souffler l’ouragan. La flamme continuera de monter droite et pure vers le ciel.
Cette lampe, c’est la conscience.
Cette flamme, c’est elle qui éclaire dans la nuit de l’exil le papier sur lequel j’écris en ce moment.

IX
Ainsi donc, quels que soient vos chiffres, controuvés ou non, extorqués ou non, vrais ou faux, peu importe, ceux qui vivent l’œil fixé sur la justice disent et continueront de dire que le crime est le crime, que le parjure est le parjure, que la trahison est la trahison, que le meurtre est le meurtre, que le sang est le sang, que la boue est la boue, qu’un scélérat est un scélérat, et que tel qui croit copier en petit Napoléon copie en grand Lacenaire ; ils disent cela et ils le répéteront, malgré vos chiffres, attendu que sept millions cinq cent mille voix ne pèsent rien contre la conscience de l’honnête homme ; attendu que dix millions, que cent millions de voix, que l’unanimité même du genre humain scrutinant en masse ne compte pas devant cet atome, devant cette parcelle de Dieu, l’âme du juste ; attendu que le suffrage universel, qui a toute souveraineté sur les questions politiques, n’a pas de juridiction sur les questions morales.
J’écarte pour le moment, comme je le disais tout à l’heure, vos procédés du scrutin, les bandeaux sur les yeux, les bâillons dans les bouches, les canons sur les places publiques, les sabres tirés, les mouchards pullulant, le silence et la terreur conduisant le vote à l’urne comme le malfaiteur au poste, j’écarte cela ; je suppose, je vous le répète, le suffrage universel vrai, libre, pur, réel, le suffrage universel souverain de lui-même, comme il doit être, les journaux dans toutes les mains, les hommes et les faits questionnés et approfondis, les affiches couvrant les murailles, la parole partout, la lumière partout ! Eh bien ! à ce suffrage universel là, soumettez-lui la paix et la guerre, l’effectif de l’armée, le crédit, le budget, l’assistance publique, la peine de mort, l’inamovibilité des juges, l’indissolubilité du mariage, le divorce, l’état civil et politique de la femme, la gratuité de l’enseignement, la constitution de la commune, les droits du travail, le salaire du clergé, le libre échange, les chemins de fer, la circulation, la colonisation, la fiscalité, tous les problèmes dont la solution n’entraîne pas son abdication, car le suffrage universel peut tout, hormis abdiquer ; soumettez- les-lui, il les résoudra, sans doute avec l’erreur possible, mais avec toute la somme de certitude que contient la souveraineté humaine ; il les résoudra magistralement. Maintenant essayez de lui faire trancher la question de savoir si Jean ou Pierre a bien ou mal fait de voler une pomme dans une métairie. Là il s’arrête. Là il avorte. Pourquoi ? Est-ce que cette question est plus basse ? Non, c’est qu’elle est plus haute. Tout ce qui constitue l’organisation propre des sociétés, que vous les considériez comme territoire, comme commune, comme État ou comme patrie, toute matière politique, financière, sociale, dépend du suffrage universel et lui obéit ; le plus petit atome de la moindre question morale le brave. Le navire est à la merci de l’océan, l’étoile non.
On a dit de M. Leverrier et de vous, monsieur Bonaparte, que vous étiez les deux seuls hommes qui crussiez à votre étoile. Vous croyez à votre étoile, en effet ; vous la cherchez au-dessus de votre tête. Eh bien, cette étoile que vous cherchez en dehors de vous, les autres hommes l’ont en eux-mêmes. Elle rayonne sous la voûte de leur crâne, elle les éclaire et les guide, elle leur fait voir les vrais contours de la vie, elle leur montre dans l’obscurité de la destinée humaine le bien et le mal, le juste et l’injuste, le réel et le faux, l’ignominie et l’honneur, la droiture et la félonie, la vertu et le crime. Cette étoile, sans laquelle l’âme humaine n’est que nuit, c’est la vérité morale.
Cette lumière vous manquant, vous vous êtes trompé. Votre scrutin du 20 décembre n’est pour le penseur qu’une sorte de naïveté monstrueuse. Vous avez appliqué ce que vous appelez le « suffrage universel » à une question qui ne comportait pas le suffrage universel. Vous n’êtes pas un homme politique, vous êtes un malfaiteur. Ce qu’il y a à faire de vous ne regarde pas le suffrage universel.
Oui, naïveté. J’y insiste. Le bandit des Abruzzes, les mains à peine lavées et ayant encore du sang dans les ongles, va demander l’absolution au prêtre ; vous, vous avez demandé l’absolution au vote ; seulement vous avez oublié de vous confesser. Et en disant au vote : absous- moi, vous lui avez mis sur la tempe le canon de votre pistolet.

Ah ! malheureux désespéré ! Vous « absoudre », comme vous dites, cela est en dehors du pouvoir populaire, cela est en dehors du pouvoir humain.
Écoutez :
Néron, qui avait inventé la société du Dix-Décembre, et qui, comme vous, l’employait à applaudir ses comédies et même, comme vous encore, ses tragédies, Néron, après avoir troué à coups de couteau le ventre de sa mère, aurait pu, lui aussi, convoquer son suffrage universel à lui, Néron, lequel ressemblait encore au vôtre en ce qu’il n’était pas non plus gêné par la licence de la presse ; Néron, pontife et empereur, entouré des juges et des prêtres prosternés devant lui, aurait pu, posant une de ses mains sanglantes sur le cadavre chaud de l’impératrice et levant l’autre vers le ciel, prendre tout l’Olympe à témoin qu’il n’avait pas versé ce sang, et adjurer son suffrage universel de déclarer à la face des dieux et des hommes que lui, Néron, n’avait pas tué cette femme ; son suffrage universel, fonctionnant à peu près comme le vôtre, dans la même lumière et dans la même liberté, aurait pu affirmer par sept millions cinq cent mille voix que le divin César Néron, pontife et empereur, n’avait fait aucun mal à cette femme qui était morte ; sachez cela, monsieur, Néron n’aurait pas été « absous » ; il eût suffi qu’une voix, une seule voix sur la terre, la plus humble et la plus obscure, s’élevât au milieu de cette nuit profonde de l’empire romain et criât dans les ténèbres : Néron est un parricide ! pour que l’écho, l’éternel écho de la conscience humaine, répétât à jamais, de peuple en peuple et de siècle en siècle : Néron a tué sa mère !
Eh bien ! cette voix qui proteste dans l’ombre, c’est la mienne. Je crie aujourd’hui, et, n’en doutez pas, la conscience universelle de l’humanité redit avec moi : Louis Bonaparte a assassiné la France ! Louis Bonaparte a tué sa mère !

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