Pardaillan et Fausta

Chapitre 21CENTURION DOMPTÉ

Fausta attendit encore un moment, écoutant attentivement,n’entendant rien… que les palpitations de son cœur qui battait àcoups redoublés.

Elle appela Pardaillan, elle lui parla. Aucune réponse neparvint à son oreille tendue.

Alors elle se redressa, sortit lentement et, confiante sansdoute en ses précautions, dédaigna de fermer la porte derrièreelle.

Elle vint s’asseoir dans ce cabinet où nous l’avons vue enconversation avec Centurion. Là, immobile dans son fauteuil, ellemédita longtemps. Dans sa tête, avec l’obstination d’une obsession,cette question accessoire se posait avec ténacité :

« Magni m’a-t-il trompée ? Est-ce un narcotique ou unpoison ? »

Cette question aboutissait fatalement à la principale, à laseule qui comptât pour elle :

« Est-il mort ou simplement endormi ? »

Haletante, souffrant vraiment une torture physique devantl’effroyable geste accompli, elle en tirait logiquement toutes lesconclusions, avec une lucidité que ni la douleur réelle, nil’angoisse de l’incertitude ne parvenaient à obscurcir.

« Mort, tout est dit… Délivrée de cet amour que Dieum’imposa comme une épreuve, mon âme victorieuse redevientinvulnérable. Je puis reprendre ma mission avec confiance, sûre detriompher désormais, le seul obstacle qui entravait ma route ayantété supprimé par ma volonté.

« Endormi seulement tout est à refaire peut-être !…Qui peut jamais savoir, avec Pardaillan ?… Si je pouvaispénétrer jusqu’à lui… un coup de poignard pendant qu’il dort ettout serait fini… Funeste idée que j’ai eue de faire jeter la clefdu caveau !… Mes précautions se retournent contre moi… J’étaissi sûre de mon fait… l’assurance de cet homme indomptable a jeté letrouble et l’indécision dans mon esprit. Et maintenant il me faudraattendre durant des jours et des jours, et tandis qu’il agoniserapeut-être dans sa tombe, moi, j’agoniserai aussi d’incertitude,d’angoisse et de crainte, oui de crainte, jusqu’au jour où j’auraienfin la certitude qu’il n’est plus et ce sera long… mortellementlong. »

Longtemps encore elle resta ainsi à méditer et à combiner.

Enfin, ayant pris sans doute des résolutions fermes, elle frappasur un timbre.

À cet appel un homme parut qui se courba avec obséquiosité.

Cet homme c’était le familier, le lieutenant et le pseudo-cousinde Barba-Roja, c’était don Centurion.

– Maître Centurion, dit Fausta, sur un ton de souveraine,je confesse qu’on ne m’avait pas trompée sur votre compte. Entredes mains habiles et puissantes, vous pourrez être un auxiliaireprécieux. Vous vous êtes tiré à votre honneur des diverses missionsque je vous avais confiées, à seule fin de vous mettre à l’épreuve.Vous avez, j’en conviens, intelligemment et diligemment exécuté mesordres. Je consens à vous prendre définitivement à mon service.

– Ah ! madame, fit Centurion au comble de la joie,croyez que mon zèle et mon dévouement…

– Point de protestations superflues, interrompit Faustahautaine. La princesse Fausta paye royalement, c’est pour qu’on laserve avec zèle et dévouement. L’intérêt, vous le savez, vous quiêtes un subtil casuiste, est le plus sûr garant de la fidélitéhumaine. Votre intérêt me répond et de votre zèle et de votredévouement… Pour la fidélité, nous en parlerons tout à l’heure.L’essentiel, pour le moment, est que vous soyez bien pénétré decette vérité, savoir : que vous ne trouverez jamais un maîtretel que moi.

– C’est vrai, madame, avoua humblement Centurion, c’estpourquoi je considérais comme un grand bonheur et un honneurinsigne d’entrer au service de la puissante princesse que vousêtes.

Fausta approuva gravement de la tête et reprit, trèscalme :

– Vous êtes, maître Centurion, pauvre, obscur et méprisé detous – surtout de ceux qui vous emploient. Vous êtes instruit, vousêtes intelligent, dénué de scrupules, et cependant, malgré votresupériorité intellectuelle, incontestable, vous resterez ce quevous êtes : l’homme des viles besognes, un composé bizarre etmonstrueux de bravo, d’espion, de prêtre, de spadassin, de tout ceque l’on voudra de bas et de mauvais. On vous emploie sous cesformes diverses, mais, quels que soient les services que vousrendez, vous n’avez pas d’espoir de vous élever au-dessus de cettebasse condition. On a tout intérêt à vous laisser dans l’ombre.

– Hélas ! madame, ce que vous me dites sans fard niménagement n’est que trop vrai, dit Centurion, sans qu’il fûtpossible de démêler, sur son visage impassible, s’il s’était sentitouché par ces paroles d’une impitoyable vérité.

Fausta l’étudia une seconde avec une ardente curiosité, et avecun sourire elle reprit :

– Voilà ce que vous êtes et ce que vous resterez, parce quevos actuelles fonctions basses et infamantes, jointes à votre passéqui n’est pas sans reproches, vous empêcheront toujours de sortirdu cloaque où vous croupissez. Enfin parce que, malgré que vousayez pris le « don », votre noblesse est plus quedouteuse et que, hors l’Église, pour aspirer aux emplois élevés, ilfaut être né. Est-ce vrai ?

– Malheureusement, madame.

– Cependant, malgré tous ces empêchements, vous avez devastes ambitions.

Fausta s’arrêta une seconde, tenant Centurion anxieux sous sonclair regard. Puis elle laissa tomber :

– Ces ambitions, je puis les réaliser… au-delà de ce quevous avez rêvé. Et seule, je puis cela, parce que seule, ayant lapuissance, j’ai en outre assez d’indépendance d’esprit pour ne pasme laisser arrêter par des préjugés.

– Madame, balbutia Centurion agenouillé, si vous faites ceque vous dites, je serai votre esclave !

– Je le ferai, dit Fausta résolument. Tu auras tes lettresde noblesse en bonne et due forme et d’une authenticitéindiscutable ; je t’élèverai au-dessus de ceux qui t’écrasentde leur mépris aujourd’hui. Et quant à ta fortune, ce que tu asdéjà reçu de moi n’est rien comparé à ce que je te donnerai. Mais,tu l’as dit, tu seras mon esclave.

– Parlez… ordonnez… haleta Centurion, jamais chien fidèlene vous sera aussi dévoué que je le suis.

Fausta était à demi allongée dans un fauteuil monumental. Sespieds, chaussés de mules de satin blanc, croisés l’un sur l’autre,étaient posés sur un coussin de soie brochée, placé lui-même sur unlarge tabouret de tapisserie, haut comme une marche. Ainsi posés,ses pieds croisés dépassaient le bord du coussin. Centurion s’étaitprosterné, et comme pour bien marquer qu’elle était pour lui unedivinité, pour prouver qu’il entendait rester, au pied de lalettre, le chien soumis dont il avait parlé, il franchit en rampantla distance qui le séparait de Fausta et posa dévotement ses lèvressur la pointe du soulier.

Il y avait certes, dans ce geste imprévu, une intentiond’hommage religieux comme on en avait rendu souvent à Fausta alorsqu’elle pouvait se croire papesse.

Mais Centurion avait exagéré le geste qui avait on ne sait quoide vil et de répugnant dans sa bassesse outrée.

Cependant Fausta avait sans doute un plan bien arrêté à l’égardde Centurion car, et bien qu’elle eût un geste de répulsion, ellene retira pas son pied. Au contraire, elle le pencha sur lui et,posant sa main blanche et fine sur la tête du bravo prosterné, ellele maintint un inappréciable instant les lèvres collées sur lasemelle, puis retirant son pied, brusquement, elle le lui posa surla tête, appuyant fortement dessus, sans ménagement, et le tenantainsi écrasé dans cette pose plus qu’humiliée, elle dit de sa voixchaude et douce comme une caresse :

– J’accepte ton hommage. Sois fidèle et soumis comme unchien fidèle et je te serai bon maître.

Ayant dit elle retira son pied.

Centurion redressa son front courbé mais resta agenouillé.

– Debout ! dit-elle, d’une voix soudain changée.

Et sur un ton de souveraine autorité :

– S’il est juste que vous vous humiliez devant moi qui suisvotre maître, il est juste aussi que vous appreniez à vousredresser et à regarder les plus grands, car bientôt vous serezleur égal !

Centurion se releva, ivre de joie et d’orgueil. Il exultait, lesacripant ! Enfin, il allait donc pouvoir donner sa mesure,maintenant qu’il avait enfin trouvé le maître puissant de sesrêves. Il allait enfin être quelqu’un avec qui l’on compte. Ilallait donc dominer à son tour. Ah ! certes, il lui seraitfidèle, à celle qui le tirait du néant pour faire de lui un hommeredoutable et puissant.

