UNE TROMBE
La Torpille cinglait sous toutes sesvoiles, par une brise molle qui allait s’affaiblissant de plus enplus. L’équipage se croyait menacé d’un calme : on était alorsdans le golfe du Mexique, à plus de cent lieues de toutesterres.
Le capitaine était dans la cabine, aux piedsde Marthe, suppliant encore, mais sur le point de commander :le terme fatal donné aux réflexions de la jeune fille venaitd’expirer.
Derrière la porte de la cabine, la main passéesous sa veste et tourmentant la lame d’un long poignard, AntoineMalo se tenait debout. Il écoutait et attendait.
Tout à coup un bruit retentit dans lamâture : la vigie avait signalé des brisants. Antoine n’eutque le temps de se jeter en arrière ; Salvador poussa la porteet s’élança sur le pont.
Marthe et Antoine tombèrent dans les bras l’unde l’autre.
– J’étais là, dit Antoine.
Marthe était tombée à genoux.
– Je l’aurais tué, dit encore le jeunemarin.
Marthe, interrompant sa prière, leva sur luison œil plein de larmes.
– Je le savais, oh ! je lesavais ! dit-elle. Dieu me pardonnera de vous aimer, Antoine,car il vous a fait mon ange gardien.
Quand Salvador mit la tête à l’écoutille,l’épouvante était sur tous les visages. Et en effet, il y avait desbrisants à l’avant, à l’arrière, partout. Le brick semblait enavoir franchi plusieurs avec un bonheur extraordinaire ; ilaurait dû avoir touché déjà vingt fois.
En même temps, bien que le ciel fût toujoursresté serein, un grain tomba sur le navire avec la soudaineté de lafoudre ; les mâts craquèrent, sollicités par l’immense poidsde toutes leurs voiles déployées en grand. Le brick aurait sombrési son mât de misaine ne se fût rompu dès l’abord au ras dupont.
Les plus hardis matelots s’étaient lancés dansles vergues ; malgré l’effort du vent, ils réussirent à ferlerla grande voile. Deux ou trois étaient montés jusqu’aux barres duperroquet, mais le mât fouettait avec une violence irrésistible.Ils furent obligés de descendre, et le grand hunier continua depeser sur le navire ébranlé jusqu’à la quille.
Cependant, la mer s’était soulevée furieuse,le navire courait comme le vent ; mais il avait beau courir,les brisants semblaient le suivre. La mer était blanche d’écumedans un rayon de deux cents toises.
Salvador n’était pas marin ; il perdit latête.
Pour les matelots, nul d’entre eux ne s’étaitjamais trouvé à pareil enfer. Ce n’était point une tempête, le cielétait bleu, le soleil inondait le navire de ses rayonséblouissants. Ceci même était un obstacle de plus, car le poudrindes lames, réfractant cette éclatante lumière, aveuglait lesmarins, qui fermaient les yeux et restaient impuissants à lamanœuvre.
Et le vent redoublait, et les vaguesirrégulières, furieuses, surgissaient instantanément, mues par unepuissance inconnue. Elles ne suivaient point la direction duvent ; elles allaient se heurtant l’une l’autre et noyant lapauvre Torpille sous les écumants débris de leurs chocsgigantesques.
Antoine était demeuré près de Marthe ; ilécoutait ce bruit sans inquiétude, sachant qu’il ne pouvait setrouver de brisants dans ces eaux. Il monta enfin, et ce fut pourvoir le grand mât de hune se rompre et tomber du même côté que lemât de misaine. Le navire se coucha ; l’eau fit irruptionpar-dessus le plat-bord.
Salvador agitait fébrilement son porte-voix,abasourdi par cette série de désastres, incapable de prononcer uneparole.
Antoine lui arracha des mains le signe ducommandement.
– Du monde à la hune !s’écria-t-il ; coupez, débarrassez le bas mât.
Personne ne bougea ; l’eau entraittoujours. Antoine pensa à Marthe, saisit une hache et s’élança versla hune.
Le mât supérieur, débarrassé de ses cordages,tomba à la mer. Le brick se releva.
Ceci avait lieu pendant une sorted’accalmie ; la mer brisait toujours, mais les vaguesdiminuaient : le navire, privé de toutes voiles, demeuraitstationnaire. Antoine regarda la mer avec attention ; il vitles brisants changer sensiblement de place.
– Vite ! s’écria-t-il en courant aucapitaine, commandez qu’on borde la grande voile, monsieur ;nous sommes sur un volcan ; chaque minute peut être ladernière.
Salvador le regarda d’un œil stupéfait. S’ilavait pu couper son dernier tronçon de mât pour offrir moins deprise au vent, il l’eût fait de grand cœur.
– Commandez ! reprit Antoine.
Mais il fut interrompu par un crigénéral :
– Une trombe !
La mer s’élevait en forme de dôme à cinquantetoises environ de l’avant. Du sein de ce mamelon liquide, une viscolossale s’élança rapide, tourbillonnante vers le ciel. Sa baselabourait la terre, sa tête se cachait dans les nuages. Elle sedirigeait droit sur le navire.
– Borde la grande voile ! cria lecapitaine.
– Il n’est plus temps ! ditAntoine.
Et il se précipita dans l’entre-pont.
Une seconde après, il reparut tenant Marthedans ses bras ; puis, montant rapidement sur le plat-bord, ilse laissa tomber à la mer avec son fardeau.
Salvador, fou de frayeur, suivit machinalementson exemple.
Au même instant, la trombe s’empara du navire,qu’elle enleva, le fit tournoyer une minute, et le rejeta disloqué,brisé en mille pièces.