Pardaillan et Fausta

Chapitre 19LE SOUPER

Centurion se hâta de sortir du palais. Il exultait, le braveCenturion, et en caressant sous ses haillons le blanc-seing qu’ilvenait d’arracher à la naïveté de Barba-Roja, il répétait à chaqueinstant, comme s’il eût voulu se convaincre lui-même d’une chosequi lui paraissait incroyable :

– Riche ! Je suis riche !… Enfin ! je vaisdonc pouvoir déployer mes ailes et montrer ce dont je suiscapable !

Comme il traversait la place du Palais en faisant des rêvesmerveilleux, ce qui ne l’empêchait pourtant pas d’avoir l’œil auxaguets, une ombre, surgie de derrière un pilier, se dressa soudaindevant lui. Centurion s’arrêta et demanda à voix basse :

– Eh bien ? L’homme ?

– Il a été attaqué par quatre gentilshommes, presque à laporte de l’auberge. Il les a mis en fuite.

– À lui tout seul ? demanda Centurion sur un tond’incrédulité.

– Il lui est venu du secours.

– Qui ?

– El Torero.

– Et maintenant ?

– Il vient de se mettre à table avec El Torero et un granddiable qu’il a appelé Cervantès.

– Bon ! je connais.

– Ils en ont bien pour au moins une heure às’empiffrer.

– Tout va bien ! Retourne à ton poste, et s’il y a dunouveau, viens m’avertir à la maison des cyprès.

L’ombre s’éclipsa instantanément. Centurion reprit sa coursedans la nuit, en se frottant les mains avec une jubilation intense,et arriva rapidement sur les berges du fleuve.

À quelques dizaines de toises du Guadalquivir, dans un endroitdésert, une maison solitaire, d’assez belle apparence, sedissimulait, prudemment tapie au centre de massifs de palmiers,d’orangers, de citronniers et de fleurs aux subtils parfums. Toutautour de cette première barrière de fleurs et de verdure, unedouble rangée de cyprès géants dressaient leur impénétrable etsombre feuillage comme un rideau opaque opposé à l’indiscrètecuriosité des passants égarés dans ce lieu solitaire. Le rideau decyprès était entouré lui-même d’une muraille assez élevée quigardait la mystérieuse demeure et la défendait contre touteintrusion intempestive.

Centurion s’en fut droit à une porte bâtarde percée dans lamuraille, du côté opposé au fleuve. Il frappa d’une certaine façonet la porte s’ouvrit aussitôt. Il traversa le jardin en homme quiconnaît son chemin, contourna la maison et, après avoir franchi lesmarches d’un perron monumental, il pénétra dans un vaste etsomptueux vestibule.

Quatre laquais, revêtus d’une livrée de nuance discrète et trèssobre d’ornements, semblaient monter la garde dans ce vestibule oùle bachelier-bravo était sans doute attendu, car sans qu’une parolefût prononcée, un des laquais souleva une lourde tenture de velourset l’introduisit dans un cabinet meublé avec un luxe d’une richesseinouïe.

Ce n’était sans doute pas la première fois qu’il pénétrait dansce cabinet, car le familier jeta à peine un regard distrait sur lessplendeurs qui l’environnaient. Il était resté campé au milieu dela pièce, plongé dans des pensées couleur de rose, à en juger parle sourire qui errait sur ses lèvres minces.

Une apparition blanche surgit soudain d’une merveilleuseportière de brocart, soulevée par une main invisible et s’avançad’un pas lent et majestueux.

C’était Fausta.

Centurion se courba dans une révérence qui ressemblait à unagenouillement et, se redressant à demi, attendit respectueusementd’être autorisé à parler.

– Parlez, maître Centurion, dit Fausta de sa voixharmonieuse et sans paraître remarquer l’étrange costume dupersonnage.

– Madame, dit Centurion toujours courbé, j’ai leblanc-seing.

– Donnez, dit Fausta sans manifester la moindreémotion.

Centurion tendit le parchemin que venait de lui confierBarba-Roja.

Fausta le prit, l’étudia attentivement et demeura un long momentrêveuse. Enfin, elle plia le parchemin, le mit dans son sein et,toujours impassible, de son pas lent et un peu théâtral, elle allas’asseoir devant une table et traça quelques lignes de sa fineécriture sur un parchemin qu’elle tendit au familier endisant :

– Quand vous voudrez, vous passerez à ma maison de la villeet, sur le vu de ce bon, mon intendant vous remettra les vingtmille livres promises.

Centurion saisit le bon d’une main frémissante et le parcourutd’un coup d’œil.

– Madame, fit-il d’une voix tremblante d’émotion, il y aerreur, sans doute…

– Comment cela ? Ne vous ai-je pas promis vingt millelivres ? dit Fausta, très calme.

– Précisément, madame… et vous me remettez un bon de trentemille livres !

– Les dix milles livres en surplus sont pour récompenser lacélérité avec laquelle vous avez exécuté mes ordres.

Centurion se courba plus que jamais.

– Madame, fit-il avec sincérité, vous êtes vraimentsouveraine par la générosité.

Un fugitif sourire de mépris vint arquer les lèvres deFausta.

– Allez, maître, dit-elle simplement, de son tond’irrésistible autorité.

Centurion ne bougea pas.

– Qu’est-ce ? fit Fausta sans impatience. Parlez,maître Centurion.

– Madame, dit Centurion avec une joie manifeste, j’ai lajoie de vous annoncer que je tiens le sire de Pardaillan.

Fausta était restée assise devant la table. En entendant cesmots elle se leva lentement et, dardant son regard lumineux sur lebravo presque prosterné, elle répéta, comme si elle n’eût pu croireses oreilles :

– Vous avez dit que vous tenez Pardaillan !…Vous ?…

Rien ne saurait traduire ce qu’il y avait d’incrédulité et desouverain mépris dans le ton de ces paroles.

Cependant, avec une modeste assurance, Centurionreprit :

– J’ai eu l’honneur de le dire, madame.

Fausta fit deux pas dans la direction du sbire et, le fixantopiniâtrement :

– Expliquez-vous, dit-elle.

– Voici, madame : le sire de Pardaillan est en cemoment attablé dans une hôtellerie dont toutes les issues sontgardées par mes hommes. En sortant d’ici je prends avec moi dixbraves lurons dont je réponds comme de moi-même, nous envahissonsl’hôtellerie en question et nous cueillons l’homme…

– L’homme !… Qui ça, l’homme ? interrompitFausta, artiste trop raffinée pour ne pas être furieusement choquéepar ce qu’il y avait de déconcertant dans ce fait exorbitant :Pardaillan pris par cet espion doublé d’un bravo.

Et Centurion, déconcerté par le ton violent de cetteinterruption, balbutia :

– Mais… Pardaillan…

– Dites : M. le chevalier de Pardaillan, grondaFausta.

– Ah ! fit Centurion de plus en plus éberlué.Soit ! Nous arrêtons M. le chevalier de Pardaillan etnous vous l’amenons… à moins que vous ne préfériez que nousl’expédions proprement ad patres… ce qui serait peut-êtrepréférable, ajouta-t-il avec une intonation haineuse.

Fausta réfléchissait :

« Je me disais aussi, qu’un ignoble sbire, qu’un bravo debas étage réussisse à s’emparer d’un homme tel que Pardaillan,c’est au contraire au sens naturel des choses. »

Et à voix haute, sans nulle raillerie :

– Voilà ce que vous appelez tenir Pardaillan ?… Vousvous ferez tuer, vous et vos dix braves.

– Oh ! fit Centurion incrédule, vous croyez,madame ?

– J’en suis sûre, dit froidement Fausta.

– Qu’à cela ne tienne… je prendrai vingt hommes, trente,s’il le faut.

– Et vous vous ferez battre… Vous ne connaissez pas lechevalier de Pardaillan.

Centurion allait protester. Elle lui imposa silence d’un gesteimpérieux. Elle retourna à sa table et griffonna de nouveauquelques lignes. Quand elle eut terminé :

– Ceci, dit-elle, est un nouveau bon de vingt mille livres…Il est à vous si vous le voulez.

– À moi !… s’exclama Centurion ébloui. Que faut-ilfaire ?

– Je vais vous le dire, répondit Fausta.

Alors, d’une voix calme et posée, elle donna ses instructions aubravo attentif. Quand elle eut terminé, elle plia le bon, le mitdans son sein avec le blanc-seing et dit :

– Si vous réussissez, ce bon est à vous.

– C’est comme si je le tenais, fit Centurion, avec unsourire sinistre.

– Allez, donc. Il n’y a plus un instant à perdre.

– Madame !… fit Centurion avec une hésitation et unembarras soudains.

– Qu’est-ce encore ?

– Vous m’aviez promis que la petite bohémienne ne seraitpas livrée à don Almaran.

– Eh bien ? fit Fausta en l’étudiantattentivement.

– Eh bien, je désire savoir si cette promesse tienttoujours. Excusez-moi, madame, reprit Centurion avec une émotionétrange, je ne suis qu’un pauvre bachelier qui, sa vie durant, n’afait que loger le diable dans sa bourse… C’est vous dire que lescinquante mille livres que je devrai à votre générositéreprésentent pour moi une fortune considérable, inouïe… Pourtant,cette fortune, je l’abandonnerais de grand cœur contre l’assuranceque jamais la Giralda ne sera livrée à cette brute deBarba-Roja.

– Tu l’aimes donc bien ? demanda Fausta de son airpaisible.

Sans répondre, Centurion joignit les mains en une extasemuette.

– Rassure-toi, dit lentement Fausta, jamais cette jeunefille ne sera par ma volonté, livrée à ton parent. Et maintenant,va.

Centurion se courba jusqu’à terre et s’élança au dehors, ivre dejoie.

Fausta resta un long moment rêveuse, combinant dans sa tête lesderniers détails du guet-apens qui devait enfin faire disparaîtrede sa vie cet obstacle vivant qui la faisait trébucher dans toutesses entreprises et qui s’appelait Pardaillan.

Ayant tout réglé jusque dans les plus petits détails, elle seleva et sortit du cabinet. Dans le corridor où elle s’engagea, elles’arrêta devant une porte, poussa un judas invisible et regarda parla petite fente.

Une jeune fille, blottie dans un large fauteuil, en une poseadorable de grâce et de charme, paraissait sommeiller doucement, latête penchée sur son épaule.

Cette jeune fille, c’était Giralda.

– Elle dort, murmura Fausta, je la verrai tout àl’heure.

Doucement elle repoussa le judas et poursuivit sa route.Parvenue au bout du corridor, elle ouvrit la dernière porte qu’elletrouva à main droite et entra.

La pièce dans laquelle elle venait de pénétrer était située aurez-de-chaussée, un rez-de-chaussée surélevé comme un entresol.

C’était une espèce de boudoir très simple, éclairé par unefenêtre protégée par des volets de bois qui paraissaient en assezmauvais état.

Fausta frappa sur un timbre et donna un ordre au laquais qui seprésenta aussitôt.

Celui-ci enleva tous les sièges qui garnissaient la pièce etrepoussa du côté opposé à la fenêtre tous les meubles qui restaienten sorte que, lorsqu’il eut terminé sa besogne, il ne resta pluscomme meubles qu’une petite table, un coffre et un cabinet placédans une encoignure. En fait de siège, il ne resta qu’un largedivan, sorte de lit de repos sur lequel s’amoncelaient des coussinsde soie et de velours. Le divan était placé juste en face de lafenêtre en sorte qu’après cet agencement bizarre, une moitié de lapièce se trouva meublée et l’autre moitié, celle où était située lafenêtre, se trouva complètement dégarnie.

Toutes choses étant ainsi disposées suivant son idée, Faustasortit, précédée du laquais portant un candélabre garni de ciresallumées.

Le laquais, éclairant Fausta, parvint à une porte qu’il ouvritet se trouva devant un escalier de pierre qui aboutissait auxcaves. Le laquais descendit et, après maints détours, s’arrêtadevant une porte de fer, qu’il ouvrit. Il posa son flambeau sur leseuil et se tint à l’écart, tandis que Fausta pénétrait dans uncaveau, bas de plafond, sans aucune ouverture apparente autre quela porte, assez long, mais fort étroit, assez semblable comme formeà une baignoire de dimensions anormales. Les parois et le sol de cecaveau étaient recouverts de larges dalles de marbre blanc.

À la lueur tremblotante de son flambeau, Fausta inspecta ce lieuqui n’avait rien de sinistre. Elle alla prendre une cire auflambeau, la leva en l’air et étudia minutieusement le plafond.Puis, satisfaite sans doute de son inspection, elle remit la cireen place, revint au milieu du caveau, fouilla dans son sein et ensortit une boîte minuscule, dans laquelle elle prit une petitepastille.

Sa pastille à la main, elle songea :

« Ceci m’a été vendu par Magni. Magni est un homme àEspinosa. Il m’a trompée déjà en me donnant pour du poison ce quin’était qu’un narcotique[20] . N’ensera-t-il pas de même avec cette pastille ?… Peu importe aprèstout, mes précautions sont bien prises cette fois-ci… J’eusse voulului épargner une trop lente agonie, mais je n’ai plus le tempsd’expérimenter ceci. Allons… »

Elle alla allumer le bout de la pastille à une des cires. Ellesouffla légèrement pour activer la combustion et vint la déposer àterre, au milieu du caveau. De minces volutes d’une fumée bleuâtreet odoriférante s’échappèrent de la petite pastille qui seconsumait lentement.

Fausta sortit alors. Le laquais s’approcha et ferma la porte àdouble tour.

– Vous irez jeter cette clé dans le fleuve, à l’instant,dit Fausta. Demain matin, à la première heure, vous ferez venir desmaçons et vous ferez murer solidement cette porte.

Le laquais s’inclina en signe d’obéissance.

Et en remontant l’escalier, Fausta songeait :

« Qu’il vienne seulement… et rien ne pourra le sauver. Mêmepas moi… si j’en avais le désir. »

Et tandis que le laquais s’en allait docilement jeter la clédans le Guadalquivir proche, Fausta se dirigea vers la chambre oùdormait la Giralda, en murmurant :

– Allons styler la petite bohémienne.

Pendant que Fausta organise la mise en scène du guet-apensimaginé par elle, pendant que Centurion procède à l’exécution de ceguet-apens, Pardaillan devise paisiblement avec ses amis.

Les premiers moments du souper furent plutôt silencieux. Lechevalier avait surtout besoin de réparer ses forces et, ma foi, ils’en acquittait en conscience. Lorsque sa fringale fut un peucalmée, il demanda, entre deux bouchées, en s’adressant à donCésar :

– Comment se fait-il que vous vous soyez trouvé à pointnommé dans cette rue ?

– C’est très simple. M. de Cervantès et moin’étions pas sans appréhensions au sujet de l’entrevue que vousdeviez avoir avec le roi. Sans nous être concertés, nous noustrouvions ici vers midi, pensant vous y trouver. Ne vous voyanttoujours pas revenir de l’Alcazar, nous y allâmes, espérant sinonvous y rencontrer, du moins y avoir des nouvelles qui nous eussentrassurés.

– Ah ! fit Pardaillan en le regardant en face, vousvous êtes inquiétés de moi ?… Qu’eussiez-vous fait si je nefusse pas revenu ?

– Je ne sais pas, monsieur, dit naïvement don César. Maisil est certain que nous ne fussions pas restés inactifs… Nousaurions cherché à pénétrer dans le palais.

– Nous serions entrés, assura Cervantès.

– Et alors ? demanda Pardaillan, dont les yeuxpétillaient de joyeuse malice.

– Alors il aurait bien fallu qu’on nous dît ce que vousétiez devenu… et dans le cas où on vous aurait arrêté, nous aurionscherché à vous délivrer… Nous aurions plutôt mis le feu au palais,n’est-ce pas, monsieur de Cervantès ?

Cervantès opina gravement.

Pardaillan vida son verre d’un trait, ce qui était manière de sedonner une contenance, et, avec cet air naïf et narquois qu’ilprenait dans ses moments de bonne humeur… ou d’émotion, ildit :

– Mais, cher ami, j’eusse brûlé aussi, en ce cas.

– Oh ! fit don César tout saisi, c’est vrai !… Jen’y avais point pensé.

– Et puis, quelle idée bizarre !… venir me chercher aupalais, c’est la plus insigne folie que vous eussiez pu faire.

– Fallait-il donc vous abandonner ? s’indigna leTorero.

– Je ne dis pas… Mais pénétrer au palais pour m’en tirer,diable !… grommela Pardaillan.

Et, s’adressant à Cervantès, il reprit :

– Dites-moi, mon cher, croyez-vous que je sois vivant oumort ?

Cervantès et don César échangèrent un regard furtif.

– Quelle question, fit Cervantès.

– Répondez toujours, insista Pardaillan en souriant.

– Il me semble que vous êtes bien vivant, quediable !… À preuve cette volaille que vous êtes en train demassacrer.

– Eh bien, c’est ce qui vous trompe, dit froidementPardaillan. Je suis mort… ou plutôt je suis le mort-vivant… À telleenseigne que, dûment et proprement cloué entre quatre planches,j’ai assisté à mon propre office, ce matin, ensuite de quoi j’aibel et bien été descendu dans la fosse… Qu’avez-vous donc, Juana,ma mignonne ?

Cette question était motivée par le bris d’un flacon plein d’unvin généreux que Juana venait de laisser choir sur les dalles dupatio au moment où le chevalier expliquait pourquoi et comment ilétait le mort-vivant.

– Oh ! fit Juana, rouge sans doute de confusion poursa maladresse, est-ce vrai ce que vous dites, monsieur lechevalier ?

– Quoi donc ? mon enfant.

– Que vous avez été enterré vivant aujourd’hui ?

– Aussi vrai, ma belle enfant, que vous allez être obligéede remplacer le flacon que vous venez de briser… et c’est vraimentdommage car cet excellent liquide est fait pour nous abreuver etnous donner des forces et non pour laver les dalles de cettecour.

– C’est horrible ! frissonna Juana, qui, sous l’œilperspicace du chevalier, rougissait de plus en plus.

Cervantès et don César ne purent s’empêcher de frémir, et tandisque Cervantès murmurait :

– Affreux ! en effet.

Don César demandait anxieusement :

– Et vous vous êtes tiré de là ?

– Sans doute… puisque me voici.

– C’est donc cela que je vous ai vu si pâle ? fitCervantès.

– Dame, écoutez, cher ami, quand on est mort…

– Sainte mère de Dieu ! marmotta Juana, en sesignant.

– Ne tremblez donc pas ainsi, petite Juana. Si je suismort, je suis aussi vivant… puisque je suis mort-vivant…

Devant cette explication effarante, donnée avec un air paisible,Juana jugea prudent de battre précipitamment en retraite et seréfugia dans la cuisine sans plus attendre, pendant que Cervantès,ému autant qu’intrigué, disait :

– Expliquez-vous, chevalier, je devine à votre air que vousvenez d’échapper à quelque terrible aventure.

– Eh, morbleu ! que voulez-vous que je vous dise deplus ?… Après avoir passé par le caveau des morts-vivants oùj’ai été mis en bière, un peu malgré moi, comme bien vous pensez,j’ai été porté en terre, et voilà !… Vous ne connaissez pas cecaveau des morts-vivants ?… C’est une invention deM. d’Espinosa, que Dieu veuille me garder vivant jusqu’au jouroù je lui aurai dit les quelques mots que j’ai à lui dire… Mais cesont là histoires de l’autre monde… Versez-moi plutôt à boire etdites-moi, don César, comment vous êtes intervenu si fort à propospour faire dévier le coup de poignard de Bussi-Leclerc.

– Diable d’homme ! murmura Cervantès ; ce n’estque par bribes qu’on peut lui arracher la vérité sur sesaventures.

Don César se contenta de répondre docilement :

– C’est comme je vous l’ai dit, monsieur, qu’étant inquiet,je ne pouvais tenir en place. Tandis que M. de Cervantèscherchait une combinaison qui nous permît de vous arracher auxgriffes de l’inquisiteur, j’étais allé me mettre sur la porteextérieure du patio. C’est de là que j’ai vu s’élancer l’homme etque, n’ayant pas le temps de l’arrêter, j’ai crié pour vous avertirdu danger.

Pardaillan parut s’absorber un instant dans la dégustation d’unflan savoureux. Tout à coup, redressant la tête :

– Mais, fit-il, je ne vois pas votre fiancée, la tant jolieGiralda.

– La Giralda a disparu depuis hier, monsieur.

Pardaillan posa brusquement son verre qu’il allait porter à seslèvres et dit en scrutant le visage souriant du jeunehomme :

– Ouais !… Vous dites cela d’un air bienpaisible ! Pour un amoureux, ce calme me surprend, jel’avoue.

– Ce n’est pas ce que vous croyez, monsieur, dit le Toreroen continuant de son sourire. Vous savez, monsieur le chevalier,que la Giralda s’obstine à ne pas quitter l’Espagne.

– Ce n’est pas ce qu’elle fait de mieux, fit Pardaillan, etm’est avis que vous devriez l’exhorter à fuir au plus tôt.Croyez-moi, l’air de ce pays est mauvais pour vous comme pourelle.

– C’est ce que je me tue à lui dire, appuya Cervantès enhaussant les épaules ; mais les jeunes gens n’en font toujoursqu’à leur tête.

– C’est que, dit gravement don César, il ne s’agit pas làd’un simple caprice de jeune femme, ainsi que vous paraissez lecroire. La Giralda, comme moi, n’a jamais connu son père ni samère. Or, depuis quelque temps, elle a appris que ses parents sontvivants et elle croit être sur leurs traces.

Et avec un accent poignant :

– La douceur du foyer familial, le réconfort des caressesmaternelles, apparaissent comme le suprême bonheur à ceux qui,comme nous, ne les ont jamais connus. Peut-être ont-ils étéabandonnés volontairement, peut-être ces parents qu’ils désirentardemment connaître sont-ils indignes et les repousseronthaineusement… n’importe, ils cherchent quand même, quitte à semeurtrir le cœur… La Giralda cherche… et comment aurais-je le cœurde l’empêcher puisque, moi-même, je chercherais, comme elle… si jene savais, hélas ! que ceux dont je ne connais même pas le nomne sont plus.

– Diable ! fit Pardaillan, remué malgré lui, vous m’endirez tant… Mais pourquoi n’aidez-vous pas votre fiancée dans sesrecherches ?

– La Giralda est un peu sauvage, c’est une bohémienne, vousle savez – ou du moins elle fut élevée par des Bohémiens. Elle ases idées et ses manières à elle ; elle ne dit que ce qu’elleveut bien dire… même à moi… J’ai cru comprendre qu’elle a laconviction que ses recherches n’aboutiront pas si elle ne les faitelle-même. Quant à sa disparition, si elle ne m’inquiète pasautrement, c’est que plusieurs fois déjà elle a disparu ainsi. Jesais qu’elle suit une piste… Pourquoi l’entraver ? Demainpeut-être je la verrai revenir avec une déception de plus… et jem’efforcerai de la consoler.

Pardaillan se souvint qu’Espinosa lui avait proposé d’assassinerle Torero. Il se demanda si cette disparition de la bohémienne necachait pas un piège à l’adresse du fils de don Carlos.

– Êtes-vous bien sûr, dit-il, que la Giralda s’est absentéevolontairement, et dans le but que vous venez d’indiquer ?Êtes-vous sûr qu’il ne lui est rien arrivé de fâcheux ?

– La Giralda m’a prévenu elle-même. Son absence devaitdurer un jour ou deux. Mais, ajouta don César avec un commencementd’inquiétude, que pensez-vous donc ?

– Rien, dit Pardaillan, puisque votre fiancée vous aprévenu elle-même… Seulement, si demain matin vous ne l’avez pasrevue, suivez mon conseil : venez me chercher sans perdre uninstant et nous nous mettrons ensemble à sa recherche.

– Vous m’effrayez, monsieur !

– Ne vous émotionnez pas outre mesure, dit Pardaillan avecson flegme habituel, et attendons à demain.

Et changeant de sujet brusquement :

– Est-il vrai que vous prendrez part à lacorrida ?

– Oui, monsieur, dit don César, dans l’œil de qui passacomme un éclair sombre.

– Ne pourriez-vous vous abstenir d’y paraître ?

– Impossible, monsieur, fit le Torero sur un tontranchant.

Et comme pour s’excuser, il ajouta d’une voix qui résonna avecd’étranges vibrations :

– Le roi m’a fait le très grand honneur de m’ordonner d’yparaître… Sa Majesté a même poussé l’insistance jusqu’à envoyer àdifférentes reprises me rappeler qu’elle comptait absolument mevoir dans l’arène… Vous voyez bien que je ne saurais medérober.

– Ah ! fit Pardaillan qui avait son idée. Est-il dansles usages de faire pareille démarche ?

– Non pas, monsieur… Aussi bien l’honneur que me fait SaMajesté n’en est que plus précieux, dit don César, d’une voixmordante.

Pardaillan le considéra une seconde droit dans les yeux etregarda Cervantès qui hochait la tête d’un air pensif. Puis sepenchant par-dessus la table, à voix basse :

– Écoutez, dit-il, voici plusieurs fois que je remarque envous une étrange émotion quand vous parlez du roi… Jureriez-vousque vous n’avez pas un sentiment contre S.M. Philippe ?

– Non ! fit nettement don César, je ne ferai pas untel serment… Je hais cet homme ! Je me suis juré qu’il nemourrait que de ma main… et vous voyez que je sais respecter unserment.

Ceci fut dit d’une voix ardente, avec un accent auquel il n’yavait pas à se méprendre et avec une résolution farouche.

– Fatalité ! murmura Cervantès en levant les mains auciel, le grand-père et le petit-fils se veulent la malemort.

« Diable ! pensa Pardaillan, voici qui n’est pas faitpour arranger les choses ! »

Et tout haut :

– Et vous me dites, cela, à moi, que vous connaissez depuisquelques jours à peine !… J’admire votre confiance, si elles’étend ainsi à tout le monde… seulement, s’il en est ainsi, je nedonnerais pas un maravédis de votre peau.

– Ne croyez pas que je sois homme à conter mes affaires àtout venant, dit vivement le Torero. J’ai été élevé dans uneatmosphère de mystère et de trahison. À l’âge où l’on vitinsouciant et heureux, je n’ai connu que malheurs et catastrophes,et j’ai dû errer dans les ganaderias ou dans les sierras en mecachant comme un criminel, ayant pour compagnon et pour maître unganadero, que je croyais mon père, et qui était bien l’homme leplus taciturne et le plus soupçonneux que j’ai connu. J’ai doncappris à me méfier et à me taire. Je n’ai dit à personne, pas mêmeà M. de Cervantès, qui est un ami éprouvé, ce que jeviens de dire à vous que je connais depuis quelques jours àpeine.

Pardaillan prit son air de naïveté aiguë :

– Pourquoi à moi ? dit-il.

– Le sais-je ! fit don César avec un abandon juvénile.Est-ce la loyauté qui éclate sur votre visage ? Est-ce labonté que j’ai lue dans vos yeux si railleurs pourtant ?Est-ce votre générosité ou votre éclatante bravoure ? Il mesemble que je vous connais depuis toujours. Un irrésistiblepenchant m’attire vers vous et j’éprouve ce sentiment fait deconfiance, de respect et d’affection, tel que je n’en ai jamaiséprouvé pour personne, tel qu’on le doit éprouver, me semble-t-il,pour un grand frère… Excusez-moi, monsieur, je vous ennuiepeut-être, mais c’est la première fois que je me sens assez deconfiance pour parler ainsi à cœur ouvert.

– Pauvre petit prince ! murmura Pardaillan attendripendant que Cervantès disait gravement :

– Les êtres de bonté et de loyauté pure, tels que vous, donCésar, sont des anormaux submergés par l’immense troupeau de fauvesà deux pieds qu’on appelle des hommes, lequel, les considérantcomme des monstres, les traquent sans trêve ni merci et les veut, àtoute force, déchirer à belles dents. Il est juste qu’un instinctmystérieux et sûr guidant ces victimes de la férocité humaine,elles se reconnaissent entre elles, du premier coup d’œil, de sorteque les plus faibles se peuvent appuyer sur les plus forts. Ce quifait que vous vous êtes senti à votre aise et en confiance avecM. de Pardaillan, que vous connaissez à peine, c’est quevous avez reconnu en lui un monstre comme vous, et comme, par unede ces exceptions comme il ne s’en produit que de loin en loin,celui-là est une force capable de tenir tête à la meute déchaînée,tout naturellement, sans savoir, par ce même instinct, vous ayezcherché à vous appuyer sur lui.

– Ce que vous dites là, ô poète, fit Pardaillan d’un airrêveur, me paraît assez juste. Seulement vous eussiez pu ajouterque vous-même, vous faites partie de cette honorable société demonstres destinés à être dévorés par le troupeau des fauves. Et,morbleu ! cette société n’est pas si nombreuse que vouspuissiez vous permettre de la diminuer d’un de ses membres qui aplus de valeur qu’il ne veut bien s’en accorder. Quant à vous, donCésar, je vous dirai que si j’ai appris, moi aussi, à me méfier, jesais par expérience combien il est pénible de vivre toujoursconcentré en soi-même. C’est pourquoi je vous dis : parlez monenfant, déchargez votre cœur, vous en serez soulagé… sans compterque peut-être pourrons-nous vous venir en aide. Et d’abord, quesavez-vous de votre famille ?…

– Rien, monsieur… ou si peu. Je sais que mon père et mamère sont morts et tout me porte à croire qu’ils étaient d’illustrefamille.

– S’il en est ainsi, et c’est probable, dit Cervantès, neregrettez pas trop cette famille. L’adversité, voyez-vous, formedes caractères de votre trempe et de la trempe du chevalier. Élevéau sein d’une famille riche, puissante, illustre, vous feriezprobablement partie du troupeau de fauves dont nous parlions. Etcette famille que vous regrettez, pour une terre, pour un titre,pour un hochet, vous la combattriez peut-être en ennemi acharné. Cequi vous apparaît comme un malheur, au fond est peut-être un grandbonheur.

– Peut-être, monsieur, j’avoue que je me suis dit àmoi-même plus d’une fois ce que vous venez d’exprimer. Mais celan’atténue ni mes regrets ni ma douleur.

– Comment avez-vous appris la mort de vos parents ?demanda Pardaillan. Comment sont-ils morts ? Êtes-vous biensûr qu’on ne vous a pas trompé, volontairement ou non, sur cepoint ?

Le Torero secoua tristement la tête :

– Je tiens ces détails du ganadero qui m’a élevé, et jesuis bien sûr qu’il ne m’a pas menti. Dans quel but,d’ailleurs ? Il connaissait, dans tous ses détails, l’histoirede ma famille, et s’il n’a jamais consenti à me révéler certaineschoses, comme le nom de mes parents, par exemple, c’est que,m’a-t-il souvent répété : « Le jour où votre existencesera connue, si vous ignorez tout de votre famille on vous laisserapeut-être vivre. Mais si on soupçonne que vous connaissez votrenom, vous êtes un homme mort ! »

– Comment cet homme, qui disait que la divulgation dusecret de votre naissance vous serait mortelle, a-t-il pu consentirà vous dévoiler certains détails qu’il eût été plus humain de vouslaisser ignorer ?

– C’est que, dit gravement le Torero, il pensait que lepremier devoir d’un fils est de venger la mort de ses parents.C’est pourquoi il m’a dit et répété que, peu de temps après manaissance, mon père et ma mère sont morts de mort violente,assassinés par Philippe, roi d’Espagne… Vous comprenez maintenantpourquoi j’ai dit et je répète que cet homme ne mourra que de mamain.

– Je comprends en effet, dit Pardaillan, qui cherchait cequ’il pourrait dire ou faire pour détourner le jeune homme de cemeurtre qui lui paraissait monstrueux. Mais prenez garde ! Quivous dit que le roi soit responsable ? Qui vous dit que,croyant venger les vôtres, vous ne commettrez pas vous-même uncrime plus monstrueux que l’assassinat que vous reprochez auroi ?

Don César considéra un moment Pardaillan en face, comme s’il eûtvoulu pénétrer le fond de sa pensée. Mais Pardaillan avait priscette physionomie hermétique qui ne laissait rien paraître de sessentiments réels. Ne parvenant pas à déchiffrer la vérité, leTorero eut un geste de colère et, d’une voix sourde, tremblanted’émotion contenue :

– La pensée qu’un homme tel que vous peut me croire capabled’un acte monstrueux m’est insupportable, dit-il. Je vais donc vousdire ce que je sais. Vous jugerez ensuite si j’ai le droit devenger les miens.

Le jeune homme se recueillit une seconde et, tout d’une traite,il débita :

– Mon père a été arrêté sur l’ordre du roi, enfermé dans uncachot, soumis à la torture et finalement mis à mort, sansjugement, par le seul bon plaisir du roi, comme vous dites enFrance. Ma mère a été enlevée, séquestrée dans un couvent où elleest morte, empoisonnée, quelques mois après son enlèvement… Monpère et ma mère avaient à peu près l’âge que j’ai aujourd’hui.Moi-même, encore au berceau, je ne dus la vie qu’à la compassiond’un serviteur, lequel m’emporta et me cacha si bien qu’il parvintà me soustraire à l’implacable haine du royal bourreau de mafamille. Le bien de mes parents était considérable. Le roi,d’assassin qu’il était, se fit voleur et fit main-basse sur lesrichesses qui auraient dû me revenir.

Le fils de don Carlos s’interrompit un moment pour passer samain sur son front moite. Et pendant que Pardaillan et Cervantès seregardaient consternés, il reprit d’une voix qui se faisaitmordante et rude :

– Quel crime mon père avait-il donc commis ? Était-cequelque ennemi déclaré de la politique du roi ? Était-cequelque fauteur de troubles et de révoltes ? Était-ce enfinquelque redoutable criminel complotant la mort de son roi ?…Rien de tout cela… Mon père avait une femme qu’il adorait et qui lelui rendait bien : ma mère. Or, le roi se prit d’une passionviolente pour la femme de son sujet… Habitué à voir ses courtisanss’abaisser jusqu’aux plus viles complaisances, le roi crut qu’il enserait de même cette fois-ci. Il eut l’impudence de faire connaîtresa volonté, pensant que le mari se trouverait honoré de lui livrersa femme… Il arriva qu’il se heurta à une résistance que niprières, ni menaces ne purent faire fléchir. C’est alors que lajalousie l’exaltant jusqu’au crime, le larron d’honneur, le banditcouronné, fit arrêter celui qu’il considérait comme un rivalheureux, le fit torturer par esprit de vengeance et finalementmettre à mort, pensant que, le mari trépassé, la femme céderait… Ilarriva que cet odieux calcul fut déjoué par la fidélité de la femmeà la mémoire de son mari lâchement assassiné… Alors l’amour du roise mua en haine furieuse. Ne pouvant vaincre la résistance de mamère, il la fit empoisonner. Sa haine sauvage s’étendit jusqu’àl’enfant de ses malheureuses victimes, et j’eusse aussi étéassassiné si, comme je vous l’ai dit, je n’avais été enlevé etcaché par un serviteur dévoué.

Don César se tut et demeura un long moment rêveur. EtPardaillan, qui le considérait d’un air apitoyé, pensait :

« Pauvre diable !… Mais quel intérêt ce soi-disantserviteur dévoué a-t-il pu avoir à faire cet invraisemblable récitqui, par certains côtés, frôle si dangereusement l’effroyablevérité ? »

Don César redressa sa tête fine et intelligente etdit :

– Pensez-vous toujours que venger la mort des miens seraitun crime monstrueux ?

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