Et, comme si elle eût deviné ce qui se passait dans sa tête,Fausta reprit d’une voix calme, mais où perçait cependant unesourde menace :

– Oui, il faudra m’être fidèle, c’est ton intérêt…D’ailleurs, n’oublie pas que j’en sais assez sur ton compte pourfaire tomber ta tête rien qu’en levant un doigt.

Et comme il pâlissait sous la menace, qu’il savait on ne peutplus sérieuse, elle ajouta :

– On ne me trahit pas, moi, maître Centurion, ne perdezjamais ceci de vue.

Centurion la regarda en face, et d’une voix basse,ardente :

– Madame, dit-il, vous avez le droit de douter de mafidélité, puisque j’ai trahi pour vous. Je vous jure cependant queje suis sincère en vous disant que je vous appartiens corps et âmeet que vous pouvez disposer de moi comme vous l’entendrez. À défautde cette sincérité, vous l’avez dit vous-même, mon intérêt vousrépond de moi. Je sais trop en effet que nul au monde ne fera pourmoi ce que vous avez résolu de faire… je trahirais Dieu lui-même,madame, avant que de trahir la princesse Fausta, parce que latrahir serait me trahir moi-même, et je ne suis pas mon propreennemi à ce point.

– Bien, dit gravement Fausta, vous parlez un langage que jecomprends. Passons maintenant à nos affaires. Voici le bon de vingtmille livres promis pour la capture du sire de Pardaillan. Voici deplus un bon de dix mille livres pour récompenser les braves quivous ont aidé.

Centurion, frémissant, saisit les deux bons et les fitdisparaître vivement en songeant à part lui :

« Dix mille livres pour ces drôles !… Halte-là, madameFausta, ceci c’est du gaspillage… Avec mille livres, ils serontcontents comme des rois, et je réaliserai, moi, un honnête bénéficede neuf mille livres. »

Malheureusement pour lui, Centurion ne connaissait pas encorebien Fausta. Elle se chargea incontinent de lui prouver que s’ilavait cherché en elle un maître, ce maître enfin trouvé avait unepoigne robuste, et qu’il lui faudrait marcher droit avec lui s’ilne voulait pas se faire casser à gages.

En effet, Fausta, comme si elle avait lu à livre ouvert dans sapensée, lui dit, sans manifester ni colère nimécontentement :

– Il faudra perdre ces habitudes de prévarication. La partque je vous fais est assez belle pour que vous laissiez à chacun,sans regrets ni envie, ce que je lui alloue. La princesse Faustan’admet à son service que des gens sur la probité desquels ellepuisse absolument compter. Si vous tenez à rester à mon service, ilfaudra devenir scrupuleusement honnête. Si ces raisons ne vous ontpas suffisamment convaincu, dites-vous qu’un maître tel que moi al’œil à tout et partout. Sachez qu’une heure après que vous aurezfait votre distribution, je saurai exactement quelle somme vousaurez remise à chacun, et si vous avez soustrait seulement undenier, je vous briserai impitoyablement.

Honteux, Centurion rougit, ce dont il fut bien étonné lui-même,et se courbant :

– Vous êtes bien, je le vois, celle que Dieu a envoyée,puisqu’il vous a donné le pouvoir de lire dans les consciences.Désormais, madame, je vous le jure, je n’aurai plus de tellesidées.

– Bien vous ferez, dit froidement Fausta, quireprit :

– Faites entrer cet enfant, ce nain.

Centurion sortit et revint presque aussitôt, accompagné d’ElChico.

Nous ne saurions dire si le petit homme fut ébloui par lesrichesses entassées dans la pièce, ni s’il fut impressionné par labeauté et la majesté de la grande dame devant qui on venait del’introduire. Tout ce que nous pouvons dire, c’est qu’il se montraindifférent, en apparence. Il se campa devant Fausta, dans cetteattitude fière, qui ne manquait pas d’une certaine grâce sauvage etqui lui était particulière, et respectueux sans humilité, ilattendit, dressé sur ses ergots, ne perdant pas une ligne de sapetite taille.

Fausta le fouilla un instant de son œil d’aigle, et voilantl’éclat du regard, adoucissant sa voix si douce et siharmonieuse :

– C’est vous, dit-elle, qui avez conduit ici le Français etses amis ?

