Pardaillan et Fausta

Chapitre 17OÙ BUSSI-LECLERC VERSE DES LARMES

Pardaillan était entré dans le palais à neuf heures du matin.Quand il en sortit, la nuit était venue.

Comme on était en été, à une époque où les jours sont encorelongs, il calcula mentalement qu’il avait dû passer de huit à neufheures à errer dans les couloirs et les souterrains, et sur ceshuit à neuf heures, il en avait bien passé trois ou quatre dans lecercueil.

– Je voudrais bien voir la figure que feraitM. d’Espinosa si on lui infligeait pareil supplice,maugréait-il en s’éloignant à grands pas. La nasse métallique oùm’enferma, l’an passé, la douce Fausta, comparée au séjour que jeviens de faire, était un lieu de délices. Cordieu ! l’horribleinvention ! Comment ne suis-je pas devenu fou ? Est-ilpossible que des êtres humains puissent avoir l’idée d’infliger detels supplices à leurs semblables ?… Décidément, M. monpère avait grandement raison, lorsqu’il me disait :« L’humanité, chevalier, n’est qu’un vaste troupeau de loups.Malheur à l’honnête homme qui s’aventure au milieu de cetroupeau ! Il sera déchiré, dévoré, mis enpièces !… »

Et c’était admirable que cet homme pût garder une telle luciditéd’esprit après une de ces hideuses aventures auxquelles succombentles cerveaux les plus fermes.

Cependant on ne supporte pas impunément de telles secousses sansque le physique s’en ressente un peu. Si Pardaillan, avec cetteforce de caractère qui faisait de lui un être vraimentexceptionnel, avait pu reconquérir assez de calme et de sang-froidpour philosopher non sans ironie, il n’avait pu retrouver avec lamême facilité ses forces épuisées.

Il était livide, avec quelque chose de hagard au fond desprunelles, et il marchait en titubant comme un homme ivre.

Et tout en se hâtant par les rues désertes et obscures, car lanuit était tout à fait venue, il bougonnait :

– C’est la faim qui m’affaiblit et me fait tituber ainsi.Maître Manuel, la perle des hôteliers d’Espagne, n’aura, je crois,jamais assez de provisions dans son auberge de La Tourpour apaiser la fringale qui me dévore.

Et il rédigeait mentalement un de ces menus à faire reculerGargantua lui-même.

Si Pardaillan eût été moins affamé, moins déprimé physiquement,il se fût sans doute aperçu que depuis sa sortie du palais quatreombres s’étaient attachées à ses pas et le suivaient à distancerespectueuse avec une patience inlassable.

Mais Pardaillan, nous l’avons dit, ne rêvait pour le moment queripaille et beuverie. La vérité nous oblige à dire qu’il en avaitréellement besoin. Aussi, plus la route lui paraissait longue etpénible, et plus s’allongeait le menu qu’il élaborait dans satête.

Mais si le chevalier ne remarqua rien, nous qui savons, nousavons pour devoir de renseigner le lecteur, et c’est pourquoi nousle prions de revenir quelques heures en arrière, au moment précisoù Bussi-Leclerc quittait Fausta, bien décidé à occire Pardaillanaprès s’être fait attribuer le commandement des troisordinaires.

Bussi-Leclerc était un maître en fait d’armes dont la réputationétait solidement établie par plus de vingt duels où il avaittoujours blessé ou tué son homme… sans compter ses innombrablesassauts avec tous les maîtres prévôts, spadassins et traîneurs derapière les plus réputés, assauts dont il était toujours sortivainqueur.

Cette réputation de maître invincible, c’était l’orgueil, lagloire, l’honneur de Bussi-Leclerc. Il y tenait plus qu’à tout.Pour maintenir intacte cette réputation, il eût sans hésitersacrifié sa fortune, sa situation politique, sa vie et son honneurmême.

Or, cette réputation avait lamentablement sombré le jour oùPardaillan l’avait, comme en se jouant, désarmé devant témoins.

Désarmé ! lui ! Bussi-Leclerc l’invincible ! Ilen avait pleuré de rage et de honte.

Le plus terrible, c’est qu’après avoir subi cette douloureusehumiliation, il avait longuement et savamment étudié la passe dansla solitude de la salle d’armes. Et sûr enfin de tenir à fond lecoup préalablement et victorieusement expérimenté sur tout ce quiavait un nom dans l’art de manier une épée, il s’était àdifférentes reprises mesuré avec son vainqueur – une fois même,dans des conditions étranges et fantastiques, toutes à son avantageà lui, Bussi-Leclerc – et, dans toutes ces rencontres, il s’étaitfait honteusement désarmer.

La dernière mésaventure de ce genre lui était arrivée récemment,en Espagne même, au moment où ayant rejoint Fausta, il s’étaitinopinément heurté à Pardaillan, qu’il avait bravement attaqué. CarBussi était brave, très brave.

Cette mésaventure lui avait été plus douloureuse encore que lesprécédentes, parce qu’à la suite de cette rencontre – la quatrième– qu’il était venu chercher si loin, il avait dû s’avouer lui-mêmeque jamais il n’arriverait à toucher ce diable d’homme qui, parsurcroît, se faisait un malin plaisir de le ménager.

Car Bussi-Leclerc, ne pouvant parvenir à toucher l’infernalPardaillan, en était arrivé à désirer qu’un coup mortel l’étendîtraide sur le carreau, lui, Bussi, préférant la mort à ce qu’ilconsidérait comme un déshonneur.

Pardaillan, c’était donc le déshonneur vivant de Bussilui-même.

– Or puisque Pardaillan – et que la foudre m’écrase àl’instant même si je sais pourquoi ! – s’obstine à ne pas memeurtrir, il faut bien que ce soit moi qui le meurtrisse !rageait Bussi-Leclerc, en arpentant à grands pas sa chambre.

« Oui, mais comment l’atteindre ? Chaque fois que jecroise le fer avec lui, mon épée, comme si la carogne trouvait ledésir de montrer sa grâce et sa légèreté, s’envole d’elle-même ets’en va parader dans les nues. C’est à croire que le diable luiprête ses ailes, et au fait… j’y pense… il y aurait de la magielà-dessous que je n’en serais pas étonné. »

Et le brave Bussi, frissonnant à cette pensée d’une interventiondes puissances infernales, content tout de même d’avoir trouvécette explication, qui lui paraissait très sincèrement plausible,de ses multiples défaites, n’en continuait pas moins à cherchercomment il pourrait occire Pardaillan. Et il mâchonnaitfurieusement :

– Tête et ventre ! mort du diable ! il faudra quej’en arrive là, moi, Bussi !

Bussi-Leclerc était un bretteur, un spadassin, un homme sans foini loi… mais il n’était pas un assassin !

Et c’était la pensée d’un assassinat qu’il traduisait par cesmots : « en arriver là », c’était cela quil’enrageait, qui le faisait verdir de honte et le plongeait dansdes accès de fureur indescriptibles.

– Et pourtant, songeait-il en sacrant et en assénant defurieux coups de poing sur les meubles, pourtant je ne vois pasd’autre moyen.

Et peu à peu cette idée d’un assassinat, contre laquelle il serévoltait, s’insinuait en lui. Il avait beau la chasser, ellerevenait, tenace, tant et si bien qu’il finit pars’écrier :

– Eh bien, soit ! descendons jusque-là s’il lefaut !… Aussi bien, il ne m’est plus possible de continuer àvivre ainsi, et tant que cet homme vivra, la pensée de mondéshonneur m’assassinera de rage ! Allons !…

Et tout en se couvrant d’injures et d’invectives, tout en sechargeant lui-même d’imprécations à faire frémir tout un corps degarde, il ceignit son épée et sa dague, s’enveloppa dans sonmanteau, et à grands pas, en maugréant toutes sortes de jurons etde malédictions, il s’en fut chercher les trois ordinaires qu’ilemmena incontinent.

Il était environ sept heures du soir lorsqu’ils arrivèrent àl’Alcazar, où Bussi s’informa.

– Je ne crois pas que M. l’ambassadeur de S.M. le roi de Navarre soit sorti, lui répondit l’officier qu’ilinterrogeait.

Bussi eut un tressaillement de joie, et il songea :« Aurais-je cette bonne fortune de trouver la besognefaite ? Si pourtant le maudit Pardaillan était proprementoccis dans quelque recoin du palais !… Je n’en serais pasréduit à un assassinat, moi, Bussi ! »

Frémissant d’espoir, il entraîna ses trois compagnons. Tousquatre se blottirent dans une encoignure de la place qu’on appelleaujourd’hui plaza del Triumfo, et ils attendirent. Leur attente nefut pas longue. Un Peu avant huit heures, Bussi-Leclerc eut lechagrin de voir Pardaillan bien vivant traverser la place entitubant, ce qui arracha une imprécation à Bussi quigrinça :

– Par les tripes de messire Satan ! non seulement cepapelard d’Espinosa l’a laissé échapper, mais encore il me semblequ’il l’a traité magnifiquement, car l’infernal Pardaillan meparaît avoir bu copieusement !

Ils lui laissèrent prudemment prendre une certaine avance, puisils se lancèrent à sa poursuite, se glissant le long des maisons,se faufilant sous les arcades, se tapissant dans lesencoignures.

Plus d’une fois déjà ils auraient pu l’assaillir et lesurprendre avec des chances de succès. Mais Bussi-Leclerc manquaitde résolution. Quoi qu’il en eût et malgré qu’il se couvritlittéralement d’injures variées et d’exhortations forcenées, ilhésitait toujours à frapper par derrière, et lorsqu’enfin il allaitagir, il constatait, non sans une secrète satisfaction quel’occasion était momentanément perdue.

Cependant, sans se douter de la poursuite dont il était l’objet,le chevalier s’était engagé sur les quais, lieu propice, s’il enfût, à l’exécution d’un mauvais coup. On eût pu croire qu’ilcherchait à faciliter la besogne des assassins. La vérité est quenouveau venu dans la ville, ne connaissant que ce chemin, que luiavait indiqué Cervantès, Pardaillan, avec son habituelleinsouciance du danger, n’avait pas cru devoir se mettre à larecherche d’un chemin plus sûr.

D’ailleurs il enrageait de faim et de soif et n’aspirait qu’às’asseoir au plus tôt devant une table plantureusement garnie. Dèslors, à quoi bon perdre du temps par des voies inconnues.

Or, comme il allait d’un pas qui se faisait plus ferme et plusassuré le long des quais encombrés et déserts, une ombre, surgied’un coin sombre, se dressa devant lui, et une voix glapitlamentablement :

– Por Christo crucificado, una limosna ! (Lacharité, au nom du Christ crucifié !)

Tout autre que Pardaillan, à pareille heure et en pareil lieu,se fût prudemment écarté. Mais Pardaillan, en général, n’avait pasles idées préconçues de tout le monde. Dans ce cas particulier,nouvellement échappé, comme par miracle, à une mort affreuse, ileût considéré comme une mauvaise action de ne pas soulager unemisère, si anormales que fussent les conditions dans lesquelleselle se présentait à lui.

Il se fouilla donc vivement. Mais ce faisant, par une habitudedevenue chez lui comme une seconde nature, il étudiait d’un coupd’œil pénétrant la physionomie du mendiant nocturne.

Ce mendiant, quoi qu’il se tînt courbé humblement, paraissaittaillé en athlète. Il était couvert de haillons sordides. Une rudetignasse lui couvrait le front, cependant que le bas du visageétait enfoui sous un épaisse barbe noire, inculte.

Il sembla au chevalier qu’il avait déjà vu quelque part ces yeuxfuyants. Mais ce ne fut qu’une impression vague et fugitive. Cettephysionomie rébarbative lui parut complètement inconnue de lui etil tendit une pièce d’or au mendiant ébloui qui se courba jusqu’àterre en égrenant tout un chapelet de bénédictions.

Pardaillan, son obole donnée, passa avec un geste de vaguecompassion.

Dès que le chevalier eut tourné le dos, le mendiant se redressabrusquement.

Sa face humble et implorante l’instant d’avant paraissaitmaintenant terrible. Ses yeux étincelaient d’une joie sauvage etses lèvres avaient ce rictus du fauve couvant sa proie. Son bras seleva dans un geste foudroyant, et une lame courte, large, acérée,jeta dans la nuit une lueur blafarde.

Les quatre assassins à la piste virent le geste imprévu – gestemortel – du mendiant. Ils s’immobilisèrent, se tapirent dansl’ombre, témoins muets et haletants du meurtre qui allaits’accomplir sous leurs yeux. Et Bussi-Leclerc, dans un accès dejoie délirante, hoqueta :

– Mort du diable ! s’il nous débarrasse de Pardaillan,la fortune de ce mendiant est faite !

Au même instant, le chevalier pensait :

– Où diable ai-je vu ces yeux-là ?… Et cettevoix !… Il me semble l’avoir entendue déjà !…

Et, machinalement, il se retourna.

Le bras armé du mendiant ne retomba pas. Il se courba plus basque jamais et nasilla éperdument :

– Mil gracias, señor !… Muchas gracias,señor !… (Grand merci, seigneur !)

Pardaillan n’avait rien remarqué. Il reprit sa route en haussantles épaules et murmura à part lui :

– Bah ! tous ces mendiants se ressemblentici !

Bussi-Leclerc, lui, eut un juron furieux et gronda :

– Brute !… Il le laisse échapper !

Et, toujours suivi des trois ordinaires, il reprit sa chasse,résolu à faire payer la déconvenue qu’il venait d’éprouver par unemagistrale correction appliquée en passant au trop maladroitmendiant.

Mais il eut beau regarder et chercher dans l’ombre, le mendiantavait disparu comme par enchantement.

Pendant ce temps, Pardaillan avait dépassé la Tour de l’Or ets’était engagé dans la rue étroite et sombre où était situéel’auberge de la Tour, dont il apercevait, non loin de là, leperron, faiblement éclairé de l’intérieur.

– Il faut en finir ! grogna Bussi-Leclerc au paroxysmede la rage.

Pardaillan avançait insoucieusement. Derrière lui, Bussi, ladague au poing, allait de ce pas souple et silencieux qu’ont lesgrands félins à l’affût. Quelques pas encore le séparaient del’homme qu’il haïssait. Il se ramassa sur lui-même et, la daguelevée, il franchit d’un bond la distance en rugissant :

– Enfin ! je te tiens !

À cet instant précis, une voix jeune et vibrante cria dans lesilence de la nuit :

– À vous, monsieur de Pardaillan ! Prenezgarde !

Au même moment Bussi-Leclerc reçut une violente bourrade qui lefit trébucher dans son élan. De son côté, Pardaillan s’était jetébrusquement de côté, en sorte que le coup, au lieu de l’atteindreentre les deux épaules, ne fit que l’effleurer au bras.

En même temps, un homme jeune se plaçait au côté du chevalier etle couvrait de sa rapière. Pardaillan reconnut aussitôt cetintrépide défenseur. Il eut un sourire moitié attendri et moitiérailleur, et murmura en dégainant, sans se presser :

– Don César !

El Torero, car c’était bien lui qui venait d’arriver si fort àpropos pour détourner le coup de poignard de Bussi, demanda avecune anxiété qui toucha profondément le chevalier :

– Vous n’êtes pas blessé, monsieur ?

– Non, mon enfant, rassurez-vous, fit doucement lechevalier.

– Par la Trinité sainte ! j’ai eu peur, monsieur, ditdon César.

Et il se mit à rire de bon cœur.

Pendant ce bref dialogue, Montsery, Chalabre et Sainte-Maline,qui s’étaient laissé distancer par Bussi, accouraient l’épée haute.Bussi-Leclerc lui-même qui, emporté par son élan, était allé roulersur les cailloux pointus qui pavaient la rue, se relevait ensacrant comme un païen et tous quatre ils chargèrent avecensemble.

Pardaillan, dès qu’il s’était trouvé l’épée à la main, enprésence d’un danger matériel, bien défini, avait instantanémentretrouvé toute sa vigueur et surtout ce calme et ce sang-froid quile faisaient si redoutable dans l’action.

Il avait du premier coup d’œil reconnu à qui il avait affaire,et en voyant les quatre charger, il dit tranquillement à donCésar :

– Adossons-nous contre cette maison… Ces braves ne serontpas tentés de nous prendre par derrière.

La manœuvre s’accomplit avec promptitude et décision et lorsqueles quatre foncèrent ils trouvèrent deux pointes longues et acéréesqui les reçurent sans faiblir.

Les choses se trouvaient changées, tout au désavantage des troisordinaires et de Bussi écumant. L’intervention soudaine et imprévuede don César faisait avorter piteusement leur coup. Il ne pouvaitplus être question d’atteindre Pardaillan, et bien qu’ils fussentquatre contre deux, ils se sentaient en infériorité.

En effet, les séides de Fausta n’ignoraient pas que Pardaillan,à lui seul, était parfaitement de force à les battre tous lesquatre réunis. Ils savaient qu’ils ne pouvaient l’avoir que par uncoup de traîtrise.

Or, non seulement Pardaillan était maintenant sur ses gardes etleur faisait face avec sa vigueur accoutumée, mais encore, pourcomble, voici qu’un inconnu, tombé ils ne savaient d’où, venaitbravement seconder les efforts de celui qu’ils croyaient tenir. Etle pis est que cet inconnu de malheur paraissait manier son épéeavec une maîtrise incontestable. C’était vraiment jouer demalheur.

Non seulement Pardaillan leur échappait du coup, mais encore ilsauraient bien du mal à sauver leur peau, car il était évident quePardaillan n’allait pas les ménager. Au bout du compte ils setrouvaient pris alors qu’ils croyaient prendre.

Ces réflexions, plutôt mélancoliques, traversèrent comme unéclair le cerveau des quatre compagnons. Néanmoins, comme ilsétaient braves, somme toute, comme leur amour-propre se trouvaitengagé, pas un instant la pensée ne leur vint d’abandonner lapartie et ils attaquèrent fougueusement, résolus à se tirer trèshonorablement de ce mauvais pas ou à y laisser leur peau.

Cependant, de sa voix railleuse, Pardaillan disait :

– Bonsoir, messieurs !… Vous voulez donc me meurtrirun peu ?

– Monsieur, fit Sainte-Maline en lui portant un coup droit,d’ailleurs paré avec une remarquable aisance, monsieur, nous vousavons averti pas plus tard que ce matin.

– C’est juste, monsieur, reprit Pardaillan, cette fois sansnulle raillerie, je me souviens… Je me souviens même si bien que,vous le voyez, je ne peux me résoudre à toucher des gentilshommesqui se sont comportés si galamment avec moi ce matin même.

En effet, chose incroyable, qui stupéfiait don César et faisaithurler Bussi, rouge de honte, étranglant de fureur, Pardaillan nerendait aucun coup. Il avait l’œil à tout ; son épée, quiparaissait animée d’une vie intelligente, se trouvait partout à lafois, mais c’était pour parer comme en se jouant et non pourattaquer. Et cela ne lui suffisant pas encore, après s’être renducompte que don César était un second digne de lui, il lui disait desa voix mordante :

– Cher ami, faites comme moi, ménagez ces messieurs, cesont de braves gentilshommes.

Et le toréador, maintenant amusé, faisait comme lui, secontentait de parer, couvert d’ailleurs par l’épée étincelante etmagique du chevalier qui trouvait moyen de parer même les coupsdestinés à son second qui, sans lui, eût été touché à deux reprisesdifférentes.

Et Pardaillan ne disait pas un mot à Bussi. Il ne paraissait pasmême l’avoir vu.

Ils étaient près du patio de l’auberge. Au bruit, la portes’était ouverte, Cervantès était apparu dans l’entrebâillement. Ilavait mis tout de suite l’épée à la main et avait voulu se rangerauprès de ses deux amis, mais le chevalier l’avait cloué sur placeen disant paisiblement :

– Ne bougez pas, cher ami… Ces messieurs seront tôtlassés.

Et Cervantès, qui commençait à connaître Pardaillan, n’avait pasbougé. Mais il gardait l’épée à la main, prêt à intervenir à lamoindre défaillance.

Et, à la lueur de la lune, sous un ciel constellé d’étoiles,Manuel, l’hôtelier, et des consommateurs accourus derrièreCervantès assistèrent effarés à ce spectacle fantastique de deuxhommes – d’un seul homme eût-on aussi bien pu dire, tant l’épée dePardaillan se multipliait, était à tout et partout à la fois –tenant tête à quatre forcenés, hurlant, jurant sacrant, bondissant,frappant à droite, à gauche, de la pointe, du revers des coupsfurieux, imperturbablement parés, jamais rendus.

Et s’adressant toujours à Chalabre, Sainte-Maline etMontsery :

– Messieurs, disait Pardaillan, de sa voix paisible, quandvous serez fatigués, nous arrêterons. Remarquez toutefois que jepourrais en finir tout de suite en vous désarmant l’un aprèsl’autre. Mais ceci est une honte que je ne veux pas infliger à degalants hommes tels que vous.

Il faut dire, pour être juste, que les trois ordinaires, encontinuant cet étrange combat, avaient compté que Pardaillanfinirait par se piquer au jeu et rendrait enfin coup pour coup. Dèsqu’ils virent qu’ils s’étaient trompés et que leurs adversairess’obstinaient sans que rien pût les faire changer d’attitude, leurardeur se refroidit considérablement, et bientôt Montsery, quiétant le plus jeune était toujours le plus primesautier dans sesmouvements, abaissa son épée en disant :

– Mordiable ! je ne saurais continuer la lutte dansces conditions.

Et il rengaina sans attendre l’assentiment de sescompagnons.

Comme s’ils n’eussent attendu que ce signal, Chalabre etSainte-Maline firent de même, et s’inclinant galamment :

– Nous rougirions de nous obstiner, fit Sainte-Maline.

– D’autant que cela pourrait aller longtemps ainsi, ajoutaChalabre.

Pardaillan attendait sans doute ce geste, car il réponditgravement :

– C’est bien, messieurs.

Alors, alors seulement, il parût apercevoir Bussi qui nedésarmait pas, lui, et écartant d’un geste don César, il marchadroit à l’ancien gouverneur de la Bastille. Et tandis qu’ilavançait avec un calme terrible, parant toujours, Bussi reculait.Et en reculant, Bussi, les yeux exorbités fixés sur les yeux dePardaillan, y lisait le sort qui l’attendait, et dans son esprit endélire, il clama :

– Ça y est !… Il va me désarmer encore…toujours !…

Et cela lui parut inéluctable. Il comprit si bien que rien aumonde ne saurait lui épargner cette dernière humiliation qu’ilsentit son cerveau chavirer. Il eut autour de lui ce regardangoissé de la bête aux abois. Brusquement il baissa la pointe desa rapière et râla dans un sanglot atroce :

– Pas ça ! pas ça !… Tout, hormis ça !…

Alors Chalabre, Montsery, Sainte-Maline, qui n’aimaient pasBussi-Leclerc, mais du moins rendaient hommage à sa bravoureindomptable, virent avec une émotion poignante le spadassin jeterlui-même son épée à toute volée derrière lui et se ruer têtebaissée sur la pointe de la lame de Pardaillan, en hurlantdésespérément :

– Tue-moi !… Mais tue-moi donc !

Si Pardaillan n’avait écarté précipitamment son fer, c’en étaitfait de Bussi-Leclerc.

Alors, voyant que Pardaillan dédaignait de le frapper,Bussi-Leclerc, comme un fou, s’arracha les cheveux, se meurtrit lafigure à coups d’ongles et criant :

– Oh ! démon ! il ne me tuera pas !…

Pardaillan s’approcha de lui jusqu’à le toucher, et avec unaccent où il y avait plus de tristesse que de colère :

– Non, je ne vous tuerai pas, Jean Leclerc.

Et Bussi se mordit les poings jusqu’au sang, car en l’appelantLeclerc tout court Pardaillan lui infligeait encore une humiliationcuisante. On sait, en effet, que le maître d’armes s’appelaitLeclerc simplement, et que, de son autorité privée, il avait ajoutéà son nom celui de Bussi, en mémoire du fameux Bussi d’Amboise. Or,Jean Leclerc, devenu Bussi-Leclerc, tenait essentiellement à cequ’on lui donnât ce nom qu’il se targuait, non sans orgueil,d’avoir illustré – à sa manière. Et s’il acceptait encore qu’onl’appelât Bussi, en revanche il ne tolérait pas qu’on l’appelâtLeclerc.

Pardaillan, impassible, reprit :

– Je ne vous tuerai pas, Leclerc, et pourtant j’en auraisle droit… À chacune de nos rencontres, vous avez voulu me tuer.Moi, j’ai toujours agi sans haine avec vous… Je me suis contenté deparer vos coups et de vous désarmer, ce que vous ne pouvez mepardonner. Je vous ai connu geôlier et j’ai été votre prisonnier.Je vous ai vu sbire et vous avez voulu me faire arrêter, sachantque ma tête était mise à prix. Aujourd’hui, vous avez descendu unéchelon de plus dans l’ignominie[18] et vousavez voulu m’assassiner, lâchement, par derrière. Oui, certes,j’aurais le droit de vous tuer, Jean Leclerc !

– Mais tue-moi donc ! répéta Bussi affolé.

Pardaillan secoua la tête et, froidement :

– Je comprends votre désir, dit-il, mais ce serait vraimenttrop simple… et au surplus je ne suis pas un assassin, moi !Mais pour tant de férocité, unie à tant de félonie contre moi quine vous ai jamais rien fait… si ce n’est d’exercer vos jambes… j’aidroit à plus et à mieux que le coup de dague que vous implorez. Orma vengeance, la voici : je vous fais grâce, Leclerc… Maissachez-le bien, si vous aviez eu le courage d’affronter mon fer, sivous m’aviez combattu loyalement, vaillamment, comme ungentilhomme, cette fois-ci je ne vous eusse pas désarmé etpeut-être même vous eussé-je fait la grâce de vous toucher… Maisvous vous êtes désarmé vous-même. Leclerc, vous vous êtes dégradévous même… Restez donc ce que vous avez voulu être.

Bussi fit entendre un râle étouffé et se boucha les oreillesavec ses deux poings, pour ne plus entendre la voix implacable quireprenait :

– Allez donc, Leclerc, je vous fais grâce de la vie, àseule fin que vous puissiez vous répéter votre vie durant :après avoir été geôlier et pourvoyeur de bourreau, Leclerc s’estravalé au rang d’assassin. Après s’être fait assassin, Leclercs’est jugé indigne de croiser le fer avec un gentilhomme et s’estdésarmé lui-même. Allez !

Pardaillan aurait pu continuer longtemps sur ce ton, maisBussi-Leclerc en avait entendu plus qu’il n’en pouvait supporter.Bussi-Leclerc, qui s’était jeté courageusement sur le fer dePardaillan ne put endurer plus longtemps le supplice de ces injuresdébitées posément, d’une voix presque apitoyée. Il prit sa tête àdeux mains et, se martelant le front à coups de poings furieux, ils’enfuit en hurlant comme un chien qui hurle à la mort.

Quand il eut disparu, Pardaillan, se tournant vers les troisordinaires, pâles et raides d’émotion contenue :

– Messieurs, fit-il en saluant de son geste le plusgracieux, parce que, me croyant en fâcheuse posture, vous avez eu,ce matin, la généreuse pensée de m’offrir vos services, je n’ai pasvoulu, ce soir, vous traiter en ennemis et vous tuer, ainsi que jepouvais le faire. Mais, ajouta-t-il, d’un ton plus rude et enfronçant le sourcil, mais n’oubliez pas que je me crois dégagéenvers vous maintenant… Évitez, messieurs, de vous heurter à moi…N’ayant plus de raison de vous ménager, je me verrais contraint devous meurtrir, ce dont j’aurais du regret, croyez-le bien.

Les témoins de cette scène écoutaient avec un ébahissementprofond cet homme extraordinaire qui, attaqué à l’improviste partrois braves, lesquels ne paraissaient certes pas manchots, osaitleur dire en face, sans forfanterie, comme la chose la plusnaturelle du monde, qu’il n’avait pas voulu les tuer. Et ce quiredoubla leur ébahissement, ce fut de voir ces trois bravesaccepter ces paroles sans protester et comme l’expression de laplus rigoureuse vérité, car ils se contentèrent de saluergracieusement.

– Nous reconnaissons volontiers que vous avez agi de fortgalante façon avec nous, dit Sainte-Maline.

– Trop galamment même, ajouta Chalabre, car vous ne nousdevez rien, monsieur, quoi qu’il vous plaise de dire.

– Quant à ne plus nous heurter à vous, je crains fort,monsieur, que nous ne puissions vous donner satisfaction sur cepoint, dit Montsery en montrant ses dents blanches dans unsourire.

– Dis plutôt, Montsery, qu’il est certain que nous nousrencontrerons encore, monsieur et nous, puisque, aussi bien, nousne sommes venus en Espagne que dans cette intention.

Pardaillan écoutait très gravement, en approuvant de la tête, etSainte-Maline ajouta encore :

– Croyez bien, monsieur, que nous ferons de notre mieuxpour vous épargner le regret de nous tuer.

– Ajoute, Sainte-Maline, que si M. de Pardaillanveut bien nous dire qu’il éprouverait un certain regret à nousenlever la vie, nous serions, nous, franchement désolés de laperdre, conclut Montsery.

Et ils éclatèrent de rire.

– Au revoir, monsieur de Pardaillan !

– Nous vous laissons le champ libre.

– À vous revoir, messieurs, répondit Pardaillan, toujoursgrave.

Chalabre, Sainte-Maline et Montsery se prirent par le bras ets’éloignèrent en riant très fort, en plaisantant tout haut, ainsiqu’il était de bon ton pour des mignons.

Pardaillan, demeuré immobile, entendit encore :

– Mordieu ! la piteuse figure que faisait le brave desbraves, railla férocement une voix qu’il reconnut pour être cellede Montsery.

Puis il n’entendit plus rien. Alors il poussa un soupirmélancolique, haussa les épaules, et prenant le bras de donCésar :

– Allons souper, dit-il en l’entraînant vers l’auberge. Ilme semble que vous devez avoir faim.

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