Pardaillan et Fausta

Chapitre 16LE CAVEAU DES MORTS VIVANTS

Lorsque Pardaillan, après avoir quitté Espinosa, se trouva denouveau dans le couloir, il se secoua et, avec un soupir desoulagement :

– Ouf ! Me voilà enfin sorti de ce cabinet savammentmachiné, certes, mais qui manquait vraiment trop de sécurité avecses chausse-trappes et ses pièces secrètes et ses cloisons mobileset ses planchers à bascule… Ici, du moins, je sais où je pose lepied.

Et, de son coup d’œil si prompt et si sûr, étudiant le terrainautour de lui :

– Hum ! c’est bientôt dit ! Qui me prouve que cecouloir n’est pas machiné comme le cabinet d’où je sors ? Dequel côté aller ?

« De quel côté sortir ? À droite ou à gauche ?…Ce brave monsieur Espinosa aurait bien pu me renseigner… Si jeretournais lui demander mon chemin ?

Pardaillan esquissa un geste pour rouvrir la porte. Mais ilréfléchit :

– Ouais ! Ne vais-je pas me remettre bénévolement dansla gueule du loup ?… Ce chef des inquisiteurs m’a donné saparole que je pourrais sortir comme j’étais entré. Il la tiendra…je l’espère… Mais diantre ! pourquoi souriait-il de si étrangefaçon quand je l’ai quitté ?… Je n’aime pas beaucoup cesourire-là !… Peut-être serait-il prudent de ne pas trop sefier à la bonne foi de ce prêtre… Tâchons de nous tirer d’affairetout à la douce…, Voyons ! je suis venu par la droite,continuons par la gauche… Que diable ! j’arriverai toujoursquelque part !

Ayant ainsi décidé, il se mit résolument en route, l’œil auxaguets, l’oreille aux écoutes, la main sur la garde de l’épée biendégagée, prête à jaillir du fourreau à la moindre alerte.

Le corridor dans lequel il se trouvait était très large. C’étaitcomme une artère centrale à laquelle venaient aboutir une multitudede voies transversales plus étroites, dont quelques-unes n’étaientque de simples boyaux. Quelques rares fenêtres jetaient, par-cipar-là, une nappe de lumière tamisée par les vitraux multicolores,en sorte que ces couloirs étaient, dans leur plus grande étendue,plutôt sombres ou même complètement obscurs.

Au bout d’une cinquantaine de pas, le couloir central tournaitbrusquement à gauche. Pardaillan avait franchi la plus grandepartie de la distance sans encombre, lorsqu’en approchant dutournant il entendit le bruit d’une troupe nombreuse en marche. Lebruit se rapprochait rapidement.

Par malchance, juste à cet endroit, se trouvait une fenêtre.Impossible de passer inaperçu.

Pardaillan s’arrêta.

Au même instant, un commandement bref se fit entendre :

– Halte !

Un silence de quelques secondes, suivi du bruit des armes poséesà terre, un brouhaha de conversations bruyantes, des allées etvenues, les différents bruits particuliers à une troupe quis’installe.

– Diable ! pensa Pardaillan, ils vont camper là.

Il réfléchit un instant, se demandant s’il devait revenir surses pas ou continuer. Il eut un de ces sourires froids et résolusqu’il avait dans les circonstances critiques, et murmura :

– C’est ici que nous allons voir ce que vaut la parole demonsieur le grand inquisiteur de toutes les Espagnes…Allons !…

Et il reprit sa marche en avant, sans se presser.

À peine avait-il fait quelques pas qu’un groupe d’hommes d’armesdéboucha dans le couloir. Ces hommes ne parurent pas remarquer laprésence du chevalier. Riant et plaisantant, ils s’approchèrent dela fenêtre, s’assirent en rond sur les dalles et se mirent à joueraux dés.

Comme il allait tourner à gauche, Pardaillan se heurta à undeuxième groupe qui s’en allait rejoindre le premier, soit pour semêler à la partie, soit pour y assister en spectateur. Pardaillanpassa au milieu des soldats, qui s’écartèrent devant lui sans fairela moindre remarque.

« Allons, pensa-t-il, décidément ce n’est pas à moi qu’ilsen veulent ! »

Cependant, comme le couloir dans lequel il venait de s’engagerétait occupé par une quinzaine d’hommes qui paraissaient s’établircomme pour y camper, ainsi qu’il l’avait pensé, tout en poursuivantson chemin d’un air très calme, le chevalier se tenait prêt àtout.

Il avait déjà dépassé le groupe des hommes d’armes sans que nulfît attention à lui. Il n’y avait plus devant lui qu’un soldat quis’était arrêté et, accroupi sur les dalles, paraissait trèsattentionné à réparer une de ses chaussures.

Pardaillan sentit la confiance lui revenir.

« Décidément, pensait-il, j’ai quelque peu calomnié cedigne inquisiteur. Pourquoi m’aurait-il tendu un nouveautraquenard, alors qu’il lui était si facile de me faire disparaîtrependant qu’il me tenait en son pouvoir dans ce cabinet si bienmachiné. »

Et avec un haussement d’épaules : « Est-ce que jedeviendrais mauvais ? »

Comme il pensait ainsi, il se trouvait presque à la hauteur dusoldat accroupi. Alors il entendit une voix murmurer :

– Tenez-vous sur vos gardes, seigneur… Évitez les rondes…le palais est gardé militairement… on veut vous prendre… Surtout nerevenez jamais en arrière, la retraite vous est coupée…

Pardaillan, qui allait dépasser le soldat, se retourna vivementpour lui répondre, mais déjà l’homme s’était élancé et rejoignaitses camarades en courant.

« Oh oh ! pensa le chevalier qui se hérissa, je mesuis trop hâté de faire amende honorable… Qui est cet homme, etpourquoi me prévient-il ?… A-t-il dit vrai ?… Oui,morbleu ! voici les hommes qui s’alignent et me barrent lechemin… Un, deux, trois, quatre, cinq rangs de profondeur, tousarmés de mousquets… Malepeste ! M. Espinosa fait bien leschoses, et si je me tire de là, ce ne sera vraiment pas de safaute. Mme Fausta qui, pourtant, s’entendadmirablement à organiser un guet-apens, n’est qu’une pauvreécolière à côté de cet homme… En attendant, tirons au large, cars’il prend fantaisie à ces braves de décharger leurs mousquets surmoi, c’en est fait de M. l’ambassadeur. »

Ayant dit, il s’éloigna à grands pas en grommelant :

– Éviter les rondes !… C’est plus facile à dire qu’àfaire… Si seulement je connaissais la structure de ceslieux !… Quant à revenir en arrière, je n’aurais garde de lefaire… on vient de me signifier clairement ce qui m’attend… Mais,mordiable !… si je me tire de ce guêpier, je me méfierai de laparole de M. Espinosa.

Le couloir dans lequel il se trouvait était redevenu sombre et,comme cette demi-obscurité le favorisait, il avançait d’un passouple et allongé, évitant de faire résonner les dalles, pas tropinquiet, en somme, bien que sa situation fût plutôt précaire.

Tout à coup un bruit de pas, devant lui, vint l’avertir del’approche d’une nouvelle troupe.

– Une des rondes qu’il me faut éviter, murmura-t-il encherchant instinctivement autour de lui.

Au même instant la ronde déboucha d’un couloir transversal etvint droit à lui.

« Me voici pris entre deux feux, songeaPardaillan. »

En regardant attentivement il aperçut, sur sa gauche, uneembrasure et, comme la ronde approchait, d’un bond, il se jeta dansce coin d’ombre plus épaisse et s’appuya à la porte qui se trouvaitlà.

Or, comme il tâtait de la main pour se rendre compte, il sentitque la porte cédait. Il poussa un peu plus et jeta un coup d’œilrapide par l’entrebâillement : il n’y avait personne. Il seglissa avec souplesse, repoussa vivement la porte sur lui et restalà, l’oreille tendue, retenant son souffle.

La ronde passa.

Pardaillan eut un soupir de soulagement. Et comme le bruit despas s’était perdu au loin, il voulut sortir et tira la porte àlui : elle résista. Il insista, chercha : la porte qu’ilavait à peine poussée, actionnée par quelque ressort caché, s’étaitfermée d’elle-même et il lui était impossible de l’ouvrir.

– Diable ! murmura-t-il, voilà qui se complique.

Sans s’obstiner, il abandonna la porte et inspecta le réduit quil’avait abrité momentanément.

C’était une espèce de cul-de-sac. Il y faisait très sombre, maisle chevalier qui, depuis sa sortie du cabinet d’Espinosa, marchaitpresque constamment dans une demi-obscurité, y voyait suffisammentpour se rendre compte de la disposition des lieux. En face de laporte, il distinguait un petit escalier tournant.

« Bon ! songea-t-il, je passerai par là… je n’aid’ailleurs pas le choix. »

Résolument il s’engagea dans l’escalier fort étroit et montalentement prudemment.

L’escalier émergeait du sol sans rampe, sans garde-fou etaboutissait à une sorte de vestibule. Sur ce vestibule, troisportes, une de face, l’autre à droite, la troisième à gauche del’escalier.

D’un coup d’œil, Pardaillan se rendit compte de cettedisposition. Il eut une moue significative et murmura :

– Si ces portes sont fermées, me voilà pris comme un ratdans une souricière.

Comme en bas, comme dans les couloirs, il se trouvait plongédans une demi-obscurité qui, jointe à un silence funèbre,commençait à peser lourdement sur lui. Des sensations étrangesl’assaillaient, un frisson parfois passait sur sa nuque.Confusément il se sentait pris dans il ne savait quel inextricablefilet. Il regrettait presque d’avoir écouté l’homme qui lui avaitconseillé d’éviter les rondes.

– J’aurais dû foncer, se dit-il rageusement. Je sais bienqu’il y avait les mousquets ; mais bah !… ils m’auraientmanqué !

Il se secoua pour faire tomber cette impression de terreur quis’appesantissait sur lui. Il allait se diriger au hasard vers l’unedes trois portes, lorsqu’il crut entendre un murmure étouffé sur sagauche. Il changea de direction, s’approcha et entenditdistinctement une voix qui disait :

– Eh bien ! que fait-il ?

« Espinosa ! songea Pardaillan qui reconnut la voix.Voyons ce qui se trame là derrière. »

Et l’oreille collée contre la porte, il concentra toute sonattention. Une deuxième voix inconnue répondait :

– Il erre dans le dédale des couloirs où il est perdu.

– Cornes du diable ! gronda Pardaillan, ceci meconcerne à n’en pas douter.

Et avec un sourire terrible :

– Si je me tire de ce mauvais pas, vous payerez cher votretrahison, M. d’Espinosa.

De l’autre côté de la porte, la voix d’Espinosa reprenait sur ceton bref et impérieux qui lui était habituel :

– Les troupes ?

– Cinq cents hommes, tous armés de mousquets, occupentcette partie du palais. Des postes de cinquante hommes gardenttoutes les issues. Des rondes de vingt à quarante hommes sillonnentles corridors dans tous les sens, fouillent toutes les pièces. Sil’homme se heurte à l’une de ces rondes ou à l’un de ces postes,une décharge générale le foudroie… Il est irrémissiblementperdu ; c’est comme si vous le teniez dans votre main,monseigneur. Fermez la main, l’homme est broyé !

– Tête et ventre ! rugit Pardaillan exaspéré, c’est cequ’il faudra voir !

Et dans sa tête, avec l’instantanéité de l’éclair, le pland’évasion se dessinait net et précis, d’une simplicitéremarquable : entrer brusquement, saisir Espinosa, lui mettrela pointe de l’épée sur la gorge et lui dire :

– Vous allez me conduire à l’instant hors de ce coupe-gorgeou sinon, foi de Pardaillan, je vous étripe avant que d’être broyémoi-même.

Tout cela n’était qu’un jeu pour lui, mais pour l’accomplir ilfallait que la porte ne fût pas fermée à clef.

Et comme, chez lui, l’exécution suivait de près la pensée, ilchercha aussitôt à ouvrir sans bruit.

– Tripes du diable ! clama Pardaillan en lui-même, laporte est fermée !… L’enfoncer ?… Peut-être !… Maiscela n’ira pas sans quelque bruit et, pendant ce temps, le nobleEspagnol ne restera pas là à m’attendre stupidement.

Cependant Espinosa donnait ses ordres :

– Il faut l’acculer à la salle des tortures et l’obliger ày pénétrer.

– La torture ! frissonna Pardaillan.

– C’est facile, monseigneur, fit la voix inconnue ;l’homme est bien obligé de passer par les voies que nous laissonslibres devant lui. Sans qu’il s’en doute, on l’y conduira commeavec la main et il ira se livrer de son chef.

– La torture ! répéta Pardaillan flamboyant de colère,la pensée est digne de ce prêtre doucereux et félon. Mais, parPilate ! il ne me tient pas encore !

Et en disant ces mots, il appuya l’épaule contre la porte,s’arc-bouta solidement et, comme il allait pousser de toutes sesforces, il étouffa une clameur de joie et de triomphe.

La porte qu’il avait crue fermée ne l’était pas. Il n’eut qu’àla pousser et se rua dans la pièce.

Elle était vide.

D’un coup d’œil rapide, il en fit le tour : il n’y avaitpas de porte, pas de fenêtre, aucune issue visible autre que cellepar où il venait de pénétrer. Elle était sans meubles, nue, froide,obscure. Et de cette nudité, de ce froid, de cette ombre et de cesilence subit, il se dégageait on ne sait quoi de sinistre et demenaçant.

Dès qu’il vit la pièce absolument vide, Pardaillan se rappelaavec quelle facilité la porte du bas s’était si énigmatiquement etsi mal à propos fermée sur lui.

« Si celle-ci se ferme toute seule sur moi je suisperdu ! songea-t-il. »

Et en même temps, d’un bond, il sortit plus vite qu’il n’étaitentré Et dès qu’il fut revenu dans le vestibule, la porte, mue parun mécanisme invisible, se referma d’elle-même.

– Il était temps ! murmura Pardaillan en passant lamain sur son front où pointait la sueur de l’angoisse.

Il appuya contre la porte pour se rendre compte. Elle était bienclose et paraissait assez solide pour résister à un assaut.

Machinalement, il jeta les yeux autour de lui et demeurastupéfait : il ne se reconnaissait plus.

L’escalier tournant avait disparu. Le trou béant par où il étaitentré était comblé. L’instant d’avant il y avait trois portes,maintenant il n’y en avait plus que deux : celle sur laquelleil s’appuyait encore et celle qui aurait dû se trouver en face del’escalier.

Si solide que fût le cerveau de Pardaillan, il commençait àsentir l’affolement le gagner. Il avait beau se raidir, il sentaitpeu à peu l’horreur le pénétrer.

Ajoutez qu’il était à jeun, et que depuis des heures, peut-être,il errait ainsi, pourchassé et traqué de couloir en couloir.

S’il y avait danger de mort, il n’y avait pas à en douter, et cen’est pas cela qui était fait pour l’effrayer. Mais où était cedanger ? En quoi consistait-il ? Il se voyait sur unterrain machiné, en tout pareil à la mouche se débattant au milieude la toile tissée par l’araignée, invisible, tapie dans quelquetrou obscur, d’où elle guette sournoisement, prête à fondre sur saproie quand elle la verra déprimée.

Tout était mystérieux et tortueux autour de lui. Il ne savaitpas si le couloir qui semblait s’allonger à l’infini devant luin’allait pas s’obstruer tout à coup, si le plancher sur lequelposaient ses pieds n’allait pas s’effondrer sous lui, si le plafondn’allait pas s’abattre et l’ensevelir sous ses décombres. Commentserait-il frappé ? Par où ? Par quel moyen ? Il nesavait rien. Il éprouvait le vertige de l’inconnu.

– On savait donc que j’étais là, aux écoutes ?grommelait furieusement le chevalier. Et que me veut-on,décidément ? M’obliger à me réfugier dans la chambre detorture ? Le scélérat qui parlait ici tout à l’heure ajustement observé : l’homme sera bien obligé de passer par lesvoies que nous laisserons libres devant lui !

Et avec cette froide raillerie qui ne l’abandonnait jamais, mêmedans les passes les plus périlleuses :

– L’homme, c’est moi ! Que tous les chiens d’enferdéchirent la charogne de carcasse du malotru ! L’homme !…Il ne lui suffit pas d’assassiner les gens, il faut encore qu’illes injurie !…

Il demeura un moment rêveur et murmura :

– La chambre des tortures !… Eh bien soit, par lamordieu ! allons voir ce qui nous attend dans cettesalle !

Et d’un pas rude il se dirigea vers la porte, bien certain de latrouver ouverte.

– Pardieu ! ricana-t-il en voyant qu’elle cédait soussa pression, puisque je dois passer par là…

Il franchit le seuil, et une fois de plus il se trouva dans uncouloir. Et toujours la même demi-obscurité, le même silence, lamême impression de tristesse pesante qui semblait descendre desmurs nus, la même atmosphère lourde qui lui paraissait chargée demystère et d’horreur.

Pardaillan était habitué à se dompter, et d’ailleurs il s’étaittrouvé déjà à plus d’une aventure périlleuse. Il avait mis l’épée àla main et il allait d’un pas ferme et tranquille, mettant unesorte d’orgueil à conserver une allure de sang-froid. Mais del’effort qu’il faisait, il sentait la sueur couler de son front àgrosses gouttes, et son cœur battait la chamade pendant qu’il sedisait : « Voici ma dernière aventure ! Pour cettefois, le diable lui-même ne saurait, je crois, me tirer de cemauvais pas ! »

Il avait déjà parcouru un assez long chemin, tournant etretournant sans cesse, et sans s’en douter, dans les mêmescouloirs, qui s’enchevêtraient comme à plaisir, sondant les coinsd’ombre plus épaisse, tâtant le sol avant de poser le pied,cherchant toujours, sans la trouver, une sortie à ce fantastiquelabyrinthe où il errait éperdument.

Tout à coup, sans qu’il pût discerner d’où elle venait, devantlui, dans l’ombre, il devina plutôt qu’il ne la vit une nouvelletroupe qui, silencieusement, venait à sa rencontre.

Il s’arrêta et écouta attentivement. « Ils sont au moinsune trentaine, pensa-t-il, et il me semble voir briller les fameuxmousquets dont la décharge doit me foudroyer. »

D’un geste rapide il assujettit son ceinturon, s’assura que ladague était bien à sa portée et se ramassa, étincelant, prêt àbondir, retrouvant instantanément tout son sang-froid, puisqu’iln’avait plus devant lui que des êtres de chair et d’os commelui.

– Il faut en finir, gronda-t-il, je charge !… Quediable ! je trouverai bien moyen de passer !

Il allait bondir et charger ainsi qu’il avait dit ; ils’arrêta net : derrière lui, il ne savait d’où, une autretroupe s’avançait à pas de loup. Une fois encore il était prisentre deux feux.

« Eh bien non ! réfléchit Pardaillan, ce serait foliepure ! Mordiable ! il ne s’agit pas de se faire tuerstupidement… Il faut sortir vivant d’ici !… Par les tripes dupape ! j’ai un compte à régler avec le très noble sireEspinosa. »

Il chercha autour de lui et vit, sur sa gauche, toujours, uneembrasure.

– Parbleu ! grogna-t-il, puisque je dois aboutir à lachambre de torture, je pensais bien qu’on m’aurait ménagé une deces voies par lesquelles je dois passer.

Et avec un sourire railleur il poussa la porte qui céda, ainsiqu’il l’avait prévu. Il pensait que les gens d’armes allaientpasser sans s’arrêter, ainsi qu’ils l’avaient fait à l’autre étage.Il repoussa rageusement la porte en maugréant :

– En voilà encore une que je ne pourrai plusouvrir !

La porte poussée violemment claqua, mais ne se ferma pas.

– Tiens ! s’étonna Pardaillan, elle reste ouverte,celle-là ! Qu’est-ce que cela veut dire ?

Comme pour le renseigner, une voix cria soudain :

– Nous le tenons ! Il est entré là !

Au même instant, il entendit une galopade désordonnée.

« Ah ! ah ! pensa Pardaillan, cette fois-ci cesbraves vont m’attaquer Bataille ! soit… aussi bien j’aimemieux cela que de me sentir constamment poussé vers je ne sais quelbut mystérieux. »

Tout en monologuant de la sorte, Pardaillan ne perdait pas sontemps et inspectait les lieux.

– Encore un cul-de-sac ! s’exclama-t-il. Au fait,c’est peut-être toujours le même qui change d’aspect et où je suisramené sans m’en douter.

Dans ce cul-de-sac, il ne vit rien qu’un énorme bahut placéjustement à côté de la porte.

Sans perdre un instant, Pardaillan le poussa, le traîna devantla porte. Il était temps ; la même voix qui s’était déjà faitentendre disait en frappant la porte :

– Il est là ! Je l’ai vu se glisser.

– Enfoncez la porte, commanda une autre voix impérieuse,nous le tenons.

– Pas encore ! railla Pardaillan, campé devant lebahut.

Les coups commencèrent à ébranler la porte et, en même temps,des rires, des plaisanteries, des menaces éclataient.

Le chevalier comprenait parfaitement que dans le cul-de-sacobscur, il lui serait impossible de tenir tête à cinquante ousoixante assaillants. Tout ce qu’il pourrait espérer, lorsque lebahut serait tombé – ce qui ne pouvait tarder – était d’en découdrequelques-uns. Mais il devait fatalement succomber sous le nombre.Il continuait donc de chercher instinctivement par où il pourraitbattre en retraite.

Comme il jetait autour de lui des regards scrutateurs, ses yeuxtombèrent sur l’emplacement occupé précédemment par le bahut. D’unbond, il fut sur l’endroit et vit, là, une ouverture que le bahutservait à dissimuler sans doute, et qu’il n’avait pas remarquée aupremier abord. Il se pencha. C’était encore un petit escalier quis’enfonçait dans le sol.

Pardaillan réfléchit une seconde et décidasur-le-champ :

– Puisque c’est par là qu’on veut que je passe,passons.

Et il s’engagea dans l’étroit escalier tournant. Il descendit àtâtons et compta soixante marches, au bout desquelles il se trouvadans un étroit souterrain plongé dans une obscurité complète, et sibas qu’il fut forcé de se courber.

À tâtons toujours, il fit une vingtaine de pas, assez surpris den’être pas poursuivi. – ce moment il entendit derrière lui un bruitassez semblable au grincement d’une grille poussée violemment. Ilse retourna, et ses bras tendus heurtèrent, en effet, une grillequi venait de se fermer sur lui.

– Une herse, murmura Pardaillan. On ne veut pas mepoursuivre… mais on ne veut pas non plus que je revienne sur mespas.

Et avec une angoisse qu’il cherchait vainement àrefouler :

– Décidément, plus je vais et plus ma situation devientprécaire.

C’était vrai. La situation du chevalier, traqué dans lescouloirs du haut, était brillante comparée à celle dans laquelle ilse trouvait maintenant.

En haut, il pouvait aller et venir, en se tenant droit, dans descouloirs spacieux pour la plupart ; en haut, il y voyaitsuffisamment pour se diriger, et il respirait un air qui sentaitbien un peu le moisi, à la vérité, mais qui somme toute étaitencore respirable.

Ici, les choses changeaient d’aspect.

Plus de dalles propres et luisantes d’abord. Un sol fangeux etgluant, semé de flaques dans lesquelles il s’enfonçait jusqu’à lacheville. Ici, plongé dans des ténèbres épaisses, il était obligéd’aller à tâtons et de se tenir courbé en deux. À chaque instant,il sentait le répugnant contact d’animaux immondes, qui fuyaientd’abord sous ses pas, puis, furieux sans doute d’être dérangés dansce sinistre lieu – leur domaine – revenaient ensuite le frôler, leflairer, comme s’ils eussent voulu voir qui était le téméraire quivenait les troubler.

Ici, l’air était méphitique, les murs suintaient, la voûte bassepleurait des gouttes saumâtres et nauséabondes, qui tombaient surlui. Ici un froid glacial le pénétrait jusqu’aux moelles.

Pour comble d’infortune, son estomac hurlait la faim, et lafatigue de ces interminables marches et contremarches commençait àse faire cruellement sentir, et cependant il ne voulait pass’arrêter.

Tout lui semblait préférable à ce frisson qui s’emparait de luidès qu’il séjournait.

De l’angoisse il passait maintenant à la fureur.

Il était furieux contre Espinosa qui manquait odieusement à saparole et lui infligeait ce singulier supplice d’une chasseabominable où il jouait le rôle du gibier aux abois. Et cela seullui faisait présumer ce qui l’attendait dans la salle des tortures,terme mortel de cette course affolante où tout se terminerait pourlui dans les raffinements de quelque supplice monstrueux :effroyable surprise que lui ménageait la haine d’Espinosa qui serévélait tortionnaire génial après s’être montré maître enguet-apens.

Il était furieux contre Fausta, cause initiale de tout ce quilui advenait.

Enfin, il était furieux contre lui-même, se reprochant amèrementson manque de résolution, exaspéré à tel point que pour un peu ilse fut accusé de couardise, cherchant, très sincèrement, à sepersuader qu’il aurait dû foncer sur les hommes d’armes et quetout, même la mort, était préférable à sa situation présente etsurtout à ce danger inconnu qui le guettait et qui fondrait surlui, il ne savait d’où ni comment, il serait dans la salle destortures.

Et en avançant aussi vite que l’obscurité le lui permettait, ilgrognait :

– Mort de ma vie ! pour une fois que j’ai voulu fairel’homme raisonnable et agir avec prudence, il faut avouer que celane m’a guère réussi. Que la peste m’étrangle ! Qu’avais-jebesoin de tant combiner ? N’ai-je pas toujours vu les pirescoups de folie me réussir ? J’ai voulu être prudent et sauverma chienne de carcasse de quelques balles de mousquets… me voilàacculé à la chambre de torture, et que je veuille ou non, il mefaudra y pénétrer, ainsi qu’en a décidé Espinosa.

Et dans le désarroi de ses pensées, au milieu de l’affolement,au plus fort de la fureur, une lueur d’espoir et de réconfort, encette suprême constatation :

– Heureusement M. d’Espinosa, qui pense à tout etmachine si admirablement le guet-apens, a oublié de me fairedésarmer. Mordieu ! j’ai encore ma dague et ma rapière ;avec cela je défie le sieur Espinosa de me livrer vivant à sesbourreaux !

À ce moment, il buta sur un obstacle. Il tâta du bout dupied : c’était la première marche d’un escalier. Ilréfléchit :

– Faut-il monter ? Ne vaudrait-il pas tout autantm’asseoir là et attendre la mort ? Oui, mais la mort par lafaim !…

Il frissonna longuement et :

– Non, par tous les diables ! Tant qu’il me reste unsouffle de vie, tant que j’aurai la force de tenir une arme, jedois me défendre. Montons !… Allons voir ce qui nous attend àla chambre de torture.

La chambre de torture ! Cette phrase était son cauchemar.Elle le hantait comme une obsession tenace. Même quand il ne laprononçait pas, elle fulgurait en lettres de feu dans sonimagination éperdue. La chambre de torture signifiait pour lui ledanger mystérieux, inconnu, devant lequel, quoi qu’il en eût, ilsentait qu’il avait peur, ce dont il enrageait furieusement.

Il monta.

L’escalier aboutissait à une salle voûtée faiblement éclairéepar un soupirail situé tout en haut de la voûte. Et ce pâlecrépuscule succédant aux ténèbres opaques dans lesquelles ils’était débattu, lui parut clair et joyeux comme un ciel radieux.Et lui qui sortait d’une tombe où il ne respirait qu’à grand-peineun air méphitique et glacial, il aspira avec délices l’air tiède etmoisi qui tombait du soupirail.

Il éprouva instantanément un peu de bien-être. Avec lebien-être, la confiance et le courage lui revinrent aussitôt.

Il secoua sur les dalles luisantes ses semelles lourdes desboues accumulées dans le souterrain et, avec un sourire desatisfaction, il s’écria tout haut, pour le plaisir d’entendre unevoix humaine :

– À la bonne heure, mordieu ! Ici, on respire, on yvoit, on n’a pas à lutter avec les immondes bêtes qui m’assaillenten bas. Tête et ventre ! il fait bon vivre. Quand je pense quetout à l’heure je me morigénais parce que j’avais eu assez de bonsens pour ne pas affronter la mousquetade des chiens enragés qui mebarraient la route ! Ce que c’est que de nous, et comme un peud’air et de lumière suffit pour vous ramener à une plus justeappréciation des choses !

Ayant ainsi philosophé, il étudia les lieux avec sa promptitudeet sa sûreté habituelles. Alors il pâlit et murmura :

– Ah ! ah ! me voici donc acculé en cette fameusesalle de torture qui doit être pour moi la fin de tout ! Parle nombril du pape ! M. d’Espinosa avait décidé que j’ypénétrerais, et m’y voici en effet.

Sa physionomie prit cette expression hermétique et glacialequ’elle avait au moment de l’action ; ses lèvres eurent cetimperceptible sourire comme saupoudré de raillerie, et de son œilfroid il étudia plus minutieusement ce lieu patibulaire.

La salle était relativement propre. Jusqu’à hauteur d’homme lesmurs étaient revêtus de plaques de marbre blanc, elle était dalléedu même marbre blanc, et de nombreuses rigoles, qui la sillonnaientdans tous les sens, servaient à l’écoulement du sang des malheureuxsur qui la main de l’inquisiteur s’était appesantie.

Il y avait là, pendus à des crochets, posés à terre ou sur destablettes, une collection complète de tous les instruments detorture en usage – et Dieu sait si l’époque était féconde eninventions de ce genre ! Il y en avait même d’inédits. Pinces,tenailles, masses de fer, couteaux, haches de toutes dimensions etde toutes formes, réchauds, paquets de cordes, instruments bizarreset inconnus, tous les sinistres outils que l’imagination en délirede tortionnaires enragés de souffrances lentes, longues etraffinées, avait pu concevoir, se trouvaient là, rangésméthodiquement et soigneusement entretenus.’

Après avoir jeté un coup d’œil sur ces divers instruments, sedemandant lequel lui était destiné, Pardaillan fit le tour de lasalle.

L’escalier par lequel il avait pénétré là, aboutissait deplain-pied à la salle. Il n’y avait pas de porte. C’était comme untrou noir qui se perdait dans la nuit opaque.

Presque en face de ce trou, trois marches et une porte bardée defer, renforcée de clous énormes, défendue par une serrure et deuxverrous de dimensions extraordinaires.

Si cette porte se fût trouvée devant Pardaillan au cours de safuite éperdue, il n’eût pas manqué d’aller à elle, avec laquasi-certitude de la trouver ouverte.

Mais Pardaillan était logique. Il savait qu’il devait aboutirlà, il savait que cette salle d’horreur était le terme où il devaittrouver la mort. Comment ? Par quel moyen ? Il n’ensavait rien. Mais il l’avait dit lui-même : là était la fin detout pour lui. Pardaillan était donc certain que cette porte étaitbien et dûment cadenassée, et qu’essayer de l’ébranler serait peineinutile. Par là sans doute viendraient le bourreau et ses aides, etqui sait ? peut-être aussi Espinosa, désireux d’assister à sonagonie.

Pardaillan haussa les épaules et dédaigna d’approcher la porte,de la visiter soigneusement. À quoi bon user ses forces en effortssuperflus ? Sans doute tout à l’heure il aurait besoin detoute sa vigueur pour tenir tête aux assassins.

Instruit par l’expérience, il marchait en sondant le terrain,craignant une surprise ou quelque coup de traîtrise que lesmachinations fantastiques dont il était la victime lui faisaientune nécessité de prévoir et de redouter.

Il choisit dans le tas une lourde masse de fer garnie de pointesacérées ; il prit en outre un couteau à lame courte et large –ceci pour le cas où sa dague et sa rapière viendraient à se briserdans le choc qu’il devinait imminent.

Il saisit un escabeau de chêne massif qui servait sans doute aubourreau, le traîna dans un angle, et la rapière au poing, la dagueet le couteau à la ceinture, la masse à portée de la main, ils’assit et attendit en établissant lui-même la situation :

– Ainsi, on ne pourra m’attaquer que de front !… Àmoins que ces murs ne s’écartent d’eux-mêmes pour permettre dem’assaillir par derrière. Ainsi du moins je puis me reposer uninstant… si on m’en laisse le temps.

Combien de temps resta-t-il ainsi ? Des heures peut-être.Tant qu’il avait marché, le feu de l’action, le mouvement,l’inquiétude et l’angoisse l’avaient empêché de songer à la faim.Maintenant qu’il était immobile et relativement tranquille, elle sefaisait impérieusement sentir. Sans doute aussi avait-il la fièvre,car une soif ardente le dévorait et le faisait cruellementsouffrir.

Il n’osait pas se déplacer, n’osait rien entreprendre, paralysépar la crainte d’être saisi par derrière au moment où il s’yattendrait le moins, et ses paupières lourdes s’abaissaient malgrélui et il lui fallait faire des efforts énergiques pour résister ausommeil qui l’envahissait.

Alors, pour la première fois, cette pensée atroce lui vint quepeut-être Espinosa avait conçu cette idée vraiment diabolique de lelaisser mourir de faim et de soif. Cette pensée lui donna lefrisson de la male mort et il fut aussitôt sur pied engrondant :

– Par Pilate et Barrabas ! il ne sera pas dit quej’aurai attendu stupidement la mort sans rien tenter pour l’éviter…Cherchons, mordiable ! cherchons !…

Invinciblement, ses yeux se portaient sur la porte, dontl’aspect formidable l’avait tout d’abord rebuté, et il formula sapensée à haute voix :

– Qui me dit qu’elle est fermée ?… Pourquoi ne pass’en assurer ?

Et en parlant il franchissait les trois marches, il était sur laporte. Les lourds verrous, soigneusement huilés, glissèrentfacilement et sans bruit.

Le cœur lui battait à grands coups dans la poitrine ; ilexamina la serrure. Elle était fermée et bien fermée. Il voyait lepêne épais et massif bien engagé dans la gâche.

Il tira vigoureusement à lui : la porte résista. Elle nefut même pas ébranlée.

Alors il lâcha la serrure pour examiner le chambranle et lagâche. Il étouffa un cri de joie.

Cette gâche était maintenue par deux vis à grosses têtes rondes.La dévisser n’était qu’un jeu ; les instruments ne manquaientpas dans la chambre pour mener à bien cette opération.

Il eut tôt fait de trouver une lame qui lui servit de tournevis,et tout en travaillant il se disait : « Triple brute queje suis ! si j’avais visité de suite cette porte, je seraismaintenant hors d’ici !… Mais aussi, comment medouter… »

Et avec un rire silencieux : « Pardieu ! j’ysuis !… les gens qu’on amène ici sont généralement enchaînéset escortés de gardes… sans cela on n’aurait pas commisl’imprudence de placer aussi maladroitement cette serrure… Espinosaa oublié ce détail… il a oublié que j’ai les mains libres… aussi,j’en profite. »

En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, les deux visétaient arrachées. Au moment de tirer la porte à lui, il s’arrêta,la sueur de l’angoisse au front, et murmura :

– Et si elle est maintenue par des verrousextérieurs ?…

Mais se secouant furieusement, il saisit à deux mains l’énormeserrure et tira à lui : la gâche tomba sur les marches, laporte s’ouvrit.

Pardaillan s’élança avec un rugissement de joie délirante. Ilrespira à pleins poumons. Il ne doutait pas qu’il fût sauvémaintenant.

En effet, il l’avait entendu, Espinosa voulait le forcer àentrer dans la chambre de torture ; là tout devait être fini.Or, pour une cause qu’il ignorait, nul n’était intervenu, oupeut-être Espinosa avait-il réellement pensé à le laisser mourir defaim dans ce cachot.

Or, il était sorti vivant de ce lieu d’horreur qui devait êtreson tombeau ; il n’avait donc plus rien à redouter, lesprécautions et les embûches de l’inquisiteur devaient s’arrêter làoù il devait trouver la mort. Cela lui paraissait très clair,logique, évident. De là la joie puissante qui l’étreignait.

Certes, il n’était pas libre encore, il s’en fallait debeaucoup. Mais maintenant, il en avait la certitude, il n’étaitplus poursuivi par une menace invisible, maintenant il en eût missa main au feu, il marchait sur du certain et du solide. Iln’allait plus, comme précédemment, poussé malgré lui par des voiespréparées avec une habileté infernale, sur un terrain truqué,conduit vers un but précis, pour aboutir à un dénouement régléd’avance. Il était sauvé. Le reste, c’est-à-dire la liberté,viendrait facilement avec du sang-froid – et il avait reconquistout le sien – de l’adresse et de la patience.

Avec un soupir de joie, il murmura :

– Allons, allons, je commence à croire que je m’entirerai !

Il commença par repousser la porte derrière lui et regardaautour de lui. Il se trouvait dans une façon de petit vestibule etil avait en face de lui une porte simplement poussée. Il la tira àlui et entra. Il se trouva alors dans une allée étroite, largementéclairée par un œil-de-bœuf situé tout en haut, à droite.

– Ouf ! s’écria joyeusement le chevalier, voici enfinle ciel !… Morbleu ! j’ai bien cru que je ne le verraisplus.

En effet, ce n’était plus ici le jour tamisé d’un intérieur,c’était la lumière pleine, éclatante, qui pénétrait par là. Le toutétait d’arriver jusque là. Pour ce faire, Pardaillan chercha autourde lui, ce qu’il n’avait pas encore fait jusque-là, suffoqué qu’ilétait par la joie de revoir le ciel et la lumière.

– Oh ! diable ! fit-il en reculant, ce n’est pasgai !

Effectivement, ce n’était pas gai : il était dans un caveaumortuaire.

Il murmura :

– Lieu de sépulture provisoire !…

Surmontant sa répugnance, il se livra à un examen attentif de sanouvelle prison.

Sur sa gauche se dressaient trois cases garnies toutes les troisde cercueils en plomb.

Sur sa droite, il y avait aussi trois cases, mais une seule,celle du bas, était garnie. Les deux autres béaient, attendant ledépôt funèbre qui devait leur être confié provisoirement.

Mais ce qu’il y avait de bizarre, c’est que ces cases, au lieud’être en maçonnerie, comme cela se pratique généralement, étaienten bois de chêne massif et lourd.

Pardaillan ne s’attarda pas à ce détail. Il eut un riresilencieux et, désignant les deux cases vides :

– Pardieu ! Voilà une échelle toute trouvée pouratteindre cette lucarne.

Sans hésiter, il posa le pied sur le cercueil du bas et se hissajusqu’à la case du haut où il dut s’allonger tout de son long surle ventre.

« Ça n’est pas précisément drôle, mais enfin, je n’ai pasle choix et ce n’est vraiment pas le moment de faire la petitebouche, pensa-t-il. »

L’œil-de-bœuf était coupé par deux barreaux en croix. Pardaillansortit la tête entre les barreaux et regarda. La vue donnait surdes jardins. Il mesura de l’œil la hauteur et eut unsourire :

– Un saut insignifiant.

À droite de la lucarne, un mur. Non loin, deux fenêtres ogivalesgarnies de vitraux de couleurs à sujets religieux.

« La chapelle du palais ! pensa Pardaillan. Auxbarreaux, maintenant ! »

Il se recula, se tassa le plus qu’il pût pour allonger le braset tâter les barreaux.

– Ils sont en bois !

Et il se mit à rire de bon cœur. Cette fois il était biendéfinitivement sauvé. Briser ce frêle obstacle, se laisser glisser,franchir le mur qu’il voyait là-bas, tout cela ne serait qu’un jeupour lui.

– Mordieu ! soupira-t-il, la vie paraît bonne quand ona vu la mort de si près.

Il était maintenant plein de joie, de force et de courage. Sadélivrance lui paraissait assurée, certaine, et il se voyaitracontant cette fantastique aventure à son ami Cervantès, qui nemanquerait pas de lui jeter à la tête son éternel don Quichotte. Ilvoyait le fin visage de don César, pour qui il s’était prisd’affection, suivre anxieusement toutes les phases de son récit. Ilvoyait encore la mignonne et tant jolie Giralda le regarder avecses grands yeux apitoyés, en se pressant avec effroi contre sonamant.

Et il souriait en évoquant le tableau.

Cependant, il s’agissait maintenant de briser l’obstacle, qui nerésisterait pas longtemps à sa poigne vigoureuse, malgré que saposition ne fût pas pour lui faciliter la besogne.

Déjà il avait saisi le barreau à pleines mains et tirait detoutes ses forces, lorsqu’il sentait que quelque chose montaitdoucement sous lui, pesait sur sa gorge.

Il râla :

– Oh là ! Qu’est ceci ! j’étrangle !… et ilrentra précipitamment la tête.

Au même instant ce quelque chose passa brusquement à un pouce deson visage. Il entendit un bruit sec, comme celui d’un couverclequi se rabat, et il fut plongé dans une obscurité complète.

Il projeta vivement ses jambes à gauche pour descendre.

Horreur !

Sa jambe heurta violemment une cloison.

Il voulut reculer, se soulever… Partout, il se heurtait à dubois dur comme du fer… Il se sentait pressé dans des cloisonsépaisses et solides, basses et étroites, dans lesquelles ilrespirait péniblement, serré de toutes parts.

Pardaillan était enfermé vivant dans un cercueil.

Il eut un soupir atroce et ferma les yeux en songeant :« Voilà donc la surprise que me ménageait Espinosa !Voici donc le piège final qu’il me tendait et dans lequel j’aidonné tête baissée comme un étourneau ! »

Alors le cercueil pivota lentement sur lui-même et lorsqu’ils’immobilisa, une multitude de petites lumières scintillèrentsoudain devant ses yeux éblouis.

Refoulant à force de volonté l’épouvante qui l’agrippait,Pardaillan chercha d’où venaient ces lumières.

Il vit qu’un petit judas ouvert était ménagé dans l’intérieur desa boîte, à hauteur du visage.

– M. d’Espinosa veut que je voie et que j’entende…Soit, regardons et écoutons.

Et Pardaillan regarda.

Et voici ce qu’il vit :

L’intérieur désert de la chapelle. Le chœur brillamment éclairé.Au milieu de l’allée centrale un catafalque autour duquel brûlaienthuit cierges.

Avec cette intuition qui lui était particulière, Pardaillandevina que ce catafalque lui était destiné et qu’on allait porterlà son cercueil.

Quatre moines taillés en athlètes surgirent de l’ombre ets’approchèrent du cercueil. Et voici ce que Pardaillanentendit :

– On va donc célébrer l’office des morts ?

– Oui, mon frère.

– Pour qui ?

– Pour celui qui est dans ce cercueil.

– L’homme qui a passé par la chambre de torture ?

– La chambre de torture, vous le savez, mon frère, n’estqu’un épouvantail destiné à attirer le condamné dans le caveaudes morts vivants.

Au même instant une cloche se mit à sonner le glas. La porte dela chapelle du roi s’ouvrit à deux battants, et une longue théoriede moines, recouverts de cagoules blanches, tenant d’énormescierges en main, entra, et d’un pas lent et solennel, en silence,vint se ranger devant l’autel.

Derrière les moines à cagoules blanches, d’autres moines àcagoules noires, puis d’autres encore à cagoules jaunes.

Puis le bourreau, seul, tout rouge, qui vint se placer devant lecatafalque.

Derrière le bourreau, des moines encore, recouverts de cagoulesde toutes les couleurs, qui vinrent se ranger autour du catafalquejusqu’à ce que la petite chapelle fut pleine.

Un prêtre, revêtu des habits sacerdotaux de deuil, monta àl’autel, flanqué de ses desservants et de ses enfants de cœur.

Les mugissements de l’orgue se déchaînèrent, se répandirent envolutes sonores sous les voûtes de la royale chapelle qu’ilsemplirent d’une musique tour à tour plaintive et menaçante.

Alors les moines rassemblés là, en un chœur formidable,entonnèrent le De Profundis.

Et l’office des morts commença.

Pardaillan, fou d’horreur, glacé d’épouvante, secoué du frissonmortel, Pardaillan, vivant, dut assister à son propre office desmorts.

Il se raidit, se débattit, hurla, frappa des pieds et des poingsles parois de son étroite prison.

Mais les sons de l’orgue couvrirent ses appels désespérés. Maislorsqu’il frappait plus fort, les moines, impassibles,mugissaient :

– Miserere nobis… Dies iræ ! Diesilla !

Et quand cet interminable office prit fin, les moines seretirèrent comme ils étaient venus : en procession lente etsolennelle. Les desservants éteignirent les cierges de l’autel.Tout retomba dans le silence et la pénombre. Enfin, autour ducatafalque, faiblement éclairé par quelques lampes d’argent quitombaient de la voûte, il n’y eut plus que les quatre moinesporteurs… Tout n’était pas fini encore…

Pardaillan sentit ses cheveux se hérisser et un frissond’horreur le parcourut de la nuque aux talons quand il entendit unde ces moines demander, avec une indifférence placide :

– La fosse de ce malheureux est-elle creusée ?

– Il y a plus d’une heure qu’elle est prête.

– Alors dépêchons-nous de le porter en terre, car voiciqu’il est l’heure de souper.

Et Pardaillan sentit qu’on le soulevait, qu’on l’emportait.

Alors, rassemblant toutes ses forces, la bouche collée contre lejudas, il cria :

– Mais je suis vivant !… Sacripants, vous n’allez pasm’enterrer vivant !…

Comme s’ils eussent été sourds, les quatre sinistres porteurscontinuèrent imperturbablement leur route, le cahotantabominablement, n’apportant aucune précaution dansl’accomplissement de leur funèbre et abominable besogne, uniquementpréoccupés qu’ils étaient de se rendre au plus vite auréfectoire.

Si le chevalier pu tirer sa dague, nul doute qu’il ne se fûtpoignardé à ce moment pour s’épargner l’horrible supplice d’êtreenterré vif. Mais il n’était pas muré dans un cercueil ordinaire.Celui-ci était beaucoup plus bas et plus étroit que tout ce qui sefaisait habituellement. Il était, là-dedans, littéralement tassé etpressé. Et malgré tous ses efforts, il ne put parvenir à saisirl’arme libératrice.

Bientôt il sentit un air plus frais caresser son visage qu’iltenait obstinément collé contre le judas. Il se vit au grand air,dans un jardin, et il frissonna :

– Le cimetière !…

Si l’office des morts lui avait paru d’une lenteur mortelle, lamarche vers le trou suprême lui parut s’accomplir avec une rapiditéfantastique. C’est qu’il espérait encore qu’un miracles’accomplirait en sa faveur et il comprenait que lorsqu’il seraitdans le trou, que la terre pèserait sur lui lourde et glaciale,tout espoir de délivrance serait à jamais perdu.

Déjà les porteurs s’arrêtaient.

Il sentit qu’on le posait assez rudement sur un sol meuble.

Il perçut distinctement le glissement des cordes sous lecercueil qui soulevé, glissa doucement et tomba mollement au fondde la fosse.

Une voix de basse tonitrua :

– Requiescat in pace !

Et, les autres, en chœur, répondirent :

– Amen !

Et la terre s’abattit lourdement sur lui avec un bruit sourd quirésonnait jusqu’au plus profond de son être.

Alors Pardaillan s’abandonna. Et avec une résignation où perçaitencore et malgré tout une pointe de raillerie, ilmurmura :

– Cette fois-ci, me voici mort et enterré !

Cet accès de désespoir ne dura pas longtemps. Presque aussitôtil se ressaisit et recommença à crier furieusement, à talonner lecouvercle à grands coups, à se meurtrir les coudes et les épaulesen s’efforçant de faire éclater les parois.

Combien de temps s’écoula ainsi ?

Des minutes ou des heures ?

Il n’en eut pas conscience.

Et comme pour la centième fois peut-être, s’arc-boutant detoutes ses forces décuplées par le désespoir et la rage, ilessayait de faire sauter le couvercle, tout à coup, au moment où ilrâlait, à bout de forces et de courage, sur une faible poussée del’épaule, le couvercle s’ouvrit comme de lui-même, eût-on dit.

– Mort de tous les diables ! Tripes de tous lessaints ! Par le pied fourchu de Satan ! Par le ventre dema mère ! se soulagea Pardaillan, coup sur coup.

Il était livide, hagard, tremblant de fureur et d’horreur. Ilrespira à grands coups comme s’il n’eût pu rassasier ses poumons etpassa machinalement sa main sur son front d’où coulaient de grossesgouttes de sueur. Il était à genoux au milieu de son cercueil etregardait autour de lui sans voir, avec des yeux de fou, ne pensantqu’à fuir.

Il ne remarqua pas qu’il était dans un jardin et non dans uncimetière comme il l’avait cru. Il ne remarqua même pas que safosse n’avait presque pas de profondeur et que toute la terre qu’onavait jetée sur lui, à pleines pelletées, s’était, par suite dequelque agencement spécial, éparpillée à droite et à gauche,laissant le cercueil bien dégagé.

Il ne remarqua rien, il ne vit rien… qu’une chose :

C’est qu’il était vivant et libre, qu’il avait de l’air et del’espace devant lui, et que maintenant, enragé de vengeance, ilétait résolu à tordre le cou de ce scélérat d’Espinosa qui avaitcombiné le supplice sans nom qu’on venait de lui infliger, et que,sa bonne rapière au poing, bravant la mousquetade, il se sentaitenfin de force à tenir tête à tous les sbires de l’inquisiteur,fussent-ils légion.

Enfin, sa tête en feu un peu rafraîchie par l’air frais du soir– la nuit commençait à tomber – ayant retrouvé un peu desang-froid, il escalada lestement la fosse et à pas rudes etallongés, avec cette foudroyante rapidité de décision qu’il avaitdans l’action, il se dirigea droit vers une porte dérobée situéejuste en face de lui.

Arrivé devant la porte, il tira sa rapière, la fit siffler d’unair terrible, et brusquement il ouvrit.

La porte donnait sur une cour occupée militairement par unecompagnie d’hommes d’armes.

Pardaillan fit résolument deux pas en avant. Tout de suite il seheurta à l’officier de garde commandant la troupe, lequel, en levoyant, s’écria d’un air étonné :

– Monsieur de Pardaillan ! D’où sortez-vousdonc ?

Pardaillan entendit-il ou n’entendit-il pas ? Il ne compritqu’une chose : c’est que l’officier ne cherchait pas à luibarrer le passage.

Il répondit froidement par une autre question :

– Par où sort-on ?

Il crut du moins avoir répondu froidement. En réalité, il hurlasa question d’un air terrible et menaçant, à peu près comme il eûtcrié :

– Place, ou je vous tue !

Au reste, sans attendre la réponse, il tourna à droite, auhasard, sans savoir, et s’éloigna à grands pas.

L’officier cria à son tour :

– Eh ! monsieur de Pardaillan !… pas parlà !

Et comme le chevalier continuait son chemin sans se tourner,sans se détourner d’un pouce, l’officier courut après lui, lesaisit par le bras et dit, très poliment :

– Vous vous trompez, monsieur de Pardaillan, ce n’est paspar là qu’on sort… c’est par ici.

Et, du doigt, il désignait la direction opposée.

– Vous dites, monsieur ? hoqueta Pardaillan stupided’effarement, ne sachant s’il rêvait ou s’il était éveillé.

L’officier répondit paisiblement :

– Vous m’avez fait l’honneur de me demander où était lasortie. Je vous fais remarquer que vous vous trompez… La sortie està gauche et non à droite.

– Ah çà ! monsieur, gronda Pardaillan qui se sentaitdevenir fou, vous n’êtes donc pas là pour m’arrêter ? Vousn’avez donc pas ordre de me meurtrir ?

– Quelle plaisanterie, monsieur, fit l’officier ensouriant. J’ai, il est vrai, reçu l’ordre d’arrêter quiconque seprésentera devant moi. Mais cet ordre ne concerne pasM. de Pardaillan, pour lequel, au contraire, on nous aordonné d’avoir tous les égards dus au représentant de S.M. le roi de Navarre.

Le chevalier regarda l’officier jusqu’au fond des yeux. Il vitqu’il était de bonne foi. Il rengaina aussitôt et, saluant à sontour l’homme qui lui parlait la tête découverte :

– Excusez-moi, monsieur, fit-il doucement, je crois quej’ai pris la fièvre… là… dans ces couloirs.

– Cela se voit, dit l’officier, toujours souriant etaimable.

Et il ajouta avec un empressement qui paraissaitsincère :

– Désirez-vous que je fasse appeler un médecin de SaMajesté ?

– Mille grâces, monsieur, fit Pardaillan avec cette exquiseurbanité qui, chez lui, avait tant de prix. Je me sens mieux… Ce nesera rien.

Et à part lui, il murmura entre haut et bas :

– Puisse ma carcasse être dévorée par les chiens si jecomprends rien à ce qui m’arrive !

À ce moment une voix, qu’il reconnut aussitôt, dit aveccalme :

– Ne vous avais-je pas donné ma parole que vous pourriezsortir comme vous étiez entré ?

– Espinosa ! gronda Pardaillan. Mais d’où sort-ildonc ?

Le grand inquisiteur, en effet, paraissait avoir surgi deterre.

Pardaillan s’approcha d’Espinosa jusqu’à le toucher et, les yeuxflamboyants, avec ce calme glacial qui, chez lui, était l’indiced’une colère blanche refrénée à force de volonté, il lui dit enplein visage :

– Vous arrivez à propos, monsieur. Il me semble que nousavons un compte à régler !

Espinosa ne broncha pas. Ses yeux ne se baissèrent pas devantl’éclair qui jaillit des prunelles du chevalier. Avec ce calmeimperturbable qui lui était particulier, il repritpaisiblement :

– Si vous ne m’aviez pas fait l’injure de douter de cetteparole, si vous aviez passé avec confiance au milieu des troupes,comme vous venez de le faire, un peu tard, vous n’auriez pas vécuces quelques heures de transes mortelles. C’est une leçon que j’aivoulu vous donner, monsieur. En même temps, c’est un avertissement.Rappelez-vous que, quoi que vous fassiez, quelles que soient lesapparences, vous serez, dans cette ville immense, en mon pouvoir etdans ma main, comme vous l’avez été dans ce palais.

Et avec un accent où perçait, comme malgré lui, une sorted’intérêt :

– Croyez-moi, monsieur de Pardaillan, vous êtes l’homme desluttes épiques sous le soleil éclatant, face à face et les yeuxdans les yeux. Mais vous n’entendez rien à ces luttes sournoises ettortueuses, dans l’ombre et les ténèbres. Rentrez chez vous, enFrance, monsieur de Pardaillan ; ici vous serez broyé, etvraiment j’en aurais du regret, car vous êtes un brave.

Pardaillan allait répliquer vertement. Déjà Espinosa avaitdisparu sans qu’il eut discerné par où ni comment, le laissantébahi de cette disparition soudaine autant que de tout ce quivenait de lui arriver.

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