El Chico, on l’a peut-être remarqué, n’était pas très bavard etil n’avait, cela va sans dire, que de très vagues notionsd’étiquette, si tant est qu’il connût la signification de cemot.

Il se contenta de répondre d’un signe de tête affirmatif.

Fausta possédait au plus haut point l’art de composer sesmanières suivant le caractère et la situation de ceux qu’elle avaitintérêt à ménager ou qu’elle voulait s’attacher. Avec Centurionelle venait de se montrer mâle, hautaine, dominatrice, parlant etagissant en souveraine puissante et redoutée. Avec le nain, lasouveraine disparut, la grande dame s’effaça. Ses manières sefirent plus simples, plus familières, très douces, presqueaffectueuses et ce fut en souriant avec indulgence qu’elleaccueillit le semblant de réponse du petit homme. Ce fut ensouriant encore qu’elle dit négligemment :

– Ce Torero, don César, vous a fait du bien. À défautd’affection, vous deviez avoir pour lui de la reconnaissance.Pourtant vous avez consenti à l’attirer ici. Pourquoi ?

El Chico eut un sourire rusé.

– Je savais bien qu’on en voulait seulement au Français,dit-il. Tiens ! on a des oreilles et des yeux. On écoute, onregarde… On est petit, c’est vrai, on n’est pas un sot.

– De sorte que vous avez compris que vos deux compatriotesne couraient aucun danger ?… Si cependant la vie de don Césareût été menacée, eussiez-vous agi comme vous l’avez fait ?Répondez franchement.

Le petit homme hésita un moment avant de répondre. Ses traits secontractèrent douloureusement. Il ferma les yeux et crispa sespetits poings. Un combat violent paraissait se livrer en lui, dontFausta suivait curieusement toutes les phases.

Enfin, il poussa un gros soupir et répondit d’une voixsourde :

– Non.

– Alors, dit Fausta, vous auriez perdu les deux millelivres qu’on vous a promises en mon nom.

El Chico avait sans doute définitivement résolu la questionqu’il venait de débattre dans son esprit, car il répondit, cettefois sans hésitation et résolument :

– Tant pis !

Fausta sourit.

– Allons, dit-elle, je vois que vous savez êtrereconnaissant. Et le français ?

À cette question, l’œil du petit homme eut une lueur aussitôtéteinte, et vivement il dit :

– Je ne le connais pas. Tiens, ce n’est pas un ami commedon César.

Fausta crut démêler une intonation bizarre dans ces paroles.

– C’est pourtant un ami de ce Torero que vous affectionnezau point de lui sacrifier deux mille livres ! dit-elle.Savez-vous qu’en frappant ceux qu’ils aiment, on atteint parfoisplus cruellement les gens que si on les frappaiteux-mêmes ?

Fausta posait la question sans paraître y attacher d’importance,mais elle fixait son œil doux sur le nain et l’étudiaitattentivement.

Celui-ci tressaillit et parut visiblement étonné de ces parolesÉvidemment il n’avait pas pensé qu’en aidant à meurtrir Pardaillanil pouvait, du même coup, faire beaucoup de mal à ceux qui aimaientle chevalier. Mais approfondir de telles idées était au-dessus dujugement d’El Chico. Il secoua donc les épaules et grommelaquelques paroles confuses que Fausta ne parvint pas à saisir.

Voyant qu’elle n’en tirerait rien, elle fit un geste comme pourl’engager à patienter un moment et, à voix basse, donna un ordre àCenturion qui s’éclipsa aussitôt.

– On va vous apporter la somme promise, dit-elle enrevenant au petit homme. C’est une somme considérable pourvous.

Les yeux du nain étincelèrent, ses traits s’illuminèrent mais ilne répondit rien.

À ce moment Centurion revint et déposa devant Fausta un petitsac sur lequel les yeux d’El Chico se portèrent aussitôt pour neplus le perdre de vue.

– Il y a dans ce sac, reprit doucement Fausta, non pas deuxmille livres, mais cinq mille… Prenez, c’est à vous.

À l’énoncé de cette somme, qui lui paraissait exorbitante, ElChico ouvrit des yeux énormes. Sa joie et sa stupeur furent tellesqu’il demeura cloué sur place, balbutiant d’une voix étrangléed’émotion :

– Cinq mille livres !…

– Oui ! fit de la tête Fausta qui souriait.

– Pour moi ?

– Pour vous. Prenez.

Ce disant, elle poussait le sac vers le petit homme qui,retrouvant soudain le mouvement, s’en saisit brusquement et lepressa de ses deux mains contre sa poitrine, comme s’il eût craintqu’on ne voulût le lui arracher, en répétant machinalement, n’enpouvant croire ses yeux ni ses oreilles :

– Cinq mille livres !

– Elles y sont, dit Fausta, qui paraissait s’amuser de lajoie folle du nain. Vous pouvez vérifier.

Vivement El Chico porta la main au cordon qui fermait le sac,visiblement anxieux de vérifier à l’instant même si on ne se jouaitpas de lui. Mais il n’acheva pas son geste. Ses yeux se fixèrentangoissés sur Fausta. Et il la vit si douce, si bienveillante qu’ilse rasséréna. Il secoua la tête d’un air farouche, comme pour direqu’il ne ferait pas à la dame si bonne et si généreuse l’injure devérifier, et tout à coup il se mit à rire. Mais son rire avaitquelque chose d’effarant. On eut dit plutôt des sanglotsconvulsifs, et des larmes coulaient lentement sur ses jouesbronzées ; ses yeux, perdus dans le vague, semblaientpoursuivre quelque mystérieuse chimère, et il bégayait doucement,sur un ton plaintif :

– Riche ! Je suis riche !… autant que leroi !…

Si Fausta fut étonnée de cette étrange manifestation de joie,elle n’en laissa rien paraître. Elle demeura grave, avec une pointed’attendrissement, peut-être factice, mais si naturel, siadmirablement joué, que de plus expérimentés que le nain s’yseraient laissés prendre. Et de sa voix douce, de son air le plusbienveillant, elle dit :

– Vous voilà riche, en effet. Vous allez pouvoir… épousercelle que vous aimez.

À ces mots, El Chico tressaillit violemment. Il rougit et pâlittour à tour, et fixa sur Fausta, des yeux effarés où se lisaitcomme une vague terreur. Et Fausta, qui n’avait parlé, comme ondit, que pour parler, au hasard, sans intention précise, ayantnégligé de se documenter, ainsi qu’elle avait coutume de faire, surce personnage qu’elle avait jugé sans doute sans importance, Faustanota soigneusement cette émotion violente du petit homme.

Et comme il secouait la tête négativement, avec une expressionde douleur manifeste :

– Pourquoi non ? dit-elle gravement. Vous êtes unhomme par l’âge et par le cœur. Vous voilà riche. Pourquoi nesongeriez-vous pas à vous établir, à vous créer un intérieur ?Vous êtes petit, c’est vrai, mais vous n’êtes pas contrefait. Vousêtes admirablement conformé dans votre petitesse, on peut même direque vous êtes beau. Ne dites pas non. Vous aimez, je le vois,pourquoi ne seriez-vous pas aimé aussi ?… Croyez-moi, vouspouvez être heureux comme tout le monde.

El Chico ouvrait de grands yeux ravis et, en écoutant cetteprincesse qui lui parlait si doucement, sans nulle raillerie, d’unair convaincu, il « buvait du lait », pour employer uneexpression populaire imagée.

Mais sans doute le bonheur qu’on lui faisait entrevoir lui parutirréalisable, car il secoua douloureusement la tête et Faustan’insista pas.

– Allez, dit-elle doucement, et souvenez-vous que si vousavez besoin d’une aide, soit auprès de celle que vous aimez, soitauprès de sa famille, vous me trouverez prête à intervenir en votrefaveur. Je suis puissante, très puissante, je pourrais peut-êtrearranger vos affaires, ne l’oubliez pas le cas échéant. Allezmaintenant.

El Chico, très ému, ne trouva pas un mot de remerciement.Titubant, comme s’il était ivre, il se dirigea vers la porteoubliant de s’incliner devant la grande dame et, comme il allaitfranchir le seuil, il se retourna brusquement, se précipita surFausta, saisit sa main qui pendait nonchalamment appuyée au bras deson fauteuil et y déposa un baiser vibrant. Puis, se redressantaussi vivement qu’il était accouru, sans dire un mot, il sortit encourant.

Fausta n’avait pas fait un mouvement, pas prononcé uneparole.

De même qu’elle s’était prêtée complaisamment à l’hommagereligieux et servile de Centurion, exagérant la rudesse du geste etde l’attitude jusqu’à une outrance qui pourrait nous paraîtreexcessive, mais qui pourtant était dans les mœurs de l’époque, demême elle accueillit l’hommage reconnaissant du nain sans un geste,avec cette douceur bienveillante qu’elle avait prise dès l’instantoù elle s’était trouvée en contact avec le petit homme et qu’elleavait gardée avec cet art consommé qui faisait d’elle uneincomparable comédienne.

Lorsque El Chico fut sorti, elle songea :

« Voilà un petit bout d’homme qui maintenant se fera hacherpour moi. Mais quelle est la femme dont il s’est épris, et pourquoiai-je cru démêler comme de la haine dans sa manière de parler dePardaillan ? Il faudra savoir ; ce nain me sera peut-êtreutile. Nous verrons. »

Écartant momentanément le nain de son esprit, elle se leva, allasoulever une tenture et, avant de disparaître, s’adressant àCenturion, qui attendait, immobile et muet :

– Faites ce qui est convenu, dit-elle, et venez merejoindre aussitôt dans l’oratoire.

Sans attendre de réponse, certaine que ses ordres seraientexécutés, elle laissa tomber la portière et disparut.

Elle s’engagea dans le corridor et s’arrêta devant cette porteoù nous l’avons déjà vue s’arrêter. Elle poussa le judas etregarda.

La Giralda, sous l’empire de quelque narcotique, dormaitpaisiblement, étendue sur un large lit de repos.

« Dans dix minutes elle se réveillera, pensa Fausta quirepoussa le judas et poursuivit son chemin. »

Elle parvint à la pièce qu’elle avait désignée à Centurion et ypénétra en laissant la porte grande ouverte derrière elle. Cetoratoire était plutôt petit et meublé très simplement. Elle s’assitet attendit quelques minutes au bout desquelles Centurion parutdans l’encadrement de la porte et, sans entrer, dit :

– C’est fait, madame. Il serait prudent de nous retirer auplus tôt. Il est à présumer qu’ils vont visiter la maison.

Fausta fit un geste qui signifiait qu’elle avait le temps etreprit sa méditation sans plus s’occuper de Centurion qui attenditsans bouger de sa place.

À quoi songeait-elle ? Quels plans nouveaux s’élaboraientdans sa tête ? Quelques minutes, qui parurent plutôt longues àCenturion immobile, s’écoulèrent ainsi. Enfin Fausta se leva et fitsigne à Centurion d’entrer.

– Madame, répéta le bravo en faisant quelques pas, il esttemps nous retirer.

– Poussez la porte, sans la fermer, commanda Fausta d’unair paisible.

Sans murmurer, visiblement intrigué, Centurion obéit. Quand ilse retourna, après avoir poussé la porte, il aperçut une étroiteouverture, pratiquée dans l’épaisseur de la muraille, que la portegrande ouverte jusque-là lui avait masquée.

– Une porte secrète, murmura-t-il ; je comprendsmaintenant.

– Prenez ce flambeau, dit Fausta, et éclairez-moi.

Centurion prit le flambeau et se dirigea vers l’ouverture. Unétroit escalier aboutissait au ras du sol. Il se mit à descendre,éclairant la marche de Fausta qui referma la porte secrète derrièreelle sans que le bravo, qui pourtant la guignait du coin de l’œil,parvînt à saisir le secret de cette fermeture.

Après avoir franchi une vingtaine de marches, ils se trouvèrentdans une galerie souterraine assez large pour permettre à deuxpersonnes de passer de front, assez élevée pour qu’un homme, mêmede haute taille, pût marcher sans être obligé de baisser la tête.Le sol de ce souterrain était tapissé d’un sable très fin, doux àla marche, étouffant le bruit des pas mieux que n’eût pu le fairele tapis le plus épais et le plus moelleux.

Après avoir parcouru un assez long espace, Centurion rencontraune galerie transversale. Il s’arrêta devant le mur de cettegalerie et demanda :

– Faut-il tourner à droite ou à gauche ?

– Restez où vous êtes, répondit Fausta.

À son tour, elle s’approcha du mur, et sans chercher, sanshésitation, elle saisit une pierre qui se détacha d’autant plusaisément que cette prétendue pierre était tout simplement uneplanche assez habilement peinte et maquillée pour qu’elle pût seconfondre avec les vraies pierres qui l’entouraient.

La planche enlevée démasqua une petite excavation.

Fausta passa son bras dans le trou et actionna un ressort caché.Aussitôt un déclic se fit entendre et, à quelques pas, uneouverture apparut dans le mur.

– Passez, dit Fausta en montrant du doigt l’ouverture.

Centurion, son flambeau à la main, passa, toujours suivi deFausta.

Ils se trouvèrent alors dans une grotte artificielle assezvaste. Le sol de cette grotte, comme les galeries qu’ils venaientde parcourir, était tapissé de sable fin. De la voûte assez élevéependaient plusieurs lampes. Sur une façon d’estrade basse, troisfauteuils étaient disposés devant une grande table. D’énormesbanquettes en chêne massif étaient placées au pied de l’estrade, àdroite et à gauche de la table, de telle façon qu’un espace assezlarge était ainsi aménagé devant l’estrade.

Ainsi disposée et meublée, cette grotte ressemblait assez à unesalle de réunion publique dans laquelle une cinquantaine depersonnes auraient pu prendre place et s’asseoir sans trop degêne.

Centurion connaissait-il cette salle de réunionclandestine ? Savait-il à quoi servait cette retraitesouterraine et ce qui se tramait là-dedans ?

On aurait pu le croire, car dès l’instant où il avait pénétrédans la grotte, une singulière inquiétude s’était emparée de lui.En reconnaissant tout à fait des lieux qui sans doute lui étaientfamiliers, son inquiétude s’était changée en épouvante. Il étaitdevenu livide, un tremblement convulsif s’était emparé de lui etfaisait danser d’une manière fantastique le flambeau qu’il tenaitdans sa main crispée. Il regardait avec des yeux hagards Fausta quine paraissait pourtant pas remarquer son trouble et disaittranquillement :

– Allumez donc ces lampes, ce flambeau ne nous éclaire passuffisamment.

Heureux de cacher son trouble, Centurion se hâta d’obéir et, leslampes allumées, il posa machinalement son flambeau sur la table etpassa sa main sur son front, où perlait la sueur de l’angoisse.

Toutes les lampes étant allumées, Fausta fit signe au bravo dela suivre. Elle sortit de la grotte, le conduisit à l’excavationqu’elle avait laissée ouverte, et :

– Regardez, dit-elle impérieusement.

Centurion se pencha et regarda. Alors il sentit ses cheveux sehérisser sur sa tête.

Que voyait-il donc de si extraordinaire ?

Rien que de très simple : une infinité de petits trousétaient ménagés dans le fond de l’excavation. Par ces petits trous,on pouvait voir jusqu’aux moindres recoins de la grotte, mais plusparticulièrement l’estrade qui se trouvait précisément en face destrous.

On voit qu’il n’y avait là rien de bien terrifiant, et pourtant,lorsqu’il se redressa, Centurion flageolait sur ses jambes etparaissait sur le point de s’évanouir.

Fausta, toujours impassible, ne paraissait toujours rienremarquer de ce trouble qui maintenant tournait à l’affolement.Elle rentra dans la grotte, suivie de Centurion hébété, en proie àune terreur mystérieuse qui anéantissait ses facultés au pointqu’il ne s’aperçut même pas que Fausta, actionnant un deuxièmeressort caché, avait fermé la porte par où ils venaient depénétrer.

– Par ces trous, dit Fausta tranquillement, non seulementon peut tout voir, comme vous avez pu vous en rendre compte, maisencore on entend tout ce qui se dit ici. Par cette excavation, j’aipu assister, invisible, aux deux derniers conciliabules qui ont ététenus dans cette salle… Ai-je besoin d’ajouter que je saistout ?

Centurion s’écroula à genoux, la figure dans le sable, etrâla :

– Grâce ! madame !

Fausta laissa tomber sur la loque humaine affalée à ses pieds unregard empreint d’un souverain mépris, et le poussant rudement dubout du pied :

– Debout ! gronda-t-elle, debout donc !Pensez-vous que je vous aie pris à mon service pour vous livrer àl’Inquisition !

D’un bond, Centurion se releva. Après avoir manqué défaillir depeur, il pensait maintenant s’évanouir de joie.

– Vous ne voulez donc pas me livrer ?balbutia-t-il.

Fausta leva les épaules.

– La terreur vous rend fou, mon maître, dit-ellefroidement.

Et sur un ton menaçant :

– Prenez garde ! je ne garderais pas un lâche à monservice.

Centurion poussa un rauque soupir de soulagement et, seredressant :

– Par le Christ vivant ! je ne suis pas un lâche,madame, et vous le savez bien ! Mais, misère ! j’ai crusincèrement que vous alliez me livrer.

