Pardaillan et Fausta

Chapitre 24SUITE DES AVENTURES DU NAIN

Le nain s’en fut à petits pas, la tête penchée sur sa poitrine,plongé dans des pensées qui l’absorbaient entièrement. Il allaitsans appréhension. Qu’aurait-il redouté ? Tout ce qu’il yavait de mendiants, de vagabonds, de gens de sac et de corde dansSéville – et Dieu sait s’il y en avait ! – connaissaient leChico. Tous ces bons bougres étaient trop unis contre l’ennemicommun à exploiter ou à dévaliser pour se chercher noise entreeux.

Le petit homme ne craignait donc rien, si ce n’est la rencontred’une ronde de nuit. Mais il avait la vue perçante, l’ouïe trèsfine ; il était vif et leste comme un singe, et, en casd’alerte, l’exiguïté de sa taille lui permettait de se faire unabri de tout ce qu’il rencontrait sur sa route : borne, troncd’arbre ou simple trou. Là où un homme ordinaire eût étéinfailliblement découvert, il était sûr, lui, de se terrer àtemps.

S’il était sans appréhension, par contre il était trèsperplexe.

Remué jusqu’au fond de l’âme par la plainte de Juana disantqu’elle mourrait de la mort de Pardaillan, le Chico, sans mesurerla portée de ses paroles, avait promis de le rechercher et leramener vivant, laissant ainsi entendre qu’il était persuadé que lechevalier était vivant.

Or c’était tout le contraire. Chico avait de bonnes raisons decroire que celui qu’il considérait comme un rival avait étéproprement occis. Aussi, tout en marchant sous le ciel étoilé, ilbougonnait, l’air furieux :

– J’avais bien besoin de promettre de le chercher !Que vais-je faire maintenant ? Le Français, c’est certain, àl’heure qu’il est, son corps doit rouler dans les flots duGuadalquivir, et c’est bien fait pour lui ! C’est bienfait ! Tiens ! Pourquoi est-il venu me voler le cœur deJuana ?

Sans le savoir, il avait ainsi pris nombre de gestes,d’attitudes et d’expressions de la jeune fille. Juana était, à peuprès, deux fois plus grande que lui, ce qui ne l’empêchait pasd’être petite elle-même, ce dont elle enrageait du reste. Aussi,non contente de se hausser sur de grands talons effilés et cambrés,elle redressait sa taille souple et fine et avait une manière àelle de porter haut la tête qui était un charme de plus ajouté à sagracieuse petite personne.

Sans s’en douter, El Chico avait pris le même port de tête, etcomme elle il bombait la poitrine et se redressait fièrement sansperdre une ligne de sa taille d’homuncule. Juana ayant l’habitudede trépigner quand on la contrariait ou qu’elle était en colère, lenain faisait de même, sans s’en apercevoir.

Ayant ainsi manifesté ses sentiments contre son rival, il repritle cours de ses réflexions.

« Je ne suis pas une bête, tiens ! J’ai bien comprisque les hommes de Centurion avaient préparé une embuscade dans lamaison où je le conduisais. Si don César n’a rien trouvé, c’est quele corps a été jeté dans le fleuve. C’est sûr. Tiens ! laprincesse n’aurait pas complaisamment laissé visiter sa maison sielle n’avait pas pris toutes ses précautions. À moinsque… »

Il réfléchit un moment, l’index posé au coin des lèvres, surlesquelles se jouait un sourire rusé.

« À moins que le Français ne soit enfermé dans une descaches secrètes de la maison. Tiens ! c’est qu’il y en a descaches dans cette maison, et je ne les connais pas toutes. Maispourquoi ? Qu’en ferait-on, en ce cas ? Qui sait si on nele relâchera pas un de ces jours ! »

Cette idée lui parut absurde. Il haussa les épaules etreprit :

« Non ! ce n’est pas pour le relâcher que la princessel’a attiré chez elle ! Et si moi, Chico, j’étais assez stupidepour aller le lui demander, à cette belle princesse, comme j’en aieu l’idée quand j’ai vu pleurer Juana, qu’arriverait-il ?… Onm’enverrait rejoindre le Français voilà ! Aussi je n’irai pas.Pas si bête, tiens. »

Il s’arrêta un instant et réfléchit :

« Pourtant j’ai promis à Juana. Alors, que faire ?Aller visiter les caches que je connais ?… Et si, par malheur,je trouve le Français vivant ! Il faudrait donc le prendre parla main et le conduire à petite maîtresse ?… Moi !…Est-ce possible ?… »

Une expression d’angoisse inexprimable crispa ses traits et,farouche, il pensa :

« Un vrai homme n’aurait pas cet affreux courage. Parce queje suis petit et faible, il faudrait que je l’aie, moi ! Il mefaudrait, refoulant mes sentiments, m’arracher le cœur moi-même etle jeter pantelant sous les pieds de ma maîtresse ! Allonsdonc ! C’est injuste, cela !… Je suis un homme aussi,moi, tiens ! je ne suis pas un saint ! »

Ces raisonnements n’arrivaient pourtant pas à le convaincre, etil murmura, d’un air rêveur :

– Je suis un homme et je suis riche maintenant, et je suisbien fait, m’a-t-on dit, et à part ma petitesse je n’ai nulleinfirmité ni monstruosité. Pourquoi une femme ne voudrait-elle pasde moi ? Juana, si grande près de moi, hélas ! est toutepetite, à ce qu’on dit. Si elle le voulait, je ferais d’elle lafemme la plus heureuse du monde. Je l’aime tant ! Je lagâterais tant ! Oui, mais je suis petit, voilà ! Alorspersonne ne veut de moi, elle pas plus qu’une autre.Pourquoi ? Parce que le monde se moquerait de la femme quioserait prendre pour époux un nain !… Ils ont tout dit quandils ont dit ce mot !… Je suis condamné à ne jamais êtreaimé ? à ne jamais avoir de foyer ? Eh bien, soit !J’y consens. Mais du moins que ma maîtresse me reste comme devant.Qu’elle ne me demande pas de lui amener moi-même son galant.Non ! c’est trop ! je ne peux pas !

Il mit brutalement ses petits poings sur ses yeux et comme s’ileût voulu se cacher à soi-même la vision de sa maîtresse aux brasd’un galant. Et de nouveau la lutte reprit dans cette conscienceaux abois :

« La princesse, qui est une savante, m’a dit qu’onatteignait les gens plus sûrement en les frappant dans leursaffections qu’en les frappant eux-mêmes. Juana m’a dit qu’ellemourrait si ce Français de malheur ne revenait pas. C’est moi quil’ai conduit à la mort, le Français, et Juana, sans le savoir, m’atraité d’assassin. Si Juana meurt, comme elle l’a dit, c’est doncmoi qui l’aurai tuée et je serai deux fois assassin. Et cela,est-ce possible ? Et pourtant !… Si Juana meurt, jemeurs. Si je lui amène le Français, elle vit, et moi je meurs quandmême… Je meurs de désespoir et de jalousie… De quelque manière queje me retourne, c’est moi qui suis frappé. Pourquoi ? Qu’ai-jefait ? Quel crime ai-je commis ? Pourquoi suis-jemaudit ? »

Et tout d’un coup, avec une résolution farouche :

« Eh bien, non !… Mourir pour mourir, du moins qu’ellene soit pas à un autre par mes propres soins. Que le Françaismaudit disparaisse à tout jamais… je ne ferai rien pour le sauver…je le tuerais plutôt de mes faibles mains !… Et puis, quisait ? Après tout, Juana l’a dit aussi, elle oublierapeut-être, et elle m’aimera, comme avant, elle me l’a promis. Jen’en demande pas davantage puisqu’il est écrit que je ne dois rienespérer de plus. »

C’était la condamnation définitive de Pardaillan que le petithomme décidait là.

Ayant pris cette résolution irrévocable, il se hâta et atteignitbientôt la maison des Cyprès.

Il s’en fut droit à la porte et avec précaution il essaya del’ouvrir. La porte résista. Il eut un sourire.

– La princesse est revenue, murmura-t-il, toutes les portessont fermées maintenant, et il y a du monde là-dedans. Il s’agitd’être prudent. Tiens ! je n’ai pas envie d’aller rejoindre leFrançais au fond du fleuve.

Il fit le tour de la muraille, se baissa et chercha à tâtons.Quand il se redressa, il tenait une corde mince, longue, solide,munie de forts crampons. Il se dirigea vers le cyprès qui touchaitle mur. Il fit tournoyer la corde au-dessus de sa tête et la lançacontre l’arbre. À la seconde tentative, les crampons se prirentdans les branches de l’arbre. Il tira sur la corde : elle tintbon.

Alors il se mit à grimper avec la souplesse d’un jeune chat.Bientôt il fut dans l’arbre. Il enroula la corde autour de son couet se laissa glisser à terre.

Prudemment il se dirigea vers le cyprès où il avait caché sontrésor. Il reprit le sac de Fausta, auquel il avait attaché labourse de don César, et il cacha le tout dans son sein. Quelquesminutes plus tard, il était hors de la maison, ayant parfaitementréussi dans son expédition.

Il replaça la corde où il l’avait prise et se dirigea droit versle fleuve, non sans s’assurer d’un coup d’œil circulaire que nul nel’observait.

On avait construit là une sorte de quai à pic au fond duquel,maintenues par une solide maçonnerie, les eaux basses roulaientlentement. À une faible distance du sol, et hors de l’atteinte deseaux, il y avait une bouche, un trou noir, fermé par une grille defer dont les barreaux croisés étaient énormes et trèsrapprochés.

El Chico se suspendit dans le vide, au-dessus de cette bouche,et avec une adresse qui dénotait une grande habitude, il se trouvabientôt cramponné à la grille. Il saisit un des barreaux, sciédepuis longtemps sans doute, et le déplaça sans effort. Cela fitune ouverture carrée au travers de laquelle un homme mince et petitn’aurait pu passer et par laquelle il se laissa glisser trèsfacilement, après avoir remis le barreau en place, excès deprécaution dont il eût pu se dispenser.

Il se trouva dans un conduit tapissé de sable fin et de voûtetrès basse bien que le nain pût s’y tenir droit.

Autrefois, au temps de la domination des Maures, ce conduitavait dû servir à amener les eaux dans les piscines de lapropriété.

Plus tard, lorsque la maison passa aux mains de quelque guerrierchrétien, le conduit changea de destination. On en fit une voiesecrète qui devait servir à assurer la retraite en cas de besoin.Naturellement on l’avait aménagé selon sa nouvelle destination. Onl’avait notamment coupé en différents endroits par des murs épaischargés d’arrêter les incursions indiscrètes. Seulement, danschacun de ces murs, des ouvertures avaient été ménagées, habilementdissimulées et actionnées au moyen de ressorts cachés.

Plus tard encore, le secret de ces ouvertures s’était perdu, etil est à présumer que Fausta les ignorait sans quoi elle n’eût pasmanqué de prendre les précautions nécessaires pour se mettre àl’abri d’une irruption inattendue.

El Chico paraissait connaître à merveille tous les tours etdétours du souterrain ainsi que les différentes manières d’ouvrirles portes secrètes, car il allait sans hésitation. Commentconnaissait-il ces secrets ? Par hasard, sans doute. Le nainavait dû découvrir fortuitement la première ouverture. Faible commeil était, sans appui, à la merci du premier venu, il avait comprisqu’il pouvait se créer là une retraite sûre, que nul ne pourraitsoupçonner. Il n’avait pas hésité et s’était installé aussitôt.Comme il était intelligent et observateur, il n’avait pas tardé àsoupçonner qu’il devait y avoir autre chose que le cul-de-sac qu’ilavait découvert. Et il s’était mis à chercher. Durant des mois,durant des années, il avait ainsi longuement, patiemment étudié sondomaine pierre à pierre. Et favorisé par le hasard sans doute ilavait peu à peu découvert la plus grande partie des ouverturessecrètes de ces substructions. Il avait ainsi considérablementagrandi son empire, sans lutte homicide, sans autre effusion desang que les écorchures qu’il se faisait parfois à essayerd’ébranler les pierres que son instinct, ou des déductionsparfaitement raisonnées, lui désignaient comme devant déceler unmécanisme caché.

Après avoir fait pivoter ou s’enfoncer des pans de muraille quise redressaient derrière lui, après avoir ouvert, rien qu’en lestouchant, les monstrueuses portes de fer qui se refermaientd’elles-mêmes sur lui, il parvint au pied d’un petit escalier depierre très étroit et très raide. Il était dans l’obscurité la pluscomplète mais il n’en paraissait nullement gêné et se dirigeaitavec autant de facilité que s’il avait été éclairé.

Il grimpa lestement une dizaine de marches et ne s’arrêta quelorsque son front vint heurter la voûte. Alors il se pencha sur lesmarches et il chercha des doigts, à tâtons. Un déclic se fitentendre, la dalle placée juste au-dessus de sa tête se soulevad’elle-même et sans bruit. Avant de monter les deux dernièresmarches, il chercha dans une autre direction. Un nouveau déclic sefit entendre. Alors seulement il franchit les dernières marches etpénétra dans un caveau, en disant tout haut, comme ont coutume defaire les personnes qui vivent seules :

– Enfin, me voici chez moi !

Et sans se retourner, certain que la dalle se refermeraitd’elle-même, il fit deux pas et s’accroupit devant une des paroisdu caveau. Il toucha du doigt une plaque de marbre. Actionnée parle ressort qu’il avait déclenché avant d’entrer, la plaque bascula,et avec elle toute la maçonnerie sur laquelle elle étaitcimentée.

Cela fit une excavation si basse qu’il dut baisser la tête pourla franchir. Il alluma une chandelle, dont la lueur vacillanteéclaira faiblement le trou dans lequel il venait de pénétrer.

C’était un petit réduit, pratiqué dans l’épaisseur de lamuraille. Ce réduit pouvait avoir six pieds de long sur trois delarge. Il était assez haut pour qu’un homme de taille moyenne pûtse tenir debout sans toucher la voûte.

Il y avait là-dedans une caisse élevée sur quatre pieds quil’isolaient du sol, recouvert de sable fin. La caisse était bourréede paille fraîche, et sur cette paille deux petits matelas étaientétendus. Des draps blancs et des couvertures achevaient de luidonner l’apparence d’un lit confortable.

Il y avait une autre caisse aménagée comme un buffet. Il y avaitun petit coffre solide, muni de grosses serrures, s’il vous plaît,une petite table, deux petits escabeaux, de menus ustensiles deménage, tout cela reluisant de propreté. On eût dit l’intérieurd’une poupée.

C’était le palais d’El Chico.

Le réduit était aéré par un soupirail devant lequel El Chicoavait installé lui-même et rudimentairement un volet de bois.

Ayant allumé sa chandelle, le nain eut la précaution de pousserle volet, afin que la lumière ne trahît pas sa présence au cas oùil eût pris fantaisie à la princesse ou à ses gens de descendredans les caves qui donnaient de l’autre côté.

Mais il ne referma pas la plaque qui masquait l’entrée de sademeure. Il était si sûr que nul ne le pouvait surprendre parlà !

Le Chico posa son sac d’or sur sa table, s’assit sur un de sesescabeaux et, les coudes sur la table, la tête dans les mains, ilse mit à réfléchir.

* * * * *

Ce que Fausta appréhendait si vivement s’était réalisé.Pardaillan n’était pas mort par le poison.

Après quelques heures d’un sommeil qui ressemblait à la mort, leréveil se fit très lentement. Pardaillan se mit sur son séant etconsidéra d’un œil trouble l’étrange lieu où il se trouvait. Sousl’influence des émanations soporifiques dont l’air avait étésaturé, son cerveau engourdi subissait comme une sorte d’ivressequi abolissait la mémoire et paralysait l’intelligence.

Peu à peu, ces effets stupéfiants se dissipèrent, le cerveau sedégagea, la mémoire lui revint ; il retrouva toute saconscience, et avec elle, il retrouva ce sang-froid et cetteconfiance en soi qui le faisaient si redoutable.

Il ne fut d’ailleurs pas étonné de se voir vivant. Il s’yattendait.

Pardaillan, en effet, n’était pas un trompeur, ou pour parler lelangage du jour : ce n’était pas un bluffeur. C’était, aucontraire, un sincère et un convaincu. C’est très sincèrementconvaincu qu’il avait dit à Fausta qu’il échapperait au poison etsortirait de son sépulcre.

Pourquoi ? D’où lui venait cette conviction ?

Il eût probablement été bien embarrassé de l’expliquer. Lecertain, c’est qu’il avait cette conviction et qu’il ne cherchaitpas à savoir d’où elle lui venait.

Tout autre que lui se fût gardé de le dire. Mais Pardaillann’était pas qu’un sincère. C’était aussi un esprit très simple,d’une franchise et d’une loyauté déconcertantes. Ce n’étaitvraiment pas sa faute si cette franchise et cette loyauté passaientaux yeux de certains pour de la diplomatie, voire de laroublardise. Cela tenait uniquement à ceci, que certaines naturesretorses sont incapables de comprendre la simplicité, la bonté etla loyauté.

Pardaillan pensait – et du diable s’il savait pourquoi – qu’iléchapperait au hideux supplice que lui réservait Fausta. Lepensant, il le disait sans même songer aux conséquences fâcheusesque sa franchise pouvait avoir.

Donc, ayant recouvré ses esprits, il ne fut pas étonné de voirqu’il avait échappé au poison. Il gouailla :

– Mme Fausta joue vraiment de malheur avecmoi ! Son poison a fait long feu. Je le lui avais biendit ! Maintenant il ne me reste plus qu’à réaliser la secondepartie de ma prédiction qui est, si j’ai bonne mémoire, que je doissortir d’ici avant que la faim et la soif ne m’aient terrassé,ainsi qu’en a décidé cette bonne Mme Fausta qui mecomble vraiment de ses attentions.

Sortir d’ici, comme disait si simplement le chevalier,apparaissait pourtant comme une entreprise plutôt chimérique. Iln’y pensa pas un instant et murmura :

– Voyons ! depuis ce matin je me débats dans une foulede lieux divers qui sont des merveilles de mécanique, comme ditM. d’Espinosa.

« Ce serait bien du diable si ce tombeau n’était pasquelque peu machiné. Au surplus, je connais ma Fausta, et il meparaît invraisemblable qu’elle ne se soit pas réservé quelque voiesecrète par où il lui soit possible de s’assurer qu’elle me tienttoujours. Cherchons donc.

Et il se mit à chercher méthodiquement, minutieusement,patiemment, autant que cela lui était possible dans la nuit opaquequi l’enveloppait.

Mais, depuis la veille, il n’avait pris aucun repos. Sans doute,aussi, le narcotique avait considérablement affaibli ses forces,car il dut s’arrêter au bout de quelques instants.

– Diable ! fit-il, m’est avis que voilà une recherchequi pourrait être plus longue et plus laborieuse que je ne lejugeais de prime abord. C’est le poison deMme Fausta qui casse ainsi les jambes. Ne nousépuisons pas inutilement. Laissons l’effet se dissiper entièrementen nous reposant un peu.

Ayant décidé, faute de siège, il s’assit sur son manteau pliésur les dalles et attendit le retour de ses forces. En attendant,il étudiait la topographie de son cachot de son mieux, afin defaciliter, autant que possible, les recherches matérielles par desdéductions.

Après un repos assez long, il jugea ses forces suffisantes pourreprendre son travail.

Et tout à coup, au lieu de se lever, il se coucha tout de sonlong, l’oreille collée contre les dalles. Il se redressa presqueaussitôt et, restant à terre, appuyé sur ses mains, avec un sourirenarquois, il murmura :

– Pardieu ! ou je me trompe fort, ou voici qui vam’éviter de longues recherches. Si c’est Mme Faustaqui, pour en finir, m’envoie…

Il s’interrompit, la sueur de l’angoisse au front.

– S’ils sont plusieurs, et c’est probable, songea-t-il,aurai-je la force de lutter ?

Il s’accroupit sur les talons et se mit silencieusement à fairejouer les articulations de ses bras.

– Bon ! fit-il avec un sourire de satisfaction, s’ilsne sont pas trop nombreux, on pourra peut-être s’en tirer.

Et il se rencogna contre le mur, l’oreille tendue, l’œilattentif, prêt à l’action.

Il vit une dalle, là, devant lui, osciller légèrement. Vivementil s’approcha, se cala solidement sur les genoux et attendit.

Maintenant la dalle, poussée par une main invisible, sesoulevait lentement et, en se soulevant, elle masquait Pardaillanaccroupi.

Sans bouger de place, il tendit ses mains, prêtes à se refermersur le cou de l’ennemi qu’il attendait là, à l’orifice du troubéant.

Ses mains ne s’abattirent pas.

Au lieu des hommes armés qu’il attendait, Pardaillan, étonné,vit surgir un petit diable qu’il reconnut aussitôt, car il murmuraavec ébahissement :

– Le petit nain !… Est-il seul ? Que vient-ilfaire ici ?

Comme s’il eût voulu le renseigner, le nain s’écria à hautevoix :

– Enfin ! me voilà chez moi !

« Chez lui ! pensa Pardaillan en regardant autour delui. Il ne couche pourtant pas dans ce tombeau ! »

La dalle se refermait automatiquement, mais il ne s’en occupaitplus maintenant. Il avait changé d’idée. Il n’avait d’yeux que pourEl Chico.

« Que diable fait-il donc ? pensait-il. »

El Chico, qui, on le voit, avait commis une grave imprudence enne se retournant pas, ouvrait la porte – si l’on peut ainsi dire –de son logis et allumait sa chandelle.

– Ah ! ah ! fit Pardaillan émerveillé, voici doncce qu’il appelle son chez lui ! Du diable si j’aurais jamaistrouvé le secret de ces ouvertures. Mais voici un petit boutd’homme que je ne serais pas fâché d’étudier d’un peuprès !

El Chico avait – deuxième imprudence – laissé sa porte ouverte.En rampant, Pardaillan s’approcha de l’ouverture et jeta un coupd’œil indiscret dans l’intérieur. Il ne put s’empêcher d’éprouverune sorte d’admiration pour l’ingéniosité déployée par le petithomme dans l’aménagement de son mystérieux retrait.

« Pauvre petit bougre ! pensa le chevalier apitoyé.Comment peut-il vivre là-dedans ? Est-il possible qu’unecréature humaine, parce qu’elle est faible et solitaire, en soitréduite à vivre dans une tombe, sans air, sans lumière, pour semettre à l’abri de la méchanceté de ces loups dévorants que sontles hommes ! »

Emporté par son cœur généreux, Pardaillan oubliait sespréventions contre le nain et qu’il le soupçonnait véhémentementd’avoir participé à le mettre dans la situation précaire où il setrouvait. Sa bonté naturelle faisait taire son ressentiment et iln’éprouvait plus qu’une immense pitié pour le pauvre déshérité.

Le nain s’était assis devant sa table et il tournait le dos àl’ouverture par laquelle Pardaillan pouvait l’observer à loisir. LeChico était du reste à mille lieues de soupçonner qu’onl’épiait.

Après être resté un long moment pensif, il allongea la main versle sac et le vida sur la table.

« Peste ! songea Pardaillan en entendant le bruit del’or remué, ce petit mendiant est riche comme feu Crésus. Où a-t-ilpris cet or ? »

Comme pour le renseigner, le Chico dit :

– Les cinq mille livres y sont bien. La princesse n’a pasmenti.

« De mieux en mieux, se dit Pardaillan, il est cousu d’oret il connaît des princesses. Il ne reste plus qu’à apprendre qu’ilest lui-même un prince métamorphosé en nain par quelque méchantenchanteur. »

Une idée lui passant soudain par l’esprit, une lueur de colères’alluma dans son œil.

– Triple sot ! fit-il. Cette princesse, c’est Fausta…Cet or, c’est le prix de mon sang… C’est pour toucher cet or que cemisérable avorton m’a conduit dans le traquenard où j’ai donné têtebaissée. Je ne sais ce qui me retient de l’étriller comme il lemérite.

Le nain replaça son or dans le sac qu’il ficela solidement, puisil alla à son coffre, en tira une poignée de pièces d’argent qu’ildéposa sur la table. Il vida ensuite la bourse qu’il tenait de lagénérosité de don César et fit son compte à haute voix.

– Cinq mille cent livres, plus quelques réaux, dit-il.

Il était debout devant la table, et Pardaillan le voyait deprofil !

« Il a l’air lugubre, pensa le chevalier. Cinq mille livresconstituent pourtant un assez joli denier. Serait-ce unavare ? »

– Je suis riche ! répéta le Chico d’un air morne.

Et, avec colère :

– À quoi me sert cette fortune ? Juana ne voudrajamais de moi, puisqu’elle aime le Français !

« Oh ! diable ! s’écria Pardaillan dans son forintérieur. Voici du nouveau, par exemple ! Je commence àcomprendre maintenant. Ce n’est pas un avare, c’est un amoureux… etun jaloux. Pauvre petit diable ! »

– Et le Français est mort ! continua le Chico.

« Je suis mort ? Je veux bien, moi !… C’estinimaginable ce que je rencontre de gens qui veulent à toute forceme voir dûment cloué entre quatre planches ! C’est assommant,à la longue ! »

– Que vais-je faire de tout cela ?… Puisque je ne puisavoir Juana, eh bien, j’emploierai cet or en cadeaux pour elle. Ily a de quoi en acheter, des bijoux et des casaques richementbrodées, et des robes, et des écharpes, et des mantilles, et desmignons souliers en satin et même en cuir de Cordoue souple etparfumé… Il y en aura !… Et ma Juana ! Dieu !qu’elle sera belle… et heureuse ! Elle qui aime tant latoilette !

Il rayonnait, le Chico.

« Où diable l’amour va-t-il se nicher ? pensaPardaillan. »

La joie du nain tomba soudain. Il râla :

– Non ! Je ne veux même pas avoir cette joie. Juanas’étonnerait de me voir si riche. C’est qu’elle est fine,tiens ! Elle devinerait peut-être d’où m’est venue marichesse. Elle me chasserait, elle me jetterait mes cadeaux auvisage en me traitant d’assassin. Non ! cet or est maudit,c’est le prix du sang et je ne puis m’en servir… J’aurai étéinutilement criminel !

Et d’un geste furieux, il balaya le sac qui alla rouler sur lesdalles.

« Tiens ! tiens ! fit Pardaillan, dont l’œilpétilla, il me plaît ce bout d’homme ! »

Le Chico allait et venait avec agitation dans son petit réduit.Il s’arrêta devant l’ouverture, l’œil perdu dans le vague, lesourcil froncé, et il murmura :

– Assassin… Juana l’a dit : je suis un assassin… Aumême titre que ceux qui ont tué le Français… plus… Tiens !sans moi, il ne serait pas mort… C’est comme si je l’avais tué demes mains… Je n’avais pas pensé à cela, moi. La jalousie me rendaitfou… Et maintenant que ma maîtresse a prononcé ce motterrible : assassin ! je comprends et je me faishorreur !…

Pardaillan ne perdait pas une de ces paroles et il suivait avecune attention passionnée les phases du combat qui se livrait dansl’esprit du nain.

Celui-ci reprit à haute voix le cours de ses réflexions coupéespar les apartés du chevalier :

– Le Français n’est peut-être pas mort ?

– C’est à quoi il eût fallu songer d’abord ! raillaPardaillan.

– Il est peut-être encore possible de le sauver. Je l’aipromis à Juana.

– Je ne pensais pas que cette petite Juana pût s’intéressersi vivement à moi !

– Si le Français est mort, Juana mourra et moi je mourraide la mort de Juana.

– Mais non, mais non ! Je ne veux pas toutes ces mortssur ma conscience, morbleu !

– Si le Français est vivant et que je le sauve…

– Ceci est mieux !… Voyons, que fais-tu en cecas ?

– Juana sera heureuse… Le Français l’aimera.

– Non, cornes du diable ! Je ne l’aimerai pas,niais !

Comme s’il eût entendu, Chico reprit :

– Comment ne pas l’aimer ? Elle est sijolie !

– La peste soit des amoureux ! Ils sont tous lesmêmes ! Ils se figurent que l’univers entier n’a d’yeux quepour l’objet de leur flamme.

– Le Français l’aimera et alors je mourrai.

– Encore ! Décidément, c’est une manie !

– Qu’importe après tout ! Est-ce que je compte ?J’aurai réparé le mal que j’aurai fait. Je ne serai plus unassassin. Ma maîtresse me devra son bonheur. Je pourrai m’en allercontent, je serai regretté !

– Superbe idée, par ma foi ! et bien digne de cetteespèce de fou qui s’appelle un amoureux.

– C’est dit. Je vais fouiller toutes les caches que jeconnais.

– Bon ! Tu n’iras pas loin, dit Pardaillan en riantsous cape.

Et sans faire de bruit, il se retira au fond du cachot,s’enroula dans son manteau, s’étendit sur les dalles et parutdormir profondément. Le nain continua :

– Si je ne le trouve pas… s’il est mort… demain j’irai leréclamer à la princesse.

Et avec un sourire douloureux :

– Nul doute qu’elle ne m’envoie le rejoindre. Ainsi Juanaignorera toujours l’horrible vérité. Elle croira que je suis morten cherchant à le sauver et elle me pleurera.

Il grommela encore quelques mots vagues, et brusquement iléteignit chandelle et sortit en disant :

– Allons !

Tout de suite la tache noire que faisait Pardaillan étendu surles dalles blanches attira ses regards. Il frissonna :

– Le Français !

Il blêmit et se sentit défaillir. Il ne s’attendait pas à letrouver si vite… Là surtout… Il s’inquiéta :

– Comment ne l’ai-je pas vu en entrant ? Ah !oui, la dalle le masquait et je ne me suis pas retourné. Aussi,comment supposer… Et moi qui ai parlé tout haut !…

Il s’approcha doucement de Pardaillan qui le guignait du coin del’œil tout en paraissant profondément endormi.

« Serait-il mort ? songea le nain. »

Cette pensée le fit frémir, sans qu’il eût pu dire si c’était dejoie ou d’appréhension. Il ne savait plus rien, le petit nain,sinon que sa tête était vide de pensées, que son pauvre petit cœursaignait affreusement.

Entre le mal et le bien, la lutte avait été longue et rude.Maintenant le bien triomphait définitivement : il était bienrésolu à sauver son rival, et cependant on l’eût fort étonné en luidisant qu’il accomplissait un acte héroïque. Il ne pensait qu’unechose, lui : c’est qu’il ne voulait pas que Juana le détestâtet le traitât d’assassin. Et puisqu’il fallait donner sa vie pourcela, il trouvait très naturel de la donner. Voilà tout. Le restene comptait pas.

Il s’approcha encore de Pardaillan et il perçut le bruit rythméde sa respiration.

– Il dort ! fit-il.

Et malgré la jalousie qui le déchirait, il ne put se tenir derendre un hommage mérité à son rival, car il murmura en hochantdoucement la tête :

– Il est brave. Il dort et il doit cependant savoir ce quil’attend et qu’il peut être frappé pendant son sommeil. Oui, il estbrave, et c’est peut-être pour cela que Juana l’aime.

Et sans amertume, sans envie, comme une simpleconstatation :

– Moi aussi, si j’étais fort comme lui, je serais brave… ilme semble, du moins.

El Chico ne se doutait pas que celui dont il admirait labravoure, tout en feignant de dormir, l’admirait lui-même pour unebravoure qu’il ne soupçonnait pas.

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