LE PIRATE
Mais, pendant que nous avons fait ce récit,les événements ont marché. Le pont du brick est le théâtre d’unépouvantable tumulte.
Ce n’était pas la brise qui avait fait tanguerle navire. L’avant d’une longue barque, qui sortit tout à coup dela brume, dut être pour l’équipage une terrible explication dumouvement de la mer.
En un instant, la bordée de quart fut surpied ; mais les assaillants étaient déjà sur le pont. Lepauvre lieutenant breton passa sans transition du sommeil à lamort. Avant que le capitaine fût éveillé, avant qu’il eût été tiréun seul coup de fusil, les hommes de l’équipage tombaient égorgés àla mer, ou gisaient garrottés dans le faux pont.
Aussi faut-il le dire, le seigneur capitainedon Salvador Viéyra de Tondaylas Campanas avait, pour son coupd’essai, agi en maître forban. Son embarcation s’était approchéesilencieuse comme la mort. Le premier, il avait escaladé laTorpille ; son poignard avait goûté le sang lepremier.
C’était un déserteur des gardes françaises.Embarqué à bord d’une goélette espagnole, il avait trouvé ladiscipline nautique plus sévère encore que les lois de lasubordination militaire. Ne pouvant ici déserter, il fit révolterl’équipage, tua les officiers, etc., etc.
Vieille histoire.
Ensuite, moitié de gré, moitié de force, ilprit le commandement de la goélette.
Le capitaine Salvador n’était point un homme àdédaigner. Il avait mis la main sur un nom formidable, portaitbarbe rousse, cheveux en friche et mine mélodramatique. S’il eûtvécu dans ce temps heureux, le XIXe siècle, on en auraitpu faire un rapin estimable ou un fort rôle des théâtres duboulevard. En 1760, la médiocrité n’était point encore uneprofession. Boileau avait dit :
Soyez plutôt forban, si c’est votretalent.
Boileau avait de nécessité trouvé cela quelquepart.
Depuis plusieurs mois, le capitaine Salvadorcroisait dans ces parages sans qu’une seule prise fût venueconsolider son autorité chancelante. La veille, enfin, la vigieavait crié : « Navire ! »
Malheureusement pour l’ex-garde française, lenavire était un marchand corsaire de Saint-Malo. Quand la pauvregoélette, remorquée par embarcation à cause du calme, fut arrivée àportée de pistolet, le maloan démasqua sa batterie. La goélettes’en alla comme elle était venue.
Je me trompe ; elle s’en alla honteuse etbattue, la coque criblée, traînant après soi les débris de samâture.
Au point du jour, Salvador vit laTorpille à l’horizon. Le brick, lui, ne pouvait apercevoir lamalheureuse goélette, rasée comme un ponton, et que les nombreusesavaries de sa coque tenaient enfoncée à fleur d’eau. Il fallait auseigneur capitaine une revanche pour se mettre en bonne humeur, etun autre navire pour tenir ses pieds secs. La nuit vint, la brumes’éleva ; il eut revanche et navire.
Un seul homme fit résistance. Antoine, avertipar le cliquetis des armes, se retourna au moment de quitter lepont, et, prenant les pirates par derrière, essaya de rétablir lecombat. Quelque temps, il se soutint seul contre tous, faisant desefforts inouïs. Enfin son bras tomba épuisé le long de soncorps.
– Qu’on le prenne vivant ! s’étaitécrié Salvador.
Un marin de la goélette s’élança ; maisAntoine saisit à deux mains le sabre d’abordage avec lequel ilcombattait : le pirate tomba roide mort sur le pont.
– Qu’on le prenne vivant ! s’écriaencore Salvador.
Au moment où vingt forbans se précipitaient,Antoine jeta son sabre par-dessus le bord, et se croisa les brassur la poitrine. Une minute après, on le déposait garrotté auprèsde Salvador.
Celui-ci contempla une seconde le front calme,l’œil résolu de cet homme en face d’un trépas presque assuré.
– Qu’espérais-tu ? dit-il enfin.
– Vous prouver que j’étais bon à quelquechose, mon commandant, répondit Antoine. Il y a longtemps que jem’ennuie à bord des navires de la Compagnie ; votre équipageétait au complet ; j’ai fait ma place.
Le jeune marin montra d’un geste le cadavre dupirate étendu sur le pont. Un sourd murmure éclata parmi l’équipagede la goélette.
– Silence, vous autres ! hurlaSalvador. Toi, continua-t-il en s’adressant à Antoine, tu es unaudacieux gaillard, et tu me plais. Tu auras le hamac dumort !… va !
À ces mots, prononcés avec la grâceconvenable, Salvador ajouta un geste plein de majesté. Antoinedisparut. Alors le forban se tourna vers le capitaine de laTorpille et son malheureux équipage, parqués autour du grandmât.
– Messieurs, dit-il en portant la main àson feutre, vous devez sentir que vous êtes désormais de trop àbord de mon brick… Que vous semble de cette gentille goélette quevous voyez à l’ancre là-bas ?
Le brouillard s’était levé. On voyait, eneffet, à quelque distance la gentille goélette, rasée, désemparée,et qui semblait une étroite ligne noire sur le miroitant azur del’Océan.
Les marins de la Torpille frémirentd’indignation à cette dérisoire demande, ce qui parutsingulièrement divertir le seigneur Salvador. Quoi qu’ils eneussent, une embarcation les reçut jusqu’au dernier et lestransporta à bord de la goélette. À peine l’échange était-il fait,que le brick se balançait doucement, caressé par les premierssouffles de la brise. Salvador mit aussitôt à la voile.
Je ne saurais trop dire ce que devinrent lelégitime commandant de la Torpille et sonéquipage ; Notre-Dame de la Garde eut sans doute pitiéd’eux.
Il va sans dire que Salvador avait gardéMarthe sur son brick. Le garde française avait été jadis le hérosde maintes aventures galantes ; il se sentait grandeimpatience de voir un peu de près sa jeune captive, et trépignaitd’aise à l’idée de l’aubaine que lui envoyait ainsi le hasard.
En entrant dans la cabine, il trouva Antoineassis près de Marthe sur le divan, – son propre divan à lui, depuisune heure. – Le sang lui monta violemment au visage.
– Voilà un maraud qui passe lesbornes ! s’écria-t-il.
Et, saisissant Antoine au collet, il le poussavers la porte. Le jeune marin se retourna. Un seul bond le porta siprès du pirate, que leurs visages se touchaient. Mais il s’arrêta,baissa la tête et sortit sans faire un geste, sans prononcer uneparole.
Dès ce moment, son plan fut tracé :
S’humilier et se taire afin devivre ;
Vivre afin de ne pas abandonner Marthe.
Salvador prit cavalièrement la placed’Antoine ; son visage resplendissait de cette fatuitésoldatesque si comiquement exploitée dans une toile spirituelles’il en fut, et qui jouit d’une vogue légitime. Il torditvictorieusement sa moustache, et, passant une main derrière Marthe,il voulut l’attirer à lui.
Marthe leva son grand œil bleu. L’étonnement,l’effroi, la fierté se lisaient dans ce regard. Telle fut sapuissance, que le forban honteux, se sentant pris d’une timiditéinconnue, baissa la tête en murmurant quelque banale excuse.
Ce fut l’affaire d’une seconde. Il repritbientôt en partie son assurance et entama une vive escarmouche.Marthe restait immobile près de lui ; elle était plus surpriseencore qu’effrayée ; la pauvre enfant avait compris naguèreles paroles et les regards d’Antoine : l’amour vrai porte avecsoi son truchement ; mais la grotesque galanterie de l’ancienconquérant de caserne était pour elle lettre close. Salvadors’étonnait grandement de son côté ; en se voyant ainsiembarrassé, presque timide, il se demandait s’il n’était plus cevainqueur dont l’éloquence amoureuse triompha jadis de tant devertus parisiennes.
Enfin, après une heure de siège infructueux,il lâcha prise. Il fit mieux : Marthe avait produit sur cetteâme, où restaient quelques germes oubliés de sentiments généreux,une impression vive et profonde ; en se retirant, il déclaraque la cabine demeurait affectée au service de sa belleinhumaine ; il déclara même que lui, Salvador, n’y entreraitqu’avec la permission de la jeune fille. La promesse peutsurprendre de la part d’un pirate. Voici qui est encore plussurprenant : il tint parole.
Un mois se passa. Marthe résistait toujours,ou plutôt une sorte de mystérieux respect, qui s’emparait toujoursdu capitaine à la vue de sa captive, avait suffi jusqu’alors à letenir à distance.
Durant cette période, la jeune novice n’étaitqu’à demi malheureuse ; elle pouvait voir souvent Antoine à ladérobée.
Celui-ci, pour veiller sur elle, s’était faitle valet du forban. Quand Salvador était sur le pont, les deuxamants échangeaient quelques mots.
– Antoine, disait Marthe, Dieu nous apunis ; je le prévoyais ; mais pouvais-je écouter mescraintes ?… vous étiez là.
Puis on entendait le pas lourd de Salvadordescendant l’échelle d’une écoutille, et tout était dit.
Cependant cet état de choses ne pouvait dureréternellement. Toute patience a un terme, fût-ce la patience d’unpirate. Le jour vint où Salvador, mettant la main sur la garde deson poignard, dit :
– Je le veux !
Marthe pleura ; le capitaine ne l’entrouva que plus belle. Il lui donna trois jours pour réfléchir, etremonta sur le pont, la tête en feu, les jambes ivres. La jeunefille dut voir que son arrêt était définitivement prononcé.