Et avec un frisson d’épouvante, il ajouta :

– J’appartiens à l’Inquisition et je sais trop quelssupplices effroyables sont réservés à ceux qui la trahissent. Jevous jure que sans être un lâche on peut trembler à l’évocation deces supplices. Ce qui m’attendait, madame, est tellement au-dessusde ce que l’imagination peut concevoir que je n’eusse pas hésité àme poignarder devant vous pour me soustraire au sort affreux quieût été le mien.

Fausta le considéra un instant. Il avait reconquis tout sonsang-froid et il était évidemment sincère.

– Soit, dit-elle d’un ton radouci, je te pardonne d’avoirtremblé devant le supplice. Je te pardonne aussi d’avoir essayé deme cacher des choses que j’avais intérêt à connaître. Mais que cesoit la dernière fois ! Le service de la princesse Fausta doitpasser avant tout, même avant celui de ton roi, avant celui del’Inquisition. Tu n’as pas à apprécier la valeur des événementsauxquels tu peux être mêlé. Tu as des rapports à me faire sur toutce que tu vois, ce que tu entends, ce que tu fais, ce que tu dis etmême ce que tu penses… Il m’appartient de voir le parti à tirer detes rapports. Tu es à moi pour trahir à mon profit ceux quit’utilisent, mais ne tente pas de me trahir moi-même, tu tebriseras les reins. Entends-tu ?

– J’entends, madame, dit humblement Centurion, etj’obéirai, je le jure. Aussi bien je ne suis pas de force avecvous, je le confesse humblement.

– Bien ! opina Fausta. À quelle heure, laréunion ?

– Dans deux heures, madame.

– Nous avons le temps, dit Fausta qui se dirigea versl’estrade et s’assit dans un fauteuil.

Centurion la suivit et se plaça devant elle, au pied del’estrade.

– Avant toutes choses, reprit Fausta en regardant le bravojusqu’au fond des yeux, les hommes qui se réunissent ici saventqu’il existe quelque part un fils de don Carlos, dont ils désirentfaire leur chef. Malgré les recherches les plus minutieuses, ilsn’ont pu parvenir à découvrir sous quel nom se cache ce malheureuxprince. Ce nom, j’en jurerais tu le connais, toi.

– C’est vrai, madame, dit Centurion définitivementdompté.

L’œil noir de Fausta eut une lueur, aussitôt éteinte.

– Ce nom ? fit-elle d’une voix calme.

– Don César, connu dans toute l’Andalousie sous le nom d’ElTorero, répondit Centurion sans hésiter.

Sans doute Fausta était bien loin de s’attendre à ce nom. Sansdoute aussi, la révélation de ce nom contrariait sérieusement desplans soigneusement élaborés. Sans doute enfin Centurion necomptait pas plus à ses yeux que le chien soumis qu’il avait juréd’être pour elle, car à l’énoncé de ce nom, prise d’une fureursoudaine, Fausta s’exclama :

– Tu as bien dit don César… l’amant de laGiralda !…

– Lui-même, fit Centurion étonné de son agitation.

Pâle de rage, Fausta se dressa toute droite et gronda :

– Ah ! misérable ! C’est maintenant que je les ailaissés aller, lui et la bohémienne, que tu me préviens ?… Jedevrais !…

Debout sur l’estrade, une main appuyée sur la table, l’autretendue dans un geste de menace, prise d’un accès de colèreeffrayant chez cette femme toujours si maîtresse d’elle-même,Fausta foudroyait du regard le malheureux Centurion terrifié qui,ne comprenant rien à cette fureur subite, se demandait si ellen’allait pas le poignarder à l’instant même ou le livrer aubourreau pour le punir d’il ne savait quelle faute.

– Madame, bégaya-t-il, je ne savais pas… Vous ne m’aviezpas interrogé.

Par un effort de volonté admirable, Fausta se calma subitement.Ses traits se rassérénèrent et reprirent leur expression habituellede calme et de force. Elle s’assit lentement et, le coude sur latable, le menton dans la paume de la main, les yeux perdus dans levague, elle réfléchit longuement, paraissant avoir oublié laprésence de Centurion qui, muet, retenant son souffle, respecta saméditation.

Enfin elle releva la tête, et très calme :

– Vous ne pouviez pas savoir, en effet, dit-elle.Maintenant, racontez-moi tout.

Auteurs::

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer