Pardaillan et Fausta

Chapitre 8TROIS ANCIENNES CONNAISSANCES

L’auberge solitaire dressait son perron délabré au bord de laroute défoncée. L’aspect de ce logis, perdu au fond de la campagne,était si engageant que le voyageur aisé doublait le pas en passantdevant lui.

Ils étaient trois compagnons, surgis d’on ne sait où. Jeunestous les trois – l’aîné paraissait avoir vingt-cinq ans à peine –mais dans quel état !… Dépenaillés, fripés, râpés. Etcependant, il y avait comme une sorte d’élégance native dans lamanière de porter le manteau, et ils gardaient une allure dégagée,une aisance de manières qui n’étaient pas celles de malandrinsvulgaires.

Ils s’arrêtaient, hésitants, devant le perron de l’auberge.

– Quel coupe-gorge ! murmura le plus jeune.

Les deux autres haussèrent les épaules et le plus âgédit :

– Toujours délicat, ce Montsery !

– Ma foi ! dit le troisième, nous sommes exténués defatigue, nos estomacs crient famine, ne faisons pas les finesbouches – nos ressources d’ailleurs ne nous le permettent pas –entrons, et, à défaut d’autre chose, reposons-nous.

Les trois marches branlantes du perron franchies, ils setrouvère dans une vaste salle, déserte.

– Quatre tables, douze escabeaux… c’est pour faire semblantde meubler ce désert, dit Sainte-Maline…

– Tu n’y es pas, fit Chalabre, en désignant les quatretables, elles jouent aux quatre coins.

– Du feu ! cria Montsery en montrant l’immensecheminée au fond de laquelle quelques tisons achevaient de seconsumer. Du feu et du bois !…

Et saisissant une poignée de sarments secs, posés à terre, il lajeta dans l’âtre, souffla dessus, d’ailleurs aidé des deux autres,et, bientôt, une flamme claire s’éleva en ronflant.

– Ça égaie un peu, fit-il.

– Rien aux solives, dit Sainte-Maline, qui inspectait leslieux, rien, si ce n’est de la suie et des toiles d’araignées.

– Et personne ici, fit à son tour Chalabre. Il est vrai quepour ce qu’il y a !

– Holà ! hé ! l’hôte ! appela Montsery enfrappant la table du pommeau de sa rapière.

Sans se presser l’hôte apparut. C’était un colosse qui les toisad’un coup d’œil exercé et qui, sans empressement, sans aménité,grogna :

– Que voulez-vous ?

– À boire !… à boire et à manger.

L’hôte tendit une patte large et velue.

– On paye d’avance.

– Maroufle ! s’écria Montsery.

En même temps, son poing se détendit et s’abattit sur la face ducolosse, qui roula sur le sol. Il se releva aussitôt d’ailleurs, etdompté, sortit, l’échine basse, après avoir murmuré :

– Je vais vous servir, messeigneurs !

L’instant d’après, il posait sur la table trois gobelets, unbroc, un pain et un pâté, et sortit après avoir dit :

– Je n’ai pas autre chose.

Les trois contemplèrent silencieusement la maigre pitance, puisse regardèrent tristement.

– Enfin ! soupira Sainte-Maline, les beaux joursreviendront peut-être…

Alors ils approchèrent la table du foyer, et ayant retiré leursmanteaux, qu’ils plièrent soigneusement et déposèrent sur desescabeaux, près d’eux, ils apparurent avec, chacun, la dague et larapière aux côtés et le pistolet passé à la ceinture. Etmélancoliques et résignés, ils attaquèrent les provisions tropmaigres pour leurs estomacs affamés.

– Ah ! soupira Montsery, où est le temps où, logés etnourris au Louvre, nous faisions nos quatre repas par jour, commetout bon chrétien qui se respecte !

– C’était le bon temps ! dit Chalabre. Nous étionsgentilshommes de sa Majesté, ses ordinaires, comme on disait, sesintimes même…

– Et notre service ?… Toujours auprès du roi, chargésde veiller sur sa personne, ne le quittant jamais que sur sonordre…

– Et pour nous entretenir la main, de temps en temps,quelque bon coup de dague ou d’épée, bien appliqué entre les deuxépaules, délivrait Sa Majesté ou nous débarrassait nous-mêmes dequelque ennemi trop entreprenant…

– Guise en sait quelque chose.

– Il est de fait que nous l’avons servi proprement.

– Enfin, mordiable ! ce jour-là, le jour où nous avonsoccis Guise, nous avons sauvé la royauté !

– Notre fortune était assurée du coup.

– Oui, mais le coup de poignard du moine, en frappant leroi à mort, anéantit en même temps toutes nos espérances, murmuraSainte-Maline, rêveur.

– Que tous les diables fourchus d’enfer tisonnent à jamaisl’âme du Jacques Clément maudit ! s’écria Montsery.

– Ah ! le coup fut dur pour nous…

– Le roi mort, on nous fit bien voir que nous n’existionsque par lui.

– De tous côtés on nous tournait le dos, grinçaMontsery.

– Ceux du roi comme ceux de la Ligue et ceux duBéarnais.

– Nous avons tenu tête, dit doucement Sainte-Maline. Etplus d’un, à la douce, a payé son insolence d’un bon coup dedague.

– Oui, mais maintenant ?… Que sommes-nousdevenus ?…

– Mort de tous les diables ! quand je mastiquel’horrible bouillie noire que cet hôtelier de malheur nous a donnéepour du pain, quand j’avale l’infect liquide qu’il nous a donnépour du vin, savez-vous à quoi je pense ? Eh bien, je pense autemps où nous étions enfermés à la Bastille, d’où nous tira le sirede Pardaillan[9] , et je le regrette ce temps, oui,mordiable ! je regrette le temps où nous étions pensionnairesde Bussi-Leclerc, car lui, du moins, nous nourrissait presquechrétiennement…

– C’est vrai, Bussi-Leclerc, nous lui devons cette justice,nous traita, en somme, sans trop de rigueurs.

– J’enrage quand je pense que le temps des franches lippéesn’est plus et ne reviendra peut-être jamais !

– Si seulement nous avions la bonne aubaine de rencontrerquelque voyageur isolé qui consentirait à nous venir en aide, debon gré… ou de force…

À ce moment, sur la route, au loin, le galop d’un cheval se fitentendre.

Les trois compagnons se regardèrent un moment sans prononcer uneParole. Enfin Sainte-Maline prit son manteau, s’en enveloppavivement, tira la dague et l’épée hors des fourreaux, prononçarudement. « Allons ! » et se dirigea vers la portequ’il franchit.

– Allons ! répéta résolument Chalabre.

Montsery resta un moment indécis, puis il suivit ses deuxcompagnons.

Sainte-Maline en tête, Montsery fermant la marche, les anciensordinaires d’Henri III se défilèrent le long des haies, sous lesgrands peupliers qui bordaient la route.

Le voyageur avançait au trot cadencé de son cheval, sanssoupçonner le danger qui le menaçait, et même, quand les troisspadassins, le jugeant assez près, occupèrent la chaussée, il mitson cheval au pas.

Quand il ne fut plus qu’à quelques pas, dissimulant les armessous les manteaux, les trois s’arrêtèrent, et Sainte-Maline, sansdoute chef et orateur de la bande dans les grandes occasions,Sainte-Maline mit le chapeau à la main, et très poliment du reste,dit :

– Halte ! monsieur, s’il vous plaît !

Le voyageur s’arrêta docilement.

Les trois essayèrent de le dévisager, mais le voyageur avait levisage enfoui dans les plis de son manteau. Néanmoins,Sainte-Maline prit la parole :

– Monsieur, je vois à votre équipage que vous êtes, à n’enpas douter, un gentilhomme fortuné. Mes amis et moi sommesgentilshommes de haute naissance et n’ignorons rien des égardsqu’on se doit entre gens de qualité.

Ici, légère pause. Coup d’œil scrutateur sur le voyageur pourjuger de l’effet produit, impassibilité et immobilité de celui-ci.Savante révérence de Sainte-Maline et reprise de laharangue :

– Sans doute, monsieur, vous ignorez que les chemins sontsillonnés par des bandes armées : ligueurs ou royalistes,Espagnols ou Allemands, Suisses ou Anglais, catholiques ouhuguenots, qui maltraitent et pillent ceux qui ne sont pas, et mêmeceux qui sont de leur parti. Je ne parle que pour mémoire d’uneinfinité de gens qui sont de tous les partis et n’appartiennent àaucun, tels que malandrins, détrousseurs de grands chemins,coupe-jarrets et autres gens de sac et de corde. Vous ignorez toutcela, monsieur, sans quoi vous n’auriez pas commis l’imprudence devoyager seul, avec, pendu à l’arçon, un porte-manteau d’apparenceaussi respectable que celui que je vois là.

Nouvelle pause, et péroraison :

– Croyez-moi, monsieur, le meilleur moyen d’éviter toutemauvaise rencontre est d’aller en très modeste équipage… ainsi quenous faisons. De cette façon, on n’excite pas la convoitise desmauvais routiers et on ne les expose pas à la tentation de vouscasser la tête afin de vous dépouiller. Or, monsieur, c’est ce quivous arriverait inévitablement si votre bonne étoile ne nous avaitplacés sur votre route à point nommé… En conséquence, par purebonté d’âme, et pour vous obliger, si vous voulez nous fairel’honneur de nous confier votre bourse, mes amis accepteronsvolontiers de la dissimuler sous nos hardes et… vous pourrezachever votre voyage en toute sécurité.

– Et, ajouta Chalabre en démasquant son pistolet avec sonplus joyeux sourire, soyez assuré, monsieur, qu’avec ceci, noussaurons défendre la bourse que vous nous aurez confiée.

– Et que nous nous ferons un devoir de vous la restituer…plus tard.

– Mordiable ! tudiable ! ventrediable !vociféra Montsery en fouettant l’air de sa rapière, faut-il fairetant de manières !

– Monsieur, reprit Sainte-Maline, veuillez excuser notreami : il est jeune, il est vif, mais au demeurant c’est un bongarçon.

Comme s’il eût été terrifié, le voyageur laissa tomber quelquespièces d’or que les trois compagnons comptèrent, pour ainsi dire,au sol. Mais ils ne firent pas un geste pour les ramasser.

– Oh ! monsieur, fit Sainte-Maline, vous me peinez.Cinq pistoles seulement !… Se peut-il qu’un gentilhommed’aussi haute origine soit si peu fortuné ?… Ou bienn’auriez-vous pas confiance en nous ?

– Mordieu ! dit Chalabre en armant son pistolet d’unair féroce, je suis très chatouilleux sur le point d’honneur,monsieur !

– Tripes et ventre ! appuya Montsery en précipitant lemoulinet de sa rapière et en démasquant sa dague, je ne permettraipas…

De plus en plus effrayé, sans doute, le voyageur laissa tomberquelques nouvelles pièces qui, pas plus que les premières, nefurent ramassées.

– Là ! là ! messieurs, dit Sainte-Maline,calmez-vous. Ce gentilhomme n’a pas eu l’intention de vousoffenser.

Et se tournant vers le voyageur :

– Mes compagnons ne sont pas aussi mauvais diables qu’ilsen ont l’air. Ils se déclareront satisfaits pourvu que vousveuillez bien ajouter aux excuses que vous venez de laisser tomber,la bourse entière d’où vous les avez extraites… en y ajoutant ceporte-manteau qui doit être convenablement garni, si j’en juge parl’apparence.

Et, cette fois, Sainte-Maline appuya sa demande par une attitudemenaçante.

Mais alors le voyageur, muet jusque-là, cria tout àcoup :

– Assez, assez, monsieur de Sainte-Maline !

Et laissant tomber son manteau, il ajouta :

– Bonjour, monsieur de Chalabre. Serviteur, monsieur deMontsery.

– Bussi-Leclerc ! crièrent les trois.

– Lui-même, messieurs ! Enchanté de vous revoir enbonne santé.

Et avec une ironie féroce :

– Alors, depuis que ce pauvre Valois n’est plus, nous noussommes faits détrousseurs de grand chemin ?

– Fi ! monsieur, dit doucement Sainte-Maline,fi !… Ne sommes-nous pas en guerre ?… Vous êtes d’unparti, nous d’un autre ; nous vous prenons, vous payez rançon,tout est dans l’ordre ! Et n’est-ce pas ainsi que les chosesse passent ?

– Ce Leclerc n’a jamais su dire que des incongruités !dit dédaigneusement Chalabre.

– N’avons-nous pas un compte avec monsieur ?… Onpourrait le régler sur l’heure, dit Montsery en aiguisant sa dagueà la lame de son épée.

– Là ! là ! ne vous fâchez pas, dit Bussinarquois.

Et rudement :

– Vous savez bien que Bussi est de force à vous embrochertous les trois !… Causons plutôt d’affaires… C’est de l’argentque vous voulez ? Eh bien, je puis vous faire gagner millefois plus que les quelques centaines de pistoles que voustrouveriez dans ma bourse. Et encore, ma bourse, il faudra mel’enlever, et je vous préviens que je ne vous laisserai pas faire.Tandis que ce que je vous offre vous sera donné de bonnevolonté.

Les trois hommes se regardèrent un moment, visiblementdéconcertés, puis leurs regards se reportèrent sur Bussi-Leclercqui, toujours souriant, les observait sans faire un geste.

Enfin Sainte-Maline rengaina et :

– Ma foi ! monsieur, s’il en est ainsi, causons.

– Il sera toujours temps de revenir au présent entretien sinous ne nous entendons pas, ajouta Chalabre.

Bussi-Leclerc approuva de la tête, et :

– Messieurs, j’ajouterai cent pistoles à ce que je viens devous donner si vous vous engagez à vous trouver demain à Orléans, àl’hôtellerie du Coq-Hardy, montés et équipés ainsi qu’ilconvient à des gentilshommes. Là je vous ferai connaître quel seravotre service et ce qu’on attend de vous. Mais, dès maintenant, jevous avertis qu’il y aura des coups à recevoir et à donner. Puis-jecompter sur vous ?

– Une question, monsieur, avant d’accepter ces centpistoles ; si le service que vous nous proposez ne nousconvient pas ?…

– Rassurez-vous, monsieur de Sainte-Maline, il vousconviendra.

– Mais enfin, monsieur ?…

– En ce cas, vous serez libres de vous retirer, et ce quej’aurai donné vous restera acquis. Est-ce dit, messieurs ?

– C’est dit, foi de gentilshommes.

– Bien, monsieur de Sainte-Maline. Voici les cent pistoles…Et ce n’est qu’une avance… Au revoir, messieurs ; à demain, àOrléans, hôtellerie du Coq-Hardy.

– Soyez tranquille, monsieur, on y sera.

– J’y compte, cria Bussi-Leclerc, qui déjà était parti.

Tant que Bussi-Leclerc fut visible, les trois anciens bravid’Henri III restèrent immobiles, sans un mot, sans un geste.

Lorsque la silhouette de Bussi disparut à un tournant de laroute, alors, alors seulement, Sainte-Maline se baissa et ramassales pièces d’or restées à terre.

– Hé ! fit-il en se redressant, ce Bussi-Leclerc gagneà être connu ailleurs qu’à la Bastille !… Trente-cinq pistolesqui, ajoutées aux cent que voici nous font à chacun quarante-cinqpistoles. Vive Dieu ! nous voici riches à nouveau,messieurs !

– Tu vois bien, Montsery, que le temps des franches lippéesrevient !

– Oui ! Mais qui m’eût dit qu’après avoir été lesennemis de Leclerc, après avoir été ses prisonniers, nousdeviendrions compagnons d’armes !… Car nous allons fairecampagne ensemble, si j’ai bien compris.

– Tout arrive, dit sentencieusement Sainte-Maline.

Le lendemain, à Orléans, trois cavaliers s’arrêtaient avec grandtapage dans la cour de l’hôtellerie du Coq-Hardy.

– Holà ! mordiable ! tudiable ! iln’y a donc personne dans cette hôtellerie de malheur ! criaitle plus jeune.

Déjà les laquais d’écurie accouraient. Déjà l’hôte apparaissait,criant :

– Voilà ! voilà ! messeigneurs !

Et aux trois valets qui s’emparaient des chevaux, par habitude,sans doute :

– Holà ! Perrinet, Bastien, Guillaume,fainéants ! bourreaux ! sacs à vin !… Çà, vivement,les chevaux de ces seigneurs à l’écurie, et qu’on leur fasse bonnemesure d’avoine. Entrez, messeigneurs, entrez !

Les trois cavaliers avaient mis pied à terre. L’aînédit :

– Surtout, maroufles, veillez à ce que ces braves bêtessoient bien traitées et bien pansées. J’irai moi-même m’assurer quetous les soins convenables leur ont été donnés.

– Soyez sans inquiétude, monseigneur…

Alors les trois cavaliers se regardèrent en souriant et sefirent des révérences aussi raffinées que s’ils eussent été à lacour et non dans une cour d’auberge.

– Peste ! monsieur de Sainte-Maline, quelle superbemine vous avez sous ce pourpoint cerise !

– Mordiable ! monsieur de Chalabre, les merveilleusesbottes, et comme elles font ressortir la finesse de votrejambe !

– Vivedieu ! monsieur de Montsery, vous avez tout àfait grand air dans ce magnifique costume de velours gris souris.Vous êtes, par ma foi, un fort galant gentilhomme !

Et riant, parlant haut, se bousculant, les trois compagnonspénétrèrent dans la salle, à moitié pleine, précédés par l’hôte, lebonnet à la main, multipliant les courbettes, époussetant la tablede chêne brillante de propreté, avançant des escabeaux,répétant :

– Par ici… par ici… Vos seigneuries seront admirablementici !…

– Nos seigneuries ont faim et soif… soif surtout… L’étapede ce matin nous a mis l’enfer dans le gosier…

Déjà les servantes s’empressaient, et l’hôte criait :

– Madelon ! Jeanneton ! Margoton !holà ! coquines, vite ! Le couvert pour ces troisseigneurs qui meurent de faim… En attendant, je vais moi-mêmechercher à la cave une bouteille de certain vin de Vouvray, bienfrais, dont vos seigneurs me donneront des nouvelles…’

– Tu entends, Montsery ? Messeigneurs par-ci, VosSeigneuries par là… Ah ! il n’est plus question de nous fairepayer d’avance !

– Mordiable ! ça réchauffe le cœur de se voir traiteravec le respect auquel on a droit.

– C’est que maintenant les pistoles tintent dans nosbourses.

– Dites-moi, ma belle enfant, comment vousnomme-t-on ?

– Margoton, mon gentilhomme.

– Eh bien, Margoton la jolie, vous nous ferez sauter unebelle omelette, bien mordorée et cuite à point.

– Avec une de ces appétissantes volailles que j’aperçoislà-bas au tournebroche.

– Avec quelque pâté léger tel que : alouettes, merlesou bécassines, bien dégraissé.

– Avec quelques menues pâtisseries telles que :tartelettes, flancs, gelées de fruits…

– Le tout arrosé de trois bouteilles de Beaugency.

– Plus trois bouteilles de ce Vouvray qui, en effet, meparaît assez convenable.

– Plus trois bouteilles de Beaujolais.

– Plus trois bouteilles de ce petit vin blanc de Saumur,qui mousse et qui pétille qu’on croit avaler des perlesblondes.

Et quand l’omelette bien dorée fut posée sur la table :

– Ah ! mordiable, je renais, je respire ! Il mesemble que les quelques mois que nous venons de passer sont unaffreux cauchemar, et que je m’éveille enfin.

– Bah ! prenons le temps comme il vient !Oublions hier et son pain noir, faisons souriant accueil à la bonnefortune, ne soyons pas trop maussades devant l’adversité etattaquons l’omelette.

Et l’attaque fut impétueuse, je vous en réponds. Cela se terminapar une déroute mémorable de toutes les victuailles, qui furentenglouties en un rien de temps, le tout arrosé de grandes lampéesde vin, accompagné de grasses plaisanteries et d’œillades auxservantes jeunes et avenantes. Et quand il ne resta plus que lesgelées et les pâtisseries qu’ils grignotaient par passe-temps, enles arrosant de petit vin de Saumur, avec un énorme soupir desatisfaction :

– Vienne Bussi-Leclerc maintenant, et il faudra que leservice qu’il veut nous proposer soit bien détestable pour qu’on lerefuse.

– Eh ! justement, le voici, Bussi-Leclerc !

C’était en effet Bussi-Leclerc ; il s’avança.

– Bonjour, messieurs ! Exacts au rendez-vous. C’est debon augure… Que je vous voie un peu… Parfait !…Superbes !… Vive Dieu ! mes maîtres, vous avez repris vosallures de gentilshommes. Avouez que cela vous sied mieux que lepiteux équipage dans lequel je vous rencontrai. Mais,pardieu ! continuez votre repas… Je prendrai un verre de cepetit vin blanc avec vous.

Et quand Bussi-Leclerc se fut assis devant le verreplein :

– Maintenant, monsieur de Bussi-Leclerc, nous attendons quevous nous fassiez connaître à quel service vous nous destinez.

– Messieurs, avez-vous entendu parler de la princesseFausta ?

– Fausta ! s’exclama Sainte-Maline d’une voixétouffée. Celle qui, dit-on, faisait trembler Guise ?

– Celle qui était, chuchotait-on, la papesse ?

– Fausta ! qui conçut et créa la Ligue… Fausta, qu’onappelait la Souveraine… Fausta ! pour tout dire. Et,mordiable ! il n’y a pas deux Fausta !… Eh bien,messieurs, c’est à son service que j’entends vous faire entrer…Acceptez-vous ?

– Avec joie, monsieur ! Nous étions au service d’unsouverain, nous serons au service d’une souveraine.

– Quel sera notre rôle auprès de la princesse ?

– Le même qu’auprès d’Henri de Valois… Vous étiez chargésde veiller sur la personne du roi, vous veillerez sur celle deFausta ; vous frappiez sur un ordre du roi vous frapperez surun signe de Fausta ; vous étiez les ordinaires du roi ;vous serez les ordinaires de Fausta.

– Nous acceptons ce rôle, monsieur de Bussi-Leclerc… Maisla princesse a donc des ennemis si puissants, si terribles, qu’illui faut trois gardes du corps tels que nous ?

– Ne vous ai-je pas prévenus ?… Il y aurabataille.

– C’est vrai, mordieu ! Bataille donc !

– Il vous reste à nous désigner ces ennemis.

– La princesse n’a qu’un ennemi, dit Bussi, soudaingrave.

– Un ennemi !… Et on nous engage tous les trois !Vous voulez plaisanter ?

– La princesse, et vous trois, et moi, et d’autres encore,nous ne serons pas de trop pour faire face à cet ennemi-là.

– Oh ! oh !… C’est vous, monsieur deBussi-Leclerc, qui prononcez de telles paroles ?

– Oui, monsieur de Chalabre. Et j’ajoute : malgré tousnos efforts réunis, je ne suis pas sûr que nous en viendrons àbout ! fit Bussi toujours grave.

Les trois se regardèrent, impressionnés.

– C’est donc le diable en personne ? ditSainte-Maline.

– C’est celui qui, détenu à la Bastille, a enfermé legouverneur à sa place, dans son cachot ; c’est celui qui,ensuite, s’est emparé de la forteresse et a délivré tous lesprisonniers. Et vous le connaissez comme moi, car si j’étais legouverneur, vous étiez, messieurs, au nombre de cesprisonniers.

– Pardaillan !

Ce nom jaillit des trois gorges en même temps, et au mêmeinstant, les trois furent debout, se regardant, effarés, bouclantd’un geste machinal leurs ceinturons qu’ils avaient dégrafés, commesi l’ennemi eût été là, prêt à fondre sur eux.

– Je vois, messieurs, que vous commencez à comprendre qu’iln’est plus question de plaisanter.

– Pardaillan ! C’est lui que nous devonscombattre ?… C’est lui que nous devons tuer ?…

– C’est lui !… Pensez-vous encore que nous serons tropde quatre ?

– Pardaillan !… Oh diable !… Nous lui devons lavie, après tout.

– Oui, mais tu oublies que nous avons acquitté notredette…

– C’est vrai, au fait !

– Décidez-vous, messieurs. Êtes-vous à Fausta ?Marchez-vous contre Pardaillan ?

– Eh bien, mordieu ! oui, nous sommes à Fausta !Oui, nous marchons contre Pardaillan !…

– Je retiens cet engagement, messieurs. Et maintenant, jebois à la princesse Fausta et à ses ordinaires. Je bois au triomphede Fausta et au succès de ses ordinaires !

– À Fausta ! aux ordinaires de Fausta ! reprit letrio en cœur.

– Et maintenant, messieurs, en route !

– Où allons-nous, monsieur ?

– En Espagne !

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