Pardaillan et Fausta

Chapitre 22LE NAIN À L’ŒUVRE

Nous sommes obligé de revenir momentanément à l’un de nospersonnages dont les faits et gestes prennent une importance quisollicite notre attention d’autant plus vivement que peut-être, parces faits et gestes, arriverons-nous à déchiffrer le caractèreplutôt énigmatique jusqu’ici de ce modeste personnage.

Voici donc le nain El Chico – car c’est de lui que nous voulonsparler – promu au rang de protagoniste.

Pourquoi pas ? Pourquoi un pauvre bougre de nainn’aurait-il pas droit à son chapitre ? Pourquoi n’aurait-ilpas droit aux honneurs réservés aux grands premiersrôles ?

Celui-ci est une réduction d’homme – gracieuse, il est vrai, etnous avons entendu Fausta, qui doit s’y connaître, lui dire qu’ilest beau dans sa petitesse. Il est sinon délicat, car il a étéélevé à la dure, du moins faible comme un enfant qu’il est par lataille. Il est placé tout au bas de l’échelle sociale, puisqu’iln’est qu’un pauvre diable de bout d’homme, sans père ni mère, élevéon ne sait comment ni par qui, venu on ne sait d’où, gîtant on nesait dans quel trou, vivant Dieu sait comme ! de la charitépublique, ne reculant pas devant certaines besognes louches pourassurer sa pitance, et pourtant, malgré tout, ne manquant pas d’unevague dignité, d’une inconsciente fierté.

S’il en est ainsi et non autrement, ce n’est pas notre faute etnous n’y pouvons rien. Nous avons entrepris de raconter unehistoire ; nous le faisons avec cette impartialité qui nous atoujours guidé dans nos précédents ouvrages. Pour le reste, nouslaissons au lecteur le soin de dispenser à son gré le blâme oul’éloge ; nous le laissons maître absolu de ses sympathies oude ses antipathies.

Donc El Chico sortit en courant du cabinet de Fausta. Il était,on s’en souvient peut-être, fou de joie – ou de douleur, car onn’aurait pu, en conscience, affirmer lequel de ces deux sentimentsdominait en lui. En sorte que nous serions porté à croire qu’il yavait en lui autant de joie que de douleur.

Toujours courant il se rendit au fond du jardin, du côté dufleuve. Il paraissait d’ailleurs connaître admirablement ce jardinet, à travers le labyrinthe des allées et des bosquets, dans lanuit accrue de l’ombre opaque des arbres en quantité considérable,il se dirigeait sans hésitation, allant avec une sûretéremarquable, une souplesse de félin qui lui faisaient éviter toutbruit susceptible de trahir sa présence.

Arrivé à la ceinture de cyprès il grimpa sur un de ces arbresavec une dextérité qui dénotait une grande habitude de ce genred’exercice et s’engagea dans le cône de verdure sombre où sa petitetaille seule pouvait lui permettre de pénétrer et de se dissimuler.Sans doute il avait là quelque cachette connue de lui seul et desoiseaux habitants de ce lieu car il se débarrassa du sac d’or qu’ildevait à la munificence de Fausta, après quoi il se laissa glisserà terre.

Sans se presser maintenant, l’air grave et méditatif, il longeal’enceinte de verdure et s’arrêta de nouveau devant un jeune cyprèsque le hasard avait sorti de l’alignement et fait pousser tout prèsdu mur. Cet arbre, placé là, c’était une échelle naturelle toutetrouvée pour franchir l’obstacle élevé.

En effet, El Chico grimpa là jusqu’à ce qu’il fut arrivé àdominer le mur. Alors il imprima un léger balancement au troncfrêle de l’arbuste et, avec l’adresse et la souplesse d’un chat, ilsauta sur la crête du mur. Il se suspendit par les mains et selaissa tomber doucement hors de la propriété.

Il s’éloigna du mur et alla s’asseoir dans l’herbe qui poussaithaute et drue, à moitié roussie par l’ardent soleil d’Espagne, etdans laquelle il disparut complètement. Les coudes appuyés sur lesgenoux ramenés au corps, la tête dans ses mains, il resta longtempsainsi, immobile.

Peut-être pensait-il à des choses que lui seul savait. Peut-êtreobéissait-il à des instructions reçues dans la maison des Cyprès.Peut-être enfin, et plus simplement, s’était-il endormi.

Les vibrations lointaines d’un bronze religieux laissant tomberdans la nuit douze coups solennellement espacés le tirèrent de satorpeur.

C’était à peu près vers ce même moment que Fausta, précédée deCenturion, s’engageait dans les sous-sols de sa mystérieuse maisonde campagne.

El Chico se leva, s’ébroua et dit tout haut :

– Tiens ! il est temps !… Allons !

Et il se mit en route à pas lents, faisant le tour de lapropriété, ne cherchant nullement à se cacher. On eût même ditqu’il souhaitait attirer l’attention sur lui, car il faisait leplus de bruit qu’il pouvait.

Et tout à coup il entendit des gémissements étouffés et il vitcomme deux masses informes déposées au pied du mur et quis’agitaient éperdument en des soubresauts qui avaient on ne saitquoi de fantastique.

El Chico ne parut nullement effrayé. Il eut même un de cessourires rusés qui illuminaient parfois sa physionomie siextraordinairement mobile, et allongeant le pas, il s’approcha deces deux masses. Il reconnut alors qu’il se trouvait en présence dedeux corps humains étroitement roulés dans des capes et congrûmentficelés des pieds à la tête.

Sans perdre un instant il se pencha sur le premier de ces corpset se mit à trancher les liens qui l’enserraient, à le débarrasserdes plis de la cape qui l’étouffait.

– El señor Torero ! s’exclama El Chico, lorsque levisage de la victime fut enfin dégagé.

Et le visage du petit homme exprimait une surprise si évidente,l’intonation était si naturelle, si sincère, que le plus méfiants’y fût laisse prendre.

Mais le Torero avait sans doute autre chose à faire, car sansperdre le temps de remercier son sauveur – ou prétendu tel – ils’écria :

– Vite ! aide-moi !

Et sans plus attendre, il se rua à son tour sur son compagnond’infortune qu’avec l’aide d’El Chico, complaisant, il eut tôt faitde dégager.

– Le seigneur Cervantès ! s’écria le nain avec unébahissement croissant.

C’était en effet Cervantès qui se mit péniblement sur son séantet, d’une voix enrouée, s’écria :

– Mort de tous les diables ! j’étouffaislà-dedans ! Merci, don César.

– Venez, s’écria le Torero, bouleversé, il n’y a pas uninstant à perdre !… s’il n’est pas trop tard déjà !

C’était plus facile à dire qu’à faire. L’écrivain avait été fortmalmené et don César, non sans angoisse, vit bien qu’il fallait, detoute nécessité, lui laisser le temps de se remettre. Cervantès,d’ailleurs, ne se fit pas faute de le dire car ilbredouilla :

– Une minute !… Que diable ! mon cher, laisse-moirespirer un peu… On m’a à moitié étranglé.

Ce n’était que trop vrai. Le Torero ne pouvait abandonner sonami dans cet état. Il en prit stoïquement son parti mais, commechaque minute qui s’écoulait diminuait les chances qui luirestaient d’arriver à temps pour aider Pardaillan et délivrer laGiralda, il fit la seule chose qu’il avait à faire, c’est-à-direqu’aidé d’El Chico et de Cervantès lui-même, il se mit àfrictionner énergiquement son ami.

Celui-ci cependant, tout en s’aidant lui-même le mieux qu’ilpouvait, ne perdait pas la tête pour cela et, reconnaissant lenain :

– Que fais-tu là, toi ? dit-il en fronçant le sourcil.Ne devais-tu pas guetter du côté de la porte ?

Le petit homme, sans interrompre ses frictions,répondit :

– Tiens ! j’ai vu que vous ne reveniez pas… j’étaisinquiet, j’ai voulu savoir. J’ai fait le tour de la maison…heureusement pour vous, car sans moi…

Et du coin de l’œil il montrait les cordes et les capes restéesà terre.

El Chico était sans doute un comédien de première force, carCervantès, qui ne le perdait pas de vue, ne put rien démêler desuspect dans son attitude, pas plus que dans ses paroles. Ce qu’ildisait n’avait, d’ailleurs, rien que de très naturel.

D’un air plutôt piteux, l’aventurier écrivain soupira :

– Il est de fait que sans toi j’étranglerais encore sous cemaudit bâillon, et Dieu sait quand et comment nous nous serionstirés de là.

Enfin il se mit debout et fit quelques pas.

– Allons, dit-il avec satisfaction, rien n’est cassé, et jecrois que me voilà assez solide pour vous suivre, don César.

– Venez donc ! s’écria le Torero qui bouillaitd’impatience.

Et il s’élança enfin, expliquant tout en marchant ce qui luiétait arrivé au moment où il allait bondir avec Pardaillan à lapoursuite du ravisseur de la Giralda.

– En sorte, dit Cervantès, que le chevalier a attaquéseul ? S’ils ne sont pas trop nombreux contre lui, il y a deschances pour qu’il s’en tire.

– Hélas ! soupira le Torero.

Tout en s’expliquant, ils étaient revenus à la porte bâtarde.Cervantès monta sur la borne, et en un clin d’œil le Torero fut surle mur. Cervantès allait le suivre, lorsque ses yeux tombèrent surle nain qui les avait suivis et assistait à l’escalade. Il sauta àterre, prit El Chico dans ses bras et le passa à don César qui lefit glisser de l’autre côté du mur. Ceci fait, il saisit la mainque lui tendait le Torero et se hissa sur le mur engrommelant :

– J’aime mieux l’avoir avec nous. Je serai plustranquille.

Le nain pourtant n’avait opposé aucune résistance, et Cervantèsvit avec satisfaction qu’il les attendait bien tranquillement aupied du mur et qu’il ne paraissait avoir aucune velléité defuite.

Les deux amis sautèrent ensemble et s’élancèrent en courant,accompagnés du nain qui, décidément, paraissait de bonne foi etanimé des meilleures intentions, ce qui chassa tout à fait lessoupçons qui persistaient dans l’esprit du romancier.

Il ne s’agissait plus cette fois de ruser et de s’attarder à desprécautions, utiles peut-être, mais qui leur eussent fait perdre untemps précieux. Ils n’en avaient que trop perdu déjà.

Ils avaient mis l’épée à la main, et l’œil aux aguets ilscouraient droit devant eux.

Le hasard fit qu’ils aboutirent au perron.

Nous disons le hasard. En réalité, ils y furent conduits par lenain qui avait fini par les précéder. Ils le suivirentmachinalement, sans se rendre compte peut-être.

En quelques bonds ils franchirent les marches et furent devantla porte. Ils s’arrêtèrent un moment, hésitants. À tout hasard leTorero porta la main au loquet. La porte s’ouvrit.

Ils entrèrent.

Une lampe d’argent, suspendue au plafond, éclairait d’une lueurtamisée les splendeurs du vestibule.

– Oh ! diable ! murmura Cervantès émerveillé, àen juger par le vestibule, c’est ici la demeure d’un prince, pourle moins.

Don César, lui, ne s’attarda pas à admirer ces merveilles. Uneportière était devant lui. Il la souleva et passa résolument.

Ils se trouvèrent tous les trois dans ce cabinet où Fausta, peud’instants plus tôt, avait remis au nain la somme de cinq millelivres qu’il était allé cacher dans un cyprès.

Comme le vestibule, ce cabinet était éclairé. Seulement, ici,c’était un flambeau d’argent massif garni de cires roses quidistribuait une lumière discrète et parfumée.

– Pour le coup, songea Cervantès, nous sommes dans unepetite maison du roi !… Il va nous tomber dessus une nuéed’hommes d’armes déguisés en laquais.

La réflexion de Cervantès était motivée précisément par ceslumières.

En effet, à moins de supposer qu’ils étaient attendus et qu’onavait voulu leur faciliter la besogne – ce qui eût été une purefolie – il fallait bien admettre que ce merveilleux palais étaitactuellement habité. Or le propriétaire d’une aussi somptueusedemeure, s’il n’était pas le roi en personne, ne pouvait être qu’ungrand personnage, entouré de nombreux domestiques, voire de gardeset de gens d’armes. De plus, il était évident que ce personnagen’était pas encore couché, sans quoi les lumières eussent étééteintes. Lui, ou quelqu’un de ses gens, pouvait donc apparaîtred’un instant à l’autre, et alors il était à présumer que les coupspleuvraient drus comme grêle sur les indiscrets visiteurs. Enfinsi, comme la somptuosité royale de la demeure permettait de lesupposer, le propriétaire n’était autre que le roi lui-même, lasituation des intrus devenait terrible car, en admettant qu’ilspussent se tirer sains et saufs de la lutte, ils n’échapperaientpas à la rancune du roi, et une arrestation discrète, suivie d’uneexécution non moins discrète, opérée à la douce, les corrigerait àtout jamais du péché de curiosité. Le roi, plus que le commun desmortels, n’aimait pas à être dérangé dans ses bonnes fortunes.

Tout en se faisant ces réflexions judicieuses quoique peuencourageantes, Cervantès ne lâchait pas d’une semelle le fils dedon Carlos. Tous deux se rendaient parfaitement compte du dangercouru. Ils n’en étaient pas moins résolus à l’affronter jusqu’aubout.

En ce qui concerne don César, la délivrance de la Giralda – quilui paraissait plus que compromise – passait au second plan.Pardaillan, qu’il croyait aux prises avec les gens du ravisseur,s’était exposé par amitié pour lui. La pensée qui dominait en luiétait donc de retrouver le chevalier, d’accourir à son secours,s’il en était temps encore. Quant à abandonner celui qui s’étaitgénéreusement exposé pour lui, il est à peine besoin de dire quecette pensée indigne ne l’effleura même pas.

Pour Cervantès, c’était plus simple encore. Il avait accompagnéses amis, il devait les suivre jusqu’au bout, dussent-ils y laisserleur peau, tous.

Ils allaient donc, avec prudence, mais parfaitement résolus.

Du cabinet, ils passèrent dans le couloir.

Ce couloir, assez vaste, comme nous avons pu le voir en suivantFausta, était, comme le vestibule et le cabinet, éclairé par deslampes suspendues au plafond de distance en distance.

Et toujours la solitude. Toujours le silence. C’était à sedemander si cette opulente demeure était habitée.

Le Torero, qui marchait en tête, ouvrit résolument la premièreporte qu’il rencontra.

– Giralda ! cria-t-il dans un transport de joie.

Et il se rua à l’intérieur de la pièce, suivi de Cervantès et dunain.

La Giralda, nous l’avons dit, sous l’empire d’un narcotique,dormait profondément.

Don César la prit dans ses bras, inquiet déjà de voir qu’elle nerépondait pas à son appel.

– Giralda ! balbutia-t-il angoissé,réveille-toi ! Réponds-moi !

En disant ces mots, il lâchait le buste, s’agenouillait devantla jeune fille et lui saisissait les deux mains. Le buste, n’étantplus soutenu, s’abandonna mollement sur les coussins.

– Morte ! sanglota l’amoureux livide. Ils me l’onttuée !…

– Non pas, corps du Christ ! s’écria vivementCervantès. Elle n’est qu’endormie. Voyez comme le sein se soulèverégulièrement.

– C’est vrai ! s’écria don César, passant du désespoirle plus affreux à la joie la plus vive. Elle vit !

À ce moment, la Giralda soupira et commença à s’agiter. Presqueaussitôt elle ouvrit les yeux. Elle ne parut nullement étonnée devoir le Torero à ses pieds et elle lui sourit.

Elle dit très doucement :

– Mon cher seigneur !

Et sa voix ressemblait au gazouillis d’un oiseau.

Il répondit :

– Mon cœur !

Et sa voix avait des inflexions d’une tendresse infinie.

Ils ne s’en dirent pas plus long et cela leur suffit.

Ils se prirent les mains et, oubliant le reste de la terre, ilsse parlèrent des yeux en se souriant, extasiés. Et c’était untableau d’une fraîcheur et d’une grâce exquises.

Avec son éclatant costume : mélange de soie, de velours, desatin, de tresses, de galons, de houppettes multicolores, avec sonopulente chevelure, aux mèches indisciplinées retombant en désordresur le front, la raie cavalièrement jetée sur le côté, la tachepourpre d’une fleur de grenadier au-dessus de l’oreille, avec sesgrands yeux ingénus, son teint éblouissant, son sourire gracieuxdécouvrant l’écrin perlé de sa bouche ; avec son air à la foiscandide et mutin, et dans sa pose chastement abandonnée, la Giraldasurtout était adorable.

Il est probable qu’ils seraient restés indéfiniment à se parlerle langage muet des amoureux, si Cervantès n’avait été là. Iln’était pas amoureux, lui, et après avoir, en artiste qu’il était,accordé un coup d’œil admiratif au couple ravissant qu’il avaitsous les yeux, il revint vite au sentiment de la réalité quin’avait pas cessé d’être menaçante. Sans se soucier autrement detroubler l’extase des jeunes gens, il s’écria donc, sansfaçon :

– Et M. de Pardaillan ! Il ne faudraitpourtant pas l’oublier !

Ramené brutalement à terre par cette exclamation, le prince seredressa aussitôt, honteux d’avoir oublié un moment l’ami sous lacaresse des yeux de l’amante.

– Où est donc M. de Pardaillan ? dit-il àson tour.

Cette question s’adressait à la Giralda, qui ouvrit de grandsyeux étonnés.

– M. de Pardaillan, dit-elle, mais je ne l’ai pasvu !

– Comment ! s’écria le Torero troublé. Ce n’est doncpas lui qui vous a délivrée ?

– Mais, mon cher seigneur, fit la Giralda de plus en plusétonnée, je n’avais pas à être délivrée !… J’étaisparfaitement libre.

Cette fois ce fut au tour de don César et de Cervantès d’êtrestupéfaits.

– Vous étiez libre ! Mais alors, comment se fait-ilque je vous ai trouvée ici, endormie ?

– Je vous attendais.

– Vous saviez donc que je devais venir ?

– Sans doute !

La Giralda, le Torero et Cervantès étaient plongés dans unétonnement qui allait sans cesse grandissant. Il était évidentqu’ils ne comprenaient rien à la situation. Les questions du Toreroparaissaient incompréhensibles à la Giralda, et les réponses decelle-ci ne faisaient qu’embrouiller les choses au lieu de lesélucider. Ils étaient debout tous les trois et se regardaientmutuellement avec des yeux effarés.

Seul le nain, spectateur muet de cette scène, gardait un calmeinaltérable. Il paraissait, d’ailleurs, se désintéressercomplètement de ce qui se passait autour de lui, et, les yeuxperdus dans le vague, il pensait à des choses que lui seulsavait.

Cependant Torero s’exclamait :

– Ah ! par exemple ! ceci est trop fort !Qui vous avait dit que je viendrais ici ?

– La princesse.

– Quelle princesse ?

– Je ne sais pas, dit naïvement la Giralda. Elle ne m’a pasdit son nom. Je sais qu’elle est aussi bonne que belle. Je saisqu’elle m’avait promis de vous aviser du moment où vous pourriezvenir me chercher sans danger. Je sais qu’elle a tenu parole…puisque vous voilà. C’est tout ce que je sais.

– Voilà qui est étrange ! murmura don César d’un airrêveur.

– Oui, plutôt ! dit Cervantès. Mais il me semble, donCésar, que le mieux serait de vous mettre incontinent à larecherche du chevalier. Nous pourrons aussi bien interroger laGiralda en fouillant la maison.

– Pardieu ! vous avez raison. Nous perdons un tempsprécieux. Mais emmener Giralda avec nous ne me paraît guèreprudent, surtout s’il faut en découdre. La laisser seule ici ne mesemble guère plus prudent. Qui sait ce qui peut advenir quand nousserons occupés à visiter la maison !

– Mais, seigneur, fit la Giralda très simplement, pourquoifouiller cette maison ? Il n’y a plus personne ici.

– Comment savez-vous cela, Giralda ?

– C’est la princesse qui me l’a dit. N’avez-vous pas trouvétoutes les portes ouvertes ? N’avez-vous pas trouvé les pièceséclairées ?

– C’est vrai, corps du Christ ! dit Cervantès.

– Et cette fameuse princesse, où est-elle pourl’heure ? reprit doucement le Torero.

– Elle est retournée à sa maison de la ville, escortée deses gens… Du moins me l’a-t-elle assuré.

El Torero interrogea Cervantès du regard.

– Visitons toujours la maison, trancha celui-ci.

Don César considéra la jeune fille avec un rested’incertitude.

– Je vous assure, cher seigneur, dit la Giralda avecassurance, que je peux aller sans crainte avec vous. Il n’y a pluspersonne ici. La princesse l’a assuré et j’ai bien vu à son air quecette femme ne connaît pas le mensonge.

– Allons ! décida brusquement El Torero.

Sans mot dire El Chico prit un flambeau allumé sur une petitetable et se disposa à éclairer la petite troupe.

La visite commença. D’abord avec prudence, ensuite plusouvertement, sans nulle précaution, au fur et à mesure qu’ilss’apercevaient que la maison mystérieuse était en effet vide detout habitant.

Des caves, où ils descendirent, au grenier, ils ne trouvèrentpas une porte fermée à clé. Ils pénétrèrent partout, fouillèrenttout.

Nulle part ils ne trouvèrent la trace de Pardaillan.

Le chevalier ayant sauté seul dans cette sorte de boudoir d’oùils avaient vu un homme emporter la Giralda endormie, don Césarrevenait obstinément à cette pièce, pensant, avec raison, que là iltrouverait l’explication de cette inquiétante disparition. Ilsétaient donc encore un coup réunis tous les quatre dans cettepièce, déplaçant les quelques meubles que Fausta y avait laissés,sondant les murs et le plancher, ne laissant pas un pouceinexploré.

Et toujours rien.

Et cependant, sans qu’ils s’en doutassent, là, sous leurs pieds,celui qu’ils cherchaient avec tant d’acharnement, Pardaillan,dormait, peut-être, de l’éternel sommeil.

Les deux amis, et Giralda mise au courant, s’énervaient à cesrecherches infructueuses, et avec l’énervement, l’inquiétude allaitcroissant.

Seul le nain les suivait passivement, avec une indifférenceabsolue. Il aurait pu se retirer depuis longtemps s’il avait voulu.Cervantès, qui avait conservé quelques soupçons à son égard, revenude ses présomptions, ne le surveillait plus et, tout comme Giraldaet don César, paraissait avoir oublié sa présence. Cependant lepetit homme restait. Malgré son indifférence apparente, on eût ditqu’un intérêt puissant l’obligeait à rester. Parfois, lorsque lenom de Pardaillan était prononcé, une lueur s’allumait dans l’œildu petit homme, un rictus sarcastique plissait ses lèvres. Celuiqui l’eût observé à ce moment eût juré qu’il était heureux de lamésaventure du chevalier.

Devant le résultat négatif de leurs recherches, Cervantès et donCésar décidèrent d’accompagner la Giralda chez elle, de rentrerchacun chez soi et de revenir au grand jour s’informer auprès de lamystérieuse princesse qui sans doute serait de retour dans sasomptueuse maison de campagne.

Ceci bien décidé, ils traversèrent le jardin et parvinrent à laporte que Giralda assurait devoir être ouverte. En effet, ellen’était pas fermée à clé et les verrous n’étaient pas poussés.

– C’était bien la peine d’escalader le mur, remarquaCervantès, nous n’avions qu’à entrer tranquillement.

– Encore eût-il fallu savoir, répondit El Torero.

– C’est juste ! Mais quand je pense aux richessesaccumulées là-dedans et laissées à la portée du premier malandrinvenu qui n’aurait qu’à pousser une de ces portes, je ne puism’empêcher de dire qu’il faut que la grande dame à qui appartientcette royale demeure doit être superbement insouciante oufabuleusement riche.

Et, sous l’empire de cette pensée, le brave Cervantèss’évertuait à fermer de son mieux la porte du jardin.

Ils se mirent en route, encadrant la Giralda, précédés du nainqui marchait en éclaireur.

Au bout de quelques pas El Chico s’arrêta brusquement et, secampant dans sa pose accoutumée devant la Giralda et ses deuxcavaliers :

– Le Français !… Il est peut-être rentré à l’auberge,tiens ! dit-il avec cette brièveté de langage qui lui étaitparticulière.

