Pardaillan et Fausta

Chapitre 26LES CONSPIRATEURS

L’ombrageuse fierté d’El Chico avait fait de lui un déclassérebelle à toute autorité.

Jusqu’à ce jour une seule personne avait pu lui parler enmaître&|160;: Juana Mais cet empire de Juana, il le subissaitdepuis toujours, pour ainsi dire. Il y était fait maintenant, et ilétait clair que, quoi qu’il pût advenir, jamais, lui, El Chico,n’aurait ni la volonté ni même la pensée de commander à Juana.Est-ce que c’était possible, cela&|160;? Il était et il resteraittoute sa vie le très humble adorateur de celle qui personnifiait lamadone à ses yeux. Un bon chrétien oserait-il commettre cesacrilège, de résister à un ordre de la madone&|160;? Non,tiens&|160;! Et bien que son indépendance, en fait de religion, lefit passer aux yeux de certains pour un hérétique, cetteindépendance ne pouvait être que très relative&|160;: il ne pouvaitéchapper à l’influence de certaines idées courantes. Donc Juana luiapparaissait comme la madone, il lui obéissait comme telle.

Or, voici que maintenant, dans son existence, surgissait unautre maître&|160;: Pardaillan. Il lui semblait que de tout tempscelui-ci avait eu le droit de le commander et que lui n’avait riende mieux à faire que de lui obéir comme il obéissait à Juana. Et cequi le confirmait dans cette pensée, c’était de constater que lui,qui s’était si longuement et si vigoureusement débattu pouréchapper à cet ascendant, il l’acceptait sans conteste et luiobéissait non avec résignation, mais avec plaisir.

Pourquoi&|160;?

C’est que Pardaillan avait su faire naître en son esprit cetteconviction que, grâce à lui, le rêve chimérique d’un amour partagépouvait devenir une réalité. De ce fait, si Juana lui apparaissaitcomme la madone, Pardaillan lui apparut comme Dieu lui-même. Lapensée d’une résistance ne pouvait pas l’effleurer puisque lesordres donnés tendaient à la réalisation d’une conquête jugée,jusque-là, irréalisable.

En conséquence Pardaillan ayant commandé de ramasser l’or deFausta, le Chico obéit docilement.

Lorsque la petite fortune fut enfermée dans le coffre dûmentcadenassé&|160;:

–&|160;En route, maintenant, il est temps&|160;! ditPardaillan.

Le nain souffla sa chandelle, déclencha le ressort actionnant laplaque qui obstruait l’entrée de son réduit et, suivi du chevalier,il s’engagea dans l’escalier.

Ainsi qu’il l’avait brièvement expliqué, le Chico ne suivit pasle chemin par où il était venu. En effet, Pardaillan, en rampant aubesoin, aurait pu parvenir jusqu’à la grille qui fermait le conduitaboutissant au fleuve. Mais là il n’aurait pu passer parl’ouverture que le nain avait pratiquée à sa taille. Il eût falluagrandir cette ouverture, et, pour ce faire, se livrer à un travailqui eût demandé plusieurs heures et nécessité l’emploi d’outilsqu’ils n’avaient pas en leur possession.

Au reste, pourvu qu’il sortît enfin de ce lieu sinistre oùl’implacable volonté de Fausta l’avait condamné à mourir par lafaim, peu importait à Pardaillan par quel chemin.

Il n’était pas autrement incommodé par l’obscurité, ses yeux yétant faits, et à travers le dédale des voies souterrainesmultiples et enchevêtrées à plaisir, derrière le petit homme, ilallait avec son insouciance accoutumée, notant soigneusement dansson esprit les explications de son guide, qui lui dévoilaitcomplaisamment le mécanisme secret des nombreux obstacles qui leurbarraient fréquemment la route.

Ils étaient maintenant dans un couloir sablé assez large pourleur permettre de passer de front sans se gêner mutuellement. Cecouloir aboutissait à un autre couloir qui le coupaittransversalement.

Et tout à coup Pardaillan eut un éblouissement. Il lui avaitsemblé, là, devant lui, au travers de cette muraille qui sedressait à quelques pas d’eux, il lui avait semblé voir scintillerdes étoiles.

–&|160;Nous approchons de la sortie&|160;? demanda-t-il à voixbasse.

–&|160;Pas encore, seigneur, répondit El Chico sur le mêmeton.

–&|160;Il m’avait semblé cependant… Morbleu&|160;! je ne metrompe pas&|160;! Voici que je vois de nouveau les étoiles.

Ils approchaient de la muraille et devant eux, en effet,Pardaillan voyait scintiller non pas des étoiles, comme il l’avaitcru de prime abord, mais des lumières assez nombreuses.

Son premier mouvement fut de mettre la dague au point enmurmurant&|160;:

–&|160;Tu avais raison, petit, je crois qu’il va falloir endécoudre.

Le nain ne répondit pas. Il savait sans doute à quoi s’en tenirsur le compte de ces lumières, car, sans en avoir l’air, ilpoussait tout doucement Pardaillan, placé à sa gauche. Cettemanœuvre avait pour but de lui dérober la vue de ces lumières en lepoussant hors du rayon où elles étaient visibles. Mais l’attentionde Pardaillan était éveillée maintenant, et rien ni personne aumonde n’aurait pu la détourner.

En approchant tout à fait, il vit avec satisfaction qu’il nes’agissait nullement d’une poursuite ou d’une mauvaise rencontre,comme il l’avait craint un instant. Les lumières venaient del’autre côté de la muraille, Passant à travers quelque trou ouquelques pierres désagrégées. Et comme il ne voyait à cettemuraille nulle issue apparente, il en concluait que nul danger nele menaçait, de ce fait du moins.

Cependant, comme s’il n’avait rien remarqué, le Chico voulaitcontinuer son chemin en tournant sur sa gauche.

–&|160;Un instant, murmura Pardaillan. Je suis curieux, moi, situ ne l’es pas, toi. Je veux voir ce qui se passe là derrière.

Les lumières jaillissaient d’une excavation placée devant lui.Pardaillan se pencha et regarda. Presque aussitôt il se redressa,en faisant entendre ce léger sifflement de l’homme qui vient dedécouvrir quelque chose d’intéressant.

–&|160;Venez, seigneur, insista désespérément le Chico. Venez,vous verrez que tout à l’heure il sera trop tard.

D’un geste doux mais très ferme, Pardaillan lui imposa silenceet, se penchant de nouveau, il se mit à regarder et à écouter avecune attention soutenue, pendant que le nain, voyant l’inutilité deses efforts, se résignait et, le dos appuyé au mur, les brascroisés, attendait le bon plaisir de son compagnon.

Que voyait donc Pardaillan qui l’intéressait à ce point&|160;?Ceci&|160;:

On se souvient que Fausta était descendue dans les souterrainsde sa maison, accompagnée de Centurion. Fausta avait déplacé unepierre de la muraille et avait ordonné à Centurion de regarder parce trou afin de lui prouver que, par là, invisible, on pouvaitassister à tout ce qui se passait dans cette étrange grotteaménagée en salle de réunion.

Fausta avait négligé ou dédaigné de refermer l’ouverture et lehasard venait d’amener Pardaillan devant cette excavation parlaquelle, et au travers de petits trous habilement ménagés du côtéintérieur, filtraient les nombreuses lumières qui éclairaientprésentement, cette grotte.

Sur les banquettes qui garnissaient la salle, Pardaillan vit unevingtaine de personnages qui lui étaient tous inconnus. Surl’estrade, assis dans les fauteuils, trois autres personnages,président et assesseurs de cette nocturne et occulte réunion, luiétaient aussi parfaitement inconnus.

Au moment où Pardaillan s’était penché pour la première fois surl’excavation, le président de cette réunion, assis au milieu,s’était levé, et d’une voix que Pardaillan aux écoutes entenditdistinctement, il dit&|160;:

–&|160;Seigneurs, frères et amis, j’ai l’insigne honneur de vousprésenter une nouvelle recrue. Moi, votre chef élu, je m’effacehumblement devant cette recrue et je salue en elle le seul chefvraiment digne de nous diriger, en attendant la venue de celui quevous savez.

Ces paroles produisirent dans l’assemblée étonnée une certainerumeur suivie d’un vif mouvement de curiosité lorsqu’on s’aperçutque cette nouvelle recrue, saluée comme leur seul chef possible,était une femme.

Cette femme, Pardaillan la reconnut aussitôt, et c’est à cemoment qu’il eut ce léger sifflement que nous avons signalé. Cettefemme, c’était Fausta.

Lentement, avec cette majesté un peu théâtrale qui lui étaitparticulière, elle monta sur l’estrade et se tint debout, face à cepublic inconnu, qu’elle semblait dominer de son œil de diamantnoir, étrangement fascinateur.

Les trois personnages assis sur l’estrade, qui savaient sansdoute ce que Fausta venait de faire là, se levèrent alors d’un mêmemouvement. En un clin d’œil, la table fut repoussée, un fauteuilfut placé presque au bord de l’estrade, dans lequel Fausta s’assitavec cette sérénité majestueuse si puissante chez elle. Dès qu’ellefut assise, les trois se placèrent debout derrière son fauteuil,dans l’attitude raide et compassée de dignitaires de cour enservice auprès de leur souverain.

Et sans doute ces trois-là étaient de nobles et hautsseigneurs&|160;; sans doute, par leur rang ou leurs vertus, ilsavaient su conquérir l’estime et la confiance de tous, car cesmarques de respect extraordinaire firent une profonde impressionsur le reste de l’assemblée.

Bientôt, soit qu’ils fussent entraînés par cet exemple, soitqu’ils fussent transportés par la souveraine beauté de celle quisurgissait inopinément au milieu d’eux, pareille à une reine,bientôt, sans que nul eût pu dire pourquoi il agissait ainsi, tousles assistants se levèrent comme un seul homme et, debout,attendirent respectueusement qu’il plût à ce nouveau chef des’expliquer.

Avant d’avoir parlé Fausta était assurée du succès. Elle en eutla perception très nette.

Pardaillan l’eut aussi, cette perception, car ilmurmura&|160;:

–&|160;Incomparable magicienne&|160;!

Et presque aussitôt il traduisit son inquiétude par cesmots&|160;:

–&|160;Que va-t-elle leur proposer&|160;? Et qui sont cesgens&|160;?… Bah&|160;! écoutons, nous verrons bien.

Fausta, toujours maîtresse d’elle-même, n’avait rien laisséparaître de ses sentiments intimes. Elle accepta l’hommage de cesinconnus comme une chose due et avec cette dignité bienveillantequ’elle savait prendre en de certains moments.

Un instant elle laissa errer son œil chargé d’effluves sur cesfronts qui se courbaient et, se retournant à demi, elle fit unsigne à celui des trois qui l’avait présentée à l’assemblée.

L’homme quitta la place qu’il avait prise juste derrière Fausta,et s’avançant au bord de l’estrade, en ayant bien soin de ne pasmasquer ni dépasser Fausta&|160;:

–&|160;Seigneurs, dit-il, voici la princesse Fausta. Princessesouveraine en ce pays du soleil, de l’amour et des fleurs, ce paysbéni qui s’appelle l’Italie. La princesse Fausta est fabuleusementriche. Elle connaît tout de nos projets et pourrait, je crois, vousnommer tous par vos noms, titres et qualités.

À cette révélation, des murmures se firent entendre dansl’assemblée. Tous ces hommes, l’instant d’avant si confiants, seregardèrent avec des regards chargés de soupçons.

Fausta comprit ce qui se passait dans ces esprits.

Elle étendit sa main dans un geste d’apaisement etdit&|160;:

–&|160;Rassurez-vous, seigneurs, il n’y a pas de traîtres parmivous. Votre association ne m’a pas été révélée. Je l’ai devinée.Sous un régime d’oppression sanglante pareil à celui sous lequelagonise votre beau pays d’Espagne, il ne fallait pas être grandclerc pour deviner qu’une action devait se faire et que des hommesde cœur et de dévouement se trouveraient qui, tout au moins,tenteraient de secouer le joug de fer. Ceci posé, le reste n’étaitplus qu’un jeu pour moi. Et quant à vos personnes, quant à vosprojets, si je les connais, c’est que j’ai pu assister, invisible,à la plupart de vos conciliabules.’

Cette déclaration loyale, faite sur un ton de suprême assurance,fit tomber les suspicions qui déjà se faisaient jour.

Mais qu’une femme, par la seule puissance du raisonnement, fûtparvenue à les deviner d’abord, eût eu ensuite cette audaceinimaginable de se mêler à eux qui se connaissaient tous, sans querien ne dénonçât sa présence, cela leur causait un étonnementprodigieux qui se manifesta ouvertement sur la plupart desphysionomies de ces hommes qui, pourtant, ne paraissaient pasfaciles à étonner.

Enfin la désinvolture avec laquelle cette femme avait parléd’une chose qui leur apparaissait comme un tour de forceremarquable, tout cela réuni commença de leur donner une hauteopinion de celle qui venait de leur parler.

Fausta perçut parfaitement ces impressions, mais elle n’enlaissa rien paraître. Comme si, désormais, elle eût acquis le droitde commander, elle se tourna vers le personnage qui la présentaitet dit d’un ton bref&|160;:

–&|160;Continuez, duc&|160;!

Celui à qui elle venait de donner ce titre de duc s’inclinaprofondément et reprit, se faisant l’interprète des pensées de plusd’un qui l’écoutait&|160;:

–&|160;Oui, seigneurs, la princesse vient de vous le dire, iln’y a jamais eu et il n’y aura jamais de traître parmi nous. Etcependant la princesse Fausta nous connaît, nous et nos projets.Mais alors qu’elle paraît trouver tout simple de nous avoirdécouverts, qu’elle me permette de dire ici que pour nous avoirdevinés, il faut être doué d’une perspicacité peu commune. Pouravoir osé s’aventurer parmi nous, il faut être doué d’un courage etd’une audace que bien des hommes – j’entends des plus courageux –n’auraient pas.

Un murmure approbateur se fit entendre.

–&|160;Le pouvoir dont elle dispose en tant que souveraine,continua le duc, ses immenses richesses, son esprit supérieur, soncourage viril, ses ambitions vastes et ses grandes pensées, toutcela, la princesse Fausta le met au service de l’œuvre derégénération que nous poursuivons.

Cette fois ce ne fut plus un murmure, ce furent des acclamationsqui saluèrent ces paroles, tandis que tous les yeux contemplaient,avec une admiration manifeste, cette femme qu’on leur présentaitcomme un être exceptionnel.

Le duc reprit d’une voix qui se fit plus forte&|160;:

–&|160;Tout ce que je viens de vous dire, qui n’est pas dénué devaleur, comme vous l’avez fort bien compris, ainsi que le prouventvos acclamations, tout cela n’est rien à côté de ce qui me reste àvous révéler.

Le duc prit un temps, soit pour ménager ses effets, en orateurhabile, soit pour permettre au silence de se rétablir, car sesparoles avaient soulevé un mouvement assez vif dansl’assemblée.

Quand le silence se fut complètement rétabli, ilreprit&|160;:

–&|160;Ce chef que nous cherchions vainement depuis de longsmois, le fils de don Carlos, la princesse le connaît… elle se faitforte de nous l’amener.

Ici l’orateur dut s’arrêter, interrompu qu’il fut par lesexclamations diverses, les trépignements, les manifestations lesplus diverses d’une joie bruyante et sincère. Toutes ces clameursse confondirent en un cri unanime de «&|160;Vive don Carlos&|160;!Vive notre roi&|160;!&|160;» jailli spontanément de toutes cespoitrines haletantes.

Un geste du duc ramena instantanément le silence. Chacunredevint attentif.

