Pardaillan et Fausta

Chapitre 6LE CHEVALIER DE PARDAILLAN

Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore, sortit de Rome et selança au galop sur la route de France. Les passions grondaient dansson cœur. La colère, la haine et l’amour s’y déchaînaient. À unedemi-lieue de la Ville Éternelle, il s’arrêta court et, longtemps,sombre, muet, le visage convulsé, il contempla la lointainesilhouette du château Saint-Ange. Son poing se tendit et ilmurmura :

– Montalte, Montalte, prends garde, car à partir de cemoment je suis pour toi l’ennemi que rien ne désarmera…

Et plus bas, plus doucement :

– Fausta !…

Alors il reprit sa course, et pendant des jours, par les monts,par les plaines, il passa, cavalier rapide que poussait lavengeance.

* * * * *

Ponte-Maggiore traversa la France, ayant crevé plusieurschevaux, et ne s’arrêtant, parfois, que lorsque la fatigue leterrassait.

À quelques lieues de Paris il rejoignit un gentilhomme qui s’enallait, lui aussi, vers la capitale, et Ponte-Maggiore aborda cetinconnu en lui demandant si on avait des nouvelles du roi Henri etsi on savait vers quel point de l’Île-de-France le Béarnais setrouvait alors.

– Monsieur, répondit le cavalier inconnu, S. M. le roia pris ses logements dans le village de Montmartre, à l’abbaye desBénédictines de Mme Claudine de Beauvilliers, qui,dit-on, passe ses jours à prier et ses nuits à essayer de convertirà la messe le royal hérétique.

Ponte-Maggiore considéra plus attentivement l’étranger quiparlait avec cette sorte d’irrévérence moqueuse et il vit un hommed’une quarantaine d’années, au visage fin, au profil de médaille,vêtu sans aucune recherche, mais avec cette élégance qui tenait àsa manière de porter le pourpoint et le manteau, dont les plisretombaient avec grâce sur la croupe du cheval.

– Si vous le désirez, monsieur, reprit l’inconnu, je vousconduirai jusqu’au roi, qui m’a donné rendez-vous pour ce soir.

Ponte-Maggiore, étonné, jeta un regard presque dédaigneux sur lecostume simple et sans aucun ornement.

– Oh ! continua l’inconnu en souriant, vous serez bienplus étonné quand vous verrez le roi qui porte un costume si râpéque vraiment vous lui ferez honte, vous avec toutes vos broderiesreluisantes, avec votre superbe manteau en velours de Gênes, avecla plume mirifique de votre chapeau, avec vos éperons d’or,avec…

– Assez, monsieur, interrompit Ponte-Maggiore, nem’accablez pas, ou, par le Dieu vivant, je vous montrerai que si jeporte de l’argent à mon pourpoint et de l’or aux talons de mesbottes, je porte aussi de l’acier dans ce fourreau.

– Vraiment, monsieur ? Eh bien ! je ne vousaccablerai donc pas et me bornerai à vous tirer mon chapeau, car ilserait malséant qu’un illustre cavalier, venu en droite ligne dufond de l’Italie…

– Comment savez-vous cela ? interrompit furieusementPonte-Maggiore.

– Eh ! monsieur, si vous ne vouliez pas qu’on lesache, vous auriez bien dû laisser votre accent de l’autre côté desmonts.

En disant ces mots, le gentilhomme salua d’un geste de grâce etd’aisance merveilleuse et reprit paisiblement son chemin.

Ponte-Maggiore porta la main à la poignée de sa dague. Maisconsidérant la silhouette vigoureuse de l’inconnu, il se calma.

– Accomplissons d’abord la mission que je suis venu remplirici. Et quand j’aurai vu le roi, quand j’aurai retrouvé cePardaillan de malheur, alors il sera temps d’infliger une leçon àcet insolent, si je le trouve encore en travers de ma route.Eh ! monsieur, continua-t-il à haute voix, ne vous fâchez pas,je vous prie, et permettez-moi d’accepter l’offre bienveillante quevous m’avez faite tout à l’heure.

L’inconnu salua de nouveau et dit du bout des lèvres :

– En ce cas, monsieur, suivez-moi.

Les deux cavaliers allongèrent le trot, et vers le soir, aumoment où le soleil allait se coucher, ils se trouvèrent sur leshauteurs de Chaillot.

Le gentilhomme français s’arrêta, étendit le bras etprononça :

– Paris !…

De la ville, sur laquelle planait un morne silence, onn’apercevait que le fouillis des toitures, d’où émergeaient lesflèches de ses innombrables églises et la massive ceinture depierre, chargée de la protéger, entourée elle-même d’un cercle detoile : les tentes des troupes royalistes, dont le cordon seresserrait de plus en plus.

Tandis que Ponte-Maggiore considérait ce spectacle de la grandeville assiégée, son compagnon semblait rêver à des choseslointaines. Sans doute des souvenirs s’évoquaient dans son esprit,sans doute le lieu même où il se trouvait lui rappelait quelqueépisode héroïque ou charmant de sa vie, qui avait dû êtreaventureuse, car un sourire mélancolique errait sur seslèvres : ce souvenir de poésie qui vient fleurir les lèvres del’homme quand, se tournant vers le passé, il y trouve, par hasard,une heure de joie ou de charme sans amertume.

– Eh bien, monsieur, dit Ponte-Maggiore, je suis àvous.

L’inconnu tressaillit, parut revenir du pays des songes, etmurmura :

– Allons…

Ils descendirent donc vers Paris en obliquant du côté deMontmartre.

Sous les murs, c’était le même fourmillement de troupesassiégeantes.

Sur les remparts, quelques lansquenets indifférents. Quantité deprêtres et de moines, la robe retroussée, le capuchonrenversé ; quelques-uns avaient la salade en tête, quelquesautres portaient des cuirasses ; tous étaient armés de piques,de hallebardes, de colichemardes ou dagues, de vieux mousquets, outout uniment de solides gourdins. Tous avaient le crucifix à lamain ou pendu à la ceinture. Et ces étranges soldats allaient,venaient, se démenaient, prêchaient d’un côté,anathémisaient[4] de l’autre, et somme toute faisaientbonne garde.

Autour des religieux, une foule de misérables, déguenillés, setraînaient péniblement, pourchassés sans cesse par lesmoines-soldats et revenant sans cesse, avec l’obstination dudésespoir, occuper les créneaux, d’où ils criaient avec des voixlamentables :

– Du pain !… du pain !…

– Il paraît, dit Ponte-Maggiore en ricanant, que lesParisiens accepteraient volontiers une invitation à dîner.

– C’est vrai, murmura l’inconnu, ils ont faim. Pauvresdiables !…

– Vous les plaignez ? dit Ponte-Maggiore, avec le mêmericanement.

– Monsieur, dit l’inconnu, j’ai toujours plaint les gensqui ont faim et soif, car moi-même souvent, dans mes longuescourses à travers le monde, j’ai eu faim et j’ai eu soif.

– C’est ce qui ne m’est jamais arrivé, fit dédaigneusementPonte-Maggiore.

L’inconnu le parcourut de haut en bas d’un étrange regard, et,avec un sourire plus étrange encore, répondit :

– Cela se voit.

Si simple que fut cette réponse, elle sonna comme une insulte,et Ponte-Maggiore pâlit.

Sans doute il allait cette fois répondre par une provocationdirecte, lorsqu’au loin s’éleva une clameur qui, se gonflant deproche en proche, de troupe en troupe, s’en vint déferler jusqu’àeux :

– Le roi !… le roi !… Vive le roi !…

Comme par enchantement, une foule hurlante et délirante envahitles remparts, bouscula les moines-soldats, s’empara des parapets encriant :

– Sire ! Sire !… Du pain !…

– Me voici, mes amis ! criait Henri IV. Eh !Ventre-saint-gris ! pourquoi diable ne m’ouvrez-vous pas vosportes ?

Alors l’inconnu et Ponte-Maggiore virent une de ces chosesémouvantes que l’histoire enregistre avec un sourireattendri :

Henri IV venait de mettre pied à terre. Les deux ou trois centscavaliers qui l’entouraient l’imitèrent, et alors on vit s’avancertoute une théorie de mulets chargés de pain. Henri IV, le premier,prit un de ces pains, le fixa au bout d’une immense perche et letendit aux affamés des remparts. En un clin d’œil, le pain futpartagé et englouti.

– Que fait-il ? s’écria Ponte-Maggiore stupéfait.

– Eh ! monsieur, vous voyez bien que Sa Majesté inviteles Parisiens à dîner !

En même temps les cavaliers de l’escorte suivaient l’exemple duroi. De tous les côtés, par des moyens divers, on faisait passeraux assiégés quantité de pains accueillis avec transport, et lescris de joie, les bénédictions éclataient sur les remparts, bientôtsuivis d’une longue acclamation :

– Vive le roi !

Et quand tout fut distribué :

– Mangez, mes amis, mangez, dit le roi. Demain je vous enapporterai encore.

– Bravo, Sire ! cria l’inconnu.

– Intrigant ! murmura Ponte-Maggiore.

Henri IV se tourna vers celui qui manifestait si hautement sonapprobation, et, avec un bon sourire :

– Ah ! enfin !… Voici doncM. de Pardaillan !

– Pardaillan ! gronda Ponte-Maggiore…

– Monsieur de Pardaillan, continuait Henri IV, je suis bienheur de vous voir. Et la célérité avec laquelle vous avez répondu àmon invitation me fait présager que, cette fois, vous serez desnôtres.

– Votre Majesté sait bien que je lui suis tout acquis.

Henri IV posa un moment son œil rusé sur la physionomiesouriante du chevalier et dit :

– À cheval, messieurs, nous rentrons au village deMontmartre. Monsieur de Pardaillan, veuillez vous placer près demoi.

Au moment de partir :

– Monsieur, dit Pardaillan à Ponte-Maggiore, s’il vousplaît de me dire votre nom, j’aurai l’honneur, en arrivant àMontmartre, de vous présenter à Sa Majesté, selon ma promesse…

– Vous voudrez donc bien présenter Hercule Sfondrato, ducde Ponte-Maggiore et Marciano, ambassadeur de S. S. Sixte Quintauprès de S. M. le roi Henri et auprès de M. le chevalierde Pardaillan !

Un léger tressaillement agita Pardaillan. Mais son naturelinsoucieux et narquois reprenant le dessus :

– Peste ! je ne m’attendais pas à un telhonneur !

Lorsque le roi s’éloigna, à la tête de son escorte, une immenseacclamation partit du haut des remparts.

– Au revoir, mes amis, au revoir ! cria Henri IV.

Et, se tournant vers Pardaillan qui chevauchait à son côté, avecun soupir :

– Quel dommage que de si braves gens s’entêtent à ne pasm’ouvrir leurs portes !

– Eh ! Sire, dit le chevalier en haussant les épaules,ces portes tomberont d’elles mêmes quand vous le voudrez.

– Comment cela, monsieur ?

– J’ai déjà eu l’honneur de le dire à Votre Majesté :Paris vaut bien une messe !

– Nous verrons… plus tard, dit Henri IV avec un finsourire.

– Il faudra toujours bien en venir là, murmura lechevalier.

Cette fois Henri IV ne répondit pas.

Bientôt l’escorte s’arrêtait devant l’abbaye où le roi pénétra,suivi de Pardaillan, de Ponte-Maggiore et de quelquesgentilshommes.

Le roi avant mis à terre, Pardaillan qui, sans doute, l’avaitavisé de la venue d’un envoyé du pape, présenta le duc :

– Sire, j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté leseigneur Hercule Sfondrato, duc de Ponte-Maggiore et Marciano,ambassadeur de S. S. Sixte Quint auprès de S. M. le roi Henriet auprès de M. le chevalier de Pardaillan.

– Monsieur, dit le roi, veuillez nous suivre. Monsieur dePardaillan, quand vous aurez reçu la communication que M. leduc est chargé de vous faire, n’oubliez pas que nous vousattendons.

Et, tandis que le chevalier s’inclinait, Henri IV se tourna versdes hommes occupés à transporter des sacs. Le heurt d’un de cessacs avait produit un son argentin et ce bruit avait fait dresserl’oreille au Béarnais, toujours à court d’argent. Avisant unpersonnage qui surveillait le transport des précieux colis, le roilui cria gaiement :

– Hé ! Sancy, avez-vous enfin trouvé un acquéreur pourvotre merveilleux diamant[5] et nousapportez-vous quelque argent pour garnir nos coffresvides ?

– Sire, j’ai en effet trouvé, non pas un acquéreur, mais unprêteur qui, sur la garantie de ce diamant, a consenti à m’avancerquelques milliers de pistoles que j’apporte à mon roi.

– Merci, mon brave Sancy.

Et, avec une pointe d’émotion :

– Je ne sais quand, ni si jamais je pourrai vous lesrendre, mais, ventre-saint-gris ! argent n’est pas pâture pourdes gentilshommes comme vous et moi[6]  !

Et, à Ponte-Maggiore stupéfait :

– Venez, monsieur.

Quand il fut dans la salle qui lui servait de cabinet et oùtravaillaient encore ses deux secrétaires : Rusé de Beaulieuet Forget de Fresnes :

– Parlez, monsieur.

– Sire, dit Ponte-Maggiore en s’inclinant, je suis chargépar Sa Sainteté de remettre à Votre Majesté cette copie d’undocument qui l’intéresse au plus haut point.

Henri IV lut avec la plus extrême attention la copie de laproclamation d’Henri III que l’on connaît. Quand il eût terminé,impassible :

– Et l’original, monsieur ?

– Je suis chargé de dire à Votre Majesté que l’original setrouve entre les mains de Mme la princesse Fausta,laquelle, accompagnée de S. E. le cardinal Montalte, doit être, àl’heure présente, en route vers l’Espagne pour le remettre auxmains de Sa Majesté Catholique.

– Ensuite, monsieur ?

– C’est tout, Sire. Le souverain pontife a cru devoirdonner à Votre Majesté ce témoignage de son amitié enl’avertissant. Quant au reste, le Saint-Père connaît trop bien lavaste intelligence de Votre Majesté pour n’être pas assuré que voussaurez prendre telles mesures que vous jugerez utiles.

Henri IV inclina la tête en signe d’adhésion. Puis, après unléger silence, en fixant Ponte-Maggiore :

– Le cardinal Montalte n’est-il pas parent de SaSainteté ?

Le duc s’inclina.

– Alors ?

– Le cardinal Montalte est en état de rébellion ouvertecontre le Saint Père ! dit rudement Ponte-Maggiore.

– Bien !…

Et s’adressant à un des deux secrétaires :

– Rusé, conduisez M. le duc auprès de M. lechevalier de Pardaillan, et faites en sorte qu’ils se puissententretenir librement. Puis, quand ils auront terminé, vousm’amènerez M. de Pardaillan.

Et, avec un gracieux sourire :

– Allez, monsieur l’ambassadeur, et n’oubliez pas qu’il mesera agréable de vous revoir avant votre départ.

Quelques instants après, Ponte-Maggiore se trouvait entête-à-tête avec le chevalier de Pardaillan, assez intrigué aufond, mais dissimulant sa curiosité sous un masque d’ironie etd’insouciance.

– Monsieur, dit le chevalier d’un ton très naturel, vousplairait-il de me dire ce qui me vaut l’insigne honneur que veutbien me faire le Saint-Père en m’adressant, à moi, pauvregentilhomme sans feu ni lieu, un personnage illustre tel queM. le duc de Ponte-Maggiore et Marciano ?

– Monsieur, Sa Sainteté m’a chargé de vous faire savoir quela princesse Fausta est vivante… vivante et libre.

Le chevalier eut un imperceptible tressaillement et, toutaussitôt :

– Tiens ! tiens ! Mme Fausta estvivante !… Eh bien, mais… en quoi cette nouvelle peut-ellem’intéresser ?

– Vous dites, monsieur ? dit Ponte-Maggioreabasourdi.

– Je dis : qu’est-ce que cela peut me faire à moi, queMme Fausta soit vivante ? répéta le chevalierd’un air si ingénument étonné que Ponte-Maggiore murmura :

– Oh ! mais… il ne l’aime donc pas ?… Mais alorsceci change bien les choses !

Pardaillan reprit :

– Où se trouve la princesse Fausta, en ce moment ?

– La princesse est en route pour l’Espagne.

– L’Espagne ! songea Pardaillan, le pays del’Inquisition !… Le génie ténébreux de Fausta devaitfatalement se tourner vers cette sombre institution de despotisme…oui, c’était fatal !

– La princesse porte à Sa Majesté Catholique un documentqui doit assurer le trône de France à Philippe d’Espagne.

– Le trône de France ?… Peste ! monsieur. Etqu’est-ce donc, je vous prie, que ce document qui livre ainsi toutun pays ?

– Une déclaration du feu roi Henri troisième, reconnaissantPhilippe II pour unique héritier.

Un instant, Pardaillan resta plongé dans une profondeméditation, puis relevant sa tête fine et narquoise :

– Est-ce tout ce que vous aviez à me dire de la part de SaSainteté ?

– C’est tout, monsieur.

– En ce cas, veuillez m’excuser, monsieur, mais S.M. le roi Henri m’attend, comme vous savez… Veuillez donctransmettre à Sa Sainteté l’expression de ma reconnaissance pour leprécieux avis qu’elle a bien voulu me faire passer et agréer pourvous-même les remerciements de votre très humble serviteur.

* * * * *

Henri IV avait accueilli la communication de Ponte-Maggiore avecune impassibilité toute royale, mais en réalité, le coup étaitterrible et à l’instant il avait entrevu les conséquences funestesqu’il pouvait avoir pour lui.

Il avait aussitôt convoqué en conseil secret ceux de ses fidèlesqu’il avait sous la main, et lorsque le chevalier fut introduit, iltrouva auprès du roi, Rosny, du Bartas, Sancy et Agrippa d’Aubigné,accourus en hâte.

Dès que le chevalier eut pris place, le roi, qui n’attendait quelui, fit un résumé de son entretien avec Ponte-Maggiore et donnalecture de la copie que Sixte Quint lui avait fait remettre.

Pardaillan, qui savait à quoi s’en tenir, n’avait pas bronché.Mais chez les quatre conseillers ce fut un moment de stupeurindicible aussitôt suivi de cette explosion :

– Il faut le détruire !…

Seul, Pardaillan ne dit rien. Alors le roi, qui ne le quittaitpas des yeux :

– Et vous, monsieur de Pardaillan, quedites-vous ?

– Je dis comme ces messieurs, sire : Il faut reprendrece parchemin ou c’en est fait de vos espérances, dit froidement lechevalier.

Le roi approuva d’un signe de tête, et fixant le chevalier commes’il eût voulu lui suggérer la réponse qu’il souhaitait, ilmurmura :

– Quel sera l’homme assez fort, assez audacieux, assezsubtil pour mener à bien une telle entreprise ?

D’un commun accord, comme s’ils se fussent donné le mot, Rosny,Sancy, du Bartas, d’Aubigné se tournèrent vers Pardaillan. Et cethommage muet, venu d’hommes illustres ayant donné des preuveséclatantes de leur mérite à la guerre ou dans l’intrigue, cethommage fut si spontané, si sincère que le chevalier se sentitdoucement ému. Mais se raidissant, il répondit avec cettesimplicité si remarquable chez lui :

– Je serai donc celui-là.

– Vous consentez donc ? Ah ! chevalier, s’écriale Béarnais, si jamais je suis roi… roi de France… je vous devraima couronne !

– Eh ! sire, vous ne me devrez rien…

Et avec un sourire étrange :

– Mme Fausta, voyez-vous, est une ancienneconnaissance à moi à qui je ne serai pas fâché de dire deux mots…Je tâcherai donc de faire en sorte que ce document n’arrive jamaisaux mains de Sa Majesté Catholique… Quant aux moyens àemployer…

– Monsieur, interrompit vivement le roi, ceci vous regardeseul… Vous avez pleins pouvoirs.

Pardaillan eut un sourire de satisfaction.

Le roi réfléchit un instant, et :

– Pour faciliter autant que possible l’exécution de cettemission forcément occulte, mais qui doit aboutir coûte que coûte,il est nécessaire que vous soyez couvert par une autre mission,officielle, celle-là. En conséquence, vous irez trouver le roiPhilippe d’Espagne et vous le mettrez en demeure de retirer lestroupes qu’il entretient dans Paris.

Et se tournant vers son secrétaire :

– Rusé, préparez des lettres accréditant M. lechevalier de Pardaillan comme notre ambassadeur extraordinaireauprès de S. M. Philippe d’Espagne. Préparez, en outre, despleins pouvoirs pour M. l’ambassadeur.

Pardaillan, mélancolique et résigné, songeait :

– Allons ! il était écrit que je finirais dans la peaud’un diplomate !… Mais que dirait monsieur mon père si,sortant du tombeau, il voyait son fils promu à la dignitéd’ambassadeur extraordinaire ?

Et à cette pensée, un sourire ironique arquait le coin de salèvre moqueuse.

– Combien d’hommes désirez-vous que je mette à votredisposition ? reprenait le roi.

– Des hommes ?… Pour quoi faire, sire ?… fitPardaillan avec son air naïvement étonné.

– Comment, pourquoi faire ?… s’écria le roi stupéfait.Vous ne prétendez pourtant pas entreprendre cette affaire-làseul ? Vous ne prétendez pas lutter seul contre le roid’Espagne et son inquisition ?… Vous ne prétendez pas enfin,et toujours seul, disputer la couronne de France à Philippe pour mela donner à moi ?…

– Ma foi, sire, répondit le chevalier avec un flegmeimperturbable, je ne prétends rien !… Mais il est de fait quesi je dois réussir dans cette affaire, c’est seul que je réussirai…C’est donc seul que je l’entreprendrai, ajouta-t-il froidement, enfixant sur le roi un œil étincelant.

– Ventre-saint-gris ! cria le roi suffoqué.

Pardaillan s’inclina pour manifester que sa résolution étaitinébranlable.

Le Béarnais le considéra un moment avec une admiration qu’il nechercha pas à cacher. Puis ses yeux se portèrent sur sesconseillers, muets de stupeur, et enfin il leva les bras en l’airdans un geste qui signifiait :

– Après tout, avec ce diable d’homme, il faut s’attendre àtout, même à l’impossible.

Et à Pardaillan, qui attendait très calme, presqueindifférent :

– Quand comptez-vous partir ?

– À l’instant, sire.

– Ouf !… Voilà un homme, au moins !… Touchez-là,monsieur.

Pardaillan serra la main du roi et sortit aussitôt, suivi deprès par de Sancy, à qui le roi venait de donner un ordre à voixbasse.

Au moment où le chevalier se disposait à monter à cheval, Sancylui remit ses lettres de créance et son pouvoir, et :

– Monsieur de Pardaillan, dit-il, Sa Majesté m’a chargé devous remettre ces mille pistoles pour vos frais de route.

Pardaillan prit le sac rebondi avec une satisfaction visible, ettoujours gouailleur :

– Vous avez bien dit mille pistoles, monsieur deSancy ?

Et sur une réponse affirmative :

– Peste, monsieur, le roi a-t-il donc fait fortuneenfin ?… Ou bien cette réputation de ladrerie qu’on lui faitne serait-elle qu’une légende comme… toutes les légendes ?Mille pistoles !… c’est trop ! beaucoup trop !

Et tout en disant ces mots, il enfouissait soigneusement le sacau fond de son porte-manteau.

Lorsque cette opération importante fut terminée, il sauta enselle, et en serrant la main de Sancy :

– Dites au roi qu’il se montre, à l’avenir, plus ménager deses pistoles… Sans quoi, mon pauvre monsieur de Sancy, vous enserez réduit à engager jusqu’aux aiguillettes[7] devotre pourpoint.

Et il rendit la main, laissant de Sancy ébahi, ne sachant cequ’il devait le plus admirer : ou son audace intrépide, ou safolle insouciance.

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