Pardaillan et Fausta

Chapitre 2LE GRAND INQUISITEUR D’ESPAGNE

De l’autre côté de la porte retentit un effroyable crid’angoisse et d’horreur. C’est Montalte qui clame sa stupeur,Montalte que ce dénouement imprévu vient de foudroyer et quirâle :

– Morte ?… Comment ! elle est morte !…Insensé ! Comment n’ai-je pas prévu que Fausta, pour sesoustraire au contact du bourreau, se donnerait la mort !…

Et presque aussitôt, une ruée tout impulsive contre cette portequ’il martèle d’un poing furieux en bégayant :

– Vite ! vite ! Du secours !… On peut lasauver peut-être !

Et devant le néant de cette tentative, s’adressant auxhallebardiers qui assistent, impassibles, à cette crise dedésespoir :

– Ouvrez ! mais ouvrez donc, je vous dis qu’elle semeurt… qu’il faut la sauver !

L’un des deux gardes répond :

– Cette porte ne peut être ouverte que par monseigneur legrand juge.

– Hercule Sfondrato !… Malédiction sur moi !…

Et Montalte s’abat sur ses genoux, la tête dans ses mains,secoué de sanglots.

À ce moment une voix calme prononça ces mots :

– Moi aussi, j’ai le droit d’ouvrir cette porte… Et jel’ouvre !…

Montalte se redressa d’un bond, considéra une seconde l’hommequi venait de parler ainsi, et d’un accent de sourde terreur, mêléde respect, murmura :

– Le grand inquisiteur d’Espagne !

Inigo de Espinosa, cardinal-archevêque de Tolède, grandinquisiteur d’Espagne, proche parent et successeur de Diego deEspinosa, était un homme de cinquante ans, grand, fort et dephysionomie presque douce ou, pour mieux dire, il était bien rareque cette physionomie exprima ouvertement un sentiment quelconque.L’inquisiteur était à Rome depuis un mois. Il était venu yaccomplir une mission que nul ne connaissait. Il avait eu avecSixte Quint de nombreux entretiens auxquels nul n’avait assisté.Seulement on avait remarqué que le vieux pape, naguère encore sirobuste et si redoutable athlète dans ses entrevues diplomatiques,était sorti de ses entretiens avec Espinosa de plus en plus brisé,de plus en plus vieilli. On savait aussi que l’inquisiteur devait,le lendemain, reprendre le chemin de l’Espagne.

Sur un geste impérieux d’Espinosa, les deux gardes s’inclinenten tremblant et vont se placer à l’extrémité de l’étroit couloir oùils reprennent, de loin, leur garde monotone.

Sans ajouter une parole, Espinosa, comme il l’a dit, ouvre laporte et pénètre dans le cachot.

Montalte se précipite à sa suite, le cœur débordant d’une joiedélirante, l’esprit soulevé par un espoir aussi puissantqu’irraisonné. Sans savoir pourquoi avec la certitude absolue qu’unmiracle va se produire là, devant lui et pour lui, il se rue versle lit étroit sur lequel repose le corps de Fausta.

Et soudain il reste cloué sur place… Ses yeux hagards se fixentavec douleur, avec rage… avec haine, sur un tout petit être, là,dans les bras de la suivante.

La vue de cet enfant a suffi, seule, à déchaîner dans l’espritde cet homme robuste un monde de pensées tumultueuses dont lesouffle empesté emporte et détruit tout sentiment humain, ne laisserien… rien qu’une pensée de haine mortelle… car, ce tout petit,c’est le fils de Pardaillan !

Et l’innocente créature, avertie sans doute par quelque instinctmystérieux et sûr, laisse entendre un vagissement plaintif et seblottit dans les bras de celle qui, désormais, sera sa mère.

Et Myrthis, debout, les yeux rivés sur le visage convulsé de cetinconnu, resserre sur l’enfant son étreinte presque maternelle, enun geste de protection.

Pas un détail de cette scène rapide, d’une éloquence terribledans son mutisme même, n’a échappé à l’œil observateur du grandinquisiteur.

Cependant, d’une voix calme, presque douce, il dit en montrantla porte ouverte :

– Vous êtes libre, femme. Accomplissez la missionmaternelle qui vous a été confiée… Allez, et que Dieu vousgarde !

Puis impérieusement, aux deux gardes toujours immobiles au fonddu couloir :

– Laissez passer la clémence de Sixte !

Et Myrthis, serrant sur son sein le fils de Pardaillan, sans unmot, sans un geste, franchit le seuil de la porte, s’éloigne d’unpas rapide.

Espinosa referme la porte et vient tranquillement se placer auchevet de Fausta, morte.

Quand l’enfant a disparu, le cardinal Montalte se tourne versFausta dont la tête, déjà pâle, auréolée de la splendeur de seslongs cheveux, se détache sur la blancheur de l’oreiller. Il lacontemple un moment, puis il s’écroule, saisit la main de Faustaqui pend hors du lit, imprime un long baiser sur cette main déjàfroide et sanglote :

– Fausta ! Fausta !… Est-il vrai que tu soismorte ?…

Et soudain le voilà debout, l’œil injecté, la dague au poing, etcette fois, il hurle :

– Malheur à ceux qui me l’ont tuée !…

Mais alors il se trouve face à face avec l’inquisiteur, et commeun éclair la notion de la réalité lui revient. Alors, c’est àEspinosa qu’il s’adresse d’une voix tour à tour ardente ousuppliante :

– Monseigneur ! monseigneur ! pourquoim’avez-vous conduit ici ? Pourquoi ?… Ah ! tenez,monseigneur, je ne sais si mon esprit chavire mais il me semble…oui, je devine… je sens… je vois que vous êtes ici pour y faire unmiracle… Vous allez me la ressusciter, n’est-ce pas ?…, Degrâce, parlez, monseigneur !… mais parlez donc ou, par le Dieuvivant, je vais la rejoindre !…

D’un geste furieux il lève la dague sur sa propre poitrine, prêtà se frapper.

Alors Espinosa, de sa voix toujours calme, prononce :

– Monsieur, le poison que la princesse Fausta a pris sousvos yeux lui a été vendu par Magni[1] , lemarchand d’herbes que vous connaissez… Ce Magni est un homme à moi…Il existe un contrepoison unique… Ce contrepoison, je l’ai sur moi…Le voici !

En disant ces mots, Espinosa fouille dans sa bourse et en sortun minuscule flacon.

Une clameur de joie délirante jaillit des lèvres de Montalte. Ilsaisit les mains de l’inquisiteur, et d’une voixvibrante :

– Ah ! monseigneur, sauvez-la !… Sauvez-la etpuis prenez ma vie… je vous la livre.

– Monsieur le cardinal, votre vie nous est trop précieuse…Ce que j’ai à vous demander, Dieu merci, est de moindreimportance.

Ceci fut dit très simplement, avec douceur même.

Montalte eut la sensation très nette que l’inquisiteur allaitlui proposer quelque effroyable marché duquel dépendrait la mort deFausta. Mais il regarda Espinosa bien en face et dit :

– Tout, monseigneur ! Demandez !

Espinosa s’approcha jusqu’à le toucher presque, et le dominantdu regard :

– Prenez garde, cardinal !… Prenez bien garde !…Je sauve cette femme, puisque sa vie vous est précieuse au-dessusde tout… Mais en échange, vous, vous m’appartenez… n’oubliez pascela…

Montalte secoue furieusement la tête pour manifester que sarésolution est irrévocablement prise, et d’une voix rauque, ilgronde :

– Je n’oublierai pas, monseigneur. Sauvez-la et je vousappartiens… Mais, pour Dieu, hâtez-vous, ajoute-t-il en essuyantson front où perle la sueur de l’angoisse.

– Je retiens votre engagement, dit Espinosa gravement.

Et désignant Fausta rigide :

– Aidez-moi.

Avec des gestes doux comme des caresses, Montalte prit la têtede Fausta dans ses mains tremblantes, et frissonnant d’espoir, lasouleva doucement pendant qu’Espinosa versait dans la bouche lecontenu de son flacon.

– Attendons maintenant, dit l’inquisiteur.

Au bout de quelques instants, une légère rougeur vint colorerles joues de Fausta.

Montalte, penché sur elle, suivait avec une angoisseinexprimable les effets du contrepoison, qui lui paraissaient d’unelenteur mortelle.

Enfin un souffle à peine perceptible s’échappe doucement deslèvres entrouvertes et Montalte, qui sent sur son visage ce souffleléger, pousse lui-même un profond soupir, comme s’il voulait aiderau travail lent qui se fait dans cet organisme.

Il pose sa main sur le sein et se redresse les yeuxétincelants : le cœur bat… très faiblement, il est vrai, maisenfin il bat.

– Elle vit ! elle vit ! crie-t-il, éperdu dejoie.

Au même instant Fausta ouvre les yeux et les pose sur Montaltequi se penche sur elle. Presque aussitôt elle les referme.

Un souffle régulier soulève son sein. Elle semble dormir.

Alors Espinosa qui, impassible, a considéré toute cette scène,dit :

– Avant deux heures la princesse Fausta aura retrouvé toutesa conscience.

Certain désormais que le miracle est enfin accompli, Montalteesquisse un signe de tête pour indiquer qu’il prend acte de cetteaffirmation, et s’inclinant devant Espinosa prononce :

– Vos ordres, monseigneur ?

– Monsieur le cardinal, répond l’inquisiteur, je suis venud’Espagne à Rome tout exprès pour chercher un document portant lasignature d’Henri III de France, ainsi que son cachet. Ce documentest enfermé dans le petit meuble placé dans la chambre de SaSainteté. En l’absence du pape, nul ne peut pénétrer dans sachambre… Nul… hormis vous, Montalte !… Ce document, reprend-ilaprès une légère pause, ce document, il nous le faut.

Ce disant, Espinosa fixe Montalte droit dans les yeux.

Le cardinal répond froidement :

– C’est bien… Je vais le chercher.

Et il sort aussitôt d’un pas rude et violent.

Demeuré seul, Espinosa paraît plongé un moment dans une profondeméditation. Puis il s’approche de Fausta, la touche légèrement àl’épaule pour la réveiller, et dit :

– Êtes-vous assez forte, madame, pour m’entendre et mecomprendre ?

Fausta ouvre les yeux et les pose graves et lucides sur levisage de l’inquisiteur qui se contente de cette réponse muette etreprend :

– Avant mon départ, je veux, madame, vous rassurer sur lesort de votre enfant… Il vit… Et votre servante Myrthis doit, àl’heure qu’il est, avoir quitté Rome, emportant ce dépôt sacré quevous lui avez confié… Toutefois, ne croyez pas que Sixte Quint alaissé vivre cet enfant uniquement pour tenir le serment qu’il vousa fait… Si l’enfant vit, madame, c’est que Sixte sait que vous avezcaché quelque part une somme de dix millions[2] et queces millions, vous les avez légués à votre fils… Si Myrthis a puquitter Rome sans encombre, c’est que Sixte sait que votre suivanteconnaît l’endroit où sont enfouis ces millions.

Espinosa s’arrête un moment pour juger de l’effet produit par sarévélation.

Fausta le fixe toujours de ses grands yeux noirs. Mais sur cevisage impassible, l’œil exercé de l’inquisiteur ne découvre pas lamoindre trace d’émotion, et comme il veut savoir, ilinsiste :

– Vous m’avez entendu ?… Vous m’avez biencompris ?…

D’un signe, Fausta fait entendre qu’elle a compris.

Espinosa se contente encore une fois de cette réponsemuette.

– C’est tout ce que je voulais vous dire, madame.

Il s’incline gravement, avec une sorte de déférence, et sedirige lentement vers la porte qu’il ouvre. Mais, avant de franchirle seuil, il se retourne et ajoute :

– Encore un mot, madame : le sire de Pardaillan a puéchapper à l’incendie du palais Riant… Pardaillan est vivant,madame !… Vous m’entendez ?… Pardaillan…vivant !

Et cette fois, Espinosa sort tranquillement.

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