Pardaillan et Fausta

Chapitre 12L’AMBASSADEUR DU ROI HENRI

Une des pièces annexes du salon des Ambassadeurs dans l’Alcazarde Séville.

La pièce est vaste, lambrissée et plafonnée de bois d’essencesrares, bizarrement sculptés dans ce fantastique style arabe.Sommairement meublée : larges fauteuils, quelques escabeaux,énormes bahuts, une grande table de travail, surchargée depaperasses.

De petites fenêtres cintrées donnent sur ces fameux jardins,célèbres dans le monde entier.

Le roi Philippe II est assis devant une de ces fenêtres, et sonœil froid erre distraitement sur les splendeurs d’une natureluxuriante, corrigée, embellie et garrottée par un art intelligent,mais trop raffiné.

Le grand inquisiteur est debout près de lui.

Plus loin, appuyé au chambranle d’une autre fenêtre, pareil àquelque cariatide vivante, un colosse se tient immobile, les brascroisés. Un nez long et busqué, des yeux sombres, sans expression,c’est tout ce qui émerge d’une forêt de cheveux crépus, retombantsur le front, jusque sur les sourcils épais et broussailleux, etd’une barbe neptunienne, envahissant tout le bas du visagejusqu’aux pommettes, le tout d’un roux ardent.

Ce colosse, don Iago de Almaran, plus communément appelé à lacour Barba Roja, ou, en français, Barbe Rousse, c’était le dogue dePhilippe II.

Là où se trouvait le roi, aux fêtes, aux cérémonies religieuses,aux exécutions, au conseil partout et toujours, on voyait BarbaRoja, immobile, muet, les yeux fixés sur son maître, ne voyant,n’entendant, ne comprenant que sur son ordre exprès.

C’était une brute magnifique, qui faisait partie, en quelquesorte, des accessoires qui entouraient la personne du roi. Mais,sur un signe, sur un regard du maître, la brute devenait d’uneintelligence remarquable pour exécuter l’ordre secret saisi auvol.

Il était redouté autant pour ses fonctions que pour sa forceherculéenne.

D’une très noble et très ancienne famille des Castilles, ilaurait pu frayer de pair avec les plus grands de la cour, mais d’unnaturel farouche, il fuyait toutes relations, et nul ne pouvait sevanter d’avoir entendu parler Barba Roja, si ce n’est dansl’exécution d’un ordre du roi. Et encore là, ne disait-il que cequi était strictement nécessaire.

Le roi, dans son costume opulent et sévère, avec cet air sombreet glacial qui lui était habituel, écoutait attentivement lesexplications d’Espinosa.

La princesse Fausta, disait le grand inquisiteur, est la mêmequi a rêvé de renouer avec la tradition de la papesse Jeanne. C’estla même qui a fait trembler Sixte V et a failli le renverser de sontrône pontifical, c’est une intelligence et c’est une illuminée…Elle est à ménager, son concours peut être précieux.

– Et ce chevalier de Pardaillan ?

– D’après ce que j’en ai entendu dire, c’est une forceredoutable qu’il faudra s’attacher à tout prix ou briserimpitoyablement… Mais encore faudrait-il le voir à l’œuvre pour lejuger… Tant de ces réputations sont surfaites !… Cependant, onpeut déjà établir des données : ainsi ce chevalier dePardaillan est authentiquement comte de Margency et il dédaigne cetitre… C’est peut-être un caractère… à moins que ce titre de comtene lui paraisse insuffisant. D’autre part, le jour même de sonarrivée à Séville, il s’est heurté à un de mes agents… CePardaillan l’a jeté dans la rue comme on jette un objet gênant…C’est un audacieux, assurément.

– Il a osé porter la main sur un agent del’Inquisition ? fit le roi d’un air de doute.

Espinosa s’inclina en signe d’affirmation.

– Alors, dit Philippe sur un ton tranchant, il faut lechâtier… tout ambassadeur qu’il est.

– Il est nécessaire de savoir d’abord ce que veut et ce quepeut le sire de Pardaillan.

– Peut-être, fit le roi, toujours glacial. Mais il estimpossible de laisser impunie l’offense faite à un agent de l’État…Il faut un exemple.

– Les apparences sont sauvegardées : l’agent n’avaitpas d’ordres… il a agi de sa propre initiative et par excès dezèle… C’est un manquement grave à la discipline, qui mérite unepeine sévère. Elle lui sera rigoureusement infligée… C’est aussi unexemple nécessaire pour ceux de nos agents qui se mêlent d’avoir del’initiative, alors qu’ils n’ont qu’à exécuter, sans chercher àcomprendre, les ordres de leurs supérieurs… Quant au sire dePardaillan, on saura trouver un prétexte… si besoin est.

– Bien ! fit le roi avec indifférence.

Et se levant, il vint, d’un pas lent et majestueux, se placerprès de la table de travail, et avec cet air sombre qui ne lequittait, pour ainsi dire, jamais :

– Faites introduire Mme la princesseFausta.

Et il s’assit dans une attitude qui lui était familière :la jambe droite croisée sur la jambe gauche, le coude sur le brasdu fauteuil, le menton appuyé sur le poing fermé.

Espinosa s’inclina profondément, alla transmettre les ordres duroi et revint se placer discrètement dans une embrasure, non loinde Barba Roja.

Au même instant, Fausta faisait son entrée.

Elle s’avançait lentement, avec cette souveraine majesté quifaisait se courber tous les fronts. Ses yeux de diamant noir seposaient, larges et lumineux, sur les yeux de Philippe qui,impassible, figé dans son immobilité voulue, la fixait avec uneinsistance vraiment royale.

Entre ces deux forces d’orgueil, dès le premier contact, le duels’annonçait implacable. Comme des épées, les deux regards setâtaient avec la même résolution de porter le premier coup, avec lamême volonté de briser toute résistance.

Seulement, tandis que chez le roi le regard était froid,impérieux, foudroyant comme un coup droit qui vise à tuer d’un seulcoup, chez Fausta, il se montrait enveloppant, d’une douceurinexprimable et en même temps d’une force irrésistible, qui tendaità désarmer simplement.

Et dans la lutte angoissante de ces deux caractères égalementdominateurs, sans que rien dans sa physionomie vînt trahir la joiedu succès, Espinosa, témoin silencieux, marqua le premier coup pourFausta.

En effet, lentement, comme à regret, le roi détourna les yeux etune légère rougeur vint colorer ses pommettes livides.

Alors Fausta se courba dans la plus impeccable des révérences decour.

Mais de la suprême harmonie de ses attitudes, du port de têtealtier, du regard fulgurant se dégageait une si souveraine autoritéqu’elle semblait écraser celui devant qui elle s’inclinait.

Et l’impression était si saisissante qu’Espinosa ne puts’empêcher d’admirer, et murmura :

– Incomparable comédienne !

Et le roi, ébloui peut-être par la surhumaine beauté de cetteétincelante magicienne, le roi sentit plier son indomptableorgueil.

Il se leva, fit deux pas rapides, se découvrit en un gesteempreint de l’orgueilleuse élégance espagnole, et, la saisissantpar la main, la redressa avant que la révérence ne fût terminée, laconduisit à un fauteuil en disant gravement :

– Veuillez vous asseoir, madame.

De la part de ce fier monarque, rigide observateur de la plusminutieuse des étiquettes, ce geste imprévu, qui stupéfia Espinosa,constituait le triomphe le plus éclatant pour Fausta.

Et, avec une sérénité souriante, elle accepta comme un tributpayé à l’ascendant suprême de son vaste génie ce qui, peut-être,n’était qu’un hommage rendu à la beauté de la femme.

Qu’était-ce que le roi Philippe ?

C’était un croyant sincère.

Dès son enfance, des évêques, des cardinaux, des archevêques,avaient avec une habileté lente et patiente labouré son cerveau ety avaient semé un effroi indéracinable.

Il croyait comme on respire.

Doué d’une intelligence supérieure, il avait haussé cette foijusqu’à l’absolu, s’en était fait une arme et un palladium – et ilavait rêvé ce que, jadis, avait dû rêver Torquemada, c’est-à-direl’univers soumis à sa foi, c’est-à-dire soumis à lui-même.

L’Histoire nous dit, en parlant de lui : sombre fanatique,orgueilleux, despote… Peut-être !… en tout cas, c’est bientôtdit.

Nous disons, nous : IL CROYAIT ! Et cela expliquetout.

Il croyait que la foi est nécessaire à l’homme pour vivre unevie heureuse et mourir d’une mort paisible. Attenter à la foi,c’était donc attenter au bonheur des hommes, c’était donc les vouerà une mort désespérée, puisque rien, aucun espoir, nulle croyance,ne venait adoucir l’amertume de ce dernier moment… Les incroyants,les hérétiques apparaissaient comme des êtres malfaisants qu’ilétait nécessaire d’exterminer.

De là les effroyables hécatombes de vies humaines. De là lesraffinements inouïs de supplices. Bête féroce ? Non ! Ilsauvait les âmes en martyrisant les corps…

Il croyait.

Et comme il voulait être inaccessible à tout sentiment de pitié,il se disait :

– Un roi est au-dessus de tout. Un roi, c’est le bras deDieu chargé de maintenir sur terre les fidèles dans la foi et deles y maintenir impitoyablement.

De là son orgueil.

– Je suis roi des Espagnes, roi de Portugal, empereur desIndes, souverain des Pays-Bas, fils de l’empereur d’Allemagne,époux d’une reine d’Angleterre ; je suis le monarque le pluspuissant de la terre, celui que Dieu a désigné pour imposer la foisur le monde entier !

Et sa foi religieuse se transformait en foi politique, il avaitcru à la monarchie universelle.

De là ses menées dans tous les pays d’Europe.

De là son intervention immédiate dans les affaires de la France.Ce pays, logiquement, devait être annexé le premier puisqu’il setrouvait sur sa route, et, en l’annexant, il réunissait en mêmetemps ses États en un formidable faisceau.

Tel était l’homme sur lequel Fausta, par la force du regard, parl’éclat de sa prestigieuse beauté, venait de remporter un premiersuccès dont elle avait le droit d’être fière.

Fausta s’assit donc en une de ces poses de grâce dont elle avaitle secret.

À son tour le roi s’assit et :

– Parlez, madame, dit-il avec une sorte de déférence.

Alors, de cette voix harmonieuse dont le charme était sipuissant :

– J’apporte à Votre Majesté la déclaration du roi HenriIII, par laquelle vous êtes reconnu comme successeur et uniquehéritier du roi de France.

Espinosa darda son œil de feu sur Fausta et pensa :

– Va-t-elle réellement remettre le parchemin ?

Le roi dit :

– Voyons cette déclaration.

Fausta jeta sur lui ce rapide et sûr coup d’œil habitué àfouiller les masques les plus impassibles, à sonder les consciencesles plus hermétiques, et ne le voyant pas au point où elle ledésirait :

– Avant de vous remettre ce document, il me paraîtindispensable de vous donner quelques explications, de me présenterà vous. Il est nécessaire que Votre Majesté sache ce qu’est laprincesse Fausta, ce qu’elle a déjà fait et ce qu’elle peut et veutfaire encore.

Espinosa se rencoigna et grommela :

– J’en étais sûr !

Le roi dit simplement :

– Je vous écoute, madame.

– Je suis celle que vingt-trois princes de l’Église, réunisen un conclave secret, ont jugée digne de porter les clefs de saintPierre. Celle à qui ils ont reconnu la force et la volonté deréformer le culte. Celle qui, par la persuasion ou par la violence,saura imposer la foi à l’univers entier. Je suis lapapesse !

Philippe, à son tour, la considéra une seconde.

Un tel aveu fait à lui, le roi catholique, dénotait de la partde son auteur une bravoure peu commune, car il pouvait avoir desconséquences mortelles.

Philippe admira peut-être, mais :

– Vous êtes celle qu’un souffle du chef de la chrétienté arenversée avant qu’elle ne mît le pied sur les marches de ce trônepontifical convoité. Vous êtes celle que le pape a condamnée àmort, dit-il non sans rudesse.

– Je suis celle que la trahison a fait trébucher dans samarche, c’est vrai !… Mais je suis aussi celle que ni latrahison, ni le pape, ni la mort même, n’ont pu abattre parcequ’elle est l’Élue de Dieu qui la conduit à l’inéluctable triomphepour le bien de la foi !

Ceci était dit avec un tel accent de sincérité solennelle que leroi, croyant comme il l’était, ne pouvait pas ne pas en êtreimpressionné et qu’il commença de la regarder avec un respect mêléde sourde terreur.

Plus sceptique, sans doute, Espinosa songea : « Quellepuissance ! Et quel admirable agent de l’Inquisition, si jepuis… »

Fausta reprit :

– Quelle est la loi qui interdit à la femme le trône dePierre ? Des théologiens savants ont fait des recherchesminutieuses et patientes ; rien, dans les écrits saints, dansles paroles du Christ, rien n’autorise à croire qu’elle doit êtreexclue. L’Église l’admet à tous les échelons de la hiérarchie. Elleprononce ses vœux et elle porte la parole du Christ. Il y a desabbesses et il y a des saintes. Pourquoi n’y aurait-il pas unepapesse ? D’ailleurs, il y a un précédent. Les écrits prouventque la papesse Jeanne a régné. Pourquoi ce qui a été fait une foisne saurait-il être recommencé ? Le sexe féminin est-il unobstacle aux grandes conceptions ? Voyez la papesse Jeanne,voyez Jeanne d’Arc, voyez, dans ce pays même, Isabelle laCatholique, regardez-moi, moi-même, croyez-vous que cette têtefléchirait sous le poids de la triple couronne ?

Elle était rayonnante d’audace et de foi ardente.

– Madame, dit gravement Philippe, j’avoue que les feuxd’une couronne royale pâliraient singulièrement sous l’éclatanteblancheur de ce front si pur… Mais une tiare !… excusez-moi,madame, il me semble que d’aussi jolies lèvres ne peuvent êtrefaites pour d’aussi graves propos.

Cette fois, Fausta se sentit touchée.

Elle s’était efforcée de transporter son auditeur à des hauteursoù le vertige est seul à redouter et voilà que, par des fadaises,il la ramenait brutalement à terre. Elle avait cru se poser à sesyeux comme un être exceptionnel, planant au-dessus de toutes lesfaiblesses humaines, et voilà qu’il n’avait vu en elle que lafemme.

Le coup était rude ; mais elle n’était pas femme à renoncerpour si peu.

Elle reprit avec force !

– Si je suis l’Élue de Dieu pour le gouvernement des âmes,vous l’êtes, vous, pour le gouvernement des peuples. Ce rêve demonarchie universelle qui a hanté tant de cerveaux puissants, vousêtes désigné pour le réaliser… avec l’aide du chef de lachrétienté, représentant de Dieu. Je ne parle pas ici d’un papepréoccupé avant tout de son pouvoir temporel et qui, pour étendreses propres États, reprend d’une main ce qu’il a donné de l’autre…Je parle d’un pape qui vous soutiendra en tout et pour tout parcequ’il aura l’indépendance nécessaire, parce qu’il aura besoin des’appuyer sur vous comme vous aurez besoin de son assistancemorale. Et pour qu’il en soit ainsi, que faut-il ? Peu dechoses en vérité : que les États de ce pape soient suffisantspour lui permettre de tenir dignement son rang de souverainpontife. Donnez-lui l’Italie, il vous donnera le monde chrétien.Vous pouvez être ce maître du monde… je puis être ce pape…

Philippe avait écouté avec une attention soutenue sans rienmanifester de ses impressions.

Lorsqu’elle se tut :

– Mais, madame, dit-il, l’Italie ne m’appartient pas. Ceserait une conquête à faire.

Fausta sourit.

– Je ne suis pas aussi déchue qu’on le croit, dit-elle.J’ai des partisans nombreux et décidés, un peu partout. J’ai del’argent. Ce n’est pas une aide pour une conquête que je demande.Ce que je demande, c’est votre neutralité dans ma lutte contre lepape. Ce que je demande, c’est l’assurance d’être reconnue parVotre Majesté si je triomphe dans cette lutte. Le reste me regardeseule… y compris l’unification de l’Italie.

Le roi paraissait réfléchir profondément, et d’un air rêveur, ilmurmura :

– Il faudrait des millions pour cette entreprise. Noscoffres sont vides.

L’œil de Fausta étincela :

– Que Votre Majesté dise un mot, et avant huit joursj’aurai fait entrer dans ses coffres dix millions, plus si c’estnécessaire, dit-elle avec dédain.

Philippe la fixa une seconde, et hochant la tête :

– Je vois ce que vous me demandez et que je ne saurais vousdonner puisqu’il ne m’appartient pas… Je vois mal ce que vouspourriez me donner en échange.

– J’apporte à Votre Majesté la couronne de France… Il mesemble que cela compenserait largement l’abandon du Milanais.

– Eh ! madame, si je la veux, cette couronne deFrance, il me faudra la conquérir. Et si je la prends, ce serontmes canons et mes armées qui me l’auront donnée, et nonvous !

– Votre Majesté oublie la déclaration du roi HenriIII ? dit vivement Fausta.

– La déclaration du roi Henri III ? fit le roi enayant l’air de chercher. J’avoue que je ne comprends pas.

– Cette déclaration est formelle. Grâce à elle, c’est lareconnaissance assurée de Votre Majesté par les deux tiers, aumoins, du royaume de France.

– C’est tout à fait différent, en ce cas. Cette déclarationpeut avoir la valeur que vous dites… Encore faudrait-il lavoir ? Ne devriez-vous pas me la remettre, madame ? ditnégligemment le roi en la regardant fixement.

Fausta soutint ce regard sans sourciller et,tranquillement :

– Votre Majesté ne pense pas que j’aurais été assezinsensée pour porter sur moi un document de cette valeur ?

– Évidemment, madame, vous n’êtes pas femme à commettre unetelle imprudence ! répondit Philippe sans qu’il fut possiblede percevoir la moindre ironie dans ces paroles prononcées avec sagravité habituelle.

Fausta, cependant, sentit venir l’orage ; mais, intrépidecomme toujours, elle ne recula pas. Et, toujours souriante etpaisible :

– Votre Majesté l’aura dès qu’elle m’aura fait connaître sadécision au sujet des propositions que j’ai eu l’honneur de luifaire.

– Je ne pourrai rien décider, madame, tant que je n’auraipas vu ce parchemin.

Alors, le regardant droit dans les yeux :

– Sans vous engager positivement, vous pourriez me laisserentrevoir vos intentions.

– Mon Dieu, madame, tout ce que vous m’avez dit concernantla papesse m’a singulièrement intéressé… De vrai, et malgré ce quepeuvent prétendre les Écritures, le fait d’une femme s’asseyant surle trône du Saint-Père a quelque chose qui choque mes croyancesplutôt naïves… Cependant tout cela serait, à la rigueur, réalisablesi vous étiez d’âge respectable. Mais vraiment vous, madame, jeuneet adorablement belle comme vous voilà ? Mais nous autres,pauvres pécheurs, nous n’oserions jamais lever les yeux sur vous,car ce n’est pas la vénération due au représentant de Dieu que nouséprouverions alors, mais l’adoration ardente et jalouse due àl’incomparable beauté de la femme. Mais pour un regard de vous, lesfidèles prosternés se redresseraient pour se poignarder. Mais pourun sourire de vous, ils se vendraient à Satan… Au lieu de sauverles âmes, vous les damneriez à tout jamais. Est-ce possible ?Vous rêvez de souveraineté pontificale ! Mais par la grâce,par le charme, par la beauté, vous êtes souveraine entre lessouveraines et votre puissance est si prestigieuse que la miennen’hésite pas à s’incliner devant elle.

Le roi avait commencé à parler avec sa froideur habituelle. Peuà peu, emporté par la violence de ses sentiments, il s’était animé,et c’est sur un ton ardent, plus significatif que ses parolesassurément, qu’il avait terminé.

Fausta, sous son masque souriant, sentit gronder en elle unesourde irritation.

Ainsi elle avait inutilement essayer de prouver à ce roi qu’elleavait un esprit mâle, capable de se hausser jusqu’aux plusaudacieuses ambitions ; il n’avait rien compris, rien senti.Obstinément, il n’avait voulu voir en elle que la femme et sabeauté, et il avait fini par une plate déclaration à peine voilée.C’était une cruelle désillusion.

Allait-elle donc maintenant, partout et toujours, se heurter àl’amour ? Ne pourrait-elle donc plus s’adresser à un hommesans qu’il se changeât en adorateur ? S’il en était ainsi,elle n’avait plus rien à faire qu’à disparaître.

C’était la ruine anticipée de tous ses projets, c’étaitl’avortement assuré de toutes ses tentatives.

Ainsi donc, partout, elle se heurtait à des amoureux, et leseul, l’unique dont elle aurait désiré ardemment l’amour,Pardaillan, serait le seul à la dédaigner ?

Elle songeait à ces choses, et en même temps elle s’inclinaitdevant Philippe. Et de sa voix harmonieuse :

– J’attendrai donc qu’il plaise à Votre Majesté de seprononcer, dit-elle simplement.

Et Philippe, d’un air détaché :

– C’est ce que je ferai dès que j’aurai vu cettedéclaration.

Fausta comprit qu’elle n’en tirerait rien de plus pourl’instant, et elle songea :

« Nous reprendrons la conversation plus tard. Et puisqu’ilplaît à ce roi que je croyais si fort au-dessus des faiblesseshumaines, de ne voir en moi que la femme, je descendrai, s’il lefaut, jusqu’à son niveau et j’emploierai les armes de la femme pourle dominer et arriver à mon but. »

Tandis qu’elle songeait, Espinosa était allé jusqu’àl’antichambre transmettre un ordre sans doute. Il revenait, de sonpas feutré, se remettre discrètement à l’écart, lorsque le roi luifit un signe, et :

– Monseigneur le grand inquisiteur, avez-vous organiséquelque imposante manifestation religieuse en vue de célébrerpieusement le jour du Seigneur ?

– Devant l’autel de la place San-Francisco, autant debûchers qu’il y a de jours dans la semaine seront dressés, surlesquels sept hérétiques opiniâtres seront purifiés par le feu,demain dimanche, dit Espinosa en se courbant.

– Bien, monsieur, dit froidement Philippe.

Et s’adressant à Fausta, impassible :

– S’il vous est agréable d’assister à cette saintecérémonie, je vous y verrai avec plaisir, madame.

– Puisque le roi daigne m’y convier, je ne manquerai pas unspectacle aussi édifiant, dit Fausta gravement.

Avec autant de gravité, le roi acquiesça d’un signe de tête, etrevenant à Espinosa, d’un ton bref :

– La corrida ?

– Elle aura lieu après-demain lundi, sur la même placeSan-Francisco. Toutes les dispositions sont prises.

Le roi fixa Espinosa et, avec une intonation si étrange queFausta en fut frappée :

– El Torero ?

– On lui a fait connaître la volonté du roi. El Toreroparticipera à la course, répondit Espinosa de sa voix calme.

Se tournant vers Fausta, avec un air de galanterie sinistre chezlui :

– Vous ne connaissez pas El Torero, madame ? demandaPhilippe. C’est le premier toréador d’Espagne. C’est un innovateur,une manière d’artiste dans son genre. Il est adoré de toutel’Andalousie. Vous ne savez pas ce qu’est une course detaureaux ? Eh bien, je vous réserve une place à mon balcon.Venez, madame, vous verrez un spectacle intéressant… Tel que vousn’avez jamais rien vu de semblable, insista-t-il avec la mêmeintonation qui avait déjà frappé Fausta.

Et ses paroles étaient accompagnées d’un geste de congé, aussigracieux qu’il pouvait l’être chez un tel personnage.

Fausta se leva donc et dit simplement :

– J’accepte avec joie, Sire.

Au même instant, la porte s’ouvrit et un huissierannonça :

– M. le chevalier de Pardaillan, ambassadeur de S.M. le roi Henri de Navarre.

Et tandis que Fausta, malgré, elle, restait clouée sur place,tandis que le roi la fixait avec cette insistance quidécontenançait les plus intrépides et les plus grands de sonroyaume, et que le plus grand inquisiteur se rencoignait, toujourscalme, l’étudiant de son coin avec une attention soutenue, lechevalier s’avançait d’un pas assuré, la tête haute, le regarddroit, avec cet air de simplicité ingénue qui masquait sesvéritables impressions, s’arrêtait à quatre pas du roi ets’inclinait avec cette grâce altière qui lui étaitparticulière.

Mais, en traversant la vaste salle, les yeux fixés sur les yeuxdu roi qui s’efforçait – comme il avait coutume de faire – de lecontraindre à baisser la paupière, Pardaillan songeait :« Mordieu ! Voici donc, de près, ce redoutable sire… D’oùvient donc que je ne suis pas ébloui ?… J’en tiens pour ce quej’ai dit : c’est un triste sire. »

Et un fugitif sourire vint arquer ses lèvres narquoises tandisque d’un coup d’œil rapide il dévisageait Barba Roja, immobile etrêveur dans son encoignure, et Espinosa, plus près.

Et à la vue de cette physionomie calme, presque souriante, ilmurmura :

– Celui-là, c’est le véritable adversaire que j’aurai àcombattre. Celui-là, seul, est redoutable.

Le résultat de ces réflexions, rapides comme un éclair, futqu’Espinosa, observateur attentif, n’aurait pu dire si la révérencede cet extraordinaire ambassadeur s’adressait au roi, à Fausta, quile fixait de ses yeux ardents, ou à lui-même.

Et le grand inquisiteur, de son côté, murmura :

– Voici un homme !

Et son œil calme semble peser tour à tour Fausta et Philippe,revient de nouveau se poser sur Pardaillan, et alors il a une moueimperceptible qui semble dire :

– Heureusement, je suis là, moi !

Et il se rentre dans son coin davantage encore, s’efface le plusqu’il peut.

Et, en se courbant avec cette élégance naturelle, quelque peuhautaine, qui constituait à elle seule une flagrante infraction auxrègles de la rigide étiquette espagnole, Pardaillan songeaitencore : « Ah ! tu cherches à me faire baisser lesyeux !… Ah ! tu t’es découvert devantMme Fausta et tu remets ton chapeau pour recevoirl’envoyé du roi de France !… Ah ! tu fais trancher latête du téméraire qui ose parler devant toi sans tapermission !… Mordiable ! tant pis… »

Et faisant deux pas rapides vers Fausta, qui se retiraitlentement, avec ce sourire de naïveté aiguë qui faisait qu’on nesavait pas s’il plaisantait :’

– Quoi ! vous partez, madame ?… Restezdonc !… Puisque le hasard nous met tous les trois en présence,nous pourrons ainsi régler d’un coup nos petites affaires.

Ces paroles, dites avec une cordiale simplicité, produisirentl’effet de la foudre.

Fausta s’arrêta net et se retourna, fixant tour à tourPardaillan, comme si elle ne le connaissait pas, et le roi pourdeviner s’il n’allait pas foudroyer à l’instant l’audacieux quiosait une telle inconvenance.

Le roi devint plus livide encore ; son œil gris lança unéclair et se porta aussitôt sur Espinosa comme pour dire :Quel homme est-ce là ?

Barba Roja, lui-même, se redressa, porta la main à la garde deson épée et regarda le roi, attendant l’ordre de frapper.

Espinosa, en réponse à l’interrogation muette du roi, eut unhaussement d’épaules et un geste qui signifiaient :

– Je vous ai averti… Laissez faire… Nous réglerons toutquand il en sera temps.

Et le roi Philippe II, acceptant le conseil de son inquisiteur,intéressé malgré lui peut-être par la hardiesse et la bravoureétincelantes de ce personnage qui ressemblait si peu à sescourtisans, toujours courbé devant lui, Philippe se taisait ;mais en lui-même il murmurait : « Voyons jusqu’où iral’insolence de ce routier ! »

Et son regard restait fulgurant ; l’expression de saphysionomie, de glaciale qu’elle était, se faisait terrible.

Fausta, oubliant qu’elle avait congé, oubliant le roi lui-même,fixait sur Pardaillan un regard résolu, prête à relever le défi –et cependant d’un esprit trop supérieur pour ne pas admirerintérieurement.

Chez Espinosa, l’admiration se traduisait par cetteréflexion : « Il faut que cet homme soit à nous à toutprix ! »

Barba Roja, lui, s’étonnait que le roi ne lui eût pas fait signedéjà.

Seul Pardaillan souriait de son sourire naïf, ne paraissait passoupçonner le moins du monde la tempête déchaînée par son attitudeet qu’il jouait sa tête.

Et avec la même simplicité, la même rondeur souriante, setournant vers le roi :

– Je vous demande pardon, Sire, je manque peut-être àl’étiquette, mais mon excuse est dans ce fait que notre sire, leroi de France (et il insistait sur ces derniers mots) nous ahabitués à une large tolérance sur ces questions, quelque peupuériles.

La position risquait de devenir ridicule, c’est-à-dire terriblepour le roi. Il fallait, de toute nécessité, réprimer ce qui luiapparaissait comme une insolence, ou l’écraser de son dédain. Or,puisqu’il avait résolu de patienter, il lui fallait absolumentrépondre.

– Faites, monsieur, comme si vous étiez devant le roi deFrance, dit-il, en insistant à son tour sur ces derniers mots,d’une voix blanche de fureur concentrée et sur un ton qui eût faitrentrer sous terre tout autre que Pardaillan.

Mais Pardaillan en avait vu et entendu bien d’autres. Pardaillanétait dans un de ses moments de bonne humeur. Pardaillan, enfin,avait résolu de piquer l’orgueil de ce roi qui lui déplaisaitoutrageusement.

Il ne rentra donc pas sous terre, mais il s’inclina avec grâceet avec, au coin de l’œil, l’intense jubilation de l’homme quis’amuse follement.

– Je remercie Votre Majesté de la permission qu’elle daignem’accorder avec tant de bonne grâce, dit-il. Figurez-vous que jesuis curieux de voir de près certain parchemin que possèdeMme la princesse Fausta. Mais curieux à tel point,Sire, que je n’ai pas hésité à traverser la France et l’Espagnetout exprès pour satisfaire cette curiosité que vous partagez, j’enjurerais, attendu que ce parchemin n’est pas dénué d’intérêt pourvous.

Et tout à coup, avec cette froide tranquillité qu’il prenaitparfois :

– Ce parchemin, je suis certain que vous l’avez demandé àMme Fausta, je suis certain qu’elle vous a réponduqu’elle ne l’avait pas sur elle, qu’il était placé en lieu sûr… Ehbien ! c’est faux… Ce parchemin est là…

Et, tendant le bras, il touchait presque le sein de la papessedu bout de son index.

Et le ton était d’une assurance si irrésistible, le geste à lafois si imprévu et si précis que, de nouveau, l’espace de quelquessecondes, le silence pesa lourdement sur les acteurs de cette scènerapide.

Une fois encore, Espinosa admira.

– Quel rude jouteur !

Quant à Fausta, elle reçut le coup en pleine poitrine. Mais ellene broncha pas. Son front se redressa plus orgueilleux, son œilsoutint avec une froide intrépidité le regard étincelant duchevalier, tandis qu’elle rugissait en elle-même :« Oh ! démon ! »

Le roi, lui, commençait à s’intéresser à cet étrange ambassadeurau point qu’il oubliait ses façons cavalières qui l’avaient sicruellement froissé.

Le chevalier continuait :

– Allons, madame, sortez de votre sein ce fameux parchemin,montrez-le nous un peu, que nous puissions discuter sa valeur, cars’il intéresse Sa Majesté le roi d’Espagne, il intéresse aussi SaMajesté le roi de France que j’ai l’insigne honneur de représenterici.

En disant ceci, Pardaillan s’était redressé. Et il y avait unetelle flamme dans son regard, une telle force, une telle autoritédans son geste et sa parole que, cette fois, le roi lui-même ne puts’empêcher d’admirer cet homme qu’il ne reconnaissait pour ainsidire plus, tant il lui apparaissait, maintenant, imposant etmajestueux.

Fausta n’était pas femme à reculer devant une telle mise endemeure et elle songeait : « Puisque cet homme bat lesdiplomates les plus consommés par sa franchise audacieuse, pourquoin’emploierais-je pas la même franchise comme une arme redoutablequi se tournerait contre lui ? »

Et elle porta la main à son sein pour en extraire le parcheminqui s’y trouvait en effet et l’étaler dans un geste de bravade.

Mais, sans doute, il n’entrait pas dans les vues du roi dediscuter sur ce sujet avec l’ambassadeur du roi Henri car ill’arrêta en disant impérieusement :

– J’ai donné congé à madame la princesse Fausta.

Fausta n’acheva pas son geste. Elle s’inclina devant le roi,regarda Pardaillan droit dans les yeux, et :

– Nous nous retrouverons, chevalier, dit-elle d’une voixtrès calme.

– J’en suis certain, madame, dit gravement Pardaillan.

Fausta approuva non moins gravement d’une légère inclination detête et se retira lentement, majestueusement, comme elle étaitentrée, accompagnée par Espinosa qui, soit pour lui faire honneur,soit pour tout autre motif, la conduisit jusqu’à l’antichambre oùil la laissa pour revenir assister à l’entretien du roi et dePardaillan.

Lorsque le grand inquisiteur reprit sa place :

– Monsieur l’ambassadeur, dit le roi, veuillez nous faireconnaître l’objet de votre mission.

Avec cette sûreté de coup d’œil, qui était un don chez lui, aveccette intuition merveilleuse qui le guidait dans les cas graves oùune décision prompte s’imposait, Pardaillan avait étudié et comprisinstantanément le caractère de Philippe II.

« Esprit sombre et cauteleux, fanatique sincère, orgueilimmodéré, prudent et patient, tenace dans ses projets, tortueuxdans la conduite de ses plans… un prêtre couronné. Si j’essaie dejouer au plus fin avec lui, je n’en finirai jamais. C’est à coupsde vérités, à coups d’audace que je dois l’assommer. »

On a vu qu’il avait immédiatement et non sans succès employécette tactique.

Lorsque le roi lui dit :

– Faites-nous connaître l’objet de votre mission.

Pardaillan, qui supportait le regard fixe du roi sans paraîtretroublé, répondit, avec une tranquille aisance, comme s’il eûttraité d’égal à égal :

– Sa Majesté le roi de France désire que vous retiriez lestroupes espagnoles que vous entretenez dans Paris et dans leroyaume. Le roi, animé des meilleures intentions à l’égard de VotreMajesté et de son peuple, estime que l’entretien de ces garnisonsdans son royaume constitue un acte peu amical de votre part. Le roiestime que vous n’avez rien à voir dans les affaires intérieures dela France.

L’œil froid de Philippe eut une lueur aussitôt éteinteet :

– Est-ce tout ce que désire S. M. le roi deNavarre ? fit-il.

– C’est tout… pour le moment, dit froidementPardaillan.

Le roi parut réfléchir un instant, puis il répondit :

– La demande que vous nous transmettez serait juste etlégitime si S. M. de Navarre était réellement roi deFrance… ce qui n’est pas.

– Ceci est une question qui n’est pas à soulever ici, ditfermement Pardaillan. Il ne s’agit pas de savoir, Sire, si vousconsentez à reconnaître le roi de Navarre comme roi de France. Ils’agit d’une question nette et précise… le retrait de vos troupesqui n’ont rien à faire en France.

– Que pourrait le roi de Navarre contre nous, lui qui nesait même pas prendre d’assaut sa capitale ? fit le roi avecun sourire de dédain.

– En effet, Sire, dit gravement Pardaillan, c’est uneextrémité à laquelle le roi Henri ne peut se résoudre.

Et soudain, avec son air figue et raisin :

– Que voulez-vous, sire, le roi veut que ses sujets sedonnent à lui librement. Il lui répugne de les forcer par unassaut, en somme facile. Ce sont là scrupules exagérés qui nesauraient être compris du vulgaire, mais qu’un roi comme vous,Sire, ne peut qu’admirer.

Le roi se mordit les lèvres. Il sentait la colère gronder enlui, mais il se contint, ne voulant pas paraître avoir compris laleçon que lui donnait ce gentilhomme sans feu ni lieu. Il secontenta de dire d’un air évasif :

– Nous étudierons la demande de S. M. Henri deNavarre. Nous verrons…

Malheureusement, il avait affaire à un adversaire décidé à nepas se contenter de faux-fuyants.

– Faut-il conclure, Sire, que vous refusez d’accéder à lademande juste, légitime et courtoise du roi de France ?insista Pardaillan.

– Et quand cela serait, monseigneur ? fit le roi d’unair rogue.

Pardaillan reprit paisiblement :

– On dit, Sire, que vous adorez les maximes et lessentences. Voici un proverbe de chez nous que je vous conseille deméditer : « Charbonnier est maître chez lui. »

– Ce qui veut dire ? gronda le roi en seredressant.

– Ce qui veut dire, Sire, que vous ne pourrez vous enprendre qu’à vous-même si vos troupes sont châtiées comme elles leméritent et chassées du royaume de France, dit froidementPardaillan.

– Par la Vierge Sainte ! je crois que vous osezmenacer le roi d’Espagne, monsieur ! éclata Philippe, lividede fureur.

Et Pardaillan, avec un flegme sublime en semblablecirconstance :

– Je ne menace pas le roi d’Espagne… Je l’avertis.

Le roi, qui ne s’était contenu jusque-là que par un puissanteffort de volonté, donnait soudain libre cours à l’exaspérationsuscitée en lui par les façons cavalières et hardies de cet étrangeambassadeur.

Il se tournait déjà vers Barba Roja pour lui faire signe defrapper, déjà Pardaillan, qui ne le perdait pas de vue, sedisposait à dégainer lorsque Espinosa s’interposa et, très calme,d’une voix presque douce :

– Le roi, qui exige de ses serviteurs un dévouement et unzèle absolus, ne saurait vous reprocher de posséder à un si hautdegré les qualités d’un excellent serviteur. Il rend hommage, aucontraire, à votre ardeur et saura, le cas échéant, en témoignerauprès de votre maître.

– De quel maître voulez-vous parler, monsieur ? fittranquillement Pardaillan qui, aussitôt, fit face à ce nouveladversaire.

Si impassible que fût le grand inquisiteur, il faillit perdrecontenance devant cette question imprévue.

– Mais, balbutia-t-il, je parle du roi de Navarre.

– Vous voulez dire du roi de France, monsieur, fitPardaillan imperturbable.

– Le roi de France, soit, condescendit Espinosa. N’est-cepas votre maître ?

– Je suis, il est vrai, ambassadeur du roi de France. Maisle roi n’est pas mon maître pour cela.

Pour le coup Espinosa et Philippe se regardèrent avec unébahissement qu’ils ne cherchèrent pas à dissimuler et la mêmepensée leur vint en même temps :

– Serait-ce un fou ?

Et Pardaillan qui lut cette pensée sur leurs physionomieseffarées, Pardaillan sourit d’un air narquois. Mais l’esprit tendu,l’attention en éveil, il se tenait prêt à tout, car il sentait queles choses pouvaient tourner au tragique d’un instant àl’autre.

Enfin Espinosa se ressaisit et, doucement :

– Si le roi n’est pas votre maître, qu’est-ce donc, selonvous ?

Pardaillan devint glacial et, s’inclinant :

– C’est un ami auquel je m’intéresse, dit-ilsimplement.

En soi le mot était énorme. Prononcé devant des personnages telsque Philippe II et son grand inquisiteur, qui représentaient lepouvoir dans ce qu’il a de plus absolu, il apparaissait d’uneénormité prodigieuse.

Et, ce qu’il y eut de plus prodigieux encore, c’est que, aprèsavoir considéré un instant cette physionomie étincelante d’audaceet d’intelligence, après avoir admiré cette attitude de forceconsciente au repos, Espinosa l’accepta, ce mot, comme une chosetoute naturelle, car il s’inclina à son tour et,gravement :

– Je vois à votre air, monsieur, qu’en effet vous ne devezavoir d’autre maître que vous-même et l’amitié d’un homme tel quevous est précieuse pour honorer même un roi.

– Paroles qui me touchent d’autant plus, monsieur, que moiaussi, je vois à votre air que vous ne devez pas prodiguer lesmarques de votre estime, répondit Pardaillan.

Espinosa le regarda un instant et approuva doucement de latête.

– Pour en revenir à l’objet de votre mission, Sa Majesté nerefuse pas d’accéder à la demande que vous lui avez transmise. Maisvous devez comprendre qu’une question aussi importante ne se peutrésoudre sans qu’on y ait mûrement réfléchi.

Ayant écarté l’orage momentanément, Espinosa s’effaça denouveau, laissant au roi le soin de continuer la conversation dansle sens où il l’avait aiguillée. Et Philippe, comprenant quel’inquisiteur ne jugeait pas le moment venu de briser lespourparlers, ajoutait :

– Nous avons nos vues.

– Précisément, dit Pardaillan, ce sont ces vues qu’ilserait intéressant de discuter. Vous rêvez d’occuper le trône deFrance et vous faites valoir votre mariage avec Élisabeth deFrance. C’est un droit nouveau en France et vous oubliez, Sire, quepour consacrer ce droit, il vous faudrait une loi en bonne et dueforme. Or, jamais le Parlement ne promulguera une pareille loi.

– Qu’en savez-vous, monsieur ?

Pardaillan haussa les épaules et :

– Eh ! Sire, voici des années que vos agents sèmentl’or à pleines mains pour arriver à ce but. Avez-vousréussi ?… Toujours vous vous êtes heurté à la résistance duParlement… Cette résistance, vous ne la briserez jamais.

– Et qui vous dit que nous n’avons pas d’autresdroits ?

– Le parchemin de Mme Fausta ?… Ehbien, parlons-en de ce parchemin ! si vous mettez la maindessus, Sire, publiez-le et je vous réponds qu’aussitôt Paris et laFrance reconnaissent Henri de Navarre.

– Comment cela ? fit le roi avec étonnement.

– Sire, dit froidement Pardaillan, je vois que vos agentsvous renseignent bien mal sur l’état des esprits en France. LaFrance est lasse d’être pillée et ravagée sans pudeur et sans freinpar une poignée d’ambitieux forcenés. La France n’aspire qu’aurepos, à la tranquillité, à la paix, enfin. Pour l’avoir, cettepaix, elle est prête à accepter Henri de Navarre, même s’il restehérétique… à plus forte raison l’acceptera-t-elle s’il embrasse lareligion catholique. Le roi, lui, hésite encore. Publiez ce fameuxparchemin et ses hésitations disparaissent, pour en finir il sedécide à aller à la messe et alors, c’est Paris qui lui ouvre sesportes, c’est la France qui l’acclame.

– En sorte que, selon vous, nous n’avons aucune chance deréussite dans nos projets ?

– Je crois, dit paisiblement Pardaillan, qu’en effet, vousne serez jamais roi de France.

– Pourquoi ? fit doucement Philippe.

Pardaillan fixa son œil clair sur le roi, et avec un calmeimperturbable :

– La France, Sire, est un pays de lumière et de gaieté. Lafranchise, la loyauté, la bravoure, la générosité, tous lessentiments chevaleresques y sont aussi nécessaires à la vie quel’air qu’on respire. C’est un pays vivant et vibrant, ouvert à toutce qui est noble et beau, qui n’aspire qu’à l’amour, c’est-à-direla vie, et à la lumière, c’est-à-dire la liberté. Pour régner surce pays, il faut nécessairement un roi qui synthétise toutes cesqualités, un roi qui soit beau, aimable, brave et généreux entretous.

– Eh bien ! fit sincèrement Philippe, ne puis-je êtrece roi ?

– Vous, Sire ? dit Pardaillan qui prit un airstupéfait. Mais les bûchers naissent sous vos pas comme degigantesques rôtissoires à chair humaine. Mais vous apportez avecvous votre Inquisition, sombre régime de terreur qui prétend régirjusqu’à la pensée. Mais regardez-vous, Sire, et voyez si cet airmajestueux que vous avez ne suffirait pas à glacer les plus gais etles plus joyeux vivants. Mais on sait en France le régime que vousavez instauré dans les Flandres. Mais dans ce pays de joie et delumière vous n’apporteriez que les ténèbres et la mort… Mais lespierres se dresseraient d’elles-mêmes pour vous barrer la route. Ehnon ! Sire, tout cela peut être bon pour l’Espagne, maisjamais ne sera accepté en France.

– Vous avez la franchise brutale, monsieur, grinçaPhilippe.

Pardaillan eut cet air d’étonnement ingénu qu’il prenaitlorsqu’il se disposait à dire quelque énormité.

– Pourquoi ? J’ai parlé au roi de France avec la mêmefranchise que vous qualifiez de brutale, et il ne s’en est pointoffusqué… bien au contraire… De vrai nous ne saurions nouscomprendre parce que nous ne parlons pas la même langue. En Franceil en serait toujours ainsi, vous ne comprendriez pas vos sujetsqui ne vous comprendraient pas davantage. Le mieux est donc derester ce que vous êtes.

Philippe eut un sourire livide.

– Je méditerai vos paroles, croyez-le bien, dit-il. Enattendant, je veux vous traiter avec les égards dus à un homme devotre mérite. Vous plaîrait-il d’assister à l’autodafé dominical dedemain ?

– Mille grâces, Sire, mais ces sortes de spectaclesrépugnent à ma sensibilité un peu nerveuse.

– Je le regrette, monsieur, dit Philippe avec une amabilitésincère. Mais enfin je veux vous distraire et non vous imposer desspectacles qui, s’ils nous conviennent à nous, sauvages d’Espagne,peuvent en effet choquer votre nature raffinée de Français.Éprouvez-vous la même répugnance pour la corrida ?

– Ah ! pour cela, non ! fit Pardaillan sanssourciller. J’avoue même que je ne serais pas fâché de voir une deces fameuses courses. On m’a précisément parlé d’un toréador fameuxen Andalousie, ajouta-t-il en fixant le roi.

– El Torero ? fit le roi paisiblement. Vous le verrez…Vous êtes invité à la corrida d’après-demain lundi. Vous verrez làun spectacle extraordinaire, qui vous étonnera, j’en suis sûr,reprit Philippe avec cette intonation étrange qui fit dresserl’oreille à Pardaillan comme elle avait frappé Fausta l’instantd’avant.

Néanmoins le chevalier répondit :

– Je remercie Votre Majesté de l’honneur qu’elle veut bienme faire, et je ne manquerai pas d’assister à un aussi curieuxspectacle.

– Allez, monsieur l’ambassadeur, je vous ferai connaître maréponse à la demande de S. M. Henri de Navarre… Et n’oubliezpas la corrida, lundi. Vous verrez quelque chose de curieux… detrès curieux…

« Ouais ! songeait Pardaillan en s’inclinant,serait-ce quelque traquenard à mon intention ?…Mordiable ! il ne sera pas dit que ce sinistre despote m’aurafait reculer ! »

Et en se redressant, l’œil étincelant :

– Je n’aurai garde d’oublier, Sire ! Et enlui-même : Pas plus que tu n’oublieras les quelques véritésdont je t’ai gratifié.

Et d’un pas ferme, il se dirigea vers l’antichambre.

Derrière lui, sur un signe impérieux de Philippe II, Barba Rojase mit en marche.

En passant près de son maître, Barba Roja s’arrêta uneseconde :

– Corrige-le, ridiculise-le devant tout le monde… mais nele tue pas, murmura le roi.

Et le molosse sortit derrière Pardaillan enmarmonnant :

– Diantre soit de la fantaisie du roi ! C’était sifacile de le prendre par le cou et de l’étrangler comme un poulet…ou bien encore quelque bon coup de dague ou d’épée et la besogne setrouvait proprement expédiée… Le corriger ! passe encore, jesais, Dieu merci ! comment m’y prendre… Mais leridiculiser ?… Que diable pourrai-je lui faire pourcela ?

Barba Roja sorti, le roi se leva, vint se placer derrière unelourde portière de brocart, poussa légèrement la porte et de là semit à surveiller attentivement ce qui allait se passer.

Pardaillan ne paraissait pas se douter qu’une ombre le suivaitpas à pas. L’antichambre dans laquelle il venait de pénétrer étaitune vaste salle nue, garnie simplement d’immenses banquettescourant le long des murs. Elle était encombrée de courtisans,gentilshommes de service, officiers de garde, laquais chamarrés,allant et venant, affairés et pressés, huissiers immobiles, labaguette d’ébène à la main. Parmi les courtisans, les uns étaientassis sur les banquettes, d’autres se promenaient à petits pas,d’autres encore, groupés dans les embrasures de fenêtres, causaiententre eux. Devant certaines portes, un officier de garde, l’épée aupoing, devant d’autres, un huissier.

De temps en temps, un page, vif et alerte, se faufilaitadroitement dans la cohue, sans que nul ne fit attention à lui.D’autres fois, c’était quelque ecclésiastique qui traversaitgravement, lentement, la salle. Devant celui-là, simple moine ouévêque, chacun s’effaçait, se courbait, car le roi exigeait detous, grands ou petits, le plus profond respect pour tout ce quiportait l’habit religieux. Et comme le roi donnait lui-mêmel’exemple, chacun, pour être bien vu, s’empressait de renchérir surSa Majesté.

Dans une embrasure, Pardaillan reconnut des visages deconnaissance. Il murmura :

– Tiens ! les trois anciens ordinaires deValois ! Ils attendent sans doute leur maîtresse, la digneFausta. Mais je ne vois pas ce brave Bussi, ni cet excellent neveude M. Peretti.

Dans cette antichambre, où s’entassait une foule, on n’entendaitque de vagues chuchotements ou le bruit étouffé des pas glissantsur les dalles de marbre. On se fût cru dans une église. Nul, ici,n’eût été assez téméraire pour élever la voix.

Curieux comme il l’était sous ses airs de ne pas l’être,Pardaillan fit Plusieurs fois le tour de la salle. Tout à coup ils’aperçut qu’un silence de mort planait maintenant sur cette fouletout à l’heure discrètement bruissante. Et, chose plus étrangeencore, tout mouvement avait cessé. On eût dit que tous lesassistants avaient été soudain pétrifiés, en sorte que Pardaillanavait l’air d’évoluer au milieu de statues.

L’explication de cet apparent phénomène est très simple.

Barba Roja cherchait toujours ce qu’il pourrait bien faire pourridiculiser Pardaillan devant tous les assistants. Et comme il netrouvait rien, il se contentait d’emboîter les pas du chevalier.Seulement son manège avait été vite remarqué. Alors un murmure serépandit de proche en proche : il allait se passer quelquechose. Quoi ? On n’en savait rien. Mais chacun voulut voir etentendre. Chacun se tut et s’immobilisa dans l’attente du spectaclepressenti : comédie ou tragédie.

Et, au milieu du silence et de l’immobilité générale, Pardaillandevint le point de mire de tous les regards.

Il n’en parut nullement gêné d’ailleurs et, d’un pas très posé,il s’achemina vers la sortie.

Devant la porte, un officier se tenait raide comme à la parade.Derrière Pardaillan, Barba Roja fit un signe impérieux. L’officier,au lieu de s’effacer, tendit son épée en travers de la porte et,très poliment d’ailleurs, dit :

– On ne passe pas ici, seigneur !

– Ah ! fit simplement Pardaillan. En ce cas veuillezme dire par où je pourrai sortir.

L’officier eut un geste vague qui embrassait toutes les issuessans en désigner aucune plus spécialement.

Pardaillan parut s’en contenter et ne dit rien. Résolument, aumilieu de l’attention générale, il se dirigea vers une autre porte.Là, il se heurta à un huissier qui, comme l’officier, lui barra lechemin en étendant sa baguette et, très poliment, en saluant trèsbas, lui dit qu’on ne passait pas par là.

Pardaillan fronça légèrement le sourcil et eut par-dessus sonépaule un coup d’œil qui eût donné fort à réfléchir à Barba Rojas’il avait pu le saisir au passage.

Mais Barba Roja ne vit rien. Barba Roja cherchait toujourscomment s’y prendre pour ridiculiser le chevalier… Barba Roja netrouvait toujours pas.

Pardaillan eut un regard circulaire, et, en lui-même :

– Par Pilate, je crois que ces laquais titrés se moquent demoi !

Et, avec un sourire aigu :

– Souriez, nobles cuistres, souriez !… Tout à l’heurevos sourires se changeront en grimaces, et c’est moi qui rirai.

Et, toujours imperturbable, il reprit sa promenade qui, soithasard, soit intention, l’amena près des trois Ordinaires deFausta.

Alors Montsery, Chalabre, Sainte-Maline s’avancèrent, saluèrentfort galamment le chevalier qui rendit le salut de son air le plusgracieux et, avec des sourires aimables, mais à voix basse, ilséchangèrent rapidement ces quelques phrases :

– Monsieur de Pardaillan, dit Sainte-Maline, vous savezsans doute que nous avons mission de vous occire… ce que nousferons, dès que nous le pourrons.

– Avec bien du regret cependant, dit Montsery avecsincérité.

– Car nous vous tenons en singulière estime, ajoutaChalabre avec une révérence impeccable.

Pardaillan se contenta de saluer de nouveau en souriant.

– Mais, reprit Sainte-Maline, il nous paraît qu’on chercheà vous faire jouer ici un rôle… ridicule. Excusez le mot, monsieur,c’est une constatation et non un commentaire désobligeant.

– Dites toujours votre pensée, messieurs, dit polimentPardaillan.

– Eh bien ! monsieur, dit Montsery, qui était toujoursle plus fougueux des trois, la pensée de laisser berner uncompatriote devant nous, sans protester, nous estinsupportable.

– Surtout lorsque ce compatriote est un galant homme commevous, monsieur, ajouta Sainte-Maline.

– Alors ? Qu’avez-vous résolu, messieurs ? ditPardaillan qui se raidit comme il faisait toujours dans ses momentsd’émotion.

– Vivedieu ! monsieur, dit Chalabre en frappant sur lapoignée de son épée d’une manière significative, nous avons résolud’infliger à ces mangeurs d’oignon cru la leçon que mérite leuroutrecuidance.

– Nous serons fort honorés, monsieur, de tirer l’épée à voscôtés, dit Sainte-Maline, en saluant galamment.

– Tout l’honneur serait pour moi, messieurs, fit Pardaillanen rendant le salut.

– Quitte à reprendre notre liberté d’action après, et àvous charger quand l’occasion se présentera, ajouta Montsery.

– Cela va de soi, fit doucement Sainte-Maline.

Pardaillan approuva gravement de la tête et les contempla uninstant avec une expression d’indicible mélancolie. Enfin, trèsgravement :

– Messieurs, dit-il, vous êtes de braves gentilshommes. Ceque vous faites, et dont je vous exprime ma gratitude émue, voussera compté. Pour ma part, quoiqu’il advienne, je ne l’oublieraijamais. Mais – ici il reprit sa physionomie narquoise et sonsourire d’ironie aiguë – mais quittez tout souci en ce qui meconcerne. Vous pouvez rester ici sans crainte de voir ridiculiserun compatriote. On rira peut-être tout à l’heure, je vous jurequ’on ne rira pas de votre serviteur qui vous remercie encore,messieurs.

– Comme il vous plaira, monsieur, dit Sainte-Maline sansinsister davantage.

– Nous restons néanmoins à votre disposition, ditChalabre.

– Et au premier signe de votre part nous chargeons, ajoutaMontsery.

Il y eut un échange de révérences courtoises, et Pardaillan seremit à déambuler.

Tout à coup, il sentit qu’on lui avait marché sur le talon. Il yeut une explosion de rires étouffés chez les courtisanes.

Pardaillan se retourna vivement et aperçut Barba Roja quiroulait des yeux effarés. C’était sans le faire exprès que lecolosse avait marché sur le talon du chevalier. Mais ce banalincident fut un trait de lumière pour lui, car il se frappa lefront et murmura :

– J’ai trouvé ! Enfin !… Maintenant on vas’amuser un peu.

Pardaillan le contempla un instant en souriant de son sourirefroid et railleur. Barba Roja soutint le regard du chevalier ensouriant avec confiance.

– Excusez-moi, monsieur, fit Pardaillan très doucement,j’espère que je ne vous ai pas fait mal.

Et il reprit paisiblement sa promenade au milieu de l’hilaritégénérale À ce moment, il passait près de la porte du cabinet duroi. Il eut dans l’œil une lueur aussitôt éteinte.

Au même instant, et coup sur coup, Barba Roja lui marcha sur lestalons.

Pardaillan se retourna encore et avec son immuablesourire :

– Décidément, monsieur, vous allez me trouver d’unemaladresse insigne.

Et il voulut reprendre sa promenade. Mais Barba Roja lui mit lamain sur l’épaule.

Sous la puissante pesée du colosse, Pardaillan fléchitsubitement.

Si Barba Roja eut connu Pardaillan, peut-être eût-il été étonnéde rencontrer si peu de résistance. Malheureusement pour lui, BarbaRoja ne connaissait pas Pardaillan, et confiant dans sa forceherculéenne, il crut sincèrement l’avoir écrasé. Dédaigneux, ilredressa cet adversaire indigne de lui, et magnanime, le relâchabrusquement, ce qui le fit trébucher.

Un éclat de rire général accompagné d’exclamations admirativesvint chatouiller agréablement la vanité du dogue de Philippe II etl’encourager en même temps à persévérer dans son rôle.

Les courtisans savaient que Barba Roja n’agissait jamais que surl’ordre du roi. L’applaudir bruyamment était donc une manière commeune autre de faire leur cour. Ils n’avaient garde d’y manquer, etle silence respectueux avait fait place à une tapageuseanimation.

Pardaillan frotta doucement son épaule, sans doute endolorie, etd’un air à la fois piteux et béant d’admiration, qui fit redoublerles rires :

– Mon compliment, monsieur, vous avez une poignesolide !

Barba Roja, d’un geste, appela un huissier. Il lui prit sabaguette d’ébène, la plaça posément dans la position horizontale, àun pied environ du sol, et ordonna :

– Maintenez ainsi cette baguette.

Et tandis que l’huissier s’accroupissait pour exécuter l’ordre,se tournant vers Pardaillan qui, comme tout le monde, suivaitattentivement ces préparatifs :

– Monsieur, dit Barba Roja, d’un air rogue, j’ai parié quevous sauteriez par-dessus cette canne.

– Par-dessus cette canne ? Diable ! fitPardaillan en tortillant sa moustache d’un air embarrassé.

– J’espère que vous ne voulez pas me faire perdre mon paripour si peu de chose.

– Peu de chose, en effet, balbutia Pardaillan, toujoursembarrassé.

Barba Roja fit un pas vers lui et, désignant la canne quel’huissier maintenait avec un sourire de jubilationféroce :

– Sautez, monsieur, fit-il sur un ton menaçant.

Alors, devant l’air piteux du chevalier, les exclamationsfusèrent de tous les côtés :

– Il sautera ! dit un seigneur.

– Il ne sautera pas !

– Cent doubles ducats contre un maravédis[15] , qu’il saute !

– Tenu !…

– Il ne sautera pas !… Même s’il le voulait, il n’enaurait pas la force !

– Sautez, monsieur, répéta Barba Roja.

– Et si je refuse ? demanda Pardaillan, presquetimide.

– Alors, je vais vous pousser avec ceci, dit froidementBarba Roja qui mit l’épée à la main.

« Enfin ! songea Pardaillan avec un sourire de joiepuissante. »

Et, au même instant, il dégaina.…

Un duel dans l’antichambre royale… C’était un fait inouï, sansprécédent, et Barba Roja était le seul homme qui put se permettreun geste pareil.

Le colosse, en dehors de sa force extraordinaire, passait pourune des premières lames d’Espagne, et pour peu que l’étranger sûtmanier proprement son épée, le spectacle allait être passionnant auplus haut point étant données les conditions dans lesquelles ilavait lieu. Aussi le silence s’établit subitement. On se rangea enun vaste demi-cercle, laissant le plus de place possible aux deuxcombattants qui se trouvaient non loin de la porte parl’entrebâillement de laquelle Philippe II, invisible, assistait àtoute la scène, l’œil étincelant d’une joie sauvage. Pardaillanavait admirablement joué son rôle de poltron et, pour le roi commepour tous les assistants, le doute n’était pas possible : ledogue du roi allait rudement châtier l’insolent Français.

L’huissier avait voulu se mettre à l’écart, mais Barba Rojaétait si sûr de lui qu’il commanda :

– Ne bougez pas. Monsieur sautera tout à l’heure.

Et l’huissier obéit en souriant.

Les deux adversaires tombèrent en garde au milieu du cercleattentif.

Ce fut bref, foudroyant, étincelant. À peine quelquesfroissements de fer, quelques éclairs, et l’épée de Barba Roja,arrachée par une force irrésistible, s’en alla rouler au milieu ducercle muet d’effarement.

– Ramassez, monsieur, dit froidement Pardaillan.

Le colosse s’était déjà précipité sur son épée. De nouveau ilfonça sur Pardaillan, convaincu que ce qui venait de lui arriverétait le fait d’une surprise, d’une faiblesse passagère, d’unaccident enfin, qui ne se renouvellerait pas.

Et une deuxième fois, l’épée violemment arrachée alla rouler surles dalles, où, cette fois, elle se cassa net.

– Demonio ! hurla Barba Roja, qui se rua, ladague levée.

D’un geste prompt comme la foudre, Pardaillan passa son épéedans sa main gauche, saisit au vol le poignet du colosse, et d’uneétreinte formidable le maintint levé, le pétrit, le broya, sanseffort apparent, avec aux lèvres un sourire terrible.’

Barba Roja se raidit dans un effort de tous ses muscles tendus àse briser… Il ne réussit pas à se soustraire à la prodigieuseétreinte, et au milieu du silence de mort qui planait surl’assistance, on entendit un râle étouffé. Une expression destupeur et de douleur atroce se répandit sur les traits ducolosse ; ses doigts engourdis s’ouvrirent malgré lui ;le poignard lui échappa et, tombant sur la pointe, se brisa avec unbruit sec !

Alors, d’un geste brusque, Pardaillan ramena le poignet enarrière et le maintint sur le dos, tandis que de la main gauche, ilrengainait son épée inutile. Et Barba Roja qui sentait ses oscraquer sous la pression de fer, Barba Roja fut contraint de secourber.

Alors, ainsi courbé, Pardaillan le poussa vers l’huissier qui,d’étonnement ou de terreur s’était laissé choir sur les dalles etmaintenait sa baguette à deux mains d’un geste purementmachinal.

– Saute ! commanda impérieusement Pardaillan enmontrant la baguette de son doigt tendu.

Barba Roja essaya une suprême résistance…

– Saute ! répéta Pardaillan, ou je te brise les os dubras.

Et un craquement sinistre, suivi d’un gémissement plaintif, vintprouver aux courtisans pétrifiés que la menace n’était pasvaine.

Et soulevé par les tenailles d’acier, sentant son bras sedésarticuler sous la puissante pesée, les traits contractés, lividede honte, écumant de fureur et de douleur, Barba Roja sauta.

Impitoyable, Pardaillan l’obligea à se retourner et à sauterdans le sens contraire.

Ils se trouvaient alors placés face au cabinet du roi.

Haletant, râlant, le visage inondé de sueur, les yeux exorbités,Barba Roja paraissait sur le point de s’évanouir.

Alors Pardaillan le lâcha.

Mais de la main gauche, saisissant à pleine main l’opulentebarbe du colosse, sans un mot, sans regarder derrière, comme unebête qu’on traîne à l’abattoir, il le traîna, à peu près inerte,vers le cabinet du roi.

Et Philippe II, qui le vit venir, n’eut que le temps de sereculer précipitamment, sans quoi il eut reçu en plein visage lebattant de la porte, que Pardaillan repoussa d’un violent coup depied.

Alors laissant la porte grande ouverte derrière lui, d’unedernière poussée envoyant Barba Roja rouler évanoui aux pieds duroi :

– Sire, dit Pardaillan d’une voix claironnante, je vousramène ce mauvais drôle… Une autre fois, ne le laissez pas allersans sa gouvernante, car s’il s’avise encore de me vouloir jouerses farces incongrues, je serai forcé de lui arracher un à un lespoils de sa barbe… et ce sera fâcheux pour lui, car alors il serahideux.

Et dans la stupeur et l’effarement généraux, il sortit sans sepresser, jetant autour de lui des regards étincelants.

Alors une voix murmura à l’oreille de Philippe,médusé :

– Je vous avais bien dit, Sire, que vous vous y preniezmal !… Me laisserez-vous agir maintenant ?

– Vous aviez raison, monsieur l’inquisiteur… Allez, faitesà votre idée, répondit le roi d’une voix tremblante de fureur.

Et avec une admiration mêlée de stupeur et de sourdeterreur :

– Mais, quel homme !… Il a à moitié occis ce pauvreBarba Roja.

Lorsque gentilshommes et officiers, enfin revenus de leurstupeur, se décidèrent à courir sus à l’insolent, il était troptard, Pardaillan avait disparu.

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