–&|160;Oui, seigneurs, lança le duc. La princesse connaît lefils de don Carlos, et elle nous l’amènera. Mais il y a mieuxencore. Écoutez ceci&|160;: la princesse sera, d’ici peu, l’épouselégitime de celui dont nous voulons faire notre roi. Épouse denotre chef, elle mettra à son service son pouvoir, qui est grand,sa fortune, et surtout son puissant génie. Elle fera de son épouxnon pas un roi de l’Andalousie comme nous le souhaitons, maisdépassant toutes nos espérances, toutes nos ambitions, elle fera delui, avec votre aide, le roi de toutes les Espagnes. J’avais doncraison de dire qu’elle seule pouvait être notre chef, puisqu’elleest déjà notre souveraine. C’est pourquoi, moi&|160;: don RuyGomès, duc de Castrana, comte de Mayalda, marquis de Algavar,seigneur d’une foule d’autres lieux, grand d’Espagne, dépouillé demes titres et biens par l’infâme tribunal qui s’intitule«&|160;Saint-Office&|160;», je lui rends hommage ici et jecrie&|160;: «&|160;Vive notre reine&|160;!&|160;»

Et le duc de Castrana mit un genou en terre. Et commel’étiquette très rigoriste de la cour d’Espagne interdisait detoucher à la reine, sous peine de mort, il se courba devant Faustajusqu’à toucher du front les planches de l’estrade.

Et un cri formidable retentit&|160;:

–&|160;Vive la reine&|160;!

Impassible comme à son ordinaire, Fausta reçut sans sourcillerl’enthousiaste hommage. Sans doute s’était-elle blasée sur ce genrede manifestations, ayant reçu – alors qu’elle pouvait se croire lapapesse – des hommages religieux faits d’adoration mystique,autrement grandioses que ces quelques vivats, si spontanés et sisincères fussent-ils. Cependant elle daigna sourire.

Et comme cette femme remarquable possédait au plus haut pointl’art d’asservir et d’ensorceler les foules, elle comprit qu’ungeste d’elle suffirait à changer ces enthousiastes en esclavesprêts à se faire tuer sur un signe.

Elle se leva vivement et, relevant le duc avec une grâcecaptivante&|160;:

–&|160;À Dieu ne plaise, dit-elle, que je laisse un de nosmeilleurs et de nos plus fidèles sujets le front dans lapoussière.

Et lui tendant sa main à baiser dans un geste vraiment royal,elle reprit sa place dans son fauteuil et, gravement&|160;:

–&|160;Duc, reprit-elle, quand notre époux sera sur le trône deses pères, nous voulons que soient réformées les règles d’uneétiquette étroite et mesquine. Nous sommes souveraine et nous nel’oublions pas, mais nous sommes avant tout femme, et nousentendons le demeurer. Comme telle, nous voulons que nos sujetspuissent nous approcher sans que cela leur soit imputé à crime.

Et désignant d’un geste empreint d’une grâce hautaine les hommesqui venaient de l’acclamer&|160;:

–&|160;Ceux-ci auront été les premiers. Ils nous seront toujoursles plus chers et les bienvenus auprès de nous.

Alors ce fut du délire. Pendant un long moment on n’entendit queles vivats les plus frénétiques. Puis ce fut la ruée au pied del’estrade, chacun voulant avoir l’insigne honneur de toucher à lareine. Celui-ci baisant le bout de sa mule, celui-là le bas de sarobe, cet autre plaquant ses lèvres à l’endroit où s’était posé sonpied, d’autres enfin – et c’étaient les mieux partagés, les plusheureux et les plus fiers aussi – effleurant le bout de ses doigtsqu’elle leur abandonnait avec une grâce nonchalante, ayant auxlèvres un indéfinissable sourire où il y avait certes, plus dedédain que de gratitude.

Mais qui donc se serait avisé d’analyser le sourire de lareine&|160;? Et notez que ces fanatiques étaient tous de hautenoblesse, avaient occupé un rang ou des emplois considérables.

Et Pardaillan, qui ne perdait pas un geste, pas un clin d’œil,admirait aussi Fausta, réellement superbe en son abandondédaigneux.

–&|160;Superbe, divine comédienne, murmurait-il.

En même temps il plaignait les malheureux affolés par le sourirede Fausta.

–&|160;Pauvres bougres&|160;! qui sait dans quelle épouvantableaventure la diabolique enchanteresse va les lancer&|160;!

Enfin il songeait à don César&|160;:

«&|160;Voyons, voyons, je ne comprends plus, moi. Cervantès m’aassuré que le Torero était le fils de don Carlos.M.&|160;d’Espinosa m’a demandé, de façon fort claire, del’assassiner. C’est donc que lui aussi le croit le fils de donCarlos. Et il doit être bien renseigné, je présume, ce bonM.&|160;d’Espinosa. Or le Torero est féru d’amour pour la Giralda,qui est bien la plus ravissante petite bohémienne que j’ai connue –à l’exception toutefois d’une certaine Violetta[21] ,devenue une duchesse. Le Torero ne connaît pas Fausta, du moins pasque je sache. Il est bien décidé à épouser sa bohémienne defiancée. Donc Mme&|160;Fausta ne peut devenir sonépouse… à moins de faire de lui un bigame, action qui, aux yeuxd’un païen tel que moi, n’aurait qu’une importance relative, maisqui, aux yeux de ce saint tribunal qu’on appelle le Saint-Office,passerai pour crime, lequel crime conduirait son auteur droit aubûcher. Serait-ce que don César, informé de son illustre naissancepar la noble Fausta, dédaignerait maintenant sa bohémienne pour uneprincesse souveraine, et fabuleusement riche, comme disait ce ducde Castrana&|160;? Eh&|160;! eh&|160;! ces sortes de choses se sontvues&|160;! Un prince royal ne peut pas avoir la même conception del’honneur qu’un obscur Torero. Serait-ce plutôt queMme&|160;Fausta, que rien n’embarrasse et dont jeconnais le génie inventif, aurait découvert un deuxième fils de donCarlos qu’elle tiendrait dans sa main&|160;? Peut-être,morbleu&|160;! J’ai peine à croire à la félonie de don César&|160;!Le mieux est d’écouter. Mme&|160;Fausta va peut-être merenseigner elle-même.&|160;»

Le calme s’était rétabli dans l’assistance. Chacun avait regagnésa place, heureux et fier de la faveur que le hasard lui avaitoctroyée. Le duc de Castrana déclara&|160;:

–&|160;Seigneurs, notre bien-aimée souveraine consent às’expliquer devant vous.

Ayant dit, il s’inclina devant Fausta et reprit sa placederrière son fauteuil. À cette annonce du duc, un silence religieuxs’établit comme par enchantement.

Un instant, Fausta les tint sous le charme de son regard, et desa voix harmonieuse, singulièrement prenante, elle dit&|160;:

–&|160;Vous êtes ici une élite. Non pas tant par la naissance,mais encore et surtout par l’intelligence et par le cœur, parl’indépendance de l’esprit et je dirai même, pour certains d’entrevous, par la science. Catholiques ou hérétiques – comme on ditcouramment – vous êtes tous des croyants sincères et partantrespectables. Mais vous êtes aussi animés d’un esprit de largetolérance. Et ceci constitue votre vrai crime. En effet, sous ungouvernement sain, honnête, indépendant, cette tolérance, cetteindépendance d’esprit eussent fait de vous des hommes en vue, pourle bien de tous. Sous le sombre despotisme de cette institutionjustement anathématisée par des papes qui payèrent ce courage deleur vie, l’Inquisition, cet esprit a fait de vous des proscrits,déchus de leurs titres et de leur rang, ruinés, traqués,pourchassés comme des bêtes malfaisantes, avec la menace du bûcheréternellement suspendue sur vos têtes, jusqu’au jour où la main dubourreau s’appesantira sur vous pour la réaliser, cette menace.

Ici, une rumeur d’approbation. Fausta continua&|160;:

–&|160;Vous vous êtes souvenus que l’union fait la force, etlassés de l’effroyable tyrannie qui pèse sur les corps et sur lesconsciences, vous vous êtes cherchés, concertés et finalementassociés. Vous avez résolu de vous soustraire au joug de fer. Ayantfait le sacrifice de votre vie, vous avez réuni vos efforts et vousvous êtes mis bravement à l’œuvre. Aujourd’hui, tous ici, vous êtesdes chefs occultes. Chacun de vous présente une force de plusieurscentaines de combattants qui attendent un ordre. Le soulèvementpopulaire que vous dirigez est prêt qui doit aboutir à détacher del’État l’Andalousie entière. Vous avez rêvé de faire de cetteprovince un État indépendant dans lequel vous pourrez vivre enhommes libres, où chacun, pourvu qu’il ait le respect de la libertéd’autrui, le respect des lois que vous réviserez dans un sens plushumain et plus large, le respect des chefs librement acceptés,chacun sera libre de pratiquer telle croyance que ses pères lui ontinculquée ou que la raison lui aura fait adopter. Car il va de soique, dans votre gouvernement, ce minotaure insatiable qui s’appellel’Inquisition disparaît à tout jamais.

–&|160;Oui, crièrent plusieurs voix, qu’elle disparaisse à toutjamais, la maudite institution&|160;!

–&|160;Un État où la science, honorée, vaudra la naissance, oùcette science sera accessible à tous et non à une infime minoritéde prêtres et de moines soucieux avant tout de maintenir le peupledans les ténèbres de l’ignorance afin de le diriger en maîtresabsolus&|160;; un État enfin où les fonctions publiques iront, àpart égale, au mérite, surgirait-il des plus basses classes de lasociété, et à la naissance.

–&|160;Honneur, bravoure, science, probité, arts, poésie, valentbien noblesse, déclama une voix vibrante d’enthousiasme.

–&|160;Nous sommes tous de cet avis, dit froidement Fausta.

Elle prit un temps, comme si elle eût voulu laisser àl’assemblée le loisir de manifester son sentiment sur cetteinterruption. Personne ne parla. Nul ne broncha. Tous les visagesdemeurèrent hermétiques.

Fausta eut un imperceptible sourire. Elle continua&|160;:

–&|160;Vous avez eu connaissance de la naissance mystérieused’un fils de don Carlos, par conséquent d’un petit-fils du despotesanguinaire sous la rude poigne duquel l’Espagne, lentement,agonise. Vous avez pensé à faire de ce fils de l’infant Carlos,votre chef suprême, espérant que Philippe accepterait ledémembrement de ses États en faveur de son petit-fils. C’est biencela, n’est-ce pas&|160;?

Directement interrogés, les auditeurs répondirentaffirmativement.

–&|160;Eh bien, reprit Fausta sur un ton tranchant, vous vousêtes trompés, gravement trompés, insista-t-elle.

Des rumeurs, des protestations éclatèrent un peu partout.

–&|160;Pourquoi&|160;? crièrent plusieurs au milieu dutumulte.

Impassible, Fausta attendit sans faire un geste, n’essayant pasde dominer le bruit. Lorsque le brouhaha se fut apaisé&|160;:

–&|160;Jamais, reprit-elle froidement, jamais, vous entendez,l’orgueil de Philippe ne consentira un tel démembrement.

–&|160;On ne lui demandera pas son consentement, expliquaquelqu’un. Le moment venu, nous serons assez forts pour imposer nosvolontés.

–&|160;Philippe ne cédera qu’à la force, nous sommes d’accordsur ce point. Et j’admets volontiers que vous aurez cette force.Mais après, que ferez-vous&|160;?

–&|160;Nous serons libres chez nous&|160;!

–&|160;Pas pour longtemps, dit nettement Fausta. Vous vousleurrez d’une illusion singulièrement dangereuse pour l’avenir devotre entreprise, dangereuse pour la sécurité de vos personnes.Même vainqueurs, vos jours seront comptés, à vous tous iciprésents, chefs connus et avérés du mouvement.

Et avec plus de force encore&|160;:

–&|160;Il faudrait bien peu connaître le caractère intraitabledu roi pour supposer que, même vaincu, il acceptera sa défaite avecrésignation. Vaincu, le roi cédera. C’est entendu. Mais tenez pourassuré que, dès le premier jour, il préparera dans l’ombre sarevanche et qu’elle sera implacable. Votre victoire sera le produitd’une surprise. Trop de forces resteront entre les mains du roi. Ilne lui faudra pas longtemps pour les rassembler. Alors il envahiravotre État naissant, de tous les côtés à la fois, et mettral’Andalousie à feu et à sang. Il n’aura pas grand-peine à vousécraser. Dans ce coin de terre, qui représente à peine le dixièmedu territoire que vous aurez laissé à Philippe, ce coin de terreencerclé de toutes parts, quelle résistance sérieuse pourrez-vousopposer à un ennemi dix fois supérieur&|160;? Vous n’aurez même pasla suprême ressource de chercher le salut sur mer, car vous serezbloqués par la flotte de Philippe qui paralysera votre négoce, vousaffamera, et enfin vous barrera la route à coups de canon si vouscherchez à fuir. Votre succès aura été éphémère. Votre entrepriseest mort-née.

Pardaillan, devant son trou, songeait&|160;:

«&|160;Toujours très forte, Fausta&|160;! Quel dommage qu’ellesoit pétrie de méchanceté&|160;! Ces naïfs conspirateurs n’ont pas,à eux tous, le demi-quart de la netteté de vues de cette femme.Mordieu&|160;! comme elle vous a balayé leurs illusions en quelquesmots&|160;! Les voilà tout pantois&|160;!&|160;»

Et avec un sourire malicieux qu’il ne put réprimer&|160;:

«&|160;C’est égal, avoir connu Fausta papesse, chef occulte dela Ligue, poursuivant avec une ardeur inlassable l’extermination del’hérésie, et la voir pactisant avec des hérétiques, l’entendrestigmatiser en termes indignés les horreurs de l’Inquisition,l’entendre parler sérieusement de tolérance, de liberté,d’indépendance, d’égalité, que sais-je encore&|160;? voici, certes,qui n’est point banal. Ah&|160;! l’ambition est une bellechose&|160;! J’admire avec quelle désinvolture elle amène unecréature humaine à brûler ce qu’elle a adoré pour adorer ce qu’ellea brûlé.&|160;»

Dans la salle, comme l’avait malicieusement observé lechevalier, les conjurés se regardaient avec consternation.

Cette femme, avec une sûreté de coup d’œil admirable, avec unefranchise virile, audacieuse, leur avait fait toucher du doigt lespoints faibles – et ils étaient nombreux – de leur entreprise. Desa voix douce et chantante, elle leur avait montré combientéméraire était cette entreprise, à quel échec certain, fatal, ilscouraient, et dit des vérités flagrantes.

À vrai dire, plusieurs d’entre eux avaient dès le début entrevucette vérité. Mais ils s’étaient bien gardés de trop approfondirles choses. Ils s’étaient surtout soigneusement abstenus decommuniquer le résultat de leurs réflexions à ceux d’entre eux quicroyaient au succès certain. La confiance des uns avait étouffé lesappréhensions des autres. Puis, si parmi eux se trouvaient desambitieux sans scrupules, d’autres, il faut leur rendre cettejustice, étaient des sincères et des convaincus. Ceux-là étaientbien résolus à vaincre ou mourir. Ceux-là rêvaient réellementd’émancipation, ils étaient réellement à bout de forces et depatience Tout, même la défaite et la mort inévitable, leurparaissait préférable au régime atroce qui les étranglaitlentement, misérablement.

Ceux-là s’étaient mis volontairement un bandeau sur les yeux,tandis que les autres se disaient qu’ils trouveraient toujours àpêcher en eau trouble. En sorte que parmi ces clairvoyants, les unspar désespoir, les autres comme on tente un coup de dé, touss’étaient obstinément refusés à envisager une défaite et s’étaientefforcés de s’abandonner au même rêve de bonheur que ceux dont laconfiance était absolue.

On conçoit que, dans ces conditions, les paroles de Faustaétaient venues troubler étrangement leur quiétude feinte ou réelle.C’était un réveil pénible et douloureux.

Quelqu’un traduisit le sentiment général en demandant d’une voixhésitante&|160;:

–&|160;Est-ce à dire qu’il nous faut renoncer&|160;?

–&|160;Non, par le Dieu vivant&|160;! lança Fausta avecvéhémence. Élargissez votre horizon. Jetez les yeux plus haut etplus loin. Ayez assez d’ambition pour vous transporter d’un coupjusqu’aux sommets… ou n’en ayez pas du tout&|160;!

Ceci était dit d’une voix rude, cinglante, avec un air desouveraine hauteur, une sorte de dédain à peine voilé.

–&|160;Ce n’est pas l’Andalousie qu’il faut soulever, continuaFausta d’une voix vibrante, c’est l’Espagne tout entière. Comprenezdonc qu’avec le roi et son gouvernement un arrangement estimpossible. Tant que vous leur laisserez une parcelle de pouvoir,vous serez en péril. Ici il ne faut pas de demi-mesures. Il fauttout renverser si vous ne voulez être broyés.

Elle s’arrêta un instant pour juger de l’effet de ses paroles.Il était sans doute tel qu’elle le souhaitait, car elle eut unvague sourire et reprit&|160;:

–&|160;Jamais l’occasion ne fut aussi propice. L’oppressionengendre la révolte. La faim fait sortir le loup du bois. Ce sontlà vérités profondes. Or, vit-on jamais oppression comparable àcelle que subit ce malheureux pays&|160;? Vit-on jamais misère plusgrande&|160;? Que des hommes courageux osent dire tout haut ce quele plus grand nombre pensent tout bas&|160;: le peuple se lèvera enfoule. Que des hommes énergiques et audacieux se mettent à satête&|160;: ils le lanceront sur qui ils voudront et il balayeratout dans sa colère&|160;: l’oppresseur et ceux qui le poussent oule soutiennent seront emportés comme fétus par la tempête.

Et avec un sourire qui en disait long&|160;:

–&|160;Les foules sont crédules, elles sont féroces aussi… Il nes’agit que de trouver les mots qui les convainquent et alorsmalheur à ceux sur qui on les a lâchées&|160;! Mais est-il besoind’avoir recours à de tels moyens&|160;? Évidemment, non. Tout serésume à ceci&|160;: la disparition d’un homme. Avec lui, tout unsystème exécrable s’écroule. Est-il besoin de tant combiner quandil suffit d’un peu d’audace&|160;? Que quelques hommes résoluss’emparent de celui de qui vient tout le mal, et l’Espagne entièrepoussera un immense soupir de délivrance, et ces hommes serontconsidérés comme des libérateurs.

Les conjurés, à ces paroles, terriblement claires, furentsecoués d’un frisson de terreur. Ils n’avaient jamais envisagé leschoses sous cet aspect. Ah&|160;! ils étaient loin de la timideconspiration ébauchée&|160;! Et c’était une femme qui osait detelles conceptions. C’était une femme qui, en termes à peinevoilés, leur proposait de toucher au roi&|160;; et, quel roi&|160;?Le plus puissant de la terre&|160;! Ils en étaient blêmes.

Et cependant l’ascendant de cette femme extraordinaire était telque la plupart se sentaient disposés à tenter l’aventure. Ilsavaient la vague intuition qu’avec un chef de cette envergure,quiconque aurait un courage égal à son ambition pouvait espérer laréalisation de ses rêves les plus fous.

La beauté de la femme les avait d’abord troublés etemballés&|160;; maintenant, c’était la force de son esprit mâle etaudacieux qui les soulevait, et ils la contemplaient avec unrespect mêlé de crainte.

Si formidable que leur parût l’aventure, ils décidèrent de latenter et un, plus audacieux, posa la question sansambages&|160;:

–&|160;Le roi pris, qu’en fera-t-on&|160;?

Fausta réprima un sourire.

Dès l’instant où ils consentaient à discuter, elle était sûre dusuccès.

–&|160;Le roi, dit-elle de sa voix grave, touché de la grâcedivine, à l’exemple de son illustre père, l’empereurCharles[22] , le roi demandera à se retirer dans uncloître.

–&|160;On sort du cloître.

–&|160;Le cloître est une manière de tombe. Il ne s’agit que debien sceller une dalle… Les morts ne quittent pas leur tombeau.

C’était clair. Un seul eut le courage de manifester un soupçonde scrupule. Timidement, une voix dit&|160;:

–&|160;Un assassinat&|160;!…

–&|160;Qui a prononcé ce mot&|160;? gronda Fausta en foudroyantdu regard l’imprudent contradicteur.

Mais celui-là avait sans doute épuisé tout son courage, car ilse tint coi.

Violemment, Fausta reprit&|160;:

–&|160;Moi qui parle, vous tous qui m’écoutez, d’autres qui noussuivront, que faisons-nous&|160;? Nous sommes des centaines et descentaines qui risquons nos têtes contre une seule&|160;: celle duroi. Qui oserait dire que la partie est égale&|160;? Qui oseraitnier qu’elle n’est pas tout à fait à notre désavantage&|160;? Sinous la perdons, cette partie, nos têtes tombent. Le sacrifice enest librement consenti d’avance. Si nous la gagnons, il est juste,il est légitime que le perdant paye&|160;: et c’est sa tête, à lui,qui roule à terre. Qui ose dire qu’il y a assassinat&|160;? S’ilcraint pour sa tête, celui-là, il peut se retirer.

«&|160;Ouais&|160;! pensa Pardaillan, il faut croire que j’ail’esprit biscornu, comme ce brave qui se tait si prudemment, car,mordieu&|160;! moi aussi, je dirais qu’il y aassassinat.&|160;»

L’argument de Fausta avait porté cependant.

Il était visible que les hommes auxquels elle s’adressaitacceptaient son point de vue.

–&|160;Je vais plus loin, continua Fausta avec une violence quiallait grandissant, je le ramasse ce mot, je l’accepte, mais je leretourne à celui sur le sort duquel on a prétendu nous apitoyer etje vous dis ceci&|160;: Philippe, roi, qui pourrait faire saisir,juger, condamner, exécuter le fils de Carlos, son petit-fils – cequi serait une manière d’assassinat légal – Philippe, j’en ai lapreuve, a attiré son petit-fils dans un guet-apens et après-demain,lundi, à la corrida, sur son ordre, le fils de Carlos seratraîtreusement assassiné. L’exemple vient toujours d’en haut. Etmaintenant je vous demande&|160;: laisserez-vous lâchementassassiner celui que vous avez choisi pour chef, celui dont vousvoulez faire votre roi&|160;?

À cette révélation inattendue, le tumulte se déchaîna.

Pendant un moment on n’entendit que des jurons, desimprécations, des menaces horribles, des explosions de colèrefurieuse et de révolte aussi. Fausta étendit sa main pour réclamerle silence. Et le tumulte s’apaisa.

–&|160;Vous voyez bien qu’il nous faut frapper pour ne pasl’être nous-mêmes. Nous nous défendons, et cela est juste etlégitime, je pense.

–&|160;Oui, interrompit le duc de Castrana. Assez desensibleries. Sommes-nous des femmes, bonnes tout au plus à filerla quenouille&|160;? Et encore, en parlant de femmes, je viens decommettre une énorme incongruité, dont je demande pardon à notreaimable souveraine. J’ai été assez inconséquent pour oublier uninstant que celle qui nous éclaire de sa pensée hautaine, celle quis’efforce de réveiller notre virilité au contact de son indomptableénergie, n’est qu’une femme. Honte sur ceux qui laisseront unefemme s’engager la première dans la mêlée&|160;! Les événements seprécipitent, seigneurs, il ne s’agit plus de discuter et d’hésiter.L’heure de l’action a sonné. La laisserez-vous passer&|160;?

–&|160;Non&|160;! non&|160;! Nous sommes prêts&|160;! Mort autyran&|160;! Vive à jamais l’Espagne régénérée&|160;! Sus àl’Inquisition&|160;! Sauvons notre roi d’abord. Mourons pourlui&|160;! Donnez vos ordres&|160;!

Toutes ces exclamations se heurtaient, se confondaient,éclataient, rebondissaient, furieuses, sauvages, animéesd’une résolution farouche. Cette fois, ils étaient bien déchaînés.Fausta les sentit prêts à tout. Un signe et ils se rueraient sur lavoie qu’elle leur désignerait.

–&|160;Je prends acte de vos engagements, dit-elle gravementquand le silence se fut rétabli. Nous sommes en présence de deuxfaits primordiaux&|160;: premièrement l’assassinat projeté de votrechef. Si nous voulons, pour la grandeur de ce pays, qu’il monte surle trône, il faut nécessairement qu’il vive. Il vivra donc. Nous lesauverons, car – retenez bien ceci&|160;: lui seul peut succéderlégitimement à l’actuel roi – dussions-nous périr jusqu’au dernier,lui sera sauvé. Comment&|160;? C’est un point que nous régleronstout à l’heure.

«&|160;Secondement, la disparition de Philippe. Ceci estl’affaire d’un plan que j’ai établi et que je vous soumettrai entemps utile, plan dont je garantis la réussite et dont l’exécutionnécessitera l’intervention d’un très petit nombre d’hommes. Si vousêtes, comme je le crois, des hommes de valeur et de courage, dixd’entre vous suffiront pour enlever le roi. Une fois en notrepouvoir, le reste me regarde.

Ici, nombreuses protestations de dévouement, offres spontanéesde volontaires décidés à entreprendre l’expédition. Fausta remerciad’un sourire et continua&|160;:

–&|160;Ces deux points réglés, il ne reste plus qu’à faciliterl’accès du trône au roi de votre choix. Et tout d’abord, afin qu’iln’y ait point de malentendu, je jure ici, en son nom et au mien, deremplir fidèlement et scrupuleusement les conditions que vous aurezposées. Établissez vos demandes par écrit, messieurs,établissez-les, comme de juste, en vue du bien général. Puis dugénéral, passez au particulier. Ne craignez pas de trop demanderpour vous et vos amis. Nous souscrivons d’avance à vosdemandes.

C’était lâcher les chiens à la curée. De telles paroles nepouvaient passer sans soulever une légitime joie&|160;; elles nepouvaient passer sans être saluées de vivats frénétiques.

Quand vous jetez un os à un chien, il grogne de plaisir, quitteà gronder et à montrer les crocs si vous essayez de le luireprendre. Fausta ne jetait même pas l’os. Elle se contentait de lepromettre. Le chien, qui n’est qu’une bête, attend qu’on lui aitdonné l’os pour manifester sa joie. L’homme, qui est un êtresupérieur, se contente de la promesse, et sa joie n’en est pasmoins bruyante. Donc les paroles de Fausta furent saluées de&|160;:«&|160;Vive la reine&|160;! Vive le roi&|160;!&|160;» biennourris.

Si Fausta était restée dans le vague de promesses imprécises,elle n’ignorait pas qu’un point capital existait sur lequel tous semontreraient férocement intransigeants&|160;: la suppression del’Inquisition. Éviter d’en parler eût été dangereux. Un espritsupérieur comme celui de Fausta ne pouvait pas ne pas comprendretoute l’importance d’une pareille question.

Aussi sur ce point elle se montra très catégorique.

–&|160;D’ores et déjà, dit-elle, nous jurons que le premierdevoir de votre roi sera de supprimer les tribunaux del’Inquisition.

Ayant déblayé le terrain et semé l’allégresse parmi sesauditeurs, elle put revenir à ce qui l’intéressaitdirectement&|160;: la réalisation de ses projet personnels, avec lacertitude d’être approuvée et secondée par tous.

Elle reprit donc avec assurance&|160;:

–&|160;Vous avez cherché un chef qui fit vos idées siennes etvous l’avez trouvé. Je tiens à vous prouver que celui que vous avezchoisi peut seul devenir roi et être accepté comme tel et de lanoblesse, et du clergé, et du peuple. Accepté sans discussion, sansconteste, sans lutte, accepté avec joie, acclamé. Ceci, messieurs,est d’une importance capitale. Ne croyez pas que la luttem’effraye. Ai-je l’air d’une femme qui recule&|160;? Non&|160;!Mais imposer un roi par la force est toujours une entreprisescabreuse. Sans compter que ce n’est pas toujours le droit quitriomphe.

Elle respira un instant et reprit avec plus de force, avec unesorte d’exaltation mystique et sur un ton prophétique qui produisitune impression profonde sur ses auditeurs, déjà captivés&|160;:

–&|160;Dans le choix que vous avez fait, je vois la main deDieu. Notre cause triomphera, j’en ai la ferme conviction, car ilne s’agit pas ici de renverser une dynastie, de soutenir et depousser un usurpateur. Non, et c’est ici que je vois la main deDieu. Il s’agit d’une succession régulière, normale, et, je vousl’ai déjà dit, légitime. Une légitimité incontestable et qui nesera pas contestée, j’en réponds.

Le sentiment qui dominait maintenant était la curiosité pousséeà son plus haut point.

Pardaillan lui-même se disait&|160;:

«&|160;Voilà qui est particulier. Comment cette génialeintrigante va-t-elle s’y prendre pour justifier et légitimer, commeelle dit, ce qui apparaîtrait aux yeux de tout homme sensé et nonprévenu comme une belle et bonne usurpation&|160;?&|160;»

Fausta continuait, au milieu d’un silence religieux&|160;:

–&|160;Notre futur roi est sauvé. J’en réponds. Le roi actuelest pris, avec votre aide, j’en fais mon affaire. Pris, ildisparaît, et tenez, ayons le courage d’appeler les choses par leurnom&|160;: le roi actuel meurt, le roi est mort. La successionroyale est ouverte. Qui succède au roi Philippe&|160;? Qui luisuccède de droit&|160;?

–&|160;L’infant Philippe&|160;! lança quelqu’un.

–&|160;Non&|160;! cria triomphalement Fausta. Voilà où est votreerreur&|160;: confondre un homme, un nom, avec un principe. Lesuccesseur de droit, le successeur légitime, c’est le fils aîné duroi défunt&|160;! Or, le fils aîné du roi, ce n’est pas cet enfantque des prêtres façonnent déjà pour en faire un instrument docileentre leurs mains. Le véritable aîné, le véritable infant, c’estcelui que vous avez choisi, celui qui a été élevé à l’école dumalheur, celui qui pense comme vous parce qu’il a souffert autantet plus que vous, celui qui sera le roi de vos rêves. C’est celuique vous dites fils du défunt infant Carlos et que je dis, moi,fils aîné et successeur de son père Philippe II. C’est celui-là quisera de droit roi de toutes les Espagnes, roi de Portugal,souverain des Pays-Bas, empereur des Indes, sous le nom de Charles,sixième du nom.

«&|160;Ouf&|160;! railla Pardaillan, que de titres&|160;! Jecomprends maintenant que Mme&|160;Fausta se soitsoudainement férue d’amour pour l’homme assez fortuné – ou assezmalheureux – pour accumuler sur sa tête autant de titrespompeux&|160;! Princesse, souveraine, reine, impératrice,malepeste&|160;! à défaut d’une tiare, c’est un pis-aller assezconvenable. Mais si je comprends pourquoi elle a renoncé à sesidées intransigeantes d’autrefois pour devenir très libérale,puisque cette conversation à rebours doit lui rapporter tant decouronnes, je ne comprends pas, en revanche, comment elle s’yprendra pour changer un grand-père en père. Bien qu’il ne s’agisseen somme que de la suppression d’un mot.&|160;»

Cette question était précisément dans l’esprit de tous lesconjurés. L’assurance avec laquelle parlait cette femme mystérieuseles impressionnait et les troublait étrangement. Ils ne doutaientpas qu’elle n’arrivât à fournir les preuves de son extraordinaireargumentation. Mais ils étaient impatients de savoir comment elles’y prendrait et aussi de savoir si ces preuves seraient de force àconvaincre les incrédules et les récalcitrants. Dame, on enrencontre toujours.

Aussi quelques-uns se hâtèrent de poser la question touthaut.

Sans hésiter, très sûre d’elle-même, Fausta répondit&|160;:

–&|160;Il y a parmi vous des gentilshommes qui ont occupé descharges importantes à la cour. C’est à eux que je m’adresse plusparticulièrement, et je leur demande&|160;: Avez-vous entendu direque la reine Isabelle, morte voici vingt ans et plus, ait étérépudiée par le roi son époux&|160;? Non, n’est-ce pas&|160;?Avez-vous eu connaissance d’un acte quelconque la déclarantindigne&|160;? Non, encore non. Y eut-il jamais une accusationd’adultère portée contre elle&|160;? Non, toujours non. Élisabethde Valois, épouse de Philippe, reine d’Espagne sous le nom de donaIsabelle, a vécu et est morte reine d’Espagne, elle a été enterréeavec les honneurs royaux. Jamais le roi Philippe n’a élevé la voixcontre son épouse. Toujours, au contraire, il a rendu un publichommage aux vertus de celle qu’il appelait une épouse fidèle etsoumise. Ceci est connu de tous. Une foule de personnages, dont laloyauté ne peut être suspectée, en témoigneraient au besoin. Leroi, lui-même n’oserait démentir ce qu’il a affirmé durant delongues années, en toutes circonstances, devant toute sa cour,savoir&|160;: la fidélité de son épouse. Ce que je dis là est-ilvrai&|160;?

–&|160;Nous attestons&|160;! dirent spontanément quelquesseigneurs.

Fausta approuva d’un signe de tête et reprit&|160;:

–&|160;Donc la loyauté, la fidélité, l’honneur de la reinedéfunte est inattaquable. Ceci est incontestable et, croyez-moi,nul n’osera le contester. Et maintenant, je vous le demande, de quiest fils celui que nous voulons proclamer sous le nom deCharles&|160;?

–&|160;De l’infant Carlos et de la reine Isabelle, cria une voixperdue dans la foule.

–&|160;Calomnie odieuse et sacrilège&|160;! Crime delèse-majesté&|160;! tonna Fausta indignée.

Et à demi redressée, les poings crispés sur les bras de sonfauteuil, l’œil fulgurant, avec une violence qui fit passer lefrisson de la malemort sur plus d’une nuque&|160;:

–&|160;Le blasphémateur qui, sous une influence diabolique,oserait salir d’une aussi vile et basse accusation la mémoirevénérée de la défunte reine, mériterait d’avoir la langue arrachée,d’être démembré vif, lambeau par lambeau, et sa charogne, indignede sépulture, jetée en pâture aux pourceaux&|160;!

Pardaillan sourit.

–&|160;Allons, grommela-t-il, je retrouve la tigresse&|160;!Douceur, tolérance, mansuétude, sont des sentiments qui nepouvaient s’accorder longtemps avec sa férocité naturelle.

Les conjurés, eux, se regardaient avec effarement. Que voulaitdire ceci&|160;? Était-ce une trahison&|160;? Parlait-ellesérieusement et où voulait-elle en venir, enfin&|160;? Sansparaître remarquer les effets de sa violence, Faustacontinua&|160;:

–&|160;Nous avons en main des documents d’une authenticitéincontestable. Ces documents portent la signature et le cachet denombreux dignitaires de la cour. Voici l’énumération d’une partiede ces documents&|160;: premièrement, attestation de médecins et dela première femme de chambre de la reine, comme quoi Sa Majestéétait en état de grossesse en l’année 1568, année de sa mort&|160;;secondement, attestation desdits médecins et de ladite femme dechambre qui aidèrent à la délivrance de la reine&|160;;troisièmement, attestation de la naissance d’un infant&|160;;quatrièmement, attestation d’un prince de l’Église, lequel ondoya,à sa naissance, ledit enfant. Je ne cite que les plus importants.Toutes ces pièces, et d’autres encore démontrent jusqu’à la pluscomplète évidence que celui que nous avons choisi est bienlégitimement le fils de la reine Isabelle, épouse légitime de S.M.&|160;Philippe, roi d’Espagne. Le père de l’enfant n’est pascité. Mais il va de soi que le père ne peut être que l’époux de lamère, lequel n’a cessé de témoigner publiquement de son estime poursa défunte épouse. L’enfant dont il est question est donc bien lefils aîné du roi actuel et, comme tel, l’unique héritier de sesÉtats et de ses couronnes. Celui qui osera soutenir le contraireencourra le châtiment réservé aux régicides. Voilà, messieurs, lavérité claire et lumineuse, vérité dont nous pourrons étaler augrand jour les preuves irréfutables. C’est cette vérité qu’il vousfaut, dès aujourd’hui, répandre dans la foule&|160;:«&|160;L’enfant, abandonné ou volé, est fils du roi et de la reineIsabelle.&|160;»

–&|160;Le roi niera cette paternité.

–&|160;Trop tard&|160;! fit Fausta d’une voix rude. Les preuvesabondent. Elles convaincront les plus incrédules. La foule,messieurs, est simpliste. Elle ne comprendra pas, elle n’admettrapas que le roi ait attendu vingt ans pour porter une accusationd’adultère – car son désaveu de paternité tendrait à cela – contreune épouse dont il a toujours proclamé les vertus.

–&|160;Il peut s’obstiner contre toute évidence.

–&|160;Nous ne lui en laisserons pas le temps, déclara Faustaavec un geste d’une éloquence terrible. Et quand au reste, desjuristes savants, des casuistes subtils démontreront, avec textes àl’appui, la force et la valeur de ce prince de droit romain&|160;:Is pater est quem nuptiæ demonstrant. Ce qui, en langagevulgaire, signifie&|160;: l’enfant conçu pendant le mariage ne peutavoir pour père que l’époux.

«&|160;Oh&|160;! diable&|160;! pensa Pardaillan, je n’auraisjamais trouvé celle-là, moi. Forte&|160;! très fortedécidément&|160;!&|160;»

C’était aussi le sentiment des conjurés, qui avaient enfincompris où elle voulait en venir et qui saluèrent ses paroles pardes acclamations folles.

Imperturbablement, Fausta insista&|160;:

–&|160;Il faut donc, dès maintenant, combattre de toutes vosforces et détruire à tout jamais cette légende d’un fils de donCarlos et de la reine Isabelle. Il n’y a, il ne peut y avoir qu’unfils du roi Philippe, lequel fils, par droit d’aînesse, succède àson père. Cette vérité reconnue et admise, il n’y aura nicontestation ni opposition le jour où l’héritier présomptif monterasur le trône laissé vacant par son père.

Il faut rendre cette justice aux auditeurs de Fausta&|160;: nulne protesta, nul ne s’indigna. Tous, sans hésiter, acceptèrent cesinstructions et se firent complices. Avec une unanimité touchante,le plan de la future reine d’Espagne fut adopté. Chacun s’engagea àrépandre dans le peuple les idées qu’elle venait d’exposer.

Il fut entendu que si le roi – chose improbable, car on ne luien laisserait pas le temps – si le roi protestait, l’infant auraitété écarté par suite d’on ne savait quelle aberration. La même,sans doute, qui lui avait fait écarter le premier infant, donCarlos, qu’il avait fini par faire arrêter et condamner. Et enexploitant habituellement ces deux abandons aussi inexplicablesqu’injustifiés, on pourrait parler de folie.

Si le roi n’avait pas le temps de protester, c’est-à-dire s’ilétait doucement envoyé ad patres avant d’avoir pu éleverla voix, le futur Charles VI aurait été enlevé au berceau par descriminels, qu’on retrouverait au besoin. Le roi, naturellement,n’aurait jamais cessé de faire rechercher l’enfant volé. Etl’émotion, la joie d’avoir enfin miraculeusement retrouvél’héritier du trône, auraient été fatales au monarque affaibli parla maladie et les infirmités, ainsi que chacun le savait.

Ces différents points étant réglés&|160;:

–&|160;Messieurs, dit Fausta, préparer l’accès du trône à celuique nous appèlerons Carlos, en mémoire de son grand-père,l’illustre empereur, c’est bien. Encore faut-il qu’on nel’assassine pas avant. Il nous faut parer à cette redoutableéventualité. Je vous ai dit, je crois, que l’assassinat seraitperpétré au cours de la corrida qui aura lieu demain lundi, carnous voici maintenant à dimanche. Tout a été lentement et savammentcombiné en vue de ce meurtre. Le roi n’est venu à Séville que pourcela. Il faudra donc vous trouver tous à la corrida, prêts à faireun rempart de vos personnes à celui que je vous désignerai et quevous connaissez et aimez tous, sans connaître sa véritablepersonnalité. Il faudra, sans hésiter, risquer vos existences poursauver la sienne. Amenez avec vous vos hommes les plus sûrs et lesplus déterminés. C’est à une véritable bataille que je vous convie,et il est nécessaire que le prince ait autour de sa personne unegarde d’élite uniquement occupée de veiller sur lui En outre, ilest indispensable d’avoir sur la place San-Francisco, dans les ruesadjacentes, dans les tribunes réservées au populaire et dansl’arène même, le plus grand nombre de combattants possibles. Lesordres définitifs vous seront donnés sur ce que je n’hésiterai pasà appeler le champ de bataille. De leur exécution rapide etintelligente dépendra le salut du prince, et partant l’avenir denotre entreprise.

Ces dispositions causèrent une profonde surprise aux conjurés.Il leur parut évident qu’il n’était pas question d’une échauffouréeinsignifiante, d’une bagarre sans importance, mais bien d’une belleet bonne bataille comme elle l’avait dit.

La perspective était moins attrayante. Mais quoi&|160;?Obtient-on rien sans risques et périls&|160;?

Puis, pour tout dire, si ces hommes étaient pour la plupart desambitieux sans grands scrupules, ils étaient tous des hommesd’action, d’une bravoure incontestable. Le premier moment destupeur passé, leurs instincts guerriers se réveillèrent. Les épéesjaillirent comme d’elles-mêmes hors des fourreaux et comme s’il eûtfallu charger à l’instant même. Vingt voix ardentescrièrent&|160;:

–&|160;Bataille&|160;! bataille&|160;!

Fausta comprit que si elle les laissait faire, dans leur ardeurguerrière, ils oublieraient totalement qu’ils avaient un but biendéterminé à atteindre. Elle refréna leur ardeur d’une voixrude&|160;:

–&|160;Il ne s’agit pas, dit-elle, d’échanger stupidement descoups. Il s’agit de sauver le prince. Il ne s’agit que de cela pourle moment, entendez-vous&|160;?

Et avec un accent solennel&|160;:

–&|160;Jurez de mourir jusqu’au dernier, s’il le faut, mais dele sauver, coûte que coûte. Jurez&|160;!

Ils comprirent qu’ils s’étaient emballés et, d’une seulevoix&|160;:

–&|160;Nous jurons&|160;! crièrent-ils en brandissant leursépées.

–&|160;Bien&|160;! dit gravement Fausta. À lundi donc, à lacorrida royale.

Elle sentait qu’il n’y avait pas à douter de leur sincérité etde leur loyauté. Ils marcheraient tous bravement à la mort s’il lefallait. Mais Fausta ne négligeait aucune précaution. De plus ellesavait que, si grand que soit un dévouement, un peu d’or répandu àpropos n’est pas fait pour le diminuer, au contraire.

D’un air détaché elle porta le coup qui devait lui rallier leshésitants, s’il y en avait parmi eux, et redoubler le zèle etl’ardeur de ceux qui lui étaient acquis.

–&|160;Dans une entreprise comme celle-ci, dit-elle, l’or est unadjuvant indispensable. Parmi les hommes qui vous obéissent, ildoit s’en trouver à coup sûr un certain nombre qui sentirontredoubler leur audace et leur courage lorsque quelques doublonsseront venus garnir leurs escarcelles. Répandez l’or à pleinesmains. Ne craignez pas de vous montrer trop généreux. On vous l’adit tout à l’heure, nous sommes fabuleusement riche. Que chacun devous fasse connaître à M.&|160;le duc de Castrana la somme dont ila besoin. Elle lui sera portée à son domicile demain. Ladistribution que vous allez faire se rapporte exclusivement aucombat de demain. Par la suite il sera bon de procéder à d’autreslargesses. Les sommes nécessaires vous seront remises au fur et àmesure des besoins. Et maintenant, allez, messieurs, et que Dieuvous garde.

Fausta omettait volontairement de leur parler d’eux-mêmes. Ellesavait bien qu’ils ne s’oublieraient pas, eux, le proverbe qui ditque charité bien ordonnée commence par soi-même ayant été vrai detous les temps. En agissant ainsi elle évitait de froisser dessusceptibilités à effaroucher. Mais elle put lire sur tous lesvisages devenus radieux combien son geste généreux était apprécié àsa valeur.

Ayant dit, elle les congédia d’un geste de reine et fit un signeimperceptible au duc de Castrana, lequel alla incontinent se placerprès de l’ouverture par laquelle ils étaient bien obligés de sortirtous, puisqu’il n’y en avait pas d’autre – du moins pas d’autreapparente.

Au geste de congé de celle qui, après s’être révélée souverainepar l’autorité, se montrait doublement souveraine par la générositéplus que royale, les conjurés répondirent par des acclamations etchacun fit ses préparatifs de départ en répétant&|160;:

–&|160;À la corrida, demain.

Le départ se fit lentement, un à un, car il ne fallait paséveiller l’attention en se montrant par groupes dans les rues de laville, non encore éveillée.

Le duc de Castrana recueillait et notait sur des tablettes lechiffre que lui donnait chacun avant de s’éloigner. Il échangeaitquelques mots brefs avec celui-ci, faisait une recommandation àcelui-là, serrait la main de cet autre et chacun se retirait ravide son urbanité car personne ne doutait que, sous le nouveaurégime, il ne deviendrait un puissant personnage, et chacun aussis’efforçait de se concilier ses bonnes grâces.

Pendant ce temps Fausta, demeurée seule sur l’estrade, n’avaitpas bougé de son fauteuil et semblait surveiller de loin la sortiede ces hommes qu’elle avait su faire siens grâce à son habileté età sa générosité.

Pardaillan ne la quittait pas des yeux, et sans doute avait-ilappris à lire sur cette physionomie indéchiffrable, ou peut-êtreétait-il servi par une intuition mystérieuse, car ilmurmura&|160;:

–&|160;La comédie n’est pas finie, ou je me trompe fort. Ceci mefait l’effet d’un temps de repos et je serais fort étonné qu’il n’yeût pas une deuxième séance. Attendons encore.

Ayant ainsi décidé il mit à profit le temps, assez long, dudépart de conjurés et se retourna vers le Chico.

Le nain avait attendu très patiemment sans bouger de sa place.Ce qui se passait derrière ce mur le laissait parfaitementindifférent, et même il se demandait quel intérêt pouvait trouverson compagnon à écouter ces sornettes de conspirateurs.

Quant à lui, Chico, s’il était à la place du seigneur français,il savait bien qu’il serait déjà loin de ces lieux où on avaitvoulu le faire périr d’une mort lente et atroce. Mais l’ascendantque Pardaillan avait pris sur lui était déjà tel qu’il se seraitbien gardé de se permettre la plus petite observation. Si leseigneur français restait, c’est qu’il le jugeait utile et iln’avait qu’à attendre qu’il lui plût de s’en aller.

C’est ce qu’il avait fait et tandis que Pardaillan écoutait etregardait, lui s’était replongé dans ses rêves d’amour. Si bien quele chevalier dut le secouer, croyant qu’il s’était bonnementendormi.

Donc, en attendant que le dernier conjuré se fût éloigné,Pardaillan se mit à causer avec le Chico, non sans animation. Etsans doute s’était-il avisé de demander quelque chosed’extraordinaire, car le nain, après avoir montré un ébahissementprofond, s’était mis à discuter vivement comme quelqu’un quis’efforce d’empêcher de commettre une sottise.

Sans doute Pardaillan réussit-il à le convaincre, et obtint-ilde lui ce qu’il désirait, car lorsqu’il se mit à regarder parl’excavation, il paraissait satisfait et son œil pétillait demalice.

Fausta maintenant était seule. Le dernier conjuré s’étaitretiré, et cependant elle restait calme et majestueuse, dans sonfauteuil, semblant attendre on ne savait quoi ou qui. Tout à coup,sans que Pardaillan pût dire par où elle était venue, une ombresurgit de derrière l’estrade et vint silencieusement se placerdevant Fausta. Puis une deuxième, une troisième, jusqu’à six ombressurgirent de même et vinrent se ranger, debout, devant Fausta.

Pardaillan, parmi ceux-là, reconnut le duc de Castrana, et aussile familier qu’il avait jeté hors du patio&|160;: CristobalCenturion, dont il savait le nom maintenant.

Le sourire de Pardaillan s’accentua.

–&|160;Pardieu&|160;! murmura-t-il, je savais bien que toutn’était pas fini.

–&|160;Messieurs, commença Fausta de sa voix grave, j’ai demandéà M.&|160;le duc de Castrana de me désigner quatre des plusénergiques et des plus décidés d’entre vous tous. Il vous connaîttous. S’il vous a choisis, c’est qu’il vous a jugés dignes del’honneur qui vous est réservé. Je n’ai donc qu’à ratifier sonchoix.

Les quatre désignés s’inclinèrent profondément et attendirent.Fausta reprit en désignant Centurion&|160;:

–&|160;Celui-ci a été choisi directement par moi parce que je leconnais. Il est à moi corps et âme.

Salut de Centurion ressemblant à une génuflexion.

–&|160;Vous tous ici présents, vous serez les chefs des chefsqui viennent de sortir. À part don Centurion qui reste attaché à mapersonne, vous recevrez les ordres de M.&|160;le duc de Castrana,qui devient ainsi le chef suprême.

Grave révérence du duc.

–&|160;Vous composerez notre conseil et vous aurez chacun lahaute main sur dix chefs et sur leurs troupes. À dater demaintenant, vous faites partie de notre maison et je pourvoirai àtous vos besoins. Nous réglerons ces questions secondaires plustard. Pour le moment, je tiens à vous dire ceci&|160;: je comptesur vous, messieurs, pour que vos hommes n’oublient pas un instantque ce qui importe avant tout, c’est de sauver le prince dont nousferons un roi. À vous je dis, séance tenante, ce prince vous leconnaissez. Il est célèbre dans l’Andalousie. On le nomme donCésar.

–&|160;Le Torero&|160;! s’exclamèrent les cinq.

–&|160;Lui-même. Vous connaissez l’homme. Pensez-vous qu’il soità la hauteur du rôle que nous voulons lui faire jouer&|160;?

–&|160;Oui, par le Christ&|160;! C’est une vraie bénédiction duciel que ce soit justement celui-là le fils de don Carlos. Nous nepouvions rêver chef plus noble, plus généreux, plus brave&|160;!s’écria le duc de Castrana, avec une sorte d’enthousiasme.

–&|160;Bien, duc. Vos paroles me rassurent, car je vous saistrès réservé dans vos admirations. Je dois vous avouer que jeconnais peu le prince. Je sais qu’on parle de lui comme d’unemanière de Cid dont on se montre très glorieux. Mais je medemandais, non sans inquiétude, s’il aurait assez d’intelligencepour me comprendre, assez d’ambition pour adopter mes idées et lesfaire siennes. En un mot, si nous arriverions facilement à nousentendre. Car pour ce qui est de sa bravoure, elle ne saurait êtremise en doute.

Avec un peu plus de perspicacité, le duc et les cinq hommes quil’entouraient eussent pu se demander justement comment cetteprincesse avait pu parler de son mariage certain avec un hommequ’elle ne connaissait même pas.

Ils n’y pensèrent pas. Ou s’ils y pensèrent, comme elle ne leurparaissait pas femme à s’avancer à la légère, ils durent supposerqu’elle disposait de moyens connus d’elle seule pour amener leprince à accepter cette union.

Quoi qu’il en soit, le duc se contenta de dire&|160;:

–&|160;Le Torero, c’est un fait connu, a des idées qui serapprochent sensiblement des nôtres, et s’il est une chose qui nousétonne, c’est qu’il ne soit pas déjà venu à nous. Pour ce qui estde vos inquiétudes, je crois fermement qu’elles seront dissipéesdès que vous aurez eu un entretien avec le prince. Il estimpossible qu’avec un caractère tel que le sien il ne soit pasambitieux. Nul doute, pour moi, que vous ne vous entendiez àmerveille.

–&|160;J’en accepte l’augure. Mais, duc, n’oubliez plus qu’iln’y a pas, qu’il ne peut y avoir de fils de don Carlos. Il ne peuty avoir qu’un fils légitime du roi. Don César, puisqu’ainsi on lenomme, est ce fils… Il importe essentiellement que vous soyez touspénétrés de cette vérité si vous voulez la propager efficacement.Pour convaincre les incrédules, pour leur parler avec la persuasionnécessaire, il n’est rien de tel que de paraître sincère etconvaincu soi-même. Cette sincérité, vous l’obtiendrez en voushabituant à considérer, vous-mêmes, comme une vérité absolue, ceque vous voulez faire pénétrer dans l’esprit des autres.

–&|160;C’est vrai, madame. Soyez assurée que nous n’oublieronspas vos recommandations.

Fausta approuva de la tête et reprit&|160;:

–&|160;Pour l’exécution de vastes desseins il me faut des hommesd’élite et c’est pourquoi je vous ai pris à part. Il faut que ceshommes sachent être des chefs énergiques envers les troupes qu’ilsauront à commander, audacieux et résolus dans l’exécution desordres reçus.

–&|160;Sur ce point, madame, je crois pouvoir vous affirmer quevous aurez toute satisfaction avec nous, fit le duc au nom detous.

–&|160;Je le crois, dit froidement Fausta. Mais, en même temps,il faudra que ces hommes consentent à rester entre mes mains desinstruments passifs.

Centurion ne broncha pas. Il savait à quel redoutableantagoniste ils avaient affaire. Il avait été dompté.

Mais les autres se regardèrent quelque peu déconfits. Évidemmentils ne s’attendaient pas à semblable exigence. Et le ton sur lequelcela avait été dit dénotait une résolution que rien ne sauraitfléchir.

Fausta devina leur pensée. Elle reprit&|160;:

–&|160;Évidemment, cela est dur, surtout pour des hommes devotre valeur. Il est nécessaire pourtant qu’il en soit ainsi.J’entends rester le cerveau qui pense. Vous serez les membres quiexécutent. Votre rôle, ne l’oubliez pas, sera néanmoins assezimportant pour vous valoir honneurs et gloire. Si vous acceptez, ladestinée qui vous attend dépassera en splendeur ce que vos rêvesles plus fous auront à peine osé concevoir. Afin que vous n’enignoriez, je dois ajouter, dès maintenant, que vous trouverez enmoi un maître exigeant et sévère, n’admettant aucunediscussion&|160;; mais aussi un maître juste, équitable et généreuxau-delà de tout ce que vous pouvez espérer. S’il en est parmi vousqui hésitent, ils peuvent se retirer, il en est temps encore.

On ne pouvait pas être d’une franchise plus brutale. Et quant àl’autorité, tout dans le ton, dans l’attitude, indiquait qu’eneffet ils se trouvaient devant un être exceptionnel qui serait lemaître, dans le sens absolu du mot. Cette main blanche et parfumée,cette main aux ongles roses, serait une poigne de fer à l’étreintede laquelle on ne saurait tenter de se soustraire, une fois qu’ellese serait abattue sur vous.

Mais aussi quel prestigieux avenir entrevu&|160;!

Il n’y avait pas à en douter&|160;: cette femme tiendrait, etau-delà, ce qu’elle promettait. Et quant à essayer de lutter contreelle, il n’y avait qu’à considérer ce front pur, rayonnant d’unmâle génie, il n’y avait qu’à voir l’expression résolue de ceregard perçant et si doux, pour comprendre qu’on aboutiraitfatalement à un désastre.

Le duc et ses amis furent dominés, comme l’avait été Centurion,comme l’étaient, en général, tous ceux qui approchaient de prèscette femme extraordinaire.

Le duc se fit l’interprète de tous en disant&|160;:

–&|160;Nous acceptons, Madame. Disposez de nous commed’esclaves.

–&|160;J’accepte cet engagement, dit Fausta d’une voix grave. Etsoyez tranquilles, vous monterez si haut que peut-être enserez-vous éblouis vous-même. Je compte sur vous pour établir unediscipline sévère et maintenir vos hommes dans des idéesd’obéissance passive. C’est ce qui importe le plus, pour le moment.Je ne vous ferai pas l’injure de répéter les paroles de toléranceet d’émancipation que vous avez déjà entendues. Vous n’y croyez pasplus que je ne les pensais. Cependant, il est utile de laissermomentanément accréditer ces idées. Plus tard nous mettrons ordre àtout cela. Chaque chose viendra à son heure. Nous rêvons de grandeschoses. L’empire de Charlemagne n’est pas impossible à réédifier.Je me sens la force de mener à bien cette œuvre colossale. Celuique nous avons choisi dominera le monde, grâce à vous. Vous voyezdonc bien que ceux qui m’auront aidée à échafauder la puissance laplus étendue que le monde ait jamais vue, ceux-là pourront avoirtoutes les ambitions.

Elle parlait plutôt pour elle-même, car elle les sentait dûmentacquis. Ils écoutaient émerveillés, béats d’admiration, sedemandant s’ils ne faisaient pas un rêve délicieux que la réalitéviendrait brutalement interrompre.

Fausta revint vite au sentiment de la réalité.

–&|160;Ces rêves de puissance et de grandeur, dit-elle, reposentsur une tête menacée, une tête que l’on s’efforcera d’abattredemain. Ai-je besoin d’ajouter&|160;: si cette tête tombe, c’en estfait de ces rêves&|160;?

–&|160;On ne touchera pas un cheveu du prince. Dussions-nouspérir tous, il sera sauvé. Vous avez notre parole degentilshommes.

–&|160;J’y compte, messieurs. Don Centurion vous fera parvenir,demain, mes instructions précises. Allez, maintenant.

Le duc et ses quatre amis ployèrent le genou devant celle quileur avait fait entrevoir un avenir prodigieux et, s’enveloppant deleurs manteaux, ils se disposèrent à sortir.

Alors Pardaillan se redressa et fit un signe. Le Chico se mitaussitôt en marche, guidant le chevalier qui, jugeant la séanceterminée, se décidait, sans doute, à quitter les souterrains de lamaison des Cyprès.

Si Pardaillan ne s’était tant hâté, il eût entendu uneconversation asse brève, laquelle n’eût pas manqué del’intéresser.

Fausta était restée songeuse. Quand elle vit que le duc et sesamis s’étaient retirés, elle descendit de l’estrade et, s’adressantà Centurion, demeuré près d’elle, d’une voix brève&|160;:

–&|160;Cette bohémienne, cette Giralda, peut être un obstacle ànos projets Elle me gêne. Il faut qu’elle disparaisse dans labagarre de demain.

Elle eut l’air de réfléchir un instant en surveillant Centuriondu coin de l’œil et elle décida&|160;:

–&|160;Prévenez votre parent Barba-Roja. Lui seul, je crois,pourra m’en débarrasser.

–&|160;Quoi&|160;! madame, fit Centurion d’une voix étranglée,vous voulez&|160;!…

–&|160;Je veux, oui&|160;! dit Fausta avec un imperceptiblesourire.

Sur un ton douloureux, le bravo dit&|160;:

–&|160;Vous m’avez promis cependant…

Dédaigneuse, Fausta le fixa un instant et, haussant lesépaules&|160;:

–&|160;Quand donc, fit-elle tranquillement, quand donc vousdéciderez-vous à cesser cette comédie&|160;? Que faudra-t-il doncque je fasse pour arriver à vous persuader qu’on ne me prend paspour dupe&|160;?

–&|160;Madame, bégaya Centurion interloqué, je ne comprendspas.

–&|160;Vous allez comprendre. Vous m’avez dit que vous étiezamoureux de cette petite Giralda.

–&|160;Hélas&|160;!

–&|160;Amoureux au point que vous parliez de l’épouser. Ehbien&|160;! soit, j’y consens, épousez-la.

–&|160;Ah&|160;! madame&|160;! je vous devrai la fortune et lebonheur&|160;! s’émerveilla Centurion, radieux.

–&|160;Épousez-la, répéta Fausta avec nonchalance. Seulement ilest une petite chose, sans grande importance pour un amour aussiviolent, aussi désintéressé que le vôtre.

Elle insista sur le mot que nous avons souligné et fit unepause.

–&|160;Quoi donc, madame&|160;? demanda Centurion, vaguementinquiet.

Sans qu’il fût possible de percevoir la moindre ironie dans sesparoles, elle reprit&|160;:

–&|160;Dans le nouvel ordre de choses que nous allons instaurer,vous serez un personnage en vue. On s’étonnera peut-être que lepersonnage que vous allez être ait pour épouse une humblebohémienne.

–&|160;L’amour sera mon excuse. Nul ne pourra médire sur lecompte de ma femme. La Giralda, malgré qu’elle ne soit qu’unebohémienne, est connue comme la vertu la plus farouche del’Andalousie. Cela est l’essentiel. Quant à ceux qui pourraient mereprocher d’avoir épousé cette bohémienne, je sais ce que j’aurai àleur répondre, assura Centurion d’un air entendu.

Fausta eut un mince sourire et, comme si elle n’avait pasentendu, elle continua&|160;:

–&|160;On s’étonnera surtout que ce personnage ait été assezoublieux de son rang et de sa dignité pour épouser une jeune filledu peuple. Car la famille de la Giralda est connue maintenant. Elleest, cette petite, de la plus basse extraction et ses parents,m’a-t-on assuré, sont morts de misère, ou peu s’en faut.

Centurion chancela sous le coup qui était rude, affreux. L’amourqu’il avait affiché pour la Giralda n’était qu’une comédie. Ils’était imaginé, par suite d’on ne savait quels indices, que labohémienne était issue d’une illustre famille. Il avait conçu ceplan&|160;: avec l’assistance de Fausta, dont il avait su apprécierla toute-puissance, évincer Barba-Roja et son amour brutal, écarterle Torero, amoureux sincère, il est vrai, mais dont l’amour nesaurait hésiter entre une couronne et une fille obscure. Débarrasséde ces deux obstacles, lui, Centurion, déjà riche, en passe dedevenir un personnage, consentait à épouser cette fille sansnom.

Une fois le mariage consommé, un heureux hasard lui feraitconnaître à point nommé la filiation de son épouse. Il devenait ducoup l’allié d’une des plus riches, des plus puissantes, des plusillustres familles du royaume. Et si, plus tard, devenu roi, leTorero s’avisait de rechercher son ancienne amante, lui, Centurion,savait trop quels bénéfices un courtisan complaisant peut tirerd’un caprice royal. L’exemple de don Ruy Gomès de Sylva, devenuduc, prince d’Éboli, conseiller d’État, un personnage tout-puissanten un mot, pour avoir su complaisamment fermer les yeux à laliaison notoire de sa femme avec le roi Philippe, cet exemple étaitlà pour lui dicter la conduite à suivre.

Et comme il n’était pas de ces imbéciles que de vains scrupulesembarrassent à tout propos, il était bien résolu à tirer tout leparti possible d’une aussi extraordinaire bonne fortune, si le cielvoulait qu’elle lui échût.

Tel avait été le plan de Centurion. Et c’est au moment où ilvoyait ses affaires marcher au mieux de ses désirs qu’il apprenaitbrutalement qu’il s’était trompé, que la Giralda, dont il avaitrêvé de faire le pivot de sa fortune, n’était qu’une pauvre fillede basse extraction.

Ce coup l’assommait.

Et le pis est qu’il avait cru pouvoir ruser avec Fausta,convaincu qu’il était que nul au monde n’avait pu pénétrer le fondde sa pensée. Il voyait maintenant que cette femme, inspirée deDieu, certainement – comment expliquer autrement le pouvoir qu’elleavait de pénétrer dans ses pensées les plus secrètes&|160;? – ilvoyait qu’elle savait et il se demandait avec angoisse comment elleallait prendre la chose, si elle n’allait pas le rejeter au néantd’où elle l’avait tiré.

Le voyant muet d’hébétude, Fausta acheva&|160;:

–&|160;Hé&|160;! quoi&|160;! Ne le saviez-vous pas&|160;?Auriez-vous commis cette faute, impardonnable pour un homme devotre force, de prêter une oreille crédule aux propos de cettefille qui se croit issue d’une famille princière&|160;? Le rêveétait beau… Ce n’était qu’un rêve.

Cette fois il n’y avait pas à douter, la raillerie étaitflagrante, cruelle&|160;: elle savait certainement.

Une fois de plus, il avait été pénétré et battu à plate couturepar celle qu’il s’obstinait à vouloir duper.

Honteux et confus, il supplia&|160;:

–&|160;Épargnez-moi, madame&|160;!

Fausta le considéra une seconde et, haussant dédaigneusement lesépaules, comme elle avait déjà fait, elle ditsérieusement&|160;:

–&|160;Êtes-vous enfin convaincu qu’il est inutile d’essayer dejouer au plus fin avec moi&|160;?

Centurion chercha ce qu’il pourrait bien dire pour réparer sabalourdise. Il pensa que le mieux était de jeter le masque et,résolument cynique&|160;:

–&|160;Que faut-il dire de votre part à Barba-Roja&|160;?demanda-t-il.

–&|160;De ma part, dit Fausta avec un suprême dédain, rien. Dela vôtre, à vous, dites-lui que la bohémienne ne manquera pasd’assister à là corrida, puisque son amant doit y prendre part. DonAlmaran, placé à la source même des informations, ne doit pasignorer qu’il se trame quelque coup de traîtrise, lequel sera mis àexécution pendant que se déroulera la corrida. Il doit savoir quele coup préparé par M.&|160;d’Espinosa avec le concours du roin’ira pas sans tumulte. À lui de profiter de l’occasion, de lafaire naître au besoin, et de s’emparer de celle qu’il convoite.Quant à vous, comme j’ai besoin d’être tenue au courant de ce quise trame chez mes adversaires, il vous faut éviter à tout prixd’éveiller les soupçons. En conséquence, vous aurez soin de vousmettre à sa disposition pour ce coup de main et de le seconder detelle sorte qu’il réussisse. Tout le reste vous regarde à lacondition que la Giralda soit perdue à tout jamais pour don César,et sans que j’y sois pour rien. Vous me comprenez&|160;?

Heureux d’en être quitte à si bon compte, le bravodit&|160;:

–&|160;Je vous comprends, madame, et j’agirai selon vosordres.

Très froide, elle dit&|160;:

–&|160;Je vous engage à prendre toutes les dispositions utilespour mener à bien cette affaire. Vous avez beaucoup à vous fairepardonner, maître Centurion.

Le bravo frémit. Il comprenait le sens de la menace. Lasituation dépendait de sa réussite.

Il réussirait donc coûte que coûte. C’est ce qu’il traduisittout haut en disant avec assurance&|160;:

–&|160;La bohémienne disparaîtra, j’en réponds, dussé-je lapoignarder de mes mains.

Et en disant ceci il scrutait la physionomie de Fausta pour voirjusqu’à quel point elle l’autorisait à aller.

Fausta eut un geste de suprême indifférence.

Pourvu que la Giralda disparût, peu lui importait comment. C’estce que Centurion comprit.

Comme s’il n’y eût plus à revenir sur ce point, Fausta ditpaisiblement&|160;:

–&|160;Partons.

Centurion s’en fut chercher son flambeau, qu’il avait dissimulésous l’estrade, et l’alluma.

Il n’y avait qu’une porte visible dans cette salle&|160;: cellepar où les conjurés s’étaient dispersés et qui donnait sur unegalerie souterraine, laquelle aboutissait hors du mur d’enceinte dela maison.

Cependant le duc de Castrana et ses amis étaient revenus ets’étaient retirés par une issue qu’on ne voyait pas.

Fausta elle-même était entrée par une troisième porte qu’on nevoyait pas davantage.

Son flambeau allumé à la main, Centurion demanda&|160;:

–&|160;Quel chemin prenez-vous, madame&|160;?

–&|160;Celui du duc.

L’estrade n’était pas appuyée contre le mur. Centurion, sur laréponse de Fausta, contourna cette estrade et ouvrit une petiteporte secrète qui se trouvait là, habilement dissimulée.

Puis, sans se retourner, convaincu qu’elle le suivait, ils’engagea dans la galerie étroite qui aboutissait à cette porte etattendit que Fausta le rejoignît.

Fausta de son côté s’était mise en marche.

Elle avait contourné l’estrade et allait disparaître à son tour,lorsqu’elle demeura clouée sur place.

Une voix vibrante, qu’elle connaissait trop bien, venait delancer sur un ton railleur&|160;:

–&|160;La restauratrice de l’empire de Charlemagnedaignera-t-elle accorder une minute de son temps si précieux aupauvre routier que je suis&|160;?

Fausta s’était arrêtée net. Elle ne se retourna pasimmédiatement.

Son œil eut une lueur sinistre et, dans sa pensée éperdue, ellehurla&|160;:

–&|160;Pardaillan&|160;! L’infernal Pardaillan&|160;!… Ainsi ila échappé à la mort, comme il l’avait dit&|160;! Il est sorti de latombe où je croyais bien l’avoir emmuré vivant&|160;! Et chaquefois c’est ainsi. Quand je crois l’avoir tué il reparaît plusvivant et plus railleur. Cette fois, il connaît déjà mes nouveauxprojets, puisqu’il me salue – avec quelle ironie&|160;! – de cetitre de restauratrice de l’empire de Charlemagne. Et je suisseule&|160;!… Et il va me narguer à son aise&|160;! et il pourra seretirer tranquillement, sans être inquiété&|160;! et pas un hommepour le frapper&|160;!… Ce serait si facile ici&|160;!…

On remarquera qu’elle ne tremblait pas pour elle-même. Elle eûtpu cependant se demander si cet homme, exaspéré par tant descélératesse, n’allait pas l’étrangler de ses mains puissantes, etc’eût été son droit. Croyait-elle que son heure n’était pasvenue&|160;? Peut-être.

Connaissait-elle mieux que lui l’incoercible générosité de cethomme qui se contentait de défendre sa vie constamment menacée etnégligeait de lui rendre coup pour coup, parce qu’elle étaitfemme&|160;? Plutôt. Quoi qu’il en soit, elle n’eût aucune craintepour elle-même.

Elle éprouva seulement le regret mortel de ne pouvoir le fairetuer une bonne fois, puisqu’il était assez fou, pouvant se retirertranquillement, pour venir la braver chez elle, etdésarmé&|160;!

Ce regret fut si poignant qu’elle leva vers le ciel un regardfulgurant comme si elle eût voulu foudroyer ce Dieu quis’acharnait, alors qu’elle croyait l’avoir définitivement supprimé,à remettre sur sa route cet obstacle vivant, ou peut-être, car elleétait croyante, pour sommer ce Dieu de lui venir en aide.

Et voici qu’en abaissant les yeux elle vit dans l’ombreCenturion, qui se livrait à une pantomime effrénée dont lasignification lui était très claire&|160;:

–&|160;Retenez-le un moment, disaient les gestes de Centurion,je cours chercher du renfort, et cette fois, nous letenons&|160;!

Elle abaissa plusieurs fois de suite ses cils pour montrerqu’elle avait compris, et alors elle se retourna.

Tout ceci, qui nous a demandé un temps très long à expliquer,s’était produit en un temps inappréciable.

En tenant compte de la surprise à laquelle elle n’avait puéchapper, si maîtresse d’elle-même qu’elle fût, Pardaillan putcroire que rien d’anormal ne s’était passé, qu’elle était bienseule et qu’elle s’était retournée à son appel. Elle se retourna etson visage était si calme, son œil si limpide, son attitudeempreinte d’une telle sérénité, tout en elle dénotait si bien lasuperbe quiétude d’une force au repos que Pardaillan, qui laconnaissait bien pourtant, ne put se tenir de l’admirer.

Elle se retourna et s’avança vers lui avec la grâce souple etfière d’une grande dame qui, pour honorer un visiteur de marque, leconduit elle-même vers le siège qu’elle lui destine.

Et Pardaillan dut reculer devant elle, contourner des banquetteset s’asseoir là où elle voulait qu’il s’assît.

Or, et ceci est une preuve du caractère indomptable de cettefemme extraordinaire, cet accueil flatteur, cette grâce hautaine,ce sourire bienveillant, ces gestes gracieux, tout, tout était unemanœuvre savamment exécutée. Ici, nous sommes contraints de faireune description, aussi brève qu’il nous sera possible de cettegrotte artificielle.

Nous avons dit qu’il n’y avait qu’une porte visible&|160;: elleétait à droite. Au centre se trouvait l’estrade.

Derrière l’estrade était située la porte secrète par oùCenturion venait de sortir, courant chercher du renfort. Devantl’estrade, il y avait un espace vide au bout duquel se trouvait lemur qui faisait face à l’estrade.

Dans ce mur étaient percées l’excavation par où Pardaillan avaitregardé et écouté, et, un peu plus loin, la porte invisible par oùil était entré – du moins Fausta avait tout lieu de croire qu’ilétait entré par là. À droite et à gauche de l’estrade se trouvaientles banquettes, lourdes, massives, sur lesquelles les conjuréss’étaient assis.

La manœuvre de Fausta, amenant Pardaillan à s’asseoir sur ladernière des banquettes placées à gauche de l’estrade, avait eupour but de l’acculer sur le seul côté de la salle où il n’y avaitaucune porte, visible ou invisible, de cela Fausta était sûre.

Ainsi, au moment où l’attaque se produirait, Pardaillan, arméseulement d’une dague – Fausta avait tout de suite remarqué cedétail – Pardaillan se trouverait dans un angle où nulle fuiten’était possible, pour chercher le salut il lui faudrait, avec saseule dague, foncer sur les assaillants, contourner ou enjambertoutes les banquettes pour aboutir à l’espace libre du milieu etpartant à l’une des deux portes invisibles placées devant etderrière l’estrade.

Il était à supposer qu’il n’arriverait jamais jusque-là.

Quant à la porte visible, en cœur de chêne, renforcée de clouset de pentures énormes, jamais Pardaillan, malgré sa force et sabravoure, ne pourrait traverser cette salle encombrée pour arriverjusqu’à elle.

Et même s’il parvenait à accomplir ce miracle, il n’en seraitpas plus avancé, la porte étant fermée à triple tour.

Pardaillan était bien pris cette fois.

Que pourrait sa courte dague contre les longues et bonnesrapières dont il allait être menacé&|160;?

Pas grand-chose, assurément.

Pardaillan s’était prêté avec une bonne grâce, dont lui seulétait capable en pareil moment, à la petite manœuvre de Fausta.

Il serait certes téméraire d’affirmer qu’il n’avait rienremarqué de ces dispositions inquiétantes. Mais Fausta leconnaissait bien.

Elle savait qu’il n’était pas homme à reculer sur n’importe quelterrain. Puisqu’il lui plaisait d’agir dans cette manière de cavecomme elle aurait fait dans une salle de réception, puisqu’il luiplaisait de l’accabler de marques d’estime et d’avoir recours auxartifices de la politesse la plus raffinée, il se fût cru déshonoréà ses propres yeux en essayant de se dérober par crainte ou parprudence.

Fausta savait cela et, sans scrupule comme sans remords, elleexploitait habilement ce qu’elle considérait comme unefaiblesse.

Donc Pardaillan s’assit sur la dernière banquette, à la placemême qu’elle désignait. Elle-même s’assit sur une autre banquette,en face de lui.

Ils se regardèrent en souriant.

On eût dit deux amis heureux de se retrouver.

Cependant son sourire, à lui, avait on ne sait quoi de narquois,insaisissable pour tout autre qu’elle. Instinctivement, elle jetaun rapide coup d’œil autour d’elle comme si elle n’eût pas connu lelieu où elle le recevait – nous ne trouvons pas d’autre expression,puisqu’en réalité elle avait tout à fait les manières d’une femmequi reçoit. Elle ne vit rien, elle ne perçut rien, elle ne devinarien, elle ne sentit rien.

Car ce qu’il y avait de remarquable chez ces deux antagonistes,exceptionnellement doués, c’est que, en de certaines circonstances,ils ne voyaient pas qu’avec leurs yeux, comme le commun desmortels. Non.

Il semblait qu’ils eussent à leur disposition des sens spéciauxqui leur permettaient de percevoir ce qui échappait à leurs sensordinaires.

Ne percevant rien d’anormal, elle se rassura.

Alors d’une voix très calme, douce et chantante, en fixant surlui son œil grave, un sourire aux lèvres, comme on s’informe de lasanté d’une personne qui vous est chère, elle dit&|160;:

–&|160;Ainsi vous avez pu échapper au poison dont l’air de votrecachot était saturé&|160;?

Elle disait cela simplement, comme si ce n’était pas elle quieût, selon son expression, saturé l’air de son cachot d’un poisonqu’elle avait tout lieu d’espérer mortel, comme si elle n’eût pasété, elle, l’empoisonneuse, lui la victime.

Et lui, souriant aussi, soutint son regard sans provocation,sans arrogance, mais avec fermeté et assurance.

Il dit, en prenant cet air d’étonnement ingénu qui rendait saphysionomie indéchiffrable&|160;:

–&|160;Ne vous avais-je pas prévenue&|160;?

Elle dit, en hochant doucement la tête, avec un airrêveur&|160;:

–&|160;C’est vrai. Vous aviez bien vu&|160;?

Ainsi, dans son idée, Pardaillan avait vu qu’il échapperait à lamort qu’elle lui préparait. Visionnaire comme elle l’était,sincèrement persuadée qu’elle n’était pas d’une essence commune autroupeau des ordinaires humains, elle était convaincue que luiaussi, comme elle, était un être exceptionnel et que ce qui eûtparu surnaturel chez tout autre devenait normal chez eux.

Un long moment elle le considéra en silence et ellereprit&|160;:

–&|160;Ce poison n’était qu’un narcotique. À vrai dire, j’enavais le soupçon. Ce qui m’étonne, c’est que vous ayez pu sortir dece cachot où vous étiez emmuré comme dans une tombe. Commentavez-vous fait&|160;?

–&|160;Cela vous intéresse-t-il vraiment&|160;?

–&|160;Rien de ce qui vous touche ne me laisse indifférente,croyez-le bien.

Elle disait cela gravement, et elle était sincère. Son œil noir,rivé sur le sien, n’exprimait ni colère, ni dépit. Il était doux etpresque caressant.

On eût dit qu’elle se réjouissait de le voir sain et sauf. Etpeut-être, dans le désarroi où se débattait sa pensée, seréjouissait-elle en effet.

Il répondit, en s’inclinant gracieusement&|160;:

–&|160;Vous me comblez, vraiment&|160;! Prenez garde&|160;! vousallez me rendre outrecuidant et fat. Vous me voyez tout confus del’intérêt que vous voulez bien me porter. J’aurai cependant assezde raison pour ne pas vous ennuyer avec des détails qui n’ont riende bien intéressant, je vous assure.

Il n’y avait nulle raillerie dans sa voix, et il la contemplaitencore d’un œil vaguement étonné.

Il avait beau la connaître à fond, elle le déroutaittoujours.

Elle paraissait si sincèrement intéressée qu’il en arrivait àoublier que c’était sa mort, à lui, Pardaillan, qu’il étaitquestion.

Il en arrivait à oublier que c’était elle qui, toujours, entoutes circonstances, avait de longue main prémédité cette mort, etque ce n’était pas sa faute, certes, s’il était encore vivant.

Au surplus, ils étaient aussi sincères l’un que l’autre.

Ils en arrivaient à se persuader presque qu’ils ne parlaient pasd’eux-mêmes, mais de quelque autre auquel tous deux ilss’intéressaient.

Et ils se disaient ces choses terribles, effroyables, avec unair souriant et paisible, avec des gestes doux et mesurés, avec desposes et des attitudes telles qu’on eût dit deux amoureux heureuxde coqueter librement, loin de tout importun.

Elle répondit&|160;:

–&|160;Ce qui vous paraît très simple et dénué d’intérêt paraîtprodigieux à d’autres. Tout le monde ne peut pas avoir votre raremérite, ni votre modestie plus rare encore.

–&|160;De grâce, madame, ménagez cette modestie&|160;! Voustenez donc à savoir&|160;?

Elle fit&|160;: oui&|160;! doucement de la tête.

–&|160;Soit. Vous savez qu’une partie du plafond de ce cachots’abaisse au moyen d’un mécanisme.

–&|160;Je sais.

–&|160;Vous ignorez sans doute que dans le cachot même unressort caché permet de faire descendre ce plafond qui remonteensuite automatiquement&|160;?

–&|160;Je l’ignorais, en effet.

–&|160;Eh bien, c’est par là que je suis sorti. Ma bonne fortunem’a fait trouver ce ressort sur lequel j’ai appuyé de façon tout àfait fortuite. Le plafond est descendu, à mon grand ébahissement.Cela constituait un petit plateau sur lequel je me suis placé. Leplafond, en remontant, l’a ramené dans la chambre d’où j’avais étéprécipité. Vous voyez que c’est très simple.

–&|160;Très simple, en effet.

–&|160;Vous désirez peut-être savoir où est dissimulé le ressortqui m’a permis de m’évader&|160;?

–&|160;Si vous n’y voyez pas d’inconvénient…

–&|160;Aucun. Je comprends l’intérêt qui vous guide. Sachez doncque ce ressort est placé tout en haut de la dernière des plaques demarbre qui tapissent le bas des murs, juste en face de cette portede fer dont la clé a été jetée dans le Guadalquivir. Vous verrez,cette plaque est fendue. Il y a là un petit morceau qui a l’aird’avoir été cimenté après coup. En appuyant sur ce petit morceau demarbre, le mécanisme fonctionne. Vous pouvez maintenant le fairebriser, ce mécanisme, en sorte que si, par hasard, il m’arrivait denouveau de m’égarer dans ce cachot, je serais cette fois dansl’impossibilité d’en sortir.

–&|160;Ainsi ferai-je.

Pardaillan approuva en souriant.

–&|160;Je comprends comment vous êtes sorti. Mais commentavez-vous eu l’idée de descendre dans les sous-sols&|160;?

–&|160;Toujours par hasard, dit-il de son air le plus naïf. J’aitrouvé toutes les portes ouvertes. Je ne connaissais pas la maison.Sans savoir comment, je me suis retrouvé dans les caves. Je suisassez observateur, vous le savez.

–&|160;Vous êtes un profond observateur, je le sais.

il s’inclina en signe de remerciement et continua&|160;:

–&|160;J’ai pensé qu’une maison que vous aviez choisie devaitposséder plus d’une issue secrète semblable à celle par où j’étaissorti. J’ai cherché. Et toujours favorisé par le hasard, j’ai étéamené dans un couloir où mon attention a été sollicitée parquelques lumières qui transparaissaient à travers le mur. Est-ilnécessaire de vous en dire plus long&|160;?

–&|160;C’est inutile. Je comprends maintenant.

–&|160;Ce que je ne comprends pas, moi, c’est qu’une femme telleque vous ait pu commettre cette faute impardonnable de laisser samaison déserte, toutes portes ouvertes.

Et avec un sourire aigu&|160;:

–&|160;Voyez les conséquences de cette imprudence. Alors quevous vous teniez bien tranquille, assurée que vous étiez que je nepouvais me soustraire au genre de mort que vous me réserviez, moije sortais facilement de cette manière de tombe où vous aviez eul’intention de me loger. Quelle situation eût été la mienne sij’avais trouvé toutes les portes solidement verrouillées&|160;? Queserais-je devenu, seul et sans armes, si j’étais tombé dans unesalle bien gardée&|160;?… Au lieu de cela, je trouve tout disposécomme pour mieux favoriser ma fuite, en sorte que me voici devantvous, bien portant et libre.

Lorsque Pardaillan posa la question&|160;: «&|160;Que serais-jedevenu seul et sans armes si j’étais tombé dans une salle biengardée&|160;?&|160;» Fausta ne put réprimer un tressaillement. Illui avait semblé démêler comme une vague raillerie dans le ton dontfurent prononcées ces paroles.

Lorsqu’il dit&|160;: «&|160;Me voici libre&|160;!&|160;», elleeut un mince sourire. Mais si elle dévisageait le chevalier avecune attention soutenue, celui-ci ne la quittait pas des yeux nonplus. Et comme lorsque Pardaillan regardait avec attention il étaitplutôt malaisé de le dérouter, le tressaillement de Fausta commeson sourire ne passèrent pas inaperçus. Pardaillan ne releva pas letressaillement mais, quant au sourire, il dit&|160;:

–&|160;Je vous comprends, madame. Vous vous dites sans doute queje ne suis pas encore sorti de chez vous. Il s’en faut de si peuque, par ma foi, je maintiens le mot&|160;: Me voicilibre&|160;!

Le dialogue entre ces deux adversaires redoutables prenait desallures de duel. Jusqu’ici ils n’avaient fait que se tâter.Maintenant ils se portaient des coups. Et comme toujours, c’étaitPardaillan qui chargeait le premier.

Sans paraître attacher la moindre importance à la menacesous-entendue dans ce mot, Fausta se contenta de relever lereproche d’imprudence. Elle expliqua&|160;:

–&|160;Si j’ai laissé toutes portes ouvertes, j’avais desraisons. Vous n’en doutez pas, puisque vous me connaissez… Que voussoyez arrivé à point nommé pour bénéficier de cette apparentenégligence, c’est un malheur… réparable. En ce qui concerne cet œilsecret qui vous a permis d’assister à mon entrevue avec lesgentilshommes espagnols, je conviens que le reproche est mérité.J’aurais dû en effet le fermer. J’ai péché par trop de confiance etj’aurais dû me garder, même contre l’impossible. C’est une leçon.Tenez pour certain qu’elle ne sera pas perdue.

Elle disait cela paisiblement, comme s’il se fût agi d’une chosede médiocre importance. Elle constatait une erreur de sa part, sansplus.

Mais après avoir confessé son erreur, elle revint aussitôt à cequi lui paraissait autrement important, et avec un sourire aigucomme celui de Pardaillan quand il lui faisait remarquer lesconséquences de son imprudence&|160;:

–&|160;Mais vous-mêmes, croyez-vous que vous ayez été bieninspiré en entrant ici&|160;? Vous parlez d’imprudence et de fauteirréparable&|160;? Il vous était si facile de tirer aularge&|160;!

–&|160;Mais, madame, fit Pardaillan avec son air le plus naïf,n’avez-vous pas entendu que j’ai eu l’honneur de vous dire quej’avais absolument besoin d’avoir un entretien avec vous&|160;?

–&|160;Il faut donc que ce que vous avez à me dire soit biengrave pour que vous vous exposiez ainsi après avoir échappémiraculeusement à la mort&|160;?

–&|160;Bon Dieu&|160;! madame, où prenez-vous que je m’expose,et qu’ai-je à craindre en tête à tête avec vous&|160;?

Fausta le considéra un instant. Parlait-il sérieusement&|160;?Était-il aveugle à ce point&|160;? Ou bien la confiance qu’il avaiten sa force le rendait-elle présomptueux au point de lui faireoublier qu’il n’était pas encore hors de chez elle&|160;?

Mais Pardaillan avait cet air de naïveté ingénue qui le faisaitimpénétrable. Fausta ne put rien lire sur cette physionomie. Unmoment elle hésita sur ce qu’elle allait dire, et soudain elle sedécida.

–&|160;Croyez-vous donc que je vous laisserai sortir d’ici aussifacilement que vous y êtes entré&|160;? dit-elle.

Pardaillan sourit.

–&|160;À mon tour de vous dire&|160;: je vous comprends,dit-elle. Vous vous dites que ce n’est pas moi qui vous barrerai laroute… Vous avez raison. Mais, sachez que dans un instant vousallez être assailli. Vous allez vous trouver seul et sans armes,dans cette salle bien gardée.

Pourquoi lui disait-elle cela, alors qu’elle était seule encoreavec lui&|160;? Elle savait bien que s’il lui plaisait de mettre àprofit l’avertissement qu’elle lui donnait, il n’avait que quelquespas à faire pour sortir. Pensait-elle qu’il ne trouverait pas leressort qui actionnait la porte secrète&|160;? Ou plutôt nepensait-elle pas qu’en l’avertissant il se croirait obligé derester&|160;?

Elle n’aurait peut-être pas pu dire elle-même pourquoi elleavait parlé. Très tranquillement, il répondit&|160;:

–&|160;Vous voulez parler des braves que ce sacripantd’inquisiteur est allé chercher, tout courant&|160;?

–&|160;Vous saviez…

–&|160;Sans doute&|160;! De même que j’ai bien remarqué votrepetit manège qui consistait à m’acculer dans ce coin de lasalle.

Quoi qu’elle en eût, Fausta ne put s’empêcher de l’admirer. Maisen même temps que l’admiration, l’inquiétude pénétrait en elle.Elle se disait que, si fort qu’il fût, Pardaillan ne pouvait s’êtreexposé placidement à un aussi formidable danger sans avoir lacertitude de s’en tirer indemne.

Une fois encore elle jeta autour d’elle un coup d’œilsoupçonneux et ne découvrit rien.

Elle étudia encore la physionomie du chevalier et le vit siconfiant en sa force, si calme, si maître de soi que ses soupçonsse dissipèrent, et elle se dit&|160;:

«&|160;Il pousse la bravade aux plus extrêmeslimites&|160;!&|160;»

Et, tout haut&|160;:

–&|160;Sachant que vous alliez être attaqué – et je vouspréviens qu’une vingtaine d’épées vont vous assaillir – sachantcela vous êtes resté. Vous vous êtes prêté complaisamment à monpetit manège. Vous comptez donc passer sur le corps aux vingtcombattants que vous allez avoir sur les bras&|160;?

–&|160;Leur passer sur le corps serait trop dire. Mais ce que jesais, c’est que je m’en irai d’ici sans blessure sérieuse, pour nepas dire sans blessure du tout.

Ceci était dit sans jactance, avec une telle assurance qu’ellesentit l’énervement la gagner et le doute l’envahir. Il avaitmontré la même assurance quand elle lui avait parlé à travers leplafond de son cachot. Et il en était sorti de ce cachot&|160;! Quisait si, maintenant, il ne se tirerait pas sans à-coup duguet-apens improvisé à la hâte&|160;? Elle s’efforçait de serassurer et, malgré elle, dans son esprit, elle se disait avecrage&|160;:

«&|160;Oui&|160;! il échappera, encore,toujours&|160;!&|160;»

Et comme elle avait déjà fait quand elle croyait le tenir dansune tombe, elle demanda&|160;:

–&|160;Pourquoi&|160;?

Très froid, il dit&|160;:

–&|160;Je vous l’ai dit&|160;: parce que mon heure n’est pasvenue… Parce qu’il est écrit que je dois vous tuer.

–&|160;Pourquoi ne me tuez-vous pas tout de suite, en cecas&|160;?

Elle prononça ces mots avec bravade et comme si elle l’eût défiéde mettre sa menace à exécution.

Très naturellement, il dit&|160;:

–&|160;Votre heure n’est pas venue à vous non plus.

–&|160;Ainsi, selon vous, je dois échouer dans toutes lestentatives que je dirigerai contre vous&|160;?

–&|160;Je le crois, dit-il très sincèrement. Récapitulons un peules différents moyens que vous avez employés dans l’unique but dem’occire&|160;: le fer, la noyade, l’incendie, le poison, la faimet la soif… et me voici devant vous, bien vivant, Dieu merci&|160;!Tenez, voulez-vous que je vous dise&|160;? Vous faites fausse routeen cherchant à me tuer. Renoncez-y. C’est dur&|160;? Vous tenezabsolument à m’expédier dans un monde qu’on prétend meilleur&|160;?Oui&|160;!… Mais puisque vous ne pouvez y parvenir&|160;! Quediable&|160;! il n’est pas besoin de tuer les gens pour s’endébarrasser. On cherche. Les moyens ne manquent pas qui font qu’unhomme, vivant encore, n’existe plus pour ceux qu’il gênait.

Il plaisantait.

Malheureusement, dans l’état d’esprit où elle était, sousl’influence de la superstition qui lui suggérait qu’en effet ilétait invulnérable, elle ne pouvait pas comprendre qu’il osâtplaisanter sur un sujet aussi macabre.

Et même, en négligeant la superstition qui la guidait en cemoment, même avec toute sa lucidité, si forte qu’elle fût, si fortqu’elle le crût lui-même, la pensée ne lui serait pas venue qu’ilpût pousser la bravoure jusqu’à ce point.

Il plaisantait et elle prit ses paroles au sérieux.

Et dans sa superstition, elle se persuada que, nouveau Samson,il livrerait lui-même le secret de sa force, il indiqueraitlui-même par quel moyen elle le réduirait à l’impuissance.

Machinalement, naïvement, elle demanda&|160;:

–&|160;Comment&|160;?

Il eut un imperceptible sourire de pitié. Oui, de pitié.Fallait-il qu’elle fût déprimée pour en arriver à ce degréd’inconscience qui la faisait lui demander, à lui, comment ellepourrait l’annihiler, sans le tuer.

Et il continua de plaisanter en disant&|160;:

–&|160;Eh&|160;! le sais-je&|160;?

Et avec une lueur de malice dans les yeux, en mettant son doigtsur son front&|160;:

–&|160;Ma force est là… Essayez de me frapper là.

Elle le considéra longuement. Il paraissait très sérieux.

Il eût frémi s’il eût pu lire ce qui se passait dans son cerveauet quelle pensée infernale il venait de faire germer en elle parune simple plaisanterie.

Elle demeura un instant pensive, cherchant à comprendre le sensde ses paroles et le parti qu’elle pourrait en tirer, et dans sonesprit obstinément tendu vers ce but&|160;: la suppression dePardaillan, en un éclair, elle entrevit la solution cherchée etelle pensa&|160;:

–&|160;Le cerveau&|160;!… le frapper au cerveau… le fairesombrer dans la folie&|160;!… peut-être… oui&|160;! Et c’est luiqui m’indique ce moyen… preuve qu’il doit réussir… Il a raison,cela vaut mille fois mieux que la mort… Comment n’y ai-je paspensé&|160;?

Et tout haut, avec un sourire sinistre&|160;:

–&|160;Vous avez raison. Si vous sortez d’ici vivant, je nechercherai plus à vous tuer. J’essayerai autre chose.

Quoi qu’il en eût, Pardaillan ne put réprimer un frisson. Cetteintuition merveilleuse qui le guidait lui fit deviner qu’elle avaitcombiné quelque chose d’horrible et que ce quelque chose avait étésuggéré par sa plaisanterie.

Il bougonna en lui-même&|160;:

–&|160;La peste m’étrangle&|160;! J’avais bien besoin de fairele bel esprit&|160;! Voilà la tigresse lâchée sur une nouvellepiste, et Dieu sait ce qu’elle me réserve maintenant&|160;!

Mais il n’était pas homme à rester longtemps sous cetteimpression pénible. Il se secoua et, de sa voixrailleuse&|160;:

–&|160;Mille grâces&|160;! dit-il.

Il lui apparut si calme, si imperturbablement maître de lui, quede nouveau elle l’admira, et sa résolution en fut ébranlée à cepoint que, avant de se lancer dans une nouvelle entreprise hérisséede difficultés, elle voulut tenter un dernier effort pour sel’attacher. Et d’une voix vibrante&|160;:

–&|160;Vous avez entendu ce que j’ai dit à ces Espagnols&|160;?Encore ne leur ai-je point dévoilé ma pensée tout entière. Vousm’avez, en raillant, saluée du titre de restauratrice de l’empirede Charlemagne. L’empire de Charlemagne ne serait rien comparé àcelui que je pourrais créer si je m’appuyais sur un homme tel quevous. Cet avenir prestigieux ne vous tente-t-il pas&|160;? Que neferions-nous pas tous les deux&|160;! Nous pourrions voir l’universentier soumis à notre loi. Dites un mot, un seul, ce princeespagnol disparaît, vous seul demeurez maître de celle qui n’eûtjamais d’autre maître que Dieu. Et nous marchons à la conquête dumonde. Ce mot, voulez-vous le dire&|160;?

Glacial, il répondit&|160;:

–&|160;Je croyais vous avoir dit une fois pour toutes monsentiment sur ces rêves d’ambition. Excusez-moi, madame, ce n’estpas ma faute, mais nous ne pouvons pas nous entendre.

Elle comprit qu’il était inébranlable. Elle n’insista pas et secontenta d’approuver de la tête.

Pardaillan reprit d’une voix mordante&|160;:

–&|160;Mais ceci, madame, m’amène à vous dire ce que j’avaisrésolu de dire en entrant ici. Et si je ne l’ai fait plus tôt,convenez que cela n’a point tenu qu’à moi.

–&|160;Je vous écoute, fit-elle froidement.

Pardaillan la regarda droit dans les yeux et,posément&|160;:

–&|160;Que vous fassiez assassiner le roi Philippe, comme il y aquelques mois vous avez fait assassiner Henri de Valois, c’estaffaire entre vous et lui. Je n’ai pas à prendre la défense dePhilippe qui, du reste, me paraît de taille à se défendre lui-même.Que vous mettiez, dans un but d’ambition personnelle, ce pays à feuet à sang, que vous y déchaîniez les horreurs de la guerre civile,comme vous l’avez fait en France, ceci encore est affaire entrevous et Philippe ou son peuple. Si les moyens que vous employezétaient avouables, je dirais même que je n’en suis pas fâché, caren soulevant l’Espagne contre son roi, vous donnerez assezd’occupation à celui-ci pour le mettre dans l’impossibilité depoursuivre ses projets sur la France. Par cela même, mon malheureuxpays, sous la conduite d’un roi rusé mais brave homme, tel que leBéarnais, aura le temps de réparer en grande partie les calamitésque vous aviez déchaînées sur lui. Sur ces deux points, madame, sije n’approuve pas vos idées et vos procédés, du moins, vous ne metrouverez pas devant vous.

–&|160;C’est beaucoup, cela, chevalier, dit-elle franchement, etsi vous n’avez pas des exigences inacceptables en échange de cetteneutralité qui m’est précieuse, je suis assurée du succès.

Pardaillan eut un sourire réservé et il reprit&|160;:

–&|160;Faites ce que bon vous semblera ici, cela vous regarde.Mais ne jetez pas les yeux sur mon pays. Je vous l’ai dit, laFrance a besoin de repos et de paix. Ne cherchez pas à y fomenterla haine et la discorde comme vous l’avez déjà fait, vous metrouveriez sur votre route. Et sans vouloir vous humilier, sanstrop me vanter non plus, vous devez savoir ce qu’il en coûte dem’avoir pour ennemi.

–&|160;Je le sais, dit-elle gravement. Est-ce tout ce que vousaviez à me dire&|160;?

–&|160;Non, par tous les diables&|160;! j’ai encore à vous direceci&|160;: la nouvelle entreprise que vous tentez ici est appeléeà un échec certain. Elle aura le même sort qu’ont eu vosentreprises en France&|160;: vous serez battue.

–&|160;Pourquoi&|160;?

–&|160;Je pourrais vous dire&|160;: parce que ces entreprisessont fondées sur la violence, la trahison et l’assassinat. Je vousdirai plus simplement&|160;: parce que vos rêves d’ambitionreposent sur la tête d’un homme loyal et simple, le Torero, quin’acceptera pas les offres que vous voulez lui faire. Parce que donCésar est un homme que j’estime et que j’aime, moi, et que je vousdéfends, vous entendez bien, je vous défends de vous attaquer àlui, si vous ne voulez me trouver sur votre route. Et maintenantque je vous ai dit ce que j’avais à vous dire, vous pouvez faireentrer vos assassins.

En disant ces mots, il se leva et se tint debout devant elle,rayonnant d’audace.

Et, comme s’ils eussent entendu son ordre, au même moment lesassassins se ruèrent dans la salle avec des cris de morts.

Fausta s’était levée aussi.

Elle ne répondit pas un mot. Sans se presser,elle se retourna, s’éloigna majestueusement et alla se placer àl’autre extrémité de la salle, désireuse d’assister à la lutte.

Si Pardaillan avait voulu, il n’aurait eu qu’à étendre le bras,abattre sa main sur l’épaule de Fausta, et le combat eût ététerminé avant que d’être engagé. C’eût été là une merveilleuseégide. Aucun des assistants n’eût osé ébaucher un geste en voyantleur maîtresse aux mains de celui qu’ils avaient pour mission detuer sans pitié.

Mais Pardaillan n’était pas homme à employer de tels moyens. Illa regarda s’éloigner sans faire un geste.

Centurion avait bien fait les choses. Il avait été un peu long,mais il savait qu’il pouvait compter sur Fausta pour garder lechevalier autant de temps qu’il serait nécessaire. Il amenait aveclui une quinzaine de sacripants, ses séides ordinaires, qui lesuivaient dans toutes ses expéditions avec Barba-Roja et luiobéissaient avec une précision toute militaire, assurés qu’ilsétaient de l’impunité et de recevoir en outre une gratificationraisonnable.

En plus de cette troupe, le familier amenait avec lui les troisordinaires de Fausta&|160;: Sainte-Maline, Montsery et Chalabre,lesquels avaient bien consenti à suivre Centurion parlant au nom dela princesse, mais étaient bien résolus à agir à leur guise, peusoucieux qu’ils étaient de se placer sous les ordres d’unpersonnage qui ne leur inspirait nulle sympathie.

Les deux troupes, car les ordinaires ne se quittaient pas ets’écartaient ostensiblement de leurs compagnons de rencontre, lesdeux troupes réunies formaient un total d’une vingtaine d’hommes –juste le chiffre annoncé par Fausta – armés de solides et longuesrapières et de bonnes et courtes dagues.

Les assaillants, avons-nous dit, s’étaient rués avec des cris demort. Mais si la précaution qu’avait eue Fausta de placerPardaillan au fond de la salle était bonne en ce sens qu’ellel’acculait dans un coin et le mettait dans la nécessité d’enjamberun nombre considérable d’obstacles et de passer sur le ventre detoute la troupe pour atteindre la sortie, cette précaution devenaitmauvaise en ce sens que, pour atteindre leur victime, les hommes deCenturion devaient d’abord, eux aussi, enjamber ces mêmesobstacles, ce qui ralentissait considérablement leur élan.

Pardaillan les regardait venir à lui avec ce sourire railleurqu’il avait dans ces moments.

Il avait dédaigné de tirer sa dague, seule arme qu’il eût à sadisposition. Seulement, il s’était placé derrière la banquette, surlaquelle il était assis l’instant d’avant. Cette banquette était ladernière de la rangée. Pardaillan avait placé son genou gauche surcette banquette, et ainsi placé, les bras croisés, le sourire auxlèvres, l’œil aux aguets et pétillant de malice, il attendaitqu’ils fussent à sa portée.

Que méditait-il&|160;? Quel coup d’audace, foudroyant etimprévu, leur réservait-il&|160;? C’est ce que se demandait Fausta,qui le surveillait de sa place, et qui, devant cette froideintrépidité, sentait le doute l’envahir de plus en plus, et sedisait&|160;:

«&|160;Il va les battre tous&|160;! c’est certain&|160;! c’estfatal&|160;! Et il sortira d’ici sans une égratignure.&|160;»

Cependant, Pardaillan avait reconnu les ordinaires, et de savoix railleuse&|160;:

–&|160;Bonsoir, messieurs&|160;!

–&|160;Bonsoir, monsieur de Pardaillan, répondirent poliment lestrois.

–&|160;C’est la deuxième fois aujourd’hui que vous me chargez,messieurs. Je vois que vous gagnez honnêtement l’argent que vousdonne Mme&|160;Fausta. Seulement je suis confus de vousdonner tant de mal.

–&|160;Quittez ce souci, monsieur. Pourvu que nous vous ayons aubout du compte, c’est tout ce que nous demandons, ditSainte-Maline.

–&|160;J’espère que nous serons plus heureux cette fois-ci,ajouta Chalabre.

–&|160;C’est possible&|160;! fit paisiblement Pardaillan,d’autant que, vous le voyez, je suis sans arme.

–&|160;C’est vrai&|160;! dit Montsery, en s’arrêtant,M.&|160;de&|160;Pardaillan est désarmé&|160;!

–&|160;Ah&|160;! diable&|160;! firent les deux autres, ens’arrêtant aussi.

–&|160;Nous ne pouvons pourtant pas le charger, s’il ne peut sedéfendre, dit tout bas Montsery.

–&|160;Très juste, opina Chalabre.

–&|160;D’autant qu’ils sont assez nombreux pour mener à bien labesogne, ajouta Sainte-Maline en désignant du coin de l’œil leshommes de Centurion.

Et tout haut à Pardaillan&|160;:

–&|160;Puisque vous n’avez pas d’arme pour vous défendre, nousnous abstenons, monsieur. Que diable&|160;! nous ne sommes pas desassassins&|160;!

Pardaillan sourit, et comme les trois, avant de rengainer, lesaluaient de l’épée d’un même geste qui ne manquait pas denoblesse, il s’inclina gracieusement, et dit, toujourscalme&|160;:

–&|160;En ce cas, messieurs, écartez-vous et regardez… si celavous intéresse.

À ce moment, sept ou huit des plus vifs parmi les assaillantsn’avaient plus que deux rangées de banquettes à franchir pour êtresur lui.

Posément, avec des gestes mesurés, Pardaillan se courba etsaisit à pleins bras la banquette sur laquelle il appuyait songenou.

C’était une banquette longue de plus d’une toise, en chênemassif et dont le poids devait être énorme.

Pardaillan la souleva sans effort apparent et, quand lespremiers assaillants se trouvèrent à sa portée, il balaya l’espacede sa banquette tendue à bout de bras, en un geste large,foudroyant de force et de rapidité, le geste du faucheur quifauche.

Un homme resta sur le carreau, trois se retirèrent en gémissant,les autres s’arrêtèrent interdits.

Pardaillan se mit à rire doucement et souffla un moment.

Mais le reste de la bande arrivait et poussait les premiersrangs, qui durent avancer malgré eux.

Pardaillan, froidement, méthodiquement, recommença le geste dela mort. Trois nouveaux éclopés durent se retirer.

Ils n’étaient plus que treize, en omettant les trois ordinairesqui assistaient, béats d’admiration, à cette lutte épique d’unhomme contre vingt.

Les hommes de Centurion s’arrêtèrent, quelques-uns mêmes’empressèrent de reculer, de mettre la plus grande distancepossible entre eux et la terrible banquette.

Pardaillan souffla encore un moment et, profitant de ce qu’ilsse tenaient en groupe compact, il souleva de nouveau l’armeformidable que lui seul peut-être était capable de manier aveccette aisance&|160;: il la balança un instant et la jeta à toutevolée sur le groupe pétrifié.

Alors ce fut la débandade. Les hommes de Centurion s’enfuirenten désordre et ne s’arrêtèrent que dans l’espace libre devantl’estrade.

Avec Centurion, qui avait eu la chance de s’en tirer avecquelques contusions sans importance, bien qu’il ne se fût pasménagé, ils n’étaient plus que six hommes valides.

Cinq étaient restés sur le carreau, morts ou trop grièvementendommagés pour avoir la force de se relever. Les autres, plus oumoins éclopés, geignant et gémissant, étaient hors d’état dereprendre la lutte.

Pardaillan passa sa main sur son front ruisselant de l’effortsoutenu, et en riant, du bout des lèvres&|160;:

–&|160;Eh bien, mes braves, qu’attendez-vous&|160;? Chargezdonc, morbleu&|160;! Vous savez bien que je suis seul et sansarme&|160;!

Mais comme en disant ces mots il plaçait son pied sur labanquette qui se trouvait à sa portée, les autres, malgré lesobjurgations de Centurion, restèrent cois.

Alors Pardaillan se mit à rire plus fort, et s’apercevant queplusieurs rapières s’étalaient à ses pieds, il se baissatranquillement, ramassa celle qui lui parut la plus longue et laplus solide, et, la faisant siffler, de son air railleur, il leurlança&|160;:

–&|160;Allez, drôles&|160;! le chevalier de Pardaillan vous faitgrâce&|160;!

Et se tournant vers Fausta, sans plus s’occuper d’eux&|160;:

–&|160;À vous revoir, princesse&|160;! lui cria-t-il.

Il fit un demi-tour méthodique, et lentement, sans se retourner,comme s’il eût été sûr qu’on n’oserait inquiéter sa sortie, il sedirigea vers la muraille qui fermait le fond de la salle, dans cecoin où il avait plu à Fausta de le placer parce qu’elle se croyaitcertaine qu’il n’y avait là aucune issue.

Arrivé au mur, il frappa dessus trois coups du pommeau de larapière qu’il venait de ramasser.

La muraille s’ouvrit d’elle-même.

Avant de sortir, il se retourna, Centurion et ses hommes,revenus de leur stupeur, se lançaient à sa poursuite. Les troisordinaires eux-mêmes, le voyant armé, chargeaient de leur côté.

Le rire clair de Pardaillan fusa plus ironique que jamais. Illança&|160;:

–&|160;Trop tard&|160;! mes agneaux.

Et il sortit, sans se presser, la tête haute.

Quand la bande hurlante et menaçante arriva, elle se heurta à lamuraille qui s’était refermée d’elle-même.

Honteux, furieux, enragés, ils se mirent à frapper le mur àcoups redoublés. Trois hommes de Centurion soulevèrent péniblementune de ces banquettes que le chevalier avait maniée avec tant defacilité apparente, et s’en servirent de bélier sans réussirdavantage à ébranler le mur.

Exténués, ils se résignèrent à abandonner la poursuite, etpiteux, ils se rangèrent autour de Fausta. Centurion surtout étaittrès inquiet. Il s’attendait à des reproches sanglants, et bienque, personnellement, il se fût comporté bravement, il se demandaitcomment elle allait prendre cette défaite honteuse.

Sainte-Maline, Chalabre, Montsery n’étaient pas très rassurésnon plus. Certes, leur geste avait été chevaleresque et ils ne leregrettaient pas, mais enfin, Fausta les payait pour tuerPardaillan et non pour faire assaut de galanterie et de générositéavec lui.

Ils se tenaient donc raides, comme à la parade, attendantl’averse avec une mélancolique résignation.

À la grande surprise de tous, Fausta ne fit aucun reproche. Ellesavait, elle, que Pardaillan devait sortir vainqueur de la lutte.La défaite de ses hommes ne pouvait donc ni la surprendre nil’indigner. Ils avaient fait ce qu’ils avaient pu, elle les avaitvus manœuvrer. S’ils avaient été battus, c’est qu’ils s’étaientheurtés à une force surnaturelle. Ils eussent été trois fois plusnombreux, ils eussent subi le même sort&|160;: c’était fatal. Dèslors, à quoi bon se fâcher&|160;?

Donc Fausta se contenta de dire&|160;:

–&|160;Ramassez ces hommes, qu’on leur donne les soins quenécessite leur état. Vous distribuerez à chacun cent livres à titrede gratification. Ils ont fait ce qu’ils ont pu, je n’ai rien àdire.

Une rumeur joyeuse accueillit ces paroles. En un clin d’œil leséclopés furent enlevés, et il ne resta que Centurion et les troisordinaires.

–&|160;Messieurs, leur dit Fausta, veuillez m’attendre un momentdans le couloir.

Silencieusement les quatre hommes s’inclinèrent et sortirent, lalaissant seule.

Longtemps, Fausta resta immobile sur la banquette où elles’était assise cherchant, combinant, mettant en œuvre toutes lesressources de son esprit si fertile en inventions de toutessortes.

Que voulait-elle&|160;? Peut-être ne le savait-elle pas trèsbien elle-même. Toujours est-il que de temps en temps elleprononçait un mot, toujours le même&|160;:

–&|160;La folie&|160;!…

Et après avoir prononcé ce mot, elle se replongeait dans saméditation.

Enfin, ayant sans doute trouvé la solution tant cherchée, ellese leva, rejoignit ses gardes du corps et remonta dans sesappartements.

Tandis que les ordinaires, sur un signe d’elle, s’installaientdans le vestibule, elle pénétra dans son cabinet, suivie deCenturion à qui elle donna des instructions claires et minutieuses,ensuite de quoi le bravo quitta la maison des Cyprès et rentra dansSéville en marchant d’un pas allongé.

Fausta attendit dans son cabinet. Son attente ne fut pas longue,d’ailleurs, car une demi-heure à peine s’était écoulée depuis ledépart de Centurion, que la litière de Fausta l’attendait devant leperron, et une partie de ses gens allaient et venaient dans lamaison.

Il faisait jour maintenant. Fausta monta dans sa litière, quis’ébranla aussitôt, sans qu’elle eût besoin de donner aucun ordre.Autour de la litière caracolaient ses gardes ordinaires&|160;:Montsery, Chalabre, Sainte-Maline, et derrière venait une imposanteescorte de cavaliers armés jusqu’aux dents.

La litière pénétra dans l’Alcazar et s’arrêta devant lesappartements réservés à Mgr le grand inquisiteur.

Quelques instants plus tard, Fausta était introduite auprèsd’Espinosa, avec qui elle eut une longue et secrète conversation.Sans doute ces deux puissants personnages arrivèrent-ils às’entendre, sans doute Fausta obtint ce qu’elle voulait, carlorsqu’elle sortit, reconduite jusqu’à sa litière par d’Espinosalui-même, un sourire de triomphe errait sur ses lèvres et une lueurde contentement rendait ses yeux noirs plus brillants.

Et pour ceux qui connaissaient la princesse, la satisfaction quiéclatait sur son visage ne pouvait provenir du grand honneur quelui faisait le grand inquisiteur&|160;: Fausta était accoutumée àrecevoir les hommages des plus grands parmi les plus grands.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer