Pardaillan et Fausta

Chapitre 25OÙ LE CHICO SE DÉCOUVRE UN AMI

Le nain se pencha sur le chevalier et le toucha à l’épaule.

Celui-ci feignit se réveiller en sursaut. Il le fit d’unemanière si naturelle qu’El Chico s’y laissa prendre. Pardaillan semit aussitôt sur son séant et ainsi placé, il dominait encore d’unebonne moitié de tête le nain debout devant lui.

– Le Chico ? s’exclama Pardaillan, étonné.

Et d’un air apitoyé, il ajouta :

– Te voilà donc prisonnier aussi, pauvre petit ! Tu nesais pas quel horrible supplice nous est réservé.

– Je ne suis pas prisonnier, seigneur Français, dit leChico avec gravité.

– Tu n’es pas prisonnier ! s’écria Pardaillan, aucomble de l’étonnement. Mais alors que fais-tu ici,malheureux ? N’as-tu pas entendu : c’est la mort, unemort hideuse, qui nous attend.

Le Chico parut faire un effort, et d’une voix sourde :

– Je suis venu vous chercher, dit-il.

– Pour quoi faire ?

– Pour vous sauver, tiens !

– Pour me sauver ? Ah ! diable !… Tu saisdonc comment on sort d’ici, toi ?

– Je le sais, seigneur. Tenez, voyez !

En disant ces mots, le Chico s’approchait de la porte de fer et,sans chercher, il appuyait sur un des nombreux clous énormes quirivaient les plaques épaisses.

Le chevalier qui, sans bouger, le regardait faire, frémit ensongeant :

« Quel temps précieux j’aurais perdu en recherches vainesavant de songer à la porte ! »

Cependant la dalle s’était soulevée sans bruit.

– Voilà ! dit simplement le Chico.

– Voilà ! répéta Pardaillan avec son air le plus naïf.C’est par là que tu es venu pendant que je dormais ?

Le Chico fit signe que oui de la tête.

– Je n’ai rien entendu. Et c’est par là que nous allonsnous en aller ?

Nouveau signe de tête affirmatif.

– Tu n’es pas très bavard, remarqua Pardaillan, qui souriten songeant que l’instant d’avant, quand il se croyait seul, lenain s’était montré moins avare de ses paroles.

– Il vaudrait mieux partir tout de suite, seigneur, dit leChico.

– Nous avons le temps, dit Pardaillan avec flegme. Tusavais donc que j’étais enfermé ici ? Car tu m’as bien dit,n’est-ce pas, que tu étais venu me chercher ?

Cette question parut embarrasser le nain qui s’abstint d’yrépondre.

– Tu me l’as bien dit, pourtant, insista le chevalier.

– Je l’ai dit. La vérité est que si je vous cherchais,j’ignorais que vous fussiez ici.

– Alors pourquoi y es-tu venu ? Qu’yfais-tu ?

Toutes ces questions mettaient le nain dans un cruel embarras.Pardaillan ne paraissait pas le remarquer. El Chico aux aboislâcha :

– C’est ici mon logis, tiens !

Il n’avait pas plutôt dit qu’il regrettait ses paroles.

– Ici ? dit Pardaillan incrédule. Tu veux rire !Tu ne loges pas dans cette manière de sépulcre ?

Le nain fixa le chevalier. El Chico n’était pas un sot. Ilhaïssait Pardaillan, mais sa haine n’allait pas jusqu’àl’aveuglement. Sans le savoir, un vague instinct lui faisaitentrevoir confusément ce qui était beau, réprouver ce qui étaitlaid ou vil. S’il avait pu, il aurait tué Pardaillan en qui ilvoyait un rival heureux, et il n’eût éprouvé aucun remords de cemeurtre. Il avait cependant senti ce qu’il y avait eu de bas dansle fait de conduire son rival à la mort pour une somme d’argent. Etlui, pauvre diable, vivant de rapines ou de la charité publique, ilavait rejeté avec dégoût cet or primitivement accepté ! Ilhaïssait Pardaillan. Cependant, il avait rendu hommage à labravoure de son ennemi dormant paisiblement, ayant la mort à sonchevet. Il haïssait Pardaillan ; mais en considérant cettephysionomie étincelante de loyauté, et où il lui semblait démêlerune expression de pitié attendrie, il comprit d’instinct quel’homme possesseur d’une telle physionomie devait avoir le cœurtrop haut placé pour le trahir, lui chétif.

Il eut honte d’avoir hésité et, à la question de Pardaillan, ilrépondit franchement :

– Non, mais je loge ici.

Et il démasqua l’ouverture de son réduit et alluma sa chandelle.Pardaillan, qui avait sans doute son idée, pénétra derrièrelui.

– Bon ! fit-il, on se voit les yeux. C’est déjàmieux.

Avec un naïf orgueil, le nain levait sa chandelle pour mieuxéclairer les pauvres splendeurs de son logis. Il oubliait qu’enmême temps il éclairait en plein le sac d’or étalé sur les dalles.Il ne remarqua pas que les yeux de Pardaillan s’étaient aussitôtportés sur ce sac et qu’il avait eu un mince sourire à cettevue.

– C’est merveilleux ! admira le chevalier avec unecomplaisance qui fit rougir de plaisir le nain, interloquécependant de ne pas sentir vibrer en lui que de la haine. Maiscomment peux-tu vivre ainsi dans cette manière de tombeau ?ajouta Pardaillan.

– Je suis petit. Je suis faible. Les hommes ne sont pastoujours tendres pour moi. Ici, je suis en sûreté.

Pardaillan le considéra avec une expression apitoyée.

– On ne vient jamais te déranger ? fit-il,indifférent.

– Jamais !

– Ceux de la maison, là-haut ?

– Non plus. Personne ne connaît pas cette cache.Tiens ! il y en a des caches dans la maison que nul neconnaît, hormis moi.

Pour se mettre au niveau du nain debout, Pardaillan s’assitgravement à terre.

Et sans savoir pourquoi, le Chico désemparé fut touché de cegeste, comme il avait été touché du compliment sur son logis. Illui semblait que ce seigneur si brave et si fort ne consentait às’asseoir ainsi sur les dalles froides que pour ne pas l’écraser desa superbe taille, lui Chico si petit. Il croyait n’éprouver que dela haine pour ce rival, et il était tout effaré de sentir la haines’effacer ; il était stupide de sentir poindre en lui unsentiment qui ressemblait à de la sympathie ; il en étaitstupide et indigné contre lui-même aussi.

Sans trop savoir ce qu’il disait, peut-être pour cacher cetrouble étrange qui pesait sur lui, le petit homme dit :

– Seigneur, il est temps de partir, croyez-moi.

– Bah ! rien ne presse. Et puisque personne ne connaîtcette cache, comme tu dis, nul ne viendra nous déranger. Nouspouvons bien causer un peu.

– C’est que… je ne peux pas vous faire sortir par où jepasse d’habitude, moi.

– Parce que ?

– Vous êtes trop grand, tiens !

– Diable ! Alors ? Tu connais un autre chemin paroù je pourrai passer ? Oui !… Tout va bien.

– Oui, mais par ce chemin nous pouvons rencontrer dumonde.

– Ces souterrains sont donc habités ?

– Non, mais quelquefois, il y a des hommes, qui seréunissent là-dedans… Aujourd’hui, justement, il y a uneréunion.

Le nain parlait avec circonspection, en homme qui ne veut pasdire plus qu’il ne faut. Pardaillan ne le quittait pas des yeux, cequi ne faisait qu’augmenter sa gêne.

– Qu’est-ce que ces hommes, et que font-ils ? demandacurieusement le chevalier.

– Je ne sais pas, seigneur.

Ceci fut dit d’un ton sec. Pardaillan vit qu’il savait, maisqu’il n’en dirait pas plus long. Il était inutile d’insister. Ileut un léger sourire e murmura :

– Discret !

Et tout haut, avec cet air de naïveté aiguë auquel de plussubtils que le nain se laissaient prendre, sans le perdre devue :

– Sais-tu, dit-il, que j’étais condamné à mort ? Oui.Je devais mourir de faim et de soif.

Le nain chancela. Une teinte livide se répandit sur sonvisage.

– Mourir de faim et de soif, bégaya-t-il en frissonnant.C’est horrible !

– Oui, assez horrible, en effet. Tu n’aurais pas imaginécela, toi ? C’est une idée d’une princesse de ma connaissance…que tu ne connais pas, toi, heureusement pour toi.

En disant ces mots sur un ton très naturel, Pardaillan souriaitdoucement. Pourtant le nain rougit et détourna les yeux. Il luisemblait que l’étranger voulait lui faire sentir de quelleabominable action il s’était fait le complice. Et, frémissantd’horreur, il se disait :

« Ainsi les cinq mille livres que cette princesse m’adonnées, c’était pour faire mourir de faim et de soif leFrançais ! Et je l’ai livré ! Que dirait ma maîtresse sielle savait que j’ai été misérable à ce point ? Et cetteprincesse, que je croyais si bonne ! C’est donc un monstresorti de l’enfer ? »

Il ne se reconnaissait plus, le petit homme. Voici maintenantque des choses qu’il n’avait jamais soupçonnées jusque-là selevaient dans son esprit éperdu. Et il considérait avec un respectmêlé d’une terreur superstitieuse cet étranger qui, sans en avoirl’air, en souriant d’un air railleur, disait très simplement deschoses très simples qui, néanmoins, lui mettaient dans la tête desidées confuses, des idées qui lui faisaient mal, qu’il necomprenait pas très bien et qui heurtaient ses idéesaccoutumées.

Qui était donc cet homme qui, par la seule puissance du regard,par la fascination de ce sourire qui disait tant de choses étrangesalors que ses lèvres ne laissaient tomber que des paroles banales,qui était cet homme qui le troublait à ce point ?

Pourquoi, puisqu’il le haïssait – car il le haïssait de toutesses forces, tiens ! – pourquoi la pensée de l’affreuxsupplice, cette pensée qui eût dû le rendre joyeux, lesoulevait-elle d’horreur et de dégoût ? Pourquoi ? Qu’yavait-il donc en lui ?

Entre deux âmes également belles et pures, il y a des affinitéssecrètes qui font que, sans se connaître, elles se devinent ets’apprécient à leur juste valeur. Pardaillan ne connaissait pas lenain, il avait de bonnes raisons de croire qu’il lui devait d’avoirété placé dans la situation critique où il se trouvait. Pourquoin’éprouvait-il aucune colère contre lui ? Pourquoin’éprouva-t-il que de la pitié ? Pourquoi conçut-ilinstantanément le projet d’arracher cette petite créature inconnueà l’affreux désespoir où il la voyait sombrer ?Pourquoi ?

Le nain ne connaissait pas Pardaillan. Il avait de bonnesraisons de le haïr de haine mortelle. Pourquoi eut-il l’intuitionque cette raillerie aiguë, cette ingénuité narquoise n’étaientqu’un masque ? Comment devina-t-il que sous ce masque secachait la bonté, la pitié, la générosité, ledésintéressement ? Pourquoi, alors qu’il croyait n’avoir quela haine au cœur, se sentait-il attiré vers cet hommedétesté ? Pourquoi enfin – et ceci paraîtra peut-être unecontradiction ? – pourquoi ce sourire railleur avait-il le donde l’exaspérer, malgré qu’il vît qu’il n’y avait que bontédessous ? Pourquoi ? Comment ? Nous constatons. Nousne nous chargeons pas d’expliquer.

Il ne faudrait cependant pas croire que le nain se rendaitbénévolement, sans combat, à ces sentiments nouveaux qui naissaienten lui. Ils le déconcertaient trop, ces sentiments, pour qu’il pûts’y abandonner sans résister. Il se raidissait donc de toutes sesforces pour échapper à cette influence qu’il n’était pas éloigné decroire surnaturelle. Il s’excitait à la haine autant qu’il était enson pouvoir, et ce n’était pas sans colère, sans dépit et sans sedispenser à soi-même les malédictions et les injures qu’ilconstatait le néant de ses efforts. Et c’est lorsqu’il se sentaitsur le point de céder qu’il se révoltait et montrait une violencequ’il croyait sincère et dont n’était pas dupe le redoutablejouteur avec lequel il était aux prises.

Pour tout dire, aux mains de Pardaillan, le Chico était un peucomme un pur sang sauvage aux mains d’un écuyer consommé : ila beau se cabrer et ruer, la main souple et ferme, sans avoirbesoin de recourir à la cravache, l’oblige à se calmer et à suivredocilement le chemin par où elle veut le faire passer. Voyant qu’ilse taisait, le chevalier reprit, soudain grave :

– Tu vois de quel épouvantable supplice tu me sauves !Je ne suis pas riche, Chico, mais tout ce que j’ai, à compterd’aujourd’hui, t’appartient. Je veux que tu sois comme un petitfrère pour moi. Tu n’auras plus besoin de te terrer comme une bêtemauvaise. Le chevalier de Pardaillan veillera sur toi, et sachequ’il faut respecter ceux qu’il aime et estime. Voici ma main,Chico.

En disant ces mots, il tendit sa main loyale, et dans ses yeuxil y avait comme une lueur de malice.

Le nain hésita une seconde. Cet instinct particulier qui leguidait à son insu lui fit-il deviner cette imperceptiblemalice ? Nous ne saurions dire. Toujours est-il qu’il reculavivement et, comme s’il eût eu peur de se brûler au contact decette main qui se tendait à lui, largement ouverte, il cacha lasienne derrière son dos.

Pardaillan ne se fâcha pas. La pointe de malice du regards’accentua d’un léger sourire.

– Holà ! Chico, fit-il. Te croirais-tu trop grandseigneur pour serrer la main que voici ? Peste ! moncher, sais-tu qu’ils sont très rares ceux à qui je la tendsainsi.

– Ce n’est pas cela, balbutia le nain sans trop savoir cequ’il disait.

– Touche là, en ce cas !… Non ?… Serait-ce que tute crois indigne de serrer ma main ? fit Pardaillan d’un airdétaché, mais avec cet éternel sourire qui avait le don d’exaspérerle nain…

Le Chico regarda le chevalier en face, et d’une voix quitremblait de honte… ou de fureur :

– Et si cela était ? fit-il d’un air de bravade.

– Oh ! oh ! Quoi ! tu es indigne ? Tun’es pas le brave garçon que je croyais ? Quel crime as-tudonc commis ?

Le nain qui jusque-là s’était contenu, tiraillé qu’il était pardes sentiments contraires, éclata soudain.

– Je ne veux pas de votre amitié, cria-t-il, farouche. Jene veux pas de votre protection, ni toucher votre main. Je ne veuxrien de vous, rien, rien… C’est moi qui vous ai conduit ici, et jesavais qu’on voulait vous tuer… Je le savais, entendez-vous ?et on m’avait payé pour cette besogne… Oui, on m’avait donné cinqmille livres… et tenez, les voici ! ajouta-t-il en poussantd’un coup de pied furieux le sac qui vint rouler, à demi éventré,aux pieds de Pardaillan, devant qui les pièces d’ors’éparpillèrent.

– Tu as fait cela ? gronda Pardaillan.

– Je l’ai fait, tiens ! puisque je le dis ! fitle nain en soutenant fièrement son regard.

– Ah ! tu as fait cela ! fit Pardaillan glacial.Eh bien, tu peux faire ta prière, ta dernière heure est venue.

Et sans se lever, il abattit ses mains puissantes sur les frêlesépaules d’El Chico, qui ployèrent.

Devant la pitié qui éclatait parfois très visible sur le visagedu chevalier, le nain s’était trouvé paralysé, indécis, ne sachantà quelle résolution s’arrêter ni quelle contenance garder. Devantle sourire malicieux, la fureur avait grondé dans son cœur, car,malgré sa petite taille et sa faiblesse, il n’en était pas moinstrès chatouilleux.

Devant la colère et la menace – réelles ou simulées – ilretrouva le calme qui lui avait fait défaut jusque-là. Et comme lessentiments chez cet étrange personnage étaient poussés à leurextrême, il montra un sang-froid qui dénotait une bravoureremarquable.

Il ne fit pas un geste de défense. Il ne chercha pas à sedérober. Sous la pesée puissante, il eut cet orgueil de se raidirafin de ne pas ployer, et ses yeux se fixèrent, intrépides, fiers,provocants, sur ceux de son adversaire. Toute son attitude semblaitaller au-devant du coup mortel. Et peut-être était-ce là ce qu’ilsouhaitait.

Peut-être venait-il de trouver en un éclair la solutionvainement cherchée jusqu’alors : mourir étouffé, broyé par sonennemi.

Mourir, oui !… Mais du même coup son ennemi était perduaussi. Comment sortirait-il, après avoir tué le nain ? Ladalle du cachot, il est vrai, était soulevée. Mais après ?

L’escalier aboutissait à un cul-de-sac d’où il lui seraitimpossible de sortir, faute de connaître le secret qui ouvrait laparoi. Il n’aurait fait que changer de tombe, voilà tout. Et lenain ne pouvait se tenir d’éprouver un certain dédain pour ce rivalsi fort, si brave… mais si faible d’esprit qu’il ne comprenait pasqu’en tuant le nain maintenant, il se condamnait lui-même.

Mourir tout de suite ! Il ne demandait que cela,tiens ! Il perdait Juana, mais du moins l’autre ne l’avait pasnon plus !

Oui, décidément, c’était là la bonne solution. Mais…

Mais il arriva que le rival abhorré relâcha son étreinte. Ilarriva que l’ironie du regard avait fait place à une telle douceur,il arriva que cette physionomie, l’instant d’avant si menaçante etsi terrible, exprima une telle bonté, une telle mansuétude que leChico, qui le regardait bien en face, sentit son trouble lereprendre, et emporté malgré lui, comme il aurait crié :« Prenez garde ! » il dit doucement, sans chercher àse dégager :

– Si vous me tuez, comment sortirez-vous d’ici ?

– Peste ! c’est, par ma foi, très juste, ce que tu dislà ! Et moi qui n’y pensais plus ! Mais sois tranquille,tu ne perdras rien pour attendre, promit Pardaillan.

Ayant dit, il le lâcha tout à fait. Et voilà que, ce faisant,l’affolant sourire recommençait à se dessiner… Oh ! à peineperceptible ! Mais le Chico le devinait. Alors il regretta. Etcomme s’il eût voulu exciter la colère de cet homme déconcertant,il dit rudement :

– Venez donc. Et quand je vous aurai sauvé, moi, vouspourrez me tuer, vous. Je vous jure que je ne chercherai pas àéviter le coup dont vous me menacez.

Et plus bas, pour lui-même :

– Ce sera la délivrance !

– Tu souhaites donc la mort ?

Chico le regarda de travers. Il avait parlé bien bascependant : il avait entendu quand même, le diaboliquepersonnage. S’il voulait mourir, c’était son affaire, tiens !De quoi se mêlait-il là ? Enfin, puisqu’il avait stupidementlaissé passer l’occasion, il n’y avait plus qu’à aller jusqu’aubout.

– Venez, seigneur, dit-il froidement, tout à l’heure ilsera trop tard.

– Un instant, que diable ! Je suis curieux, moi. Jeveux savoir, d’abord, pourquoi tu m’as conduit à la mort.

Cette fois il était revenu en plein, le fameux sourire. Et deplus la voix avait ces vibrations railleuses qu’El Chico commençaità connaître.

Une flamme jaillit de ses yeux plantés droit sur les yeux dePardaillan et il exhala sa haine dans ce cri puéril :

– Parce que je vous déteste ! je vousdéteste !

Dans sa fureur il ne trouvait que ces trois mots, et il lesrépéta rageusement, en trépignant.

– Tu me détestes, tant que ça ? goguenarda Pardaillande plus en plus narquois.

– je vous déteste tant que si je n’avais promis de voussauver, je vous tuerais ! grinça le petit homme hors delui.

– Tu me tuerais ! railla Pardaillan, oui-dà ! Etavec quoi, pauvre petit ?

Le nain bondit jusqu’à son lit et en tira une dague cachée entreles deux matelas.

– Avec ceci ! cria-t-il en brandissant son arme.

– Tiens ! remarqua paisiblement Pardaillan, mais c’estma dague !

– Oui, dit El Chico avec une violence qui voulait être ducynisme. Pendant que vous escaladiez le mur, je vous l’aivolée ! volée ! volée !

Il râlait en prononçant ce mot et il paraissait éprouver uneâpre jouissance à se cingler avec.

Imperturbablement calme, Pardaillan dit :

– Eh bien, mais, puisque tu as une arme et puisque tu veuxma mort, tue-moi.

Et il le regardait, sans nulle raillerie, cette fois, avec unecertaine curiosité, eût-on dit.

Fou de fureur, le nain leva le bras.

Pardaillan ne fit pas un geste. Il continuait de le regarderfroidement, bien en face.

Le bras du nain s’abattit dans un geste foudroyant. Mais ce futpour jeter la dague à toute volée au fond du réduit, et ilgémit :

– Je ne veux pas ! Je ne veux pas !

– Pourquoi ?

– Parce que j’ai promis…

– Tu as déjà dit cela. À qui as-tu promis, monenfant ?

Rien ne saurait rendre la douceur affectueuse avec laquelle lechevalier prononça ces paroles. La voix était si chaude, sicaressante ; il se dégageait de toute sa personne des effluvessympathiques si puissantes et si enveloppantes qu’El Chico en futremué jusqu’au fond des entrailles. Son pauvre petit cœur,contracté à en étouffer, se dilata doucement et les larmesjaillirent, douces et bienfaisantes, cependant qu’une plaintemonotone, pareille au vagissement d’un tout petit, s’exhalait deses lèvres crispées :

– Je suis trop malheureux ! trop malheureux !trop !

« Bon ! pensa Pardaillan, il pleure : le voilàsauvé ! Nous allons pouvoir nous entendremaintenant. »

Il allongea les bras, attira le nain à lui, posa sa petite têtebaignée de larmes sur sa large poitrine, et avec des gestestendrement fraternels, il se mit à le bercer doucement, avec desparoles réconfortantes.

Et le nain qui de sa vie ne s’était connu un ami, le nain quin’avait jamais senti une affection se pencher sur sa détresse, lenain se laissait faire, ému d’une émotion infiniment douce, étonnéet émerveillé en même temps de sentir au contact de ce cœur nobleet généreux germer en lui la fleur d’un sentiment fait de gratitudeattendrie et d’affection naissante.

Et ceux qui ne connaissaient que la force redoutable,l’intrépidité froide, le courage indomptable, la parole cinglanteet la mine narquoise de cet être de beauté exceptionnelle quis’appelait le chevalier de Pardaillan, eussent été fort ébahiss’ils avaient pu voir avec quelle tendresse fraternelle il berçaitdans ses bras puissants, avec quelle bonté insoupçonnée ils’ingéniait à consoler ce petit déshérité, ce vagabond, cemendiant, inconnu la veille… et qui avait cherché à le faireassassiner.

Mais El Chico était un homme, tiens ! Il se raidit detoutes ses forces et parvint à enrayer la crise.

Doucement il se dégagea et regarda Pardaillan comme s’il nel’avait jamais vu. Il n’y avait plus ni colère ni révolte dans lesyeux du petit homme. Il n’y avait plus cette expression de mornedésespoir qui avait ému le chevalier. Il n’y avait plus dans cesyeux qu’un étonnement prodigieux : étonnement de ne plus sesentir le même, étonnement de ne pas reconnaître celui dont lecontact avait suffi pour opérer en lui une métamorphose qui lestupéfiait.

Maintenant qu’il ne le voyait plus avec les yeux de la haine, ilse disait en le regardant avec une naïve admiration :

– Il est beau, il est fort, il est brave. Il a quelquechose d’imposant dans la figure que je n’ai jamais vu à personne.Il me paraît plus grand et plus noble que le roi… Et il est bon…bon comme les saints dont j’ai vu les portraits dans la cathédrale.Comment pourrait-on ne pas l’aimer ?

Et comme Pardaillan le regardait avec un bon sourire, sans s’enapercevoir il sourit aussi, comme on sourit à un ami.

– Là ! fit joyeusement Pardaillan, c’est fini,n’est-ce pas ? Tu vois que je ne suis pas aussi mauvais diableque tu croyais. Allons, donne ta main et soyons bons amis.

Et de nouveau il tendit sa main à El Chico, qui baissa la tête,et honteux murmura :

– Malgré ce que j’ai fait et dit, vous voulez…

– Donne ta main, te dis-je, insista Pardaillan sérieux. Tues un brave garçon El Chico, et quand tu me connaîtras mieux, tusauras que je dis bien rarement ce que je viens de te dire.

Vaincu, le nain mit sa main dans celle du chevalier, où elledisparut, et murmura :

– Vous êtes bon !

– Chansons ! bougonna Pardaillan, j’y vois clair,voilà tout. Parce que tu ne te connais pas toi-même, il ne s’ensuitpas que je ne te connais pas, moi.

Les plus longues conversations du nain solitaire avaient lieuavec soi-même. Dans ces conditions, et bien qu’il fût d’esprit trèsouvert, on conçoit aisément que certaines tournures de phrases lelaissaient perplexe en ce qu’il ne saisissait pas très bien lesens. Il ne comprit pas tout à fait les dernières paroles duchevalier et les prit au pied de la lettre.

– Vous me connaissez ! s’écria-t-il très étonné. Quivous a renseigné ?

Gravement Pardaillan leva un doigt et, souriant comme on sourità un enfant :

– Mon petit doigt ! dit-il.

El Chico ouvrit de grands yeux et considéra son interlocuteuravec une crainte superstitieuse. L’impulsion qui le poussait verslui lui paraissait tellement surnaturelle qu’il n’était pas éloignéde le croire un peu sorcier.

– Ainsi donc, continua Pardaillan, causons un peu. Etn’oublie pas que je sais tout. Voyons, d’abord, pourquoi as-tuvoulu me faire tuer ? Tu étais jaloux, n’est-ce pas ?

Le nain fit signe que oui.

– Bien. Comment s’appelle-t-elle ? Ne fais pas labête, tu me comprends très bien. Si tu ne la nommes pas, je vais lanommer moi-même… Mon petit doigt est là pour me renseigner.

Le nain, qui avait hésité à répondre, vit qu’il ne lui seraitpas possible de se dérober. Il se résigna et laissa tomber cenom :

– Juana.

– La fille de l’hôtelier Manuel ?

– Oui.

– Il y a longtemps que tu l’aimes ?

– Depuis toujours, tiens !

Il n’y avait pas à se méprendre sur la sincérité de cetteréponse. Pardaillan sourit et continua :

– Lui as-tu dit que tu l’aimais ?

– Jamais ! s’écria El Chico scandalisé.

– Si tu ne lui dis pas, comment veux-tu qu’elle le sache,nigaud ? fit Pardaillan amusé.

– Je n’oserai jamais.

– Bon ! le courage te viendra un jour. Continuons. Tuas cru que je l’aimais, hein ! et tu m’as détesté ?

– Ce n’est pas tout à fait cela.

– Ah ! Qu’est-ce alors ?

– C’est Juana qui vous aime.

– Tu es un niais, El Chico.

– C’est vrai, répondit El Chico avec tristesse, car ilsongeait au chagrin de Juana. C’est vrai, un grand seigneur commevous ne peut avoir rien de commun avec la fille d’un hôtelier.

– Tu crois cela, toi ?

– Tiens !

– Eh bien ! dit gravement Pardaillan, tu te trompes.Et la preuve en est qu’un grand seigneur comme moi a épouséautrefois une cabaretière.

– Vous vous moquez, seigneur, fit El Chico, incrédule.

– Non, mon cher, je dis la pure vérité, fit Pardaillan,avec une émotion profonde.

Et parlant plutôt pour lui-même que pour le nain, ilreprit :

– Avant d’être madame de Pardaillan, comtesse de Margency –car je suis comte de Margency, et si je te le dis ce n’est certespas pour en tirer vanité – avant d’être comtesse de Margency, donc,cet ange de bonté et de pur dévouement, que la mort m’a ravie,avait été simplement la belle Huguette, hôtesse de laDevinière, auberge fameuse à Paris et que tu ne sauraisconnaître, toi qui n’es jamais sorti de Séville, jolie ville, mafoi, mais où l’on ne sait pas manger comme à Paris, morbleu !Tu vois bien que ce que tu croyais une bonne raison n’était qu’unesottise.

– Ce peut-il ! s’écria El Chico ébahi. Quel hommeêtes-vous donc ?

– Je suis un grand seigneur… C’est toi qui l’a dit, fitPardaillan avec son air figue et raisin.

– Alors, fit El Chico en pâlissant, vous pourriez…

– Quoi donc ?

– Épouser Juana.

– Non, par tous les diables ! Pour deux raisons, dontla première, qui suffirait à elle seule, est que je ne l’aime paset ne l’aimerai jamais. Oui, mon cher, tu as beau rouler des yeuxféroces, c’est ainsi. Parce que cette petite Juana t’apparaît commeune reine de beauté, il ne s’ensuit pas qu’il en doive être ainsipour tout le monde. Juana, j’en conviens, est une délicieuseenfant, pleine de grâce et de charme, qui ressemble assez à unepetite marquise déguisée en cabaretière – quant tu auras fini de tepâmer d’aise ! ce n’est pas de toi que je parle, il mesemble ! Quoi qu’il en soit, il faut en prendre tonparti : je ne l’aime ni l’aimerai mie.

Et avec une mélancolie poignante qui bouleversa le nain et leconvainquit plus et mieux que n’aurait pu faire un longdiscours :

– Mon cœur est mort, il y a longtemps, longtemps, vois-tu,petit.

– Pauvre Juana ! soupira El Chico.

– Je n’ai jamais vu d’animal aussi capricant et biscornuque cet animal qu’on appelle un amoureux, éclata Pardaillan avecune fureur comique. En voici un qui, tout à l’heure, me voulaitpoignarder pour que sa Juana ne soit pas à moi. Et maintenant ilmugit comme veau à l’abattoir parce que je n’en veux pas. Tripes dupape ! tu ne sais donc pas ce que tu veux ?

Le nain rougit, mais se tut.

– Enfin, que veux-tu dire avec ton pauvre Juana ?

– Elle vous aime, dit tristement El Chico.

– Tu me l’as déjà dit. Et moi je te dis qu’elle ne m’aimepas, mort de tous les diables ! Elle ne m’aime pas plus que jene l’aime !

Le nain bondit. Ses traits exprimèrent un tel ahurissement quePardaillan éclata de son bon rire sonore.

– Malgré ce que ton étonnement a de flatteur pour monamour-propre, fit-il malicieusement, c’est tout de même tel que jete le dis : Juana ne m’aime pas.

– Cependant…

– Cependant elle t’a dit qu’elle mourrait de ma mort.

– Quoi !… Vous savez ?…

– Mon petit doigt, t’ai-je dit. Malgré tout, je maintiensce que j’ai dit.

– Serait-ce possible ! bredouilla le nain qui n’osaits’abandonner à la joie.

Pardaillan haussa les épaules.

– Voyons, reprit-il, as-tu confiance en moi ?

– Oh ! fit El Chico avec un élan de tout son être.

– Bon ! en ce cas, laisse-moi faire. Aime ta Juana detout ton cœur, comme tu l’as fait jusqu’à ce jour, et ne t’occupepas du reste, j’en fais mon affaire.

– Mais vous êtes donc le bon Dieu ? fit naïvement lenain en joignant les mains avec extase. Et quand je pense que j’aiété assez misérable pour…

– Tu vas dire encore des sottises, interrompit Pardaillan.Maintenant que nous nous sommes expliqués, filons.

Le nain se précipita et ramassa la dague qu’il tendit àPardaillan en disant :

– Prenez-là, nous courons le risque de rencontrer du mondemaintenant. Quel dommage que vous n’ayez plus votre épée !

– On tâchera de se tirer d’affaire avec ceci, fittranquillement Pardaillan en plaçant avec une satisfaction visiblela lame dans sa gaine.

– Allons, dit El Chico, le voyant prêt.

– Un instant, petit. Et cet or ? Tu ne vas pas lelaisser là, je suppose ?

– Que faut-il en faire ?

Le nain posait cette question avec une candeur qui fit sourirele chevalier. Il semblait dire que lui seul, désormais, avait ledroit de donner ses ordres.

– Il faut le ramasser et le serrer soigneusement dans lecoffre que voici, dit Pardaillan. Ne te faut-il pas une dot pour temarier ?

Le nain pâlit et rougit tour à tour.

– Quoi ! fit-il avec un tremblement convulsif, vousespérez ?…

– Je n’espère rien. Qui vivra verra.

Le nain hocha la tête et, considérant les pièces répandues surles dalles :

– Cet or !… murmura-t-il avec une mouesignificative.

– Je vois où le bât te blesse, sourit Pardaillan. Voyons,pourquoi t’a-t-on donné cet or ?

– Pour vous conduire à la maison des Cyprès.

– Tu m’y as conduit, je pense, puisque j’y suis encore.

– Hélas ! soupira El Chico, honteux.

– Tu as donc rempli ton engagement. Cet or est bien à toi.Ramasse-le, et, encore un coup, ne t’occupe pas du reste.

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