Pardaillan et Fausta

Chapitre 13LE DOCUMENT

En reconduisant Fausta, Espinosa lui avait dit :

– Madame, vous plairait-il de m’attendre un instant dansmon cabinet ? Je reprendrai avec vous la conversation au pointoù elle est restée avec le roi, peut-être arriverons-nous à nousentendre.

Fausta le regarda fixement, et :

– Me sera-t-il permis de me faire accompagner ?dit-elle.

Sans hésiter, Espinosa répondit :

– La présence de M. le cardinal Montalte, que je voisici, suffira, je pense, à vous rassurer. Pour les braves qui vousescortent, nous ne saurions vraiment les faire assister à unentretien aussi important.

Fausta réfléchit l’espace d’une seconde, et :

– Vous avez raison, monsieur le grand inquisiteur, laprésence du cardinal Montalte suffira, dit-elle avec cette gravitésereine qui la faisait si imposante.

– À tout à l’heure donc, madame, répondit simplementEspinosa, qui fit un signe à un dominicain, s’inclina et retournaprès du roi.

Montalte s’était avancé vivement. Les trois ordinaires enavaient fait autant et se disposaient à l’escorter.

Le dominicain s’approcha de Fausta et :

– Si l’illustre princesse et Son Éminence veulent bien mesuivre, j’aurais l’honneur de les conduire jusqu’au cabinet demonseigneur, dit-il en s’inclinant profondément.

– Messieurs, dit Fausta à ses ordinaires, veuillezm’attendre encore un instant. Cardinal, vous venez avec moi. Allez,Mon Révérend, nous vous suivons.

Sainte-Maline, Chalabre et Montsery, avec un soupir derésignation, reprirent leur morne faction au milieu de cette fouleétrangère, où ils ne connaissaient personne et où ils devaient, unpeu plus tard, se mettre généreusement à la disposition dePardaillan.

Suivi de Fausta et Montalte, le dominicain se fraya un passagedans la foule, qui d’ailleurs s’ouvrait respectueusement devantlui.

Au bout de la salle, le religieux ouvrit une porte qui donnaitsur un large couloir, et s’effaça pour laisser passer Fausta.

Au moment où Montalte se disposait à la suivre, une mains’abattit rudement sur son épaule. Il se retourna vivement ets’exclama sourdement :

– Hercule Sfondrato !

– Moi-même, Montalte. Ne m’attendais-tu pas ?

Le dominicain les considéra une seconde d’un air étrange et,sans fermer la porte, il s’éloigna discrètement et rattrapaFausta.

– Que veux-tu ? gronda Montalte en tourmentant lemanche à sa dague…

– Laisse ce joujou, dit le duc de Ponte-Maggiore, avec unsourire livide… Tu vois bien que les coups que tu portes glissentsur moi sans m’atteindre.

– Que veux-tu ? répéta Montalte furieux.

– Te parler… Il me semble que nous avons des chosesintéressantes à nous dire. N’est-ce pas ton avis aussi ?

– Oui, dit Montalte avec un regard sanglant, mais… plustard… J’ai autre chose à faire pour le moment.

Et il voulut passer, courir après Fausta qu’une secrèteintuition lui disait être en danger.

Pour la deuxième fois, la main de Ponte-Maggiore s’abattit surson épaule, et, d’une voix blanche de fureur, en pleinvisage :

– Tu vas me suivre à l’instant, Montalte, menaça-t-il, ou,par le Dieu vivant ! je te soufflette devant toute lacour !

Et, d’un geste violent, le duc leva la main.

– C’est bien, fit Montalte, livide, je te suis… Maismalheur à toi !

Et, s’arrachant à l’étreinte, il suivit Ponte-Maggiore engrondant de sourdes menaces, abandonnant Fausta au moment où,peut-être, elle avait besoin de son bras.

Fausta cependant avait continué son chemin sans rien remarquer,et au bout d’une cinquantaine de pas, le dominicain ouvrit unedeuxième porte et s’effaça comme il avait déjà fait.

Fausta pénétra dans la pièce, et alors seulement elle s’aperçutque Montalte ne l’accompagnait plus.

Elle eut un imperceptible froncement de sourcils, et regardantle dominicain en face :

– Où est le cardinal Montalte ? fit-elle sans troublecomme sans surprise.

– Au moment de pénétrer dans le couloir Son Éminence a étéarrêtée par un seigneur qui avait sans doute une communicationurgente à lui faire, répondit le dominicain avec un calmeparfait.

– Ah ! fit simplement Fausta.

Et son œil profond scruta avec une attention soutenue le visageimpassible du religieux et fit le tour de la pièce qu’il étudiarapidement.

C’était un cabinet de dimensions moyennes, meublé de quelquessièges et d’une table de travail placée devant l’unique fenêtre quil’éclairait. Tout un côté de la pièce était occupé par une vastebibliothèque sur les rayons de laquelle de gros volumes et desmanuscrits étaient rangés avec un ordre parfait. L’autre côté étaitorné d’une grande composition enchâssée dans un cadre d’ébènemassif, sans aucun ornement, d’une largeur démesurée, etreprésentait une descente de croix signée Coello[16].

Presque en face la porte d’entrée, il y avait une autre petiteporte.

Fausta, sans hâte, alla l’ouvrir et vit une sorte d’oratoireexigu, très simple, sans issue apparente, éclairé par une fenêtreogivale aux vitraux multicolores.

Elle ferma la porte et vint à la fenêtre du cabinet. Elledonnait sur une petite cour intérieure.

Le dominicain, qui avait assisté impassible à cette inspectionminutieuse, quoique rapide, dit alors :

– Si l’illustre princesse le désire, je puis aller à larecherche de Son Éminence le cardinal Montalte et le ramener auprèsd’elle.

– Je vous en prie, mon révérend, dit Fausta, qui remerciad’un sourire.

Le dominicain sortit aussitôt, pour la rassurer, laissa la portegrande ouverte.

Fausta vint se placer dans l’encadrement et constata que ledominicain reprenait paisiblement le chemin par où ils étaientvenus. Elle fit un pas dans le couloir et vit que la porte par oùils étaient entrés était encore ouverte. Des ombres passaient etrepassaient devant l’ouverture.

Rassurée sans doute, elle rentra dans le cabinet, s’assit dansun fauteuil, et attendit, très calme en apparence, mais l’œil auxaguets, prête à tout.

Au bout de quelques minutes, le dominicain reparut. Il poussa laporte derrière lui, d’un geste très naturel, et sans faire un pasde plus, très respectueux :

– Madame, dit-il, il m’a été impossible de rejoindre SonÉminence. Le cardinal Montalte a, paraît-il, quitté le palais encompagnie du seigneur qui l’avait abordé.

– S’il en est ainsi, dit Fausta en se levant, je meretire.

– Que dirai-je à monseigneur le grandinquisiteur ?

– Vous lui direz que, seule ici, je ne me suis pas sentieen sûreté que j’ai préféré renvoyer à plus tard l’entretien que jedevais avoir avec lui, dit froidement Fausta.

Et avec un accent de souveraine autorité :

– Reconduisez-moi, mon révérend.

Le dominicain ne bougea pas de devant la porte. Il se courbaprofondément et, toujours respectueux :

– Oserai-je, madame, solliciter une faveur de votrebienveillance ? fit-il.

– Vous ? dit Fausta étonnée. Qu’avez-vous à medemander ?

– Peu de chose, madame… Jeter un coup d’œil sur certainparchemin que vous cachez dans votre sein, dit le dominicain en seredressant.

– Je suis prise ! pensa Fausta, et c’est à Pardaillanque je dois ce nouveau coup, puisque c’est lui qui leur a révéléque j’avais le parchemin sur moi.

Et, tout haut, avec un calme dédaigneux :

– Et si je refuse, que ferez-vous ?

– En ce cas, dit paisiblement le dominicain, je me verraicontraint de porter la main sur vous, madame.

– Eh bien, venez le chercher, dit Fausta en mettant la maindans son sein.

Toujours impassible, le religieux s’inclina, comme s’il prenaitacte de l’autorisation qu’elle lui donnait, et fit deux pas enavant.

Fausta leva le bras, soudain armé d’un petit poignard qu’ellevenait de prendre dans son sein, et d’une voix calme :

– Un pas de plus et je frappe, dit-elle. Je vous avertis,mon révérend, que la lame de ce poignard est empoisonnée et que lamoindre piqûre suffit pour amener une mort foudroyante.

Le dominicain s’arrêta net, et quelque chose comme un sourireénigmatique passa sur ses lèvres.

Fausta devina plutôt qu’elle ne vit ce sourire. Elle eut unrapide regard circulaire et se vit seule avec le religieux, lapetite porte, qu’elle avait fermée elle-même, toujours closederrière elle.

Elle fit un pas en avant, le bras levé, et :

– Place ! dit-elle impérieusement, ou, par le Ciel, tues mort !

– Vierge sainte ! clama le dominicain, oseriez-vousfrapper un inoffensif serviteur de Dieu ?

– Ouvre la porte alors, dit froidement Fausta.

– J’obéis, madame, j’obéis, fit le religieux d’une voixtremblante, tandis qu’avec une maladresse visible il s’efforçaitvainement d’ouvrir la porte.

– Traître ? gronda Fausta, qu’espères-tudonc ?

Et elle leva le bras dans un geste foudroyant.

Au même instant, par derrière, deux poignes vigoureusessaisirent le poing levé tandis que deux autres tenailles vivantesparalysaient son bras gauche.

Sans opposer une résistance qu’elle comprenait inutile, elletourna la tête et se vit aux mains de deux moines taillés enathlètes.

Ses yeux firent le tour du cabinet. Rien ne paraissait dérangé.La petite porte était toujours fermée. Par où étaient-ilsentrés ? Évidemment le cabinet possédait une, peut-êtreplusieurs issues secrètes. Peu importait d’ailleurs ; ce quiimportait pour elle, c’est qu’elle était en leur pouvoir, et que,cependant, il lui fallait se tirer de là coûte que coûte.

Spontanément, elle laissa tomber le poignard, inutilemaintenant. L’arme disparut, subtilisée, escamotée avec unepromptitude et une adresse rares, et dès qu’elle fut désarmée, lesdeux moines, avec un ensemble d’automates, la lâchèrent, reculèrentde deux pas, passèrent leurs mains noueuses dans leurs largesmanches et s’immobilisèrent dans une attitude méditative.

Le dominicain se courba devant elle avec un respect où elle crutdémêler elle ne savait quoi d’ironique et de menaçant, et de savoix calme et paisible :

– L’illustre princesse voudra bien excuser la violence quej’ai été contraint de lui faire, dit-il. Sa haute intelligencecomprendra, je l’espère, que je n’y suis pour rien… Que suis-je,moi, humble et chétif ? Un instrument aux mains de messupérieurs… Ils ordonnent, j’obéis sans discuter.

Sans manifester ni colère ni dépit, avec un dédain qu’elle nechercha pas à cacher, Fausta approuva de la tête.

– Cet homme a dit le mot exact, réfléchit-elle. Lui et sesacolytes ne sont que des instruments. Ils n’existent pas pour moi.Dès lors, à quoi bon discuter ou récriminer ? C’est au-dessusd’eux qu’il me faut chercher qui je dois rendre responsable. Cen’est pas le roi : le roi m’eût fait arrêter tout uniment. Lecoup vient donc du grand inquisiteur. C’est avec lui qu’il mefaudra compter.

Et s’adressant au dominicain, très calme :

– Que voulez-vous de moi ?

– J’ai eu l’honneur de vous le dire, madame : leparchemin que vous avez là…

Et, du doigt, le dominicain montrait le sein de Fausta.

– Vous avez ordre de le prendre de force, n’est-cepas ?

– J’espère que l’illustre princesse m’épargnera cette durenécessité, fit le religieux en s’inclinant.

Fausta sortit de son sein le fameux parchemin, et sans ledonner :

– Avant de céder, répondez à cette question : quefera-t-on de moi après ?

– Vous serez libre, madame, entièrement libre, dit vivementle dominicain.

– Le jureriez-vous sur ce christ ? dit Fausta en lefouillant jusqu’au fond de l’âme.

– Il est inutile de jurer, dit derrière elle une voix calmeet forte. Ma parole doit vous suffire, et vous l’avez, madame.

Fausta se retourna vivement et se trouva en face d’Espinosa,entré sans bruit par quelque porte secrète.

D’une voix cinglante, en le dominant du regard :

– Quelle foi puis-je avoir en votre parole, cardinal, alorsque vous agissez comme un laquais ?

– De quoi vous plaignez-vous, madame ? fit Espinosaavec un calme terrible. Je ne fais que vous retourner les procédésque vous avez employés envers nous. Ce document, Montalte et vousdeviez nous le restituer. Vous, cependant, abusant de notreconfiance, vous avez essayé de nous vendre ce qui nous appartientet, ayant échoué dans cette tentative, vous avez résolu de legarder, dans l’espoir, sans doute, de le vendre à d’autres. Commentqualifiez-vous votre procédé, madame ?

– Je le disais bien : vous avez l’âme d’un laquais,dit Fausta avec un mépris écrasant. Après l’avoir violentée, vousinsultez une femme.

– Des mots, madame, rien que des mots ! fit Espinosaen haussant les épaules avec dédain.

Et rudement :

– Malheur à celui qui cherche à contrecarrer lesentreprises de la sainte Inquisition ! Celui-là, homme oufemme, sera brisé impitoyablement. Allons, madame, donnez-moi cedocument qui nous appartient, et rendez grâces au ciel, que parégard pour le roi qui vous couvre de sa protection, je ne vousfasse pas payer cher votre audacieuse et déloyale intervention.

– Je cède, dit Fausta, mais je vous jure que vous payerezcher et vos insultes et la violence que vous me faites.

– Menaces vaines, madame, fit Espinosa en s’emparant duparchemin. J’agis pour le bien de l’État, le roi ne pourra quem’approuver. Et quant à ce document, je dois des remerciements àM. de Pardaillan, qui nous le livre. Je ne manquerai pasde les lui adresser la première fois que je le rencontrerai.

– Remerciez-le donc tout de suite, en ce cas, fit une voixrailleuse.

D’un même mouvement, Fauta et Espinosa se retournèrent et virentPardaillan qui, le dos appuyé à la porte, les contemplait avec sonsourire narquois.

Ni Fausta, ni Espinosa ne laissèrent paraître aucune marque desurprise. Fausta eut comme une lueur rapide dans le regard,Espinosa, un imperceptible froncement de sourcils. Ce fut tout.

Le dominicain et les deux moines échangèrent un furtif coupd’œil ; mais dressés à n’avoir d’autre volonté, d’autreintelligence que celle de leur supérieur, ils restèrent immobiles.Seulement les deux moines athlètes se tinrent prêts à tout.

Enfin Espinosa, d’un air très naturel :

– Monsieur de Pardaillan !… Comment êtes-vous parvenujusqu’ici ?

– Par la porte, cher monsieur, fit Pardaillan avec sonsourire le plus ingénu. Vous aviez oublié de la fermer à clef… celam’a évité la peine de l’enfoncer.

– Enfoncer la porte, mon Dieu ! Et pourquoi ?

– Je vais vous le dire, et en même temps je vousexpliquerai par quel hasard j’ai été amené à m’immiscer dans votreentretien avec madame. C’est, je crois, ce que vous me faisiezl’honneur de me demander, monsieur ? fit Pardaillan le pluspaisiblement du monde.

– Je vous écouterai avec intérêt, monsieur, fitEspinosa.

Et comme les deux moines, soit lassitude réelle, soit sur unsigne du grand inquisiteur, esquissaient un mouvement :

– Monsieur, dit paisiblement Pardaillan à Espinosa,ordonnez à ces dignes moines de se tenir tranquilles… J’ai horreurdu mouvement autour de moi.

Espinosa fit un geste impérieux. Les religieuxs’immobilisèrent.

– C’est parfait, dit Pardaillan. Ne bougez plus maintenant,sans quoi je serais forcé de me remuer aussi… et dame, ce pourraitêtre au détriment de vos vénérables échines.

Et se tournant vers Fausta et Espinosa, qui, debout devant lui,attendaient :

– Ce qui m’arrive, monsieur, est très simple : lorsquej’eus ramené près du roi ce géant à barbe rousse de qui la couravait voulu se gausser, et que j’ai dû protéger, je sortis, ainsique vous l’avez pu voir. Mais vos diablesses de portes sont sipareilles que je me trompai. Je m’aperçus bientôt que j’étais perdudans un interminable couloir, et pas une âme à qui demander monchemin ! Pestant fort contre ma maladresse, j’errai de couloiren couloir, lorsque, en passant devant une porte, je reconnus lavoix de madame… J’ai le défaut d’être curieux. Je m’arrêtai donc etj’entendis la fin de votre intéressante conversation.

Et s’inclinant avec grâce devant Fausta :

– Madame, fit-il gravement, si j’avais pu penser qu’on seservirait de mes paroles pour vous tendre un traquenard et vousextorquer ce parchemin auquel vous tenez, je me fusse coupé lalangue plutôt que de parler. Mais il ne sera pas dit que lechevalier de Pardaillan aura fait acte de délateur, fût-ceinvolontairement. Je me devais à moi-même de réparer le mal quej’ai fait sans le vouloir, et c’est pourquoi je suis intervenu…C’est pourquoi, monsieur, je n’eusse pas hésité à enfoncer laporte, ainsi que j’ai eu l’honneur de vous le dire.

Tandis que Pardaillan, dans une attitude un peu théâtrale quilui seyait à merveille, le chapeau à la main droite, la main gaucheappuyée à la garde de l’épée, l’œil doux, la figure rayonnante degénérosité, parlait avec sa mâle franchise, Espinosasongeait : « Cet homme est une force de la nature. Nousserons invincibles s’il consent à être à nous. Mais nos procédéshabituels d’intimidation ou de séduction, efficaces avec quiconque,n’auraient aucune prise sur cette nature exceptionnelle. Cet hommeest la force, la bravoure, la loyauté et la générosité incarnéesPour se l’attacher, il faut se montrer plus chevaleresque que lui,il faut l’écraser par plus de force, de bravoure, de loyauté et degénérosité qu’il n’en a lui-même… Si ce moyen ne réussit pas, iln’y aura qu’à renoncer… et se débarrasser de lui au plustôt. »

Fausta avait accueilli les paroles de Pardaillan avec cettesérénité majestueuse qui lui était personnelle, et de sa voixharmonieuse, avec un regard d’une douceur inexprimable :

– Ce que vous dites et ce que vous faites me paraît trèsnaturel, venant de vous, chevalier.

– Ce sont là, dit Espinosa, des scrupules qui honorentgrandement celui qui a le cœur assez haut placé pour leséprouver.

– Ah ! monsieur, fit le chevalier avec vivacité, vousne sauriez croire combien votre approbation flatteuse me remplitd’aise. Elle me fait prévoir que vous accueillerez favorablementles deux grâces que je sollicite de votre générosité.

– Parlez, monsieur de Pardaillan, et si ce que vous voulezdemander n’est pas absolument irréalisable, tenez-le pour accordéd’avance.

– Mille grâces, monsieur, fit Pardaillan en s’inclinant.Voici donc : Je désire que vous rendiez àMme Fausta le document que vous lui avez pris. Cefaisant, monsieur, vous me déchargerez du remords de l’avoirdénoncée par mes paroles inconsidérées et vous acquerrez des droitsà ma gratitude, car c’est là une chose que je ne me pardonneraisjamais.

Fausta eut un imperceptible sourire. Pour elle, il n’y avait pasle moindre doute : Espinosa refuserait. Elle regardaPardaillan comme pour s’assurer s’il pensait réellement voir sademande accueillie favorablement. Mais Pardaillan étaitimpassible.

Espinosa, de son côté, demeura impénétrable. Il ditsimplement :

– Voyons la seconde demande ?

– La seconde, fit Pardaillan avec son air figue et raisin,vous paraîtra sans doute moins pénible. Je désire que vous donniezl’assurance à madame qu’elle pourra se retirer sans êtreinquiétée.

– C’est tout, monsieur ?

– Mon Dieu, oui, monsieur.

Sans hésiter, Espinosa répondit avec douceur :

– Eh bien, monsieur de Pardaillan, il me serait pénible devous laisser sous le coup d’un remords, et, pour vous prouvercombien grande est l’estime que j’ai pour votre caractère, voici ledocument que vous demandez. Je vous le remets, à vous, comme auplus brave et au plus digne gentilhomme que j’aie jamais connu.

Le geste était si imprévu que Fausta tressaillit et quePardaillan, en prenant le document que lui tendait Espinosa,songea : « Que veut dire ceci ?… Je m’attendais àdisputer sa proie à un tigre et je trouve un agneau docile etdésintéressé. Je m’attendais à la bataille tumultueuse et acharnéeet, au lieu d’un échange de coups mortels, je trouve un échanged’aménités et de courtoisies… Mordiable ! il y a quelque choselà-dessous ! »

Et, tout haut, à Espinosa :

– Monsieur, je vous exprime ma gratitude sincère.

Puis à Fausta, lui tendant le parchemin conquis, sans même leregarder :

– Voici, madame, le document que mon imprudence faillitvous faire perdre.

– Eh quoi ! monsieur, fit Fausta avec un calmesuperbe, vous ne le gardez pas ?… Ce document a, pour vous,autant de valeur que pour nous. Vous avez traversé la France etl’Espagne pour vous en emparer. C’est à vous personnellement, sirede Pardaillan, qu’on vient de le remettre, ne pensez-vous pas quel’occasion est unique et que vous pouvez le garder sans manquer auxrègles de chevalerie si sévères que vous vous imposez ?

– Madame, fit Pardaillan déjà hérissé, j’ai demandé cedocument pour vous. Je dois donc vous le remettre séance tenante,ce que je fais. Me croire capable du calcul que vous venezd’énoncer serait me faire une injure injustifiée.

– À Dieu ne plaise, dit Fausta, que j’aie la penséed’insulter un des derniers preux qui soient au monde !… Jevoulais simplement vous faire remarquer que pareille occasion ne seprésentera jamais plus. Alors comment ferez-vous pour tenir laparole que vous avez donnée au roi Henri de Navarre ?

– Madame, fit Pardaillan avec simplicité, j’ai eu l’honneurde vous le dire : j’attendrai qu’il vous plaise de me remettrede plein gré ce chiffon de parchemin.

Fausta prit le parchemin sans répondre et demeura songeuse.

– Madame, fit alors Espinosa, vous avez ma parole :vous et votre escorte pourrez quitter librement l’Alcazar.

– Monsieur le grand inquisiteur, dit gravement Pardaillan,vous avez acquis des droits à ma reconnaissance, et chez moi, cecin’est pas une formule de banale politesse.

– Je sais, monsieur, dit non moins gravement Espinosa. Etj’en suis d’autant plus heureux que, moi aussi, j’ai quelque choseà vous demander.

« Ah ! ah ! pensa Pardaillan, je me disaisaussi : voilà bien de la générosité ? Eh bien !morbleu ! j’aime mieux cela. Il me répugnait de devoir quelquechose à ce sombre et énigmatique personnage ; du diable si jesais pourquoi, par exemple ! »

Et, tout haut :

– S’il ne dépend que de moi, ce que vous avez à me demandervous sera accordé avec autant de bonne grâce que vous en avez misvous-même à acquiescer à mes demandes, quelque peu excessives, jele reconnais volontiers.

Espinosa approuva de la tête et dit :

– Avant tout, monsieur le chevalier, laissez-moi vousprouver que si j’ai cédé à vos demandes, c’est uniquement parestime pour votre personne et non par crainte, comme vous pourriezle supposer.

– Monsieur, dit Pardaillan, avec cette nuance de respectqui, chez lui, avait tant de prix, jamais l’idée ne me viendra decroire un homme tel que vous capable de céder à une craintequelconque.

Une fois encore, Espinosa approuva de la tête, mais ilinsista :

– Il n’importe, monsieur, mais je tiens à vousconvaincre.

– Faites à votre idée, monsieur, dit polimentPardaillan.

Sans bouger de sa place, avec le pied, Espinosa actionna unressort invisible, et au même instant la bibliothèque pivota,démasquant une salle assez spacieuse, dans laquelle des hommesarmés de pistolets et d’arquebuses se tenaient immobiles et muets,prêts à faire feu au commandement.

– Vingt hommes et un officier ! dit laconiquementEspinosa.

« Ouf ! pensa Pardaillan, me voilà bien loti !…Quand je pense que j’ai eu la naïveté de croire que le tigres’était mué en agneau pour moi ! »

Et il eut un sourire de pitié pour cette naïveté qu’il sereprochait.

– C’est peu, dit sérieusement Espinosa, je le sais ;mais il y a autre chose, et mieux.

Et sur un signe, les hommes se massèrent à droite et à gauche,laissant au centre un large espace libre. L’officier alla au fondde ce passage ouvrir toute grande une porte qui s’y trouvait. Cetteporte donnait sur un large couloir occupé militairement.

– Cent hommes ! fit Espinosa qui s’adressait toujoursà Pardaillan.

« Misère de moi ! » pensa le chevalier, qui,néanmoins, resta impassible.

– L’escorte de Mme la princesseFausta ! commanda Espinosa d’une voix brève.

Fausta regardait et écoutait avec son calme habituel…

Pardaillan s’appuya nonchalamment à la porte par où il étaitentré et un sourire d’orgueil illumina ses traits fins à la vue desprécautions inouïes prises contre un seul homme, lui ! Etcependant, dans la sincérité de son âme, il se gratifiaitlibéralement des invectives les plus violentes.

– Que la peste m’étouffe ! pensait-il. Qu’avais-jebesoin de me poser en cavalier servant de l’infernale Fausta ?Et que me faisaient à moi ses dissensions avec ce chefd’inquisiteurs qui me fait l’effet d’un lutteur redoutable, malgréses airs confits en douceur, et qui, en tout cas, n’est pas unécervelé comme moi, lui, à preuve les précautions minutieuses dontil a su s’entourer !… Çà, mordiable ! je serai donc mavie durant un animal fantasque et inconsidéré, incapable de toutraisonnement honnête et sensé ? Que la fièvre maligne me fasseclaquer du bec jusqu’à la fin de mes jours ! Dans quel guêpierme suis-je fourvoyé avec ma sotte manie de me vouloir mêler de cequi ne me regarde pas ! Et si mon pauvre père me voyait en sifâcheuse posture, par ma sottise, de quelles invectives méritées neme couvrirait-il pas ?… Il n’est pas jusqu’à mon nouvel amiCervantès qui, s’il me voyait ainsi pris au gîte comme un renardeauexpérimenté, ne manquerait pas de me jeter à la tête son éternel« Don Quichotte ! »

Mais par un revirement naturel chez lui, après s’être congrûmentadmonesté, son insouciance reprenant le dessus :

– Bah ! après tout, je ne suis pas encore mort !…et j’en ai vu bien d’autres !

Et il sourit de son air narquois.

Et Espinosa, se méprenant sans doute sur la signification de cesourire, continuait de son air toujours paisible :

– Voulez-vous ouvrir la porte sur laquelle vous vousappuyez, monsieur de Pardaillan ?

Sans mot dire, Pardaillan fit ce qu’on lui demandait.

Derrière la porte se dressait maintenant une cloison de fer.Toute retraite était coupée par là.

– Malepeste ! murmura Pardaillan.

Et, malgré lui, il guigna la fenêtre.

Au même instant, au milieu du silence qui planait sur cettescène fantastique, un léger déclic se fit entendre et unedemi-obscurité se répandit sur la pièce.

Espinosa fit un signe. Un des moines ouvrit la fenêtre :comme la porte, elle était maintenant murée extérieurement par unrideau de fer.

– Au diable ! ragea Pardaillan intérieurement, j’aibien envie de l’étrangler tout de suite !

À ce moment, Chalabre, Montsery et Sainte-Maline parurent dansle couloir.

– Madame, fit Espinosa, voici votre escorte. Vous êteslibre.

– Au revoir, chevalier, dit Fausta sans aucune marqued’émotion.

– Au revoir, madame, répondit Pardaillan en la regardant enface.

Espinosa la reconduisit, et en traversant la pièce secrète oùles sbires faisaient la haie, à voix basse :

– J’espère qu’il ne sortira pas vivant d’ici, ditfroidement Fausta.

Si cuirassé que fut le grand inquisiteur, il ne put s’empêcherde frémir.

– C’est cependant pour vous, madame, qu’il s’est mis danscette situation critique, fit-il avec une sorte de rudesseinaccoutumée chez lui.

– Qu’importe ! fit Fausta.

Et avec dédain :

– Êtes-vous donc d’un esprit assez faible pour vous laisserarrêter par des considérations de sentiment ?

– Je croyais que vous l’aimiez ? dit Espinosa en lafixant attentivement.

Ce fut au tour de Fausta de frémir. Mais se raidissant, dans unsouffle, elle râla :

– C’est précisément pour cela que je souhaite ardemment samort !

Espinosa la contempla une seconde sans répondre, puis ens’inclinant cérémonieusement :

– Que Mme la princesse Fausta soitreconduite avec les honneurs qui lui sont dus, ordonna-t-il.

Et tandis que Fausta, suivie de ses ordinaires, passait de sonpas lent et majestueux devant la troupe qui rendait les honneurs,revenant vers Pardaillan, qui attendait très calme, Espinosa repritpaisiblement :

– Le cabinet où nous sommes est une merveille de machinerieexécutée par des Arabes qui sont des maîtres incomparables dansl’art de la mécanique. Dès l’instant où vous y êtes entré, vousavez été en mon pouvoir. J’ai pu, devant vous, sans éveiller votreattention, donner des ordres promptement et silencieusementexécutés. Je pourrais, d’un geste dont vous ne soupçonneriez mêmepas la signification, vous faire disparaître instantanément, car leplancher sur lequel vous êtes est machiné comme tout le reste ici…Convenez que tout a été merveilleusement combiné pour réduire ànéant toute tentative de résistance.

– Je conviens, fit Pardaillan du bout des lèvres, que vousvous entendez admirablement à organiser un guet-apens.

Espinosa eut un mince sourire, et sans relever cesparoles :

– Vous voyez, monsieur de Pardaillan, que si j’ai accédé àvos demandes, c’est bien par estime pour votre caractère. Et quantau nombre des combattants que j’ai mis sur pied à votre intention,il vous dit assez quelle admiration je professe pour votre force etvotre bravoure extraordinaires. Et maintenant que je vous ai prouvéque je n’ai accédé que pour vous être agréable, je vousdemande : consentez-vous à vous entretenir avec moi,monsieur ?

– Eh ! monsieur, fit Pardaillan avec son air railleur,vous vous acharnez à me prouver, clair comme le jour que je suis envotre pouvoir, pieds et poings liés, et vous me demandez si jeconsens à m’entretenir avec vous ?… La question est plaisante,par ma foi !… Si je refuse, les sbires que vous avez apostésvont se ruer sur moi et me hacher comme chair à pâté… à moins que,vous-même, d’un geste dont je ne devinerai même pas lasignification, vous ne m’envoyiez proprement ad patres enfaisant crouler ce plancher que d’habiles mécaniciens arabes ontmerveilleusement machiné… Si j’accepte, au contraire, nepenserez-vous pas que j’ai cédé à la crainte ?

– C’est juste ! fit simplement Espinosa.

Et se tournant vers ses hommes :

– Qu’on se retire, dit-il. Je n’ai plus besoin de vous.

Silencieusement, avec un ordre parfait, les troupes seretirèrent aussitôt, laissant toutes les portes grandesouvertes.

Espinosa fit un signe impérieux, et le dominicain et les deuxmoines disparurent à leur tour.

Au même instant, les cloisons de fer qui muraient la porte et lafenêtre se relevèrent comme par enchantement. Seule la large baiedonnant sur la pièce secrète, où se trouvaient les hommesd’Espinosa l’instant d’avant, continua de marquer la place où setrouvait primitivement la bibliothèque.

– Mordieu ! soupira Pardaillan, je commence à croireque je m’en tirerai.

– Monsieur de Pardaillan, reprit gravement Espinosa, jen’ai pas cherché à vous intimider. Ce sont là procédés vulgairesqui n’auraient aucune prise sur une nature fortement trempée commela vôtre. J’ai voulu seulement vous prouver que j’étais de force àme mesurer avec vous sans redouter une défaite. Voulez-vousmaintenant m’accorder l’entretien que je vous ai demandé ?

– Pourquoi pas, monsieur ? fit paisiblementPardaillan.

– Je ne suis pas votre ennemi, monsieur. Peut-être mêmeserons-nous amis bientôt si, comme je l’espère, nous arrivons ànous entendre. Cela dépendra de l’entretien que nous allons avoir…Dans tous les cas, quoi qu’il arrive, quoi que vous décidiez, jevous engage ma parole que vous sortirez du palais librement commevous y êtes entré. Notez, monsieur, que je ne m’engage pas plusloin… L’avenir dépendra de ce que vous allez décider vous-même.J’espère que vous ne doutez pas de ma parole ?

– À Dieu ne plaise, monsieur, dit poliment Pardaillan. Jevous tiens pour un gentilhomme incapable de manquer à sa parole. Etsi j’ai pu, me croyant menacé, vous dire des choses plutôt dures,je vous en exprime tous mes regrets. Ceci dit, monsieur, je suis àvos ordres.

Et en lui-même il pensait : « Attention !Tenons-nous bien ! Ceci va être une lutte autrement redoutableque ma lutte avec le géant à barbe rousse. Les duels à coups delangue n’ont jamais été de mon goût. »

– Je vous demanderai la permission de mettre toutes chosesen place ici, dit Espinosa. Il est inutile que des oreillesindiscrètes entendent ce que nous allons nous dire.

Au même instant la porte se referma derrière Pardaillan, labibliothèque reprit sa place, et tout se trouva en l’ordre primitifdans le cabinet.

– Asseyez-vous, monsieur, fit alors Espinosa, et discutons,sinon comme deux amis, du moins comme deux adversaires quis’estiment mutuellement et désirent ne pas devenir ennemis.

– Je vous écoute, monsieur, fit Pardaillan, en s’installantdans un fauteuil.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer