Pardaillan et Fausta

Chapitre 7BUSSI-LECLERC

Vers le moment où le roi attendait le chevalier de Pardaillan,l’abbesse Claudine de Beauvilliers entra dans une cellule voisinedu cabinet où le Béarnais s’entretenait avec ses conseillers.

L’abbesse s’en fut droit à la muraille, déplaça un petit guichetdissimulé dans la tapisserie, et, par cette étroite ouverture,écouta, sans en perdre un mot, tout ce qui se dit dans lecabinet.

Lorsque Pardaillan sortit du cabinet du roi, Claudine deBeauvilliers referma le guichet et sortit à son tour.

L’instant d’après elle était en tête à tête avec le roi, qui,remarquant l’expression sérieuse de sa physionomie habituellementenjouée, s’écria galamment :

– Hé là ! ma douce maîtresse, d’où vient ce nuage quiassombrit votre beauté et voile l’éclat de vos jolisyeux ?

– Hélas ! sire, les temps sont durs ! et lessoucis de notre charge écrasent nos faibles épaules de femmes.

Ayant ainsi aiguillé la conversation dans le sens où elle levoulait, Claudine se lança dans un long exposé des devoirs de sacharge d’abbesse et des embarras financiers dans lesquels elle sedébattait.

– Cent mille livres, Sire ! Avec cette somme, je sauvevotre maison de la ruine. Me refuserez-vous ces cent pauvres millelivres ?

L’humeur galante du Béarnais se refroidit considérablement àl’énoncé de cette somme plus que rondelette. Et comme Claudineinsistait :

– Hélas ! ma mie, où voulez-vous que je prenne cettesomme énorme ?… Ah ! si les Parisiens m’ouvraient enfinleurs portes !… si j’étais roi de France !…

Ceci était dit sans conviction, par pure galanterie, et Claudines’en rendit fort bien compte. Alors elle atténua sesprétentions :

– S’il ne s’agit que d’attendre, sire, peut-être pourrai-jem’arranger… Si au moins vous me faisiez la promesse d’une abbayeplus importante, celle de Fontevrault, par exemple.

– Hé ! mon cœur, vous n’y pensez pas ! L’abbayede Fontevrault est la première du royaume. Il faut être de sangroyal, ou tout au moins de très illustre maison, pour prétendre àla diriger.

Tant et si bien que lorsque Claudine de Beauvilliers quitta sonroyal amant, elle n’en avait rien obtenu, si ce n’est quelquespromesses très vagues. Aussi, en longeant le vaste couloir quiconduisait à ses appartements, elle murmurait :

– Puisque Henri ne veut rien faire pour moi, je vais doncme tourner du côté de Fausta qui, elle, au moins, sait reconnaîtreles services qu’on lui rend.

Et avec un sourire aigu :

– Cent mille livres, ce n’était pourtant pas trop !…Mon doux sire, ce refus vous coûtera cher… très cher !…

Rentrée dans sa chambre, l’abbesse réfléchit fort longtemps,ensuite de quoi elle fit appeler une sœur converse, à qui elledonna des instructions minutieuses, et la congédia par cesmots :

– Allez, sœur Mariange, et faites vite.

Une heure n’était pas écoulée encore, que sœur Mariangeintroduisait auprès de l’abbesse un cavalier soigneusementenveloppé dans un vaste manteau.

Et, quand la sœur converse eut refermé la porte :

– Monsieur Bussi-Leclerc, dit Claudine, veuillez vousasseoir… Vous êtes ici en sûreté.

Bussi-Leclerc s’inclina et, sur un ton farouche :

– Madame, pour amener dans ce logis Bussi-Leclerc proscrit,il a suffi de prononcer devant lui un nom…

– Pardaillan ?…

– Oui, madame. Pour rejoindre cet homme, Bussi-Leclercpasserait au travers des armées réunies du Béarnais et de Mayenne…C’est vous dire que je ne crains rien lorsque ma haine est enjeu.

– Bien, monsieur, dit Claudine avec un sourire.

Puis, après une légère pause :

– M. de Pardaillan vient de partir avecl’intention d’entraver les projets d’une personne que j’aime… Ilfaut que cette personne soit avisée du danger qu’elle court, etconnaissant votre haine contre M. de Pardaillan, je vousai fait appeler et je vous dis : voulez-vous satisfaire à lafois votre haine et votre ambition ? Voulez-vous vous défairede celui que vous haïssez et vous assurer en même temps un puissantprotecteur ?

– Le nom de ce puissant protecteur ? dit Bussi, quiréfléchissait.

– Fausta !

– Fausta !… Elle n’est donc pas morte ?

– Elle est vivante et bien vivante, Dieu merci !

– Mais… excusez-moi, madame… quel intérêt avez-vous, vous,à aviser Fausta du danger qu’elle court ?

– Monsieur, je pourrais vous dire que la princesse, autemps si proche encore de sa toute-puissance, a été la bienfaitricede notre maison… Je pourrais vous parler de reconnaissance, mais jevois à votre sourire désabusé que vous ne me croiriez pas. Je vousdirai donc simplement ceci : de la réussite des projets de laprincesse dépend l’avenir de notre maison… Celle que j’ai silongtemps appelée ma souveraine saura reconnaître royalement leservice que je lui aurai rendu…

– Bon ! grogna Bussi, voilà une raison que jecomprends !… Il s’agit donc, madame, d’aviser Fausta que lesire de Pardaillan est à ses trousses et la veut contrecarrer unpeu dans ses entreprises… Mais quels sont, au juste, cesprojets ?

– Placer la couronne de France sur la tête de Philipped’Espagne.

Bussi-Leclerc bondit, et stupéfait :

– Et vous voulez aider Fausta dans cette entreprise, vous…vous ?…

Claudine comprit le sens de ces paroles. Elle n’en parut pasautrement choquée.

– Monsieur, j’ai sondé les intentions du roi Henri. S’ildevient roi de France, l’abbaye de Montmartre et son abbesse n’enseront pas plus riches ni plus favorisées pour cela. Alors…

– Parfait ! madame, c’est encore une raison que jecomprends admirablement. J’accepte donc d’être votre messager.Veuillez, maintenant, me mettre au courant.

– En peu de mots, monsieur, voici : il s’agit d’unedéclaration d’Henri III, reconnaissant Philippe comme son seulhéritier… Cette déclaration, la princesse la porte au roid’Espagne, M. de Pardaillan doit s’en emparer pour lecompte d’Henri de Navarre, et vous, vous devez avertir Fausta,l’aider et la défendre… Et ceci me fait penser qu’il seraitpeut-être utile que vous fussiez secondé par quelques bonnesépées.

– J’y pensais aussi, madame, dit Bussi en souriant. Je vaisdonc partir et tâcherai de recruter quelques solides compagnons.Que devrai-je dire à la princesse de votre part ?

– Simplement que c’est moi qui vous ai envoyé à elle et queje suis toujours son humble servante.

– C’est tout, madame ?

– C’est tout, monsieur Bussi-Leclerc.

– En ce cas, madame, je vous dis adieu, dit Bussi ens’inclinant.

Au point du jour, Bussi-Leclerc trottait sur la route d’Orléanset, tout en trottant, songeait : « Bussi, vous avez étéun des piliers de la Ligue… un des plus fermes soutiens des ducs deGuise et de Mayenne… un des chefs les plus actifs et les plusinfluents du conseil de l’Union… gouverneur de la Bastille où vousavez su amasser une fortune honorable… Vous avez été encorrespondance directe avec les principaux ministres de Philippe etun des premiers à accueillir et soutenir les prétentions de cesouverain au trône de France… Pour tout dire, vous avez été unpersonnage avec lequel il fallait compter. »

Il s’interrompit tout à coup pour sacrer :

– Tripes du diable !… Cornes de Belzébuth ! Voilàmaintenant le vent qui se met de la partie et m’enlève monmanteau !… Que la peste emporte le seigneur Borée[8] et ses enragés suppôts !… Il veutdonc, ce scélérat de vent, que le personnage que je ne suis plussoit reconnu par quelque ligueur ou quelque huguenot, que l’enferles confonde !… Hum !… c’est que je ne me soucie guèred’être reconnu !

Ayant réparé le désastre :

– Là !… voilà qui va mieux… Je disais donc que j’avaisété un grand personnage… Et maintenant ?… Que suis-jemaintenant ? Ah ! misère de moi ! La déconvenues’est appesantie sur le pauvre Leclerc ! Il a fallu rendre legouvernement de la Bastille, quitter précipitamment Paris, secacher, se terrer, tête et ventre ! moi, Bussi ! Avec laperspective d’être pendu si je tombe aux mains de Mayenne, écartelési je suis pris par le Béarnais !

Ici une légère pause, puis :

– Pendu !… Écartelé !… C’est curieux comme lalangue française a des mots biscornus !… Pendu !Écartelé ! Je n’avais jamais remarqué ce qu’il y a de revêcheet de rébarbatif dans ces deux mots… On a bien raison de dire qu’onapprend à tout âge !… Voyons, Bussi, quel préfères-tu ?pendu ou écartelé ?… Heu !… si j’ai bonne mémoire, ledernier pendu que je vis avait une langue qui pendait, longue d’uneaune… C’était hideux !… Le dernier écartelé que je vis eut lesquatre membres proprement emportés… Oui, oui, je le vois encore, ilne restait que la tête et le tronc… Alors moi, Bussi, si j’étaisécartelé, je serais donc mué en cul-de-jatte ? Fi !… Maisje ne veux pas être un épouvantail pour les petits oiseaux, tripesdu pape ! Et puisqu’il en est ainsi, c’est décidé, je ne seraini pendu, ni écartelé !

À ce moment, son cheval ayant fait un écart, il le morigéna,puis le flatta doucement de la main et reprit le cours de sesréflexions.

– Donc l’effondrement de ma situation politique estcomplet… Il est vrai que j’ai la consolation d’avoir sauvé unepartie de ma fortune, que j’avais eu la prévoyante idée de mettre àl’abri. C’est quelque chose, mais c’est peu. Et voilà que, aumoment précis où tout croule sous moi, au moment où je n’ai plusd’autre alternative que de me retirer à l’étranger et d’y vivreobscur et oublié, à ce moment survient cette brave, cetteexcellente, cette digne abbesse – que le Ciel la comble de sesgrâces ! – qui me remet le pied à l’étrier, qui me donne lemoyen de me refaire une situation magnifique auprès de Philippe,car je n’aurai pas la naïveté de m’attacher à Fausta, non, parl’enfer ! Bussi s’adresse toujours à Dieu lui-même et non àses saints. Et par surcroît, cette sainte abbesse me donne le moyende me venger du sire de Pardaillan !… Tous les bonheurs à lafois, et du coup ma fortune est assurée, si je ne suis pas unniais… et sans me vanter, j’ai toujours entendu dire queBussi-Leclerc avait la tête aussi bien organisée que le poignetsolide… Reste la question des sacripants qu’il me faudrait pour meseconder, mais bah ! je trouverai toujours bien mon affaire enroute.

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