Don César et Cervantès échangèrent un coup d’œil.

– Au fait, dit le romancier, c’est possible après tout.

Don César secoua la tête d’un air de doute et dit :

– Je ne le crois pas… N’importe, allons à l’auberge de laTour.

L’œil du nain eut une lueur de contentement. Et sans ajouter uneparole, changeant de direction, il prit le chemin de l’hôtelleriedu chevalier.

Cependant El Torero marchait sombre et silencieux à côté de laGiralda qui, remarquant bientôt cet air morose et chagrin, demandaavec une tendre inquiétude :

– Qu’avez-vous, César ? Se peut-il que la disparitionde M. de Pardaillan vous affecte à ce point ? Lechevalier, croyez-moi, est homme à sortir sain et sauf des piressituations. Là où d’autres, et des plus intrépides, périraientinfailliblement, il sortira indemne et vainqueur. Il est sifort ! si bon ! si courageux !

Ceci était dit sur un ton d’admiration naïve et de confianceabsolue qui, en toute autre circonstance et s’il se fût agi de toutautre que Pardaillan, n’eût pas manqué de piquer la jalousie dujeune homme.

Mais il faut croire que El Torero avait d’autres pensées entête, car il répondit doucement :

– Non, Giralda ! J’ai recherchéM. de Pardaillan et je le chercherai jusqu’à ce que jesache ce qu’il est devenu, parce que, en-dehors de l’affectionfraternelle que je lui porte, l’honneur me le commandeimpérieusement. Mais je sais bien qu’il saura se tirer d’affairesans notre assistance.

– C’est certain, appuya, avec conviction, Cervantès qui neperdait pas un mot de l’entretien des deux amoureux. Pardaillan estde ces êtres privilégiés qui prêtent, sans marchander, l’appui deleur bras à quiconque fait appel à eux. Mais lorsque par aventureils se trouvent eux-mêmes dans l’embarras, ils se démènent si bienque, lorsqu’on accourt à leur secours, ils ont déjà accompli toutela besogne. On arrive toujours trop tard. Il est écrit que cesgens-là rendent service à tout venant sans qu’on puisse leur rendreune partie, si faible soit-elle, du bien qu’ils ont fait.

Et c’était admirable la confiance et l’admiration que ces troisêtres de pure loyauté manifestaient à l’égard de Pardaillan qu’ilsconnaissaient depuis quelques jours à peine.

Voyant que don César, après avoir approuvé les paroles deCervantès d’un air convaincu, retombait dans son morne abattement,la Giralda reprit :

– Alors, mon doux seigneur, qu’est-ce donc qui vous rendsoudain si chagrin ?

– Giralda, fit El Torero en s’arrêtant, qu’est-ce donccette histoire d’enlèvement qu’El Chico est venu nousraconter ?

– C’est la vérité pure, dit la Giralda qui cherchait àdémêler où il voulait en venir.

– Vous avez été enlevée ? Réellement ?

– Oui, César.

– Par Centurion ?

– Par Centurion.

– Mais Centurion, dans ces sortes d’affaires, n’agit paspour son propre compte.

– Je vous entends, César. Centurion est le bras droit dedon Almaran.

Ayant prononcé ce nom, elle perçut le frémissement de son amantqui la tenait par le bras. Elle rougit cependant qu’un souriremalicieux vint effleurer ses lèvres. Elle venait de comprendre cequi se passait dans l’esprit du jeune homme.

Simplement don César était jaloux.

Cervantès devait avoir compris aussi, car il marmotta :

– Amour ! jalousie !… Folie !

Cependant El Torero, après un instant de silence, reprenaitd’une voix qui tremblait :

– Comment se fait-il que, vous sachant au pouvoir de cemonstre que vous prétendiez abhorrer, je vous ai vue si calme et sitranquille, ne cherchant même pas à vous sauver, ce qui vous eûtété pourtant très facile.

Giralda aurait pu répondre que pour fuir comme le disait sonamant, il aurait fallu qu’elle n’eût pas été endormie par unnarcotique assez puissant pour que lui-même l’eût crue morte unmoment. Elle se contenta de répondre en souriant :

– C’est que cette fois Centurion n’agissait pas pour lecompte de celui que vous savez.

– Ah ! fit El Torero plus inquiet encore, pour quidonc alors.

– Pour la princesse, dit Giralda en riant.

– La princesse !… Je ne comprends plus.

– Vous allez comprendre, dit la Giralda soudain sérieuse.Écoutez-moi, César. Vous savez que j’étais partie à la recherche demes parents ?

– Eh bien ? demanda El Torero, oubliant sa jalousiepour ne penser qu’à la consoler. Vous avez été encoredéçue ?

– Non, César, cette fois je sais, dit tristement laGiralda.

– Vous connaissez votre famille ? Vous savez qui estvotre père, qui est votre mère ?

– Je sais que mon père et ma mère ne sont plus, sanglota lajeune fille.

– Hélas ! c’était à prévoir, dit El Torero en laprenant tendrement dans ses bras. Et ce père, cette mère,étaient-ce des gens de qualité, comme vous le pensiez ?

– Non, César, dit très simplement la Giralda, mon père etma mère étaient des gens du peuple. Des pauvres gens, très pauvres,puisqu’ils durent m’abandonner ne pouvant me nourrir. Votrefiancée, César, n’est même pas fille de petite noblesse. C’est unefille du peuple devenue bohémienne.

Don César la serra plus fortement dans ses bras.

– Pauvre Giralda ! dit-il avec une tendresse infinie.Je vous aimerai davantage, puisqu’il en est ainsi. Je serai toutpour vous, comme vous êtes tout pour moi.

La Giralda releva son gracieux visage et, à travers ses larmes,elle eut un sourire à l’adresse de celui qui lui parlait sitendrement et de l’amour duquel elle était sûre comme de son propreamour.

El Torero reprit :

– Êtes-vous bien sûre cette fois-ci, Giralda ? Vousavez été si souvent leurrée.

– Il n’y a pas de doute, cette fois-ci. On m’a donné despreuves.

Elle resta un moment rêveuse puis, essuyant ses larmes, ellereprit en souriant avec une pointe de scepticisme :

– Ce que je gagne dans cette affaire, c’est de savoir quej’ai été baptisée, autrefois, avant d’être la bohémienne que jesuis devenue. Vous voyez que l’avantage n’est pas bien grand.

La Giralda était à moitié païenne. C’est ce qui explique qu’elleparlait de son baptême avec une telle désinvolture.

Don César, lui, avait été élevé, comme il était d’usage, enfervent pratiquant. Et bien qu’avec l’âge, le raisonnement, leslectures et la fréquentation de savants et de lettrés, sessentiments religieux se fussent atténués au point de devenirquantité négligeable, il ne lui était cependant pas possible de sesoustraire complètement aux idées de l’époque. Il répondit doncgravement :

– Ne dites pas cela, Giralda. C’est beaucoup au contraire.Vous échappez de ce fait à la menace d’hérésie suspendue sur votretête. Vous n’avez plus à craindre l’horrible supplice dont vousétiez sans cesse menacée. Mais ne m’avez-vous pas dit que vous avezété enlevée sur l’ordre de cette princesse inconnue ?

– Pas tout à fait. Quand je me suis vue aux mains deCenturion et de ses hommes, je fus prise d’un désespoir affreux.C’est que je pensai qu’on allait me livrer à l’horrible Barba-Roja.Jugez de ma surprise et de ma joie lorsque je me vis en présenced’une grande dame que je n’avais jamais vue, laquelle, avec desparoles de douceur, me rassura, me jura que je ne courais aucundanger et, mieux, que j’étais libre de me retirer à l’instant si jele désirais.

– Vous êtes restée pourtant ! Pourquoi ? Pourquoicette princesse vous a-t-elle fait enlever ? De quoi semêle-t-elle et qu’avez-vous à faire avec elle ? Elle vousconnaissait donc ? D’où ? Comment ?

Don César avait égrené le chapelet de ses questions avec unenervosité croissante. La Giralda, qui devinait ses pensées jalouseset qu’il souffrait, répondit avec une grande douceur :

– Que de questions, monseigneur ! Oui, la princesse meconnaissait. D’où ? Comment ? Celle qu’on a appelée laGiralda, un peu parce qu’elle a vécu ses premières années à l’ombrede la tour de ce nom, un peu à cause de la facilité avec laquelleelle tournait longtemps en dansant sur les places publiques,celle-là n’est-elle pas connue de tout Séville ?

– C’est vrai, murmura don César, dépité.

– À proprement parler, la princesse ne m’a pas faitenlever. Elle m’a plutôt délivrée. Voici : vous savez queCenturion me guettait depuis longtemps. Sans l’intervention deM. de Pardaillan, il m’aurait même arrêtée toutrécemment. Or, je ne sais pourquoi ni comment – car on ne me l’apas dit – il se trouve que Centurion est employé aussi par laprincesse et qu’il est sous sa dépendance beaucoup plus qu’il n’estsous celle de Barba-Roja. Centurion a dû dire à la princesse qu’ilavait ordre de m’enlever et celle-ci lui a, à son tour, donnél’ordre de me conduire directement à elle. Ce qu’il a été contraintde faire.

– Pourquoi ? Pourquoi cette princesse que vous neconnaissiez pas s’intéresse-t-elle ainsi à vous ?

– Pur hasard ! La princesse m’a vue. Elle a étéfrappée – c’est elle qui parle – de la grâce de mes danses et s’estinformée de moi, sans que j’en aie jamais rien su. Riche etpuissante comme elle est, elle a eu tôt fait de découvrir enquelques jours ce que je n’avais pu trouver en des années derecherches. Intéressée, elle a désiré me connaître de près ;elle a profité de la première occasion qui s’est présentée à elle,avec d’autant plus d’empressement et de joie que, ce faisant, elleme tirait d’un grand danger.

– En sorte, dit El Torero en hochant la tête, que je luisuis redevable d’un grand service.

– Plus que vous ne croyez, César, dit gravement la Giralda.Enfin, pourquoi je suis restée quand j’étais libre de meretirer ? Parce que la princesse m’a affirmé qu’il y avaitdanger de mort, pour quelqu’un que vous connaissez, à me rencontrerpendant une période de deux fois vingt-quatre heures. Parce quej’aime ce quelqu’un plus que ma propre vie et que dès l’instant oùma présence pouvait lui être mortelle je me serais plutôt ensevelievive. Parce que la princesse enfin m’avait assuré que lorsque toutdanger serait conjuré, ce quelqu’un serait avisé par ses soins etviendrait me chercher lui-même. Faut-il aussi vous nommer cequelqu’un, don César ? ajouta la Giralda avec un souriremalicieux.

Autant El Torero s’était montré inquiet, autant il étaitmaintenant radieux.

Aussi accabla-t-il sa fiancée de remerciements et deprotestations qui la firent rougir de plaisir.

Mais son humeur jalouse dissipée par les franches explicationsde la Giralda, ses transports un peu calmés, les paroles de safiancée ne laissèrent pas que de l’étonner grandement, et ils’écria :

– Cette princesse me connaît donc aussi ? En quoi lepauvre diable que je suis peut-il l’intéresser ? Et queldanger pouvait bien me menacer ? Savez-vous que tout cela estfort étrange ?

– Pas tant que vous le supposez. Je vous ai dit que laprincesse est aussi bonne que belle : ce serait une raisonsuffisante pour expliquer l’intérêt qu’elle vous porte. Mais il y amieux : elle sait qui vous êtes, elle connaît votrefamille.

– Elle sait qui je suis ? Elle connaît le nom de monpère ?

– Oui, César, dit la Giralda, gravement.

– Elle vous a dit ce nom ?

– Non ! Ceci elle ne le dira qu’à vous.

– Elle vous a dit qu’elle me révélerait le mystère de manaissance ? demanda El Torero, frémissant d’espoir.

– Oui, seigneur, quand il vous plaira de le luidemander.

– Ah ! s’écria El Torero, il me tarde d’être à demainpour aller voir cette princesse et l’interroger. Oh !savoir ! savoir enfin qui je suis et ce qu’étaient lesmiens ! reprit-il avec exaltation.

Pendant que les deux amoureux échangeaient leurs confidencessans prêter attention à lui, Cervantès se disait :

« Ouais ! Qu’est-ce que cette princesse qui connaîttant de gens et possède tant de secrets ? Et de quoi semêle-t-elle d’aller révéler qui il est à ce malheureuxprince ? Elle ne se doute donc pas qu’une pareille révélationle condamne sûrement à mort ! Comment empêcher cette inconnuede parler ? »

Cependant ils arrivèrent à l’auberge de La Tour sansqu’il leur fût survenu rien de fâcheux.

Il était environ une heure et demie du matin. L’auberge, parconséquent, était silencieuse et obscure. Tous ses habitantsétaient certainement plongés dans un sommeil réparateur.

El Chico, qui paraissait en proie à une morne tristesse, frappaà la porte extérieure du patio d’une manière spéciale, connueseulement d’intimes de la maison.

Contrairement à son attente, comme s’ils eussent été attendus,la porte s’ouvrit aussitôt et la petite Juana, la jolie fille del’hôtelier Manuel, montra dans l’encadrement son fin visage à lafois inquiet et curieux.

En apercevant la jeune fille, El Chico devint très pâle. Il fautcroire pourtant que le petit homme savait se maîtriser avec uneénergie extraordinaire chez un être aussi débile ; il fautcroire qu’il savait dissimuler soigneusement ses impressions et sessentiments, car, à part la teinte terreuse qui se répanditbrusquement sur son visage bronzé, rien, dans son attitude, netrahit l’émotion intense qui s’était emparée de lui.

Il redressa fièrement sa petite taille et adressa à la jeunefille ce sourire amical qu’on a pour les amis de longue date.Évidemment, Juana et El Chico se connaissaient depuis leurenfance.

Cependant, malgré sa fierté native, un observateur attentif eûtdémêlé dans l’attitude du nain, surtout dans le sourire commerésigné, dans l’expression tendre, comme voilée d’angoisse, cettepointe d’admiration à la fois humble et ardente que l’on a pour lesêtres considérés comme d’une essence supérieure. Bref, dans lesmoments où il ne se croyait pas observé, El Chico avait devant lajeune fille l’attitude d’un dévot fervent adorant la Vierge.

Par contre, les manières de Juana, quoique très franches, trèscordiales, avaient un air à la fois supérieur et protecteur,apparent malgré sa discrétion. Un indifférent eût pensé que lajolie Andalouse, fille d’un notable bourgeois dont les affairesétaient prospères, savait garder la distance qui la séparait de cemendiant. Un plus attentif eût aisément découvert dans ces manièresune affection réelle, quasi maternelle.

De fait, Juana avait un peu de ces manières brusques, tendres,quoique grondeuses, empreintes d’une coquetterie enfantine, tellesque les ont les petites filles jouant à la petite maman avec leurpoupée préférée.

Oui, c’était bien cela. Le nain devait être pour elle comme unjouet vivant que l’enfant aime de tout son cœur tout en lemaltraitant, sans méchanceté d’ailleurs, dans un instinctif besoinde jouer au petit maître, au petit tyran. L’enfant est-il las deson jouet ? Il le jette dédaigneusement dans un coin, sans sesoucier de le briser, et ne le regarde plus. Éprouve-t-il le besoinde reprendre son jouet et s’aperçoit-il que, dans son geste brutal,il l’a cassé quelque part ? Il pleure sincèrement, il prend lejouet dans ses petits bras, il le berce, il le câline, il leconsole, lui parlant avec douceur, s’efforçant de réparer le malqu’il a fait involontairement.

Telles étaient à peu près les manières de Juana à l’égard dunain.

Le plus étonnant c’est que celui-ci, dont la susceptibilitéétait grande pourtant, acceptait franchement ces manières. Non pasavec la passivité d’un jouet, mais avec un plaisir réel quoiquedissimulé. Il trouvait cela très naturel. Et, de la part de Juana,rien ne l’offensait, rien ne le fâchait, rien ne le rebutait.C’était Juana. Tout lui était permis, à elle. Ses rebuffades et sesvivacités d’enfant espiègle et gâtée, assurée à son despotiquepouvoir, lui paraissaient douces, et en tout cas, préférables à sonindifférence, Juana était le maître, dans le sens absolu du mot.Lui, n’était que l’esclave acceptant avec joie les bons et lesmauvais traitements.

Était-ce là l’effet d’une habitude contractée dèsl’enfance ? Peut-être.

En tout cas, il faut convenir que cette adoration et cetteadmiration étaient parfaitement justifiées.

Juana avait seize ans. C’était le type de l’Andalouse dans toutesa pureté. Elle était petite, mignonne, fluette, et ses mouvementsvifs et enjoués étaient empreints d’une grâce mutine qui n’étaitpas sans une élégance naturelle remarquable. Elle avait le teintchaud de l’Andalouse, des yeux noirs superbes, tour à tourlangoureux et ardents, la bouche petite, aux lèvres pourpres un peusensuelles. Elle avait les attaches d’une finesse aristocratique etses mains fines et blanches, entretenues avec un soin jaloux,eussent fait envie à plus d’une dame de la noblesse.

Elle était méticuleusement propre et sa mise, fort au-dessus desa condition, dénotait une coquetterie raffinée que l’indulgentorgueil paternel, loin de chercher à la modérer, se plaisait àexciter, car le brave Manuel, qui sans doute faisait des affairesd’or, ne reculait devant aucune dépense pour satisfaire lescaprices de cette enfant gâtée.

Aussi Juana était-elle toujours parée comme une madone etd’ailleurs portait avec une aisance pleine de charme l’élégantcostume de l’Andalouse.

Seulement tandis que ce costume était habituellement, pour lesfilles de sa condition, de drap ou de toile, Juana portait casaquede velours, corsage de soie claire, moulant avantageusement unetaille fine et souple, basquine de soie assortie au corsage,laissant à découvert un mollet nerveux laissant ressortir lafinesse de la cheville, la petitesse d’un pied d’enfant mince etcambré, chaussé de satin et dont elle se montrait très fière, commetoute vraie Andalouse. Au lieu de l’écharpe, elle portait un richetablier surchargé de tresses, de galons, de nœuds et de houppettes,comme le reste du costume d’ailleurs.

Ainsi parée, elle surveillait les serviteurs de son père et ilfallait être un bien grand seigneur – comme ce Français – ou un bonvieil ami – comme M. de Cervantès – pour qu’ellecondescendit à servir elle-même et de ses blanches mains. Encoreestimait-elle que tout l’honneur était pour ceux qu’elle servait etpeut-être n’avait-elle pas tort.

On conçoit que dans ces conditions Cervantès n’eût pas manqué des’étonner de trouver cette sorte de petite reine veillant elle-mêmeau lieu et à la place d’une humble maritorne. Mais Cervantès étaittrop préoccupé pour s’arrêter à d’aussi futiles détails.

Juana s’effaça pour laisser entrer les nocturnes visiteurs et,bien qu’elle parût troublée et inquiète, elle répondit au sourired’El Chico par un sourire de satisfaction visible souligné d’ungeste bienveillant et amical avec cet air de petite souverainequ’elle avait, malgré elle, avec lui.

Et cela suffit pour amener sur les joues du petit homme un peude cette rougeur qui avait disparu soudain à la vue de la jeunefille. Cela suffit pour illuminer son regard d’une joie intérieurequ’il ne chercha pas à cacher, certain qu’il était que sescompagnons avaient bien d’autres soucis en tête que de l’observerlui, El Chico.

Lorsque Cervantès, qui fermait la marche, eut pénétré dans lepatio, Juana eut une seconde d’hésitation et, avant de repousser laporte, elle se pencha et regarda au dehors, dans la nuit claire etconstellée de milliards de feux qui constituaient, à peu près, toutle luminaire que le gouvernement de la Sainte Inquisition octroyaità ses sujets. Sans doute pour se réserver entièrement auxautodafés.

Elle paraissait étrangement émue, la petite Juana.

On eût dit vraiment qu’elle attendait quelqu’un, qu’elles’inquiétait et s’affligeait de ne pas voir apparaître. Quand ilfut bien avéré qu’il n’y avait plus personne, elle eut un soupirqui ressemblait à un sanglot, poussa tristement les verrous etintroduisit le groupe dans la cuisine, qui, par sa dispositionintérieure, pouvait être éclairée sans avoir à redouter lespénalités encourues par l’infraction aux édits de police trèsrigoureux, lesquels interdisaient d’avoir de la lumière passé lecouvre-feu.

Pendant que la servante, encore à moitié endormie, s’activait enmarmottant de sourdes imprécations contre les coureurs de nuit quivenaient troubler le sommeil de bons chrétiens à une heure aussiavancée, alors qu’ils eussent dû être depuis longtemps dans leurslits, les draps tirés jusqu’au menton, Juana la suivait d’un regardmachinal. Mais elle ne la voyait même pas. Elle était bien tropémue, la petite Juana. Elle était très pâle. Ses jolis yeux, sigais d’habitude, étaient comme embués de larmes refoulées. Unequestion lui brûlait les lèvres, qu’elle n’osait formuler etpersonne ne remarqua l’étrange émotion de la jeune fille.

Personne, hormis la duègne, précisément, qui se hâta demâchonner des réflexions empreintes d’acrimonie, non exemptespourtant d’affection bourrue, à l’adresse des jeunes maîtresses quise mêlent de passer les nuits à s’abîmer les yeux inutilement alorsque, Dieu merci ! il y a de dignes matrones, dures à lafatigue, et honnêtes et attachées à leurs maîtres, pour s’acquitteren conscience de devoirs d’hospitalité qui ne sont pas le fait demains blanches de petite dame.

Personne, hormis Chico, qui ne la perdait pas de vue et qui, àmesure, voyait toute sa joie s’envoler et la regardait avec sesbons yeux de chien fidèle, prêt à tout pour ramener le sourire surles lèvres du maître.

Pour être juste, il faut dire qu’en revanche la petite Juana nevoyait ni la servante, ni le Chico, ni personne. Elle paraissaitsuivre un rêve intérieur plutôt douloureux.

Et de ce rêve, une question vint la tirer brusquement.

– M. de Pardaillan est-il rentré ? demandale Torero.

La petite Juana tressaillit violemment, et c’est à peine si elleput balbutier d’une voix étranglée :

– Non, seigneur César.

– J’en étais sûr ! murmura le Torero en regardantCervantès d’un air consterné.

La petite Juana put faire un gros effort, et pâle comme une cireelle demanda :

– Le sire de Pardaillan était avec vous pourtant. J’espèrequ’il ne lui est rien arrivé de fâcheux ?

– Nous l’espérons aussi, petite Juana, mais nous ne lesaurons vraiment que demain, dit Cervantès d’un air trèspréoccupé.

Juana chancela. Elle fût tombée si elle n’avait rencontré unetable à laquelle elle se cramponna. Et personne ne remarqua cettedéfaillance soudaine.

Personne, hormis la servante, qui clama :

– Vous tombez de fatigue, notre demoiselle ! Êtes-vousdonc devenue le bourreau de votre corps que vous ne voulez pasaller vous coucher, cette nuit ?

El Chico avait vu, lui aussi. Il ne dit rien, lui, mais ils’approcha vivement comme s’il eût voulu lui prêter l’appui de safaiblesse.

Sans rien remarquer, Cervantès reprit :

– Mon enfant, faites-nous préparer des lits. Nousachèverons la nuit ici, et demain, ajouta-t-il en se tournant versdon César et la Giralda, nous reprendrons nos recherches.

Le Torero approuva d’un signe de tête.

Juana, heureuse peut-être d’échapper à une contrainte pénible,suivit la servante malgré ses protestations énergiques, lesquelleseurent le sort réservé à toutes les protestations : celui dene pas être entendues.

Cervantès, après un geste amical à l’adresse de Chico, se hâtade regagner la chambre qui lui était destinée.

Le Torero ne voulut pas le suivre avant de l’avoir chaudementremercié et de l’avoir assuré encore une fois qu’il se chargeaitdésormais de pourvoir à ses besoins. La Giralda joignit sesprotestations à celles de son fiancé. Le petit homme accueillit cesmarques d’amitié avec cet air fier et détaché qui lui étaitparticulier. Mais l’éclat de son regard montrait clairement qu’ilétait content de cette amitié.

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