Les Métamorphoses

Les Métamorphoses

d’ Ovide

Chant 1
Inspiré par mon génie, je vais chanter les êtres et les corps qui ont été revêtus de formes nouvelles, et qui ont subi des changements divers. Dieux, auteurs de ces métamorphoses, favorisez mes chants lorsqu’ils retraceront sans interruption la suite de tant de merveilles depuis les premiers âges du monde jusqu’à nos jours.

Avant la formation de la mer, de la terre, et du ciel qui les environne, la nature dans l’univers n’offrait qu’un seul aspect ; on l’appela chaos, masse grossière, informe, qui n’avait que de la pesanteur, sans action et sans vie, mélange confus d’éléments qui se combattaient entre eux. Aucun soleil ne prêtait encore sa lumière au monde ; la lune ne faisait point briller son croissant argenté ; la terre n’était pas suspendue, balancée par son poids, au milieu des airs ;l’océan, sans rivages, n’embrassait pas les vastes flancs du globe.L’air, la terre, et les eaux étaient confondus : la terre sans solidité, l’onde non fluide, l’air privé de lumière. Les éléments étaient ennemis ; aucun d’eux n’avait sa forme actuelle. Dans le même corps le froid combattait le chaud, le sec attaquait l’humide ; les corps durs et ceux qui étaient sans résistance,les corps les plus pesants et les corps les plus légers se heurtaient, sans cesse, opposés et contraires.

Un dieu, ou la nature plus puissante, termina tous ces combats, sépara le ciel de la terre, la terre des eaux,l’air le plus pur de l’air le plus grossier. Le chaos étant ainsi débrouillé, les éléments occupèrent le rang qui leur fut assigné,et reçurent les lois qui devaient maintenir entre eux une éternelle paix. Le feu, qui n’a point de pesanteur, brilla dans le ciel, et occupa la région la plus élevée. Au-dessous, mais près de lui, vint se placer l’air par sa légèreté. La terre, entraînant les éléments épais et solides, fut fixée plus bas par son propre poids. La dernière place appartint à l’onde, qui, s’étendant mollement autour de la terre, l’embrassa de toutes parts.

Après que ce dieu, quel qu’il fût, eut ainsidébrouillé et divisé la matière, il arrondit la terre pour qu’ellefût égale dans toutes ses parties. Il ordonna qu’elle fût entouréepar la mer, et la mer fut soumise à l’empire des vents, sanspouvoir franchir ses rivages. Ensuite il forma les fontaines, lesvastes étangs, et les lacs, et les fleuves, qui, renfermés dansleurs rives tortueuses, et dispersés sur la surface de la terre, seperdent dans son sein, ou se jettent dans l’océan ; et alors,coulant plus librement dans son enceinte immense et profonde, ilsn’ont à presser d’autres bords que les siens. Ce dieu dit, et lesplaines s’étendirent, les vallons s’abaissèrent, les montagnesélevèrent leurs sommets, et les forêts se couvrirent deverdure.

Ainsi que le ciel est coupé par cinq zones,deux à droite, deux à gauche, et une au milieu, qui est plusardente que les autres, ainsi la terre fut divisée en cinq régionsqui correspondent à celles du ciel qui l’environne. La zone dumilieu, brûlée par le soleil, est inhabitable ; celles quisont vers les deux pôles se couvrent de neiges et de glaceséternelles : les deux autres, placées entre les zones polaireset la zone du milieu, ont un climat tempéré par le mélange du chaudet du froid. Étendu sur les zones, l’air, plus léger que la terreet que l’onde, est plus pesant que le feu.

C’est dans la région de l’air que l’auteur dumonde ordonna aux vapeurs et aux nuages de s’assembler, au tonnerrede gronder pour effrayer les mortels, aux vents d’exciter lafoudre, la grêle et les frimas ; mais il ne leur abandonna pasle libre empire des airs. Le monde, qui résiste à peine à leurimpétuosité, quoiqu’ils ne puissent franchir les limites qui leuront été assignées, serait bientôt bouleversé, tant est grande ladivision qui règne entre eux, S’il leur était permis de se répandreà leur gré sur la terre !

Eurus fut relégué vers les lieux où naîtl’aurore, dans la Perse, dans l’Arabie, et sur les montagnes quireçoivent les premiers rayons du jour. Zéphyr eut en partage leslieux où se lève l’étoile du soir, où le soleil éteint ses derniersfeux. L’horrible Borée envahit la Scythie et les climats glacés duseptentrion. Les régions du midi furent le domaine de l’Austerpluvieux, au front couvert de nuages éternels ; et par-delà leséjour des vents fut placé l’éther, élément fluide et léger,dépouillé de l’air grossier qui nous environne.

À peine tous ces corps étaient-ils séparés,assujettis à des lois immuables, les astres, longtemps obscurcisdans la masse informe du chaos, commencèrent à briller dans lescieux. Les étoiles et les dieux y fixèrent leur séjour, afinqu’aucune région ne fût sans habitants. Les poissons peuplèrentl’onde ; les quadrupèdes, la terre ; les oiseaux, lesplaines de l’air.

Un être plus noble et plus intelligent, faitpour dominer sur tous les autres, manquait encore à ce grandouvrage. L’homme naquit : et soit que l’architecte suprêmel’eût animé d’un souffle divin, soit que la terre conservât encore,dans son sein, quelques-unes des plus pures parties de l’éther dontelle venait d’être séparée, et que le fils de Japet, détrempantcette semence féconde, en eût formé l’homme à l’image des dieux,arbitres de l’univers ; l’homme, distingué des autres animauxdont la tête est inclinée vers la terre, put contempler les astreset fixer ses regards sublimes dans les cieux. Ainsi la matière,auparavant informe et stérile, prit la figure de l’homme,jusqu’alors inconnue à l’univers.

L’âge d’or commença. Alors les hommesgardaient volontairement la justice et suivaient la vertu sanseffort. Ils ne connaissaient ni la crainte, ni les supplices ;des lois menaçantes n’étaient point gravées sur des tablesd’airain ; on ne voyait pas des coupables tremblants redouterles regards de leurs juges, et la sûreté commune être l’ouvrage desmagistrats.

Les pins abattus sur les montagnes n’étaientpas encore descendus sur l’océan pour visiter des plages inconnues.Les mortels ne connaissaient d’autres rivages que ceux qui lesavaient vus naître. Les cités n’étaient défendues ni par des fossésprofonds ni par des remparts. On ignorait et la trompette guerrièreet l’airain courbé du clairon. On ne portait ni casque, niépée ; et ce n’étaient pas les soldats et les armes quiassuraient le repos des nations.

La terre, sans être sollicitée par le fer,ouvrait son sein, et, fertile sans culture, produisait toutd’elle-même. L’homme, satisfait des aliments que la nature luioffrait sans effort, cueillait les fruits de l’arbousier et ducornouiller, la fraise des montagnes, la mûre sauvage qui croît surla ronce épineuse, et le gland qui tombait de l’arbre de Jupiter.C’était alors le règne d’un printemps éternel. Les doux zéphyrs, deleurs tièdes haleines, animaient les fleurs écloses sans semence.La terre, sans le secours de la charrue, produisait d’elle-mêmed’abondantes moissons. Dans les campagnes s’épanchaient desfontaines de lait, des fleuves de nectar ; et de l’écorce deschênes le miel distillait en bienfaisante rosée.

Lorsque Jupiter eut précipité Saturne dans lesombre Tartare, l’empire du monde lui appartint, et alors commençal’âge d’argent, âge inférieur à celui qui l’avait précédé, maispréférable à l’âge d’airain qui le suivit. Jupiter abrégea la duréede l’antique printemps ; il en forma quatre saisons quipartagèrent l’année : l’été, l’automne inégale, l’hiver, et leprintemps actuellement si court. Alors, pour la première fois, deschaleurs dévorantes embrasèrent les airs ; les vents formèrentla glace de l’onde condensée. On chercha des abris. Les maisons nefurent d’abord que des antres, des arbrisseaux touffus et descabanes de feuillages. Alors il fallut confier à de longs sillonsles semences de Cérès ; alors les jeunes taureaux gémirentfatigués sous le joug.

Aux deux premiers âges succéda l’âge d’airain.Les hommes, devenus féroces, ne respiraient que la guerre ;mais ils ne furent point encore tout à fait corrompus. L’âge de ferfut le dernier. Tous les crimes se répandirent avec lui sur laterre. La pudeur, la vérité, la bonne foi disparurent. À leur placedominèrent l’artifice, la trahison, la violence, et la coupablesoif de posséder. Le nautonier confia ses voiles à des vents qu’ilne connaissait pas encore ; et les arbres, qui avaient vieillisur les montagnes, en descendirent pour flotter sur des mersignorées. La terre, auparavant commune aux hommes, ainsi que l’airet la lumière, fut partagée, et le laboureur défiant traça delongues limites autour du champ qu’il cultivait. Les hommes ne sebornèrent point à demander à la terre ses moissons et ses fruits,ils osèrent pénétrer dans son sein ; et les trésors qu’ellerecelait, dans des antres voisins du Tartare, vinrent aggraver tousleurs maux. Déjà sont dans leurs mains le fer, instrument du crime,et l’or, plus pernicieux encore. La Discorde combat avec l’un etl’autre. Sa main ensanglantée agite et fait retentir les armeshomicides. Partout on vit de rapine. L’hospitalité n’offre plus unasile sacré. Le beau-père redoute son gendre. L’union est rareentre les frères. L’époux menace les jours de sa compagne ; etcelle-ci, les jours de son mari. Des marâtres cruelles mêlent etpréparent d’horribles poisons : le fils hâte les derniersjours de son père. La piété languit, méprisée ; et Astréequitte enfin cette terre souillée de sang, et que les dieux ontdéjà abandonnée.

Le ciel ne fut pas plus que la terre à l’abrides noirs attentats des mortels : on raconte que les géantsosèrent déclarer la guerre aux dieux. Ils élevèrent jusqu’auxastres les montagnes entassées. Mais le puissant Jupiter frappa,brisa l’Olympe de sa foudre ; et, renversant Ossa sur Pélion,il ensevelit, sous ces masses écroulées, les corps effroyables deses ennemis. On dit encore que la terre, fumante de leur sang,anima ce qui en restait dans ses flancs, pour ne pas voirs’éteindre cette race cruelle. De nouveaux hommes furentformés : peuple impie, qui continua de mépriser les dieux, futaltéré de meurtre, emporté par la violence, et bien digne de sasanglante origine.

Du haut de son trône, Jupiter voit les crimesde la terre. Il gémit ; et se rappelant l’horrible festin queLycaon venait de lui servir, il est transporté d’un courrouxextrême, digne du souverain des dieux ; il les convoque ;à l’instant ils sont assemblés.

Il est dans le ciel une grande voie qu’ondécouvre quand l’air est pur et sans nuages ; elle estremarquable par sa blancheur ; on la nomme lactée. C’est lechemin qui conduit au brillant séjour du maître du tonnerre. Àdroite et à gauche sont les portiques des dieux les pluspuissants ; ailleurs habitent les divinités vulgaires. Lesplus distinguées ont fixé leur habitation à l’entrée de cette voie,qui, si l’on peut oser le dire, est le palais de l’empirecéleste.

Dès que les dieux se furent placés sur dessièges de marbre, Jupiter, assis sur un trône plus élevé,s’appuyant sur son sceptre d’ivoire agite trois fois sa têteredoutable, et trois fois la terre, et la mer, et les astres ensont ébranlés ; enfin le fils de Saturne exprime sa colère ences mots :

« L’empire du monde me causa de moinsgrandes alarmes, lorsque j’eus à le défendre contre l’audace de cesgéants, enfants de la Terre, dont les cent bras voulaient soumettrele ciel. C’étaient sans doute des ennemis redoutables ; maisils ne formaient qu’une race, et la guerre n’avait qu’un seulprincipe. Maintenant, sur le globe qu’entoure l’océan, je ne voisque des hommes pervers. Il faut perdre le genre humain. J’en jurepar les fleuves des enfers qui coulent, sous les terres, dans lesbois sacrés du Styx, j’ai tout tenté pour le sauver ; mais ilfaut porter le fer dans les blessures incurables, pour que lesparties saines ne soient pas corrompues. J’ai, sous mes lois, desdemi-dieux, des nymphes, des faunes, des satyres, des sylvains quihabitent les montagnes, divinités champêtres, que nous n’avons pasencore jugées dignes des honneurs du ciel, et à qui nous avonsaccordé la terre pour y fixer leur séjour. Mais commentpourriez-vous croire à leur sûreté parmi les hommes, lorsqueLycaon, connu par sa férocité, a osé tendre des pièges à moi-mêmequi lance le tonnerre, et qui vous retiens tous sous monempire ? »

À ces mots, les dieux frémissent, et demandentà haute voix la punition éclatante d’un si noir attentat. Ainsi,lorsqu’une main sacrilège sembla vouloir éteindre le nom romaindans le sang de César, la chute de ce grand homme étonna tous lespeuples de la terre, et l’univers frémit d’horreur. Alors, Auguste,tu vis le zèle des tiens, et il te fut aussi agréable que celui desdieux l’avait été à Jupiter. Ayant, du geste et de la voix, apaiséles murmures, et les dieux attentifs gardant un silence profonddevant la majesté sévère de leur maître, il reprit son discours ences mots :

« Rassurez-vous, le coupable a subi sapeine. Apprenez cependant et son crime et ma vengeance. Le bruit del’iniquité des mortels avait frappé mes oreilles : je désiraisqu’il fût mensonger ; et, cachant ma divinité sous des formeshumaines, je descends des hautes régions de l’éther, et je vaisvisiter la terre. Il serait trop long de vous raconter tous lesexcès qui partout frappèrent mes regards. Le mal était encore plusgrand que la renommée ne le publiait.

« J’avais passé le Ménale, horriblerepaire de bêtes féroces, le mont Cyllène, et les forêts de sapinsdu froid Lycée. J’arrive dans l’Arcadie au moment où lescrépuscules du soir amènent la nuit après eux, et j’entre sous letoit inhospitalier du tyran de ces contrées. J’avais assez faitconnaître qu’un dieu venait les visiter. Déjà le peuple prosterném’adressait des vœux et des prières. Lycaon commence par insulter àsa piété : – Bientôt, dit-il, j’éprouverai s’il est dieu oumortel, et la vérité ne sera pas douteuse.’ Il m’apprête un trépasfuneste, pendant la nuit, au milieu du sommeil. Voilà l’épreuvequ’il entend faire pour connaître la vérité : et, non contentde la mort qu’il me destine, il égorge un otage que les Molosseslui ont livré. Il fait bouillir une partie des membres palpitantsde cette victime, il en fait rôtir une autre ; et ces metsexécrables sont ensemble servis devant moi. Aussitôt, des feuxvengeurs, allumés par ma colère, consument le palais et ses pénatesdignes d’un tel maître. Lycaon fuit épouvanté. Il veut parler, maisen vain : ses hurlements troublent seuls le silence descampagnes. Transporté de rage, et toujours affamé de meurtres, ilse jette avec furie sur les troupeaux ; il les déchire, etjouit encore du sang qu’il fait couler. Ses vêtements seconvertissent en un poil hérissé ; ses bras deviennent desjambes : il est changé en loup, et il conserve quelques restesde sa forme première : son poil est gris comme l’étaient sescheveux ; on remarque la même violence sur sa figure ; lemême feu brille dans ses yeux ; tout son corps offre l’imagede son ancienne férocité.

« Une seule maison venait d’êtreanéantie ; mais ce n’était pas la seule qui méritât la foudre.La cruelle Érynis étend son empire sur la terre. On dirait que, pard’affreux serments, tous les hommes se sont voués au crime. Il fautdonc, et tel est mon arrêt irrévocable, qu’ils reçoivent tous lechâtiment qu’ils ont mérité. »

Les dieux approuvent la résolution de Jupiter,les uns en excitant sa colère, les autres par un muet assentiment.Cependant ils ne sont pas insensibles à la perte du genrehumain : ils demandent quel sera désormais l’état de la terreveuve de ses habitants ; qui désormais fera fumer l’encens surleurs autels, et s’il convient que le monde soit livré aux bêtesféroces, et devienne leur empire. Le monarque des dieux leur défendde s’alarmer. Il se charge de pourvoir à tout : il promet auximmortels une race d’hommes meilleure que la première, et dontl’origine sera merveilleuse.

Déjà tous ses foudres allumés allaient frapperla terre ; mais il craint que l’éther même ne s’embrase partant de feux, et que l’axe du monde n’en soit consumé. Il sesouvient que les destins ont fixé, dans l’avenir, un temps où lamer, et la terre, et les cieux seront dévorés par les flammes, etoù la masse magnifique de l’univers sera détruite par elles :il dépose ses foudres forgés par les cyclopes ; il choisit unsupplice différent. Le genre humain périra sous les eaux, qui, detoutes les parties du ciel, tomberont en torrents sur la terre.

Soudain dans les antres d’Éole il enfermel’Aquilon et tous les vents dont le souffle impétueux dissipe lesnuages. Il commande au Notus, qui vole sur ses ailes humides :son visage affreux est couvert de ténèbres ; sa barbe estchargée de brouillards ; l’onde coule de ses cheveuxblancs ; sur son front s’assemblent les nuées, et les torrentstombent de ses ailes et de son sein. Dès que sa large main arassemblé, pressé tous les nuages épars dans les airs, un horriblefracas se fait entendre, et des pluies impétueuses fondent du hautdes cieux. La messagère de Junon, dont l’écharpe est nuancée dediverses couleurs, Iris, aspire les eaux de la mer, elle en grossitles nuages. Les moissons sont renversées, les espérances dulaboureur détruites, et, dans un instant, périt le travail péniblede toute une année. Mais la colère de Jupiter n’est pas encoresatisfaite ; Neptune son frère vient lui prêter le secours deses ondes ; il convoque les dieux des fleuves, et, dès qu’ilssont entrés dans son palais :

« Maintenant, dit-il, de longs discoursseraient inutiles. Employez vos forces réunies ; il lefaut : ouvrez vos sources, et, brisant les digues qui vousarrêtent, abandonnez vos ondes à toute leur fureur. »

Il ordonne : les fleuves partent, etdésormais sans frein, et d’un cours impétueux, ils roulent dansl’océan. Neptune lui-même frappe la terre de son trident ;elle en est ébranlée, et les eaux s’échappent de ses antresprofonds. Les fleuves franchissent leurs rivages, et se débordantdans les campagnes, ils entraînent, ensemble confondus, les arbreset les troupeaux, les hommes et les maisons, les temples et lesdieux. Si quelque édifice résiste à la fureur des flots, les flotss’élèvent au-dessus de sa tête, et les plus hautes tours sontensevelies dans des gouffres profonds.

Déjà la terre ne se distinguait plus del’océan : tout était mer, et la mer n’avait point de rivages.L’un cherche un asile sur un roc escarpé, l’autre se jette dans unesquif, et promène la rame où naguère il avait conduit lacharrue : celui-ci navigue sur les moissons, ou sur des toitssubmergés ; celui-là trouve des poissons sur le faîte desormeaux ; un autre jette l’ancre qui s’arrête dans uneprairie. Les barques flottent sur les coteaux qui portaient lavigne : le phoque pesant se repose sur les monts où paissaitla chèvre légère. Les néréides s’étonnent de voir, sous les ondes,des bois, des villes et des palais. Les dauphins habitent lesforêts, ébranlent le tronc des chênes, et bondissent sur leurscimes. Le loup, négligeant sa proie, nage au milieu desbrebis ; le lion farouche et le tigre flottent surl’onde : la force du sanglier, égale à la foudre, ne lui estd’aucun secours ; les jambes agiles du cerf lui deviennentinutiles : l’oiseau errant cherche en vain la terre pour s’yreposer ; ses ailes fatiguées ne peuvent plus le soutenir, iltombe dans les flots.

L’immense débordement des mers couvrait lesplus hautes montagnes : alors, pour la première fois, lesvagues amoncelées en battaient le sommet. La plus grande partie dugenre humain avait péri dans l’onde, et la faim lente et cruelledévora ceux que l’onde avait épargnés.

L’Attique est séparée de la Béotie par laPhocide, contrée fertile avant qu’elle fût submergée ; maisalors, confondue avec l’océan, ce n’était plus qu’une vaste plaineliquide. Là le mont Parnasse élève ses deux cimes jusqu’aux astres,et les cache dans le sein des nuages. C’est sur son double sommet,seul endroit de la terre respecté par les eaux, que s’arrêta lafrêle barque qui portait Deucalion et Pyrrha son épouse. Ilsadorèrent d’abord les nymphes coryciennes, les autres dieux duParnasse, et Thémis qui révèle l’avenir, et qui rendait alors desoracles en ces lieux.

Nul homme ne fut meilleur que Deucalion ;nul plus juste que lui. Aucune femme n’égalait Pyrrha dans sonrespect pour les dieux. Lorsque le fils de Saturne a vu le mondechangé en une vaste mer, et que de tant de milliers d’êtres quil’habitaient il ne reste plus qu’un homme et qu’une femme, coupleinnocent et pieux, il sépare les nuages ; il ordonne àl’Aquilon de les dissiper ; et bientôt il découvre la terre auciel et le ciel à la terre.

Cependant les vagues irritées s’apaisent. Ledieu des mers dépose son trident, et rétablit le calme dans sonempire : il appelle sur ses profonds abîmes Triton, qui couvred’écailles de pourpre ses épaules d’azur ; il lui ordonne defaire résonner sa conque, et de donner aux ondes et aux fleuves lesignal de la retraite. Soudain Triton saisit cette conque cave,longue et recourbée, qui va toujours s’élargissant, et qui,lorsqu’elle retentit du milieu de l’océan, prolonge ses sons desbords où le soleil se lève aux derniers rivages qu’il éclaire deses feux.

Dès que la conque eut touché les lèvreshumides du dieu dont la barbe distille l’onde, et qu’elle euttransmis les ordres de Neptune, les vagues de la mer et celles quicouvraient la terre les entendirent, et se retirèrent. Déjà l’océandécouvre ses rivages ; les fleuves décroissent et rentrentdans leur lit ; et selon que les eaux s’abaissent, lescollines se découvrent et la terre semble s’élever. Les arbres,longtemps submergés, montrent leurs cimes dépouillées de feuillageset couvertes de limon.

La terre entière avait enfin reparu. Àl’aspect de ce monde, immense solitude où règne un silenceeffrayant, Deucalion verse des larmes, et s’adressant à Pyrrha sacompagne, il lui parle en ces mots :

« Ô ma sœur, ô mon épouse, seul reste detoutes les femmes ! nous avons une même origine : nousfûmes unis par le sang, ensuite par l’hymen, et maintenant lemalheur resserre nos nœuds. Le soleil ne voit que nous deux sur laterre ; les flots ont englouti le reste des humains :peut-être même notre vie n’est-elle pas encore en sûreté ; cesnuages suffisent pour m’épouvanter. Infortunée ! quel seraitton destin, si sans moi tu fusses échappée seule au naufragegénéral ? qui pourrait dissiper tes craintes et calmer tadouleur ? Ah ! crois-moi, chère épouse, si les flotsn’eussent pas respecté tes jours, les flots m’auraient aussi reçudans leur sein. Que ne puis-je, à l’exemple de Prométhée mon père,créer de nouveaux hommes, et animer l’argile comme lui ? Noussommes à nous deux le genre humain : ainsi les dieux l’ontvoulu ; et nous seuls témoignons maintenant qu’il exista deshommes sur la terre. »

Il dit, et tous deux pleuraient. Ils veulentsans délai implorer le secours des dieux, et consulter lesoracles : ils se rendent ensemble sur les bords du Céphise,dont les eaux sont encore chargées de limon, mais qui déjà couleresserré dans son lit. Quand ils ont arrosé leurs têtes et leursvêtements de son onde sacrée, ils dirigent leurs pas vers le templede Thémis : le faîte en est couvert d’une moussefangeuse ; les feux sacrés sont éteints sur les autels. Dèsque leurs pieds ont touché le seuil du temple, ils se prosternent,et, saisis d’un saint effroi, ils baisent avec respect le marbrehumide :

« Si les dieux, disent-ils, se laissentfléchir aux prières des mortels, si leur courroux n’est pointimplacable, apprends-nous, ô Thémis, par quel moyen la perte dugenre humain peut être réparée, et montre-toi propice et secourabledans ce grand désastre de l’univers. »

La déesse entendit leurs vœux, et rendit cetoracle :

« Éloignez-vous du temple, voilez vostêtes, détachez vos ceintures, et jetez derrière vous les os devotre grand-mère. »

Ils restent longtemps étonnés. Pyrrha lapremière rompt enfin le silence. Elle refuse d’obéir aux ordres dela déesse ; et d’une voix tremblante, elle la prie de luipardonner. Elle craint, en dispersant les os de son aïeule,d’offenser ses mânes. Cependant l’un et l’autre examinent ensembleavec attention les paroles ambiguës de l’oracle ; ilscherchent à pénétrer le sens mystérieux qu’elles enveloppent. EnfinDeucalion soulage par ces mots l’inquiétude de la filled’Épiméthée :

« Ou je me trompe, ou l’oracle ne nousconseille point un crime. La terre est notre mère commune, et lespierres renfermées dans son sein sont les ossements qu’on nousordonne de jeter derrière nous. »

Cette interprétation de l’oracle frappel’esprit de Pyrrha ; mais le doute accompagne encore sonespérance : tant est grande l’incertitude que leur laissel’oracle divin ! mais que hasardent-ils ? Sortis dutemple, ils voilent leurs fronts, détachent leurs ceintures, et,selon qu’il leur a été prescrit, ils marchent et jettent despierres derrière eux.

Aussitôt (qui le croirait, si l’antiquité n’enrendait témoignage ?) ces pierres s’amollissent, semblentdevenir flexibles, et revêtir une forme nouvelle : on les voitcroître et s’allonger ; et, prenant une plus douce substance,elles offrent de l’homme une image encore informe et grossière,semblable au marbre sur lequel le ciseau n’a ébauché que lespremiers traits d’une figure humaine. Les éléments humides etterrestres de ces pierres deviennent des chairs ; les partiesplus solides et qui ne peuvent fléchir se convertissent enos ; ce qui était veine conserve et sa forme et son nom. Ainsirapidement la puissance des dieux change en hommes les pierreslancées par Deucalion, et en femmes celles que jetait la main dePyrrha. De là vient cette dureté qui caractérise notre race ;de là sa force pour soutenir les plus rudes travaux ; etl’homme atteste assez quelle fut son origine.

D’elle-même la terre enfanta sous diversesformes les autres animaux. Lorsque le soleil eut échauffé le limonqui couvrait la terre, lorsque ses feux eurent mis en fermentationla fange des marais, les semences fécondes des êtres, nourries dansun sol vivifiant comme dans le sein de leur mère, se développèrentinsensiblement, et chacun de ces êtres revêtit sa formeparticulière. Ainsi lorsque le Nil aux sept bouches a quitté leschamps qu’il fertilise en les inondant, et qu’il a resserré sesflots dans ses anciens rivages, le limon qu’il a déposé, desséchépar les feux de l’astre du jour, produit de nombreux animaux que lelaboureur trouve dans ses sillons : ce sont des êtresimparfaits qui commencent d’éclore, dont la plupart sont privés deplusieurs organes de la vie ; et souvent dans le même corpsune partie est animée et l’autre est encore une terre grossière.L’humide et le chaud tempérés l’un par l’autre sont la source de lafécondité, et la cause productrice de tous les êtres. Quoique lefeu combatte l’onde, tout est engendré par la vapeur humide ;et l’union de deux éléments contraires est le principe de lagénération.

Ainsi, quand la terre couverte de l’épaislimon que laissa le déluge eut été profondément pénétrée par lesfeux du soleil, elle produisit d’innombrables espèces d’animaux,les uns reparaissant sous leurs antiques traits, les autres avecdes formes inconnues jusqu’alors. Ainsi, mais comme en dépitd’elle-même, elle t’engendra, monstrueux Python, serpent nouveau,effroi des hommes qui venaient de naître, et qui de ta masse énormecouvrais les vastes flancs d’une montagne. Le fils de Latone, quin’avait encore poursuivi que les daims et les chevreuils aux piedslégers, épuisa son carquois sur le monstre, qui vomit par sesblessures livides son sang et son venin ; et, pour conserver àla postérité le souvenir et l’éclat de ce triomphe, Apolloninstitua des jeux solennels qui furent appelés Pythiens. Le jeuneathlète vainqueur dans ces jeux, à la lutte, à la course, ou à laconduite du char, recevait l’honneur d’une couronne de chêne. Lelaurier n’était pas encore ; les feuilles de toutes sortesd’arbres formaient les couronnes dont Phébus ceignait sa blondechevelure.

Fille du fleuve Pénée, Daphné fut le premierobjet de la tendresse d’Apollon. Cette passion ne fut pointl’ouvrage de l’aveugle hasard, mais la vengeance cruelle de l’Amourirrité. Le dieu de Délos, fier de sa nouvelle victoire sur leserpent Python, avait vu le fils de Vénus qui tendait avec effortla corde de son arc :

« Faible enfant, lui dit-il, queprétends-tu faire de ces armes trop fortes pour ton brasefféminé ? Elles ne conviennent qu’à moi, qui puis porter descoups certains aux monstres des forêts, faire couler le sang de mesennemis, et qui naguère ai percé d’innombrables traits l’horriblePython qui, de sa masse venimeuse, couvrait tant d’arpents deterre. Contente-toi d’allumer avec ton flambeau je ne sais quellesflammes, et ne compare jamais tes triomphes aux miens. »

L’Amour répond :

« Sans doute, Apollon, ton arc peut toutblesser ; mais c’est le mien qui te blessera ; et autanttu l’emportes sur tous les animaux, autant ma gloire est au-dessusde la tienne. »

Il dit, et frappant les airs de son ailerapide, il s’élève et s’arrête au sommet ombragé du Parnasse :il tire de son carquois deux flèches dont les effets sontcontraires ; l’une fait aimer, l’autre fait haïr. Le trait quiexcite l’amour est doré ; la pointe en est aiguë etbrillante : le trait qui repousse l’amour n’est armé que deplomb, et sa pointe est émoussée. C’est de ce dernier trait que ledieu atteint la fille de Pénée ; c’est de l’autre qu’il blessele cœur d’Apollon. Soudain Apollon aime ; soudain Daphné fuitl’amour : elle s’enfonce dans les forêts, où, à l’exemple deDiane, elle aime à poursuivre les animaux et à se parer de leursdépouilles : un simple bandeau rassemble négligemment sescheveux épars.

Plusieurs amants ont voulu lui plaire ;elle a rejeté leur hommage. Indépendante, elle parcourt lessolitudes des forêts, dédaignant et les hommes qu’elle ne connaîtpas encore, et l’amour, et l’hymen et ses nœuds. Souvent son pèrelui disait, – Ma fille, tu me dois un gendre !’ ; il luirépétait souvent, – Tu dois, ma fille, me donner une postérité.’Mais Daphné haïssait l’hymen comme un crime, et à ces discours sonbeau visage se colorait du plus vif incarnat de la pudeur. Jetantalors ses bras délicats autour du cou de Pénée : – Cher auteurde mes jours, disait-elle, permets que je garde toujours mavirginité. Jupiter lui-même accorda cette grâce à Diane.’ Pénée serend aux prières de sa fille. Mais, ô Daphné ! que te sert defléchir ton père ? ta beauté ne te permet pas d’obtenir ce quetu réclames, et tes grâces s’opposent à l’accomplissement de tesvœux.

Cependant Apollon aime : il a vuDaphné ; il veut s’unir à elle : il espère ce qu’ildésire ; mais il a beau connaître l’avenir, cette science letrompe, et son espérance est vaine. Comme on voit s’embraser lechaume léger après la moisson ; comme la flamme consume leshaies, lorsque pendant la nuit le voyageur imprudent en approcheson flambeau, ou lorsqu’il l’y jette au retour de l’aurore, ainsis’embrase et brûle le cœur d’Apollon ; et l’espérance nourritun amour que le succès ne doit point couronner.

Il voit les cheveux de la nymphe flotternégligemment sur ses épaules : Et que serait-ce, dit-il, sil’art les avait arrangés ? Il voit ses yeux briller comme desastres ; il voit sa bouche vermeille ; il sent que cen’est pas assez de la voir. Il admire et ses doigts, et ses mains,et ses bras plus que demi nus ; et ce qu’il ne voit pas sonimagination l’embellit encore. Daphné fuit plus légère que levent ; et c’est en vain que le dieu cherche à la retenir parce discours :

« Nymphe du Pénée, je t’en conjure,arrête ! ce n’est pas un ennemi qui te poursuit. Arrête,nymphe, arrête ! La brebis fuit le loup, la biche lelion ; devant l’aigle la timide colombe vole épouvantée :chacun fuit ses ennemis ; mais c’est l’amour qui me précipitesur tes traces. Malheureux que je suis ! prends garde detomber ! que ces épines ne blessent point tes pieds ! queje ne sois pas pour toi une cause de douleur ! Tu cours dansdes sentiers difficiles et peu frayés. Ah ! je t’en conjure,modère la rapidité de tes pas ; je te suivrai moi-même pluslentement. Connais du moins l’amant qui t’adore : ce n’estpoint un agreste habitant de ces montagnes ; ce n’est point unpâtre rustique préposé à la garde des troupeaux. Tu ignores,imprudente, tu ne connais point celui que tu évites, et c’est pourcela que tu le fuis. Les peuples de Delphes, de Claros, de Ténédos,et de Patara, obéissent à mes lois. Jupiter est mon père. Par moitout ce qui est, fut et doit être, se découvre aux mortels. Ils medoivent l’art d’unir aux accords de la lyre les accents de la voix.Mes flèches portent des coups inévitables ; mais il en est uneplus infaillible encore, c’est celle qui a blessé mon cœur. Je suisl’inventeur de la médecine. Le monde m’honore comme un dieusecourable et bienfaisant. La vertu des plantes m’est connue ;mais il n’en est point qui guérisse le mal que fait l’Amour ;et mon art, utile à tous les hommes, est, hélas ! impuissantpour moi-même. »

Il en eût dit davantage ; mais, emportéepar l’effroi, Daphné, fuyant encore plus vite, n’entendait plus lesdiscours qu’il avait commencés. Alors de nouveaux charmes frappentses regards : les vêtements légers de la nymphe flottaient augré des vents ; Zéphyr agitait mollement sa cheveluredéployée, et tout dans sa fuite ajoutait encore à sa beauté. Lejeune dieu renonce à faire entendre des plaintes désormaisfrivoles : l’Amour lui-même l’excite sur les traces deDaphné ; il les suit d’un pas plus rapide. Ainsi qu’un chiengaulois, apercevant un lièvre dans la plaine, s’élance rapidementaprès sa proie dont la crainte hâte les pieds légers ; ils’attache à ses pas ; il croit déjà la tenir, et, le coutendu, allongé, semble mordre sa trace ; le timide animal,incertain s’il est pris, évite les morsures de son ennemi, et iléchappe à la dent déjà prête à le saisir : tels sont Apollonet Daphné, animés dans leur course rapide, l’un par l’espérance, etl’autre par la crainte. Le dieu paraît voler, soutenu sur les ailesde l’Amour ; il poursuit la nymphe sans relâche ; il estdéjà prêt à la saisir ; déjà son haleine brûlante agite sescheveux flottants.

Elle pâlit, épuisée par la rapidité d’unecourse aussi violente, et fixant les ondes du Pénée :

« S’il est vrai, dit-elle, que lesfleuves participent à la puissance des dieux, ô mon père,secourez-moi ! ô terre, ouvre-moi ton sein, ou détruis cettebeauté qui me devient si funeste ! »

À peine elle achevait cette prière, sesmembres s’engourdissent ; une écorce légère presse son corpsdélicat ; ses cheveux verdissent en feuillages ; ses brass’étendent en rameaux ; ses pieds, naguère si rapides, sechangent en racines, et s’attachent à la terre : enfin la cimed’un arbre couronne sa tête et en conserve tout l’éclat. Apollonl’aime encore ; il serre la tige de sa main, et sous sanouvelle écorce il sent palpiter un cœur. Il embrasse sesrameaux ; il les couvre de baisers, que l’arbre paraît refuserencore :

« Eh bien ! dit le dieu, puisque tune peux plus être mon épouse, tu seras du moins l’arbre d’Apollon.Le laurier ornera désormais mes cheveux, ma lyre et moncarquois : il parera le front des guerriers du Latium, lorsquedes chants d’allégresse célébreront leur triomphe et les suivronten pompe au Capitole : tes rameaux, unis à ceux du chêne,protégeront l’entrée du palais des Césars ; et, comme mescheveux ne doivent jamais sentir les outrages du temps, tesfeuilles aussi conserveront une éternelle verdure. »

Il dit ; et le laurier, inclinant sesrameaux, parut témoigner sa reconnaissance, et sa tête fut agitéed’un léger frémissement.

Il est dans l’Hémonie une vallée profondequ’entourent d’épaisses forêts ; on l’appelle Tempé. C’est làque le Pénée, tombant du haut du Pinde, roule avec fracas ses flotsécumeux ; forme dans sa chute rapide un humide brouillard quiarrose la cime des bois environnants, et du bruit de son torrentfatigue au loin les échos. C’est là qu’est la demeure de ce fleuvepuissant ; c’est là que des rochers de son antre il commande àses ondes et aux nymphes qui les habitent. Tous les fleuves voisinsde cette contrée se rendent auprès de Pénée, incertains s’ilsdoivent le féliciter, ou le consoler de la perte de sa fille. On yvoit le Sperchius, au front ceint de peupliers, l’Énipée, dont leseaux ne sont jamais tranquilles ; le vieil Apidane, lepaisible Amphryse, et l’Éas, et tous les autres fleuves qui,terminant enfin leur course impétueuse et vagabonde, vont reposerdans l’océan leurs flots fatigués d’un long cours.

Le seul Inachus ne vint point. Caché dans sagrotte profonde, il grossissait ses flots de ses larmes. Il pleureIo, sa fille, qu’il a perdue, ignorant si elle jouit encore de lavie, ou si elle est descendue chez les morts ; et comme il nel’a trouvée nulle part, il ne peut croire qu’elle existeencore : il craint même pour elle de plus grands malheurs.

Le maître des dieux l’avait vue lorsqu’ellerevenait des bords du fleuve de son père :

« Ô nymphe ! avait-il dit, nymphedigne de Jupiter, quel est l’heureux mortel destiné à posséder tantde charmes ? Viens sous les ombres épaisses de ces bois (et illes lui montrait), viens, tandis que le soleil, élevé au plus hautdes cieux, embrase les airs. Ne crains pas de pénétrer seule dansces forets, retraite des bêtes farouches ; un dieu t’y servirade guide et de protecteur ; et ce ne sera pas un dieuvulgaire, mais celui-là même qui de sa main puissante tient lesceptre des cieux et qui lance la foudre. Arrête et ne fuispas. »

Elle fuyait en effet. Elle avait déjà dépasséles pâturages de Lerne, et les champs et les arbres du Lyncée,lorsque le dieu, couvrant au loin la terre de ténèbres, arrêta lafuite de la nymphe, et triompha de sa pudeur.

Cependant Junon, abaissant ses regards sur laterre, s’étonne de voir que d’épais nuages aient changé soudain, enune nuit profonde, le jour le plus brillant. Elle reconnaît bientôtque ces brouillards ne s’élevaient point du fleuve ni du sein de laterre humide. Elle cherche de tous côtés son époux qu’elle a sisouvent vu et surpris infidèle, et ne le trouvant point dans leciel :

« Ou je me trompe, dit-elle, ou je suisencore outragée ! »

Et s’élançant du haut de l’Olympe sur laterre, elle commande aux nuages de s’éloigner.

Mais Jupiter avait prévu l’arrivée de sonépouse, et déjà il avait transformé en génisse argentée la filled’Inachus. Elle est belle encore sous cette forme nouvelle :Junon, en dépit d’elle-même, admire sa beauté ; mais, comme sielle eût tout ignoré, elle demande d’où elle est venue, à queltroupeau elle appartient, et quel en est le maître. Jupiter, pourmettre fin à ces questions, feint, et répond que la terre vient del’enfanter. La fille de Saturne le prie de la lui donner. Quefera-t-il ? sera-t-il assez cruel pour livrer son amante à sarivale ? un refus cependant le rendra suspect. Ce que la hontelui conseille, l’amour le lui défend, et l’amour sans doute eûttriomphé : mais Jupiter peut-il refuser un don si léger à sasœur, à la compagne de son lit, sans qu’elle ne soupçonne que cen’est pas une génisse qu’on lui refuse ? Junon, l’ayantobtenue, ne fut pas même entièrement rassurée ; elle craignitJupiter et ses artifices, jusqu’à ce qu’elle eût confié cettegénisse aux soins vigilants d’Argus, fils d’Arestor.

Ce monstre avait cent yeux, dont deuxseulement se fermaient et sommeillaient, tandis que les autresrestaient ouverts et comme en sentinelle. En quelque lieu qu’il seplaçât, il voyait toujours Io, et, quoique assis derrière elle,elle était devant ses yeux. Il la laisse paître pendant lejour ; mais lorsque le soleil est descendu sous la terre, ill’enferme et passe à son col d’indignes liens. Infortunée !elle n’a pour aliments que les feuilles des arbres et l’herbeamère ; pour boisson, que l’eau bourbeuse ; pour lit, quela terre souvent toute nue. Elle veut tendre à son gardien des brassuppliants, elle ne les trouve plus ; elle veut se plaindre,il ne sort de sa bouche que des mugissements dont elle estépouvantée. Elle se présente aux bords de l’Inachus, jadis témoinde ses jeux innocents ; à peine a-t-elle vu, dans les eaux dufleuve, sa tête et ses cornes nouvelles, elle est effrayée et sefuit elle-même. Les Naïades ignorent qui elle est ; son pèremême, Inachus, ne peut la reconnaître. Cependant elle suit sonpère, elle suit ses sœurs ; elle s’offre à leurs regardsétonnés de sa beauté ; elle se laisse caresser de la main. Levieil Inachus arrache des herbes et les lui présente ; ellelèche, elle baise les mains de son père ; elle verse deslarmes. Ah ! si elle avait encore l’usage de la voix, elleimplorerait son secours ; elle dirait et son nom et sesmalheurs. Mais, au défaut de la voix, des lettres que son piedtrace sur le sable apprennent au vieillard le destin déplorable desa fille.

« Malheureux que je suis !s’écrie-t-il suspendant ses bras au cou de la génisse gémissante,père infortuné ! est-ce donc toi que j’ai cherchée par toutela terre ? Hélas ! en ce jour je te revois et ne teretrouve pas. Ah ! j’étais moins à plaindre quand j’ignoraiston sort. Tu te tais ; tu ne réponds pas à mes plaintes.Seulement de profonds soupirs s’échappent de ton sein. Tu voudraisparler, et tu ne peux que mugir. Incertain de ta destinée, j’avaispréparé pour toi les flambeaux de l’hymen ; j’attendais de toiun gendre et des neveux : maintenant c’est dans un troupeauque tu dois trouver un mari et placer tes enfants. Malheureuxd’être dieu ! la mort ne peut terminer mon déplorabledestin : la porte du trépas m’est fermée, et ma douleur doitêtre éternelle comme moi. »

Le monstre aux cent yeux, interrompant cesplaintes, arrache Io des bras de son père, la conduit dans d’autrespâturages, s’assied sur le sommet d’une colline, et promène autourd’elle des regards vigilants.

Cependant, le maître des dieux ne peutsupporter plus longtemps les malheurs de la sœur de Phoronée. Ilappelle son fils Mercure, né de la plus belle des Pléiades ;il lui commande de livrer Argus à la mort. Aussitôt, Mercureattache ses ailes à ses talons, couvre sa tête de son casque, armesa main puissante du caducée qui fait naître le sommeil, et dupalais de Jupiter, il descend rapidement sur la terre. Il dépose, àl’écart, et son casque et ses ailes ; il ne retient que lecaducée, dont il se sert, comme un berger de sa houlette, pourrassembler un troupeau de chèvres qu’il a dérobées dans les champs,et qu’il conduit en jouant du chalumeau.

Séduit par l’harmonie de cet instrumentnouveau :

« Qui que tu sois, dit le gardien préposépar Junon, tu peux t’asseoir avec moi, sur cette roche : tuchercherais vainement un meilleur pâturage pour tes chèvres, et cetombrage frais, tu le vois, invite le pasteur. »

Le petit-fils d’Atlas s’assied, et d’abord,par de longs discours, il semble arrêter le jour quis’écoule ; ensuite, par les accords lents de la flûte, il veutendormir Argus. Cependant le monstre combat le doux sommeil, etquoiqu’une partie de ses yeux en soit vaincue, l’autre veillantencore, il demande quel art a fait naître la flûte nouvellementinventée.

Mercure répond :

« Sur les monts glacés de l’Arcadie,parmi les Hamadryades qui habitent le Nonacris, paraissait avecéclat une naïade que les nymphes appelaient Syrinx. Plusieurs foiselle avait échappé à la poursuite des satyres, à celle de tous lesdieux des bois et des campagnes. Elle imitait les exercices deDiane ; elle lui avait consacré sa virginité : elle avaitle même port, les mêmes vêtements, et on l’eût prise pour la fillede Latone, si son arc d’ivoire eût été d’or, comme celui de ladéesse ; et cependant on s’y méprenait encore. Un jour, ledieu Pan, qui hérisse sa tête de couronnes de pin, descendant duLycée, la vit, et lui adressa ce discours… »

Mercure allait le rapporter. Il allait direcomment la nymphe, insensible à ses prières, avait fui par dessentiers difficiles jusqu’aux rives sablonneuses du paisibleLadon ; comment le fleuve arrêtant sa course, elle avaitimploré le secours des naïades, ses sœurs ; comment, croyantsaisir la nymphe fugitive, Pan n’embrassa que des roseaux ;comment, pendant qu’il soupirait de douleur, ces roseaux, agitéspar les vents, rendirent un son léger, semblable à sa voixplaintive ; comment le dieu, charmé de cette douce harmonie etde cet art nouveau, s’écria : – Je conserverai du moins cemoyen de m’entretenir avec toi‘ ; comment enfin le dieu,coupant des roseaux d’inégale grandeur, et les unissant avec de lacire, en forma l’instrument qui porta le nom de son amante.

Mais, lorsqu’il se préparait à raconter la finde cette aventure, il s’aperçoit que tous les yeux d’Argus ont étévaincus par le sommeil. Il cesse de parler, et, les touchant de sabaguette puissante, il épaissit encore les pavots dont ils sontsurchargés. Soudain, de son glaive recourbé, il abat la têtechancelante du monstre ; elle tombe et roule sur le rocherensanglanté.

Tu meurs, Argus ; tes cent yeux sontfermés à la lumière ; ils sont couverts d’une éternellenuit : Junon les recueille, et les plaçant sur les plumes del’oiseau qui lui est consacré, ils brillent en étoiles, sur saqueue épandus.

Cependant le courroux de la déesse s’augmentepar le meurtre d’Argus. Elle cherche une prompte vengeance. Sanscesse une furie impitoyable frappe les regards et trouble l’espritde sa rivale ; d’aveugles terreurs remplissent son âme :elle erre et fuit épouvantée par tout l’univers. Le Nil devait êtrele terme de ses infortunes : arrivée sur ses bords, épuisée delassitude, elle tombe sur ses genoux, et, repliant son col enarrière, elle tourne son front vers les cieux ; par desgémissements, des larmes et des mugissements plaintifs, elle semblese plaindre à Jupiter, et lui demander la fin de ses malheurs.Alors ce dieu, pressant dans ses bras son auguste compagne, laconjure de se laisser fléchir :

« Cessez de craindre, dit-il, dansl’avenir ; Io ne sera plus pour vous un sujetd’alarmes. »

Il le jure, et il commande au Styx d’entendrece serment.

La colère de Junon s’apaise. Soudain, lanymphe reprend sa forme première ; elle est ce qu’elle avaitété. Son poil s’efface ; ses cornes disparaissent ;l’orbe de ses yeux se rétrécit ; sa bouche se resserre ;ses épaules et ses mains reviennent en leur premier état ;cinq ongles séparent et divisent la corne de ses pieds : il nelui reste de la génisse que son éclatante blancheur. Elle se relèvesur deux pieds qui suffisent pour la porter : mais elle n’oseparler encore ; elle craint de mugir, et sa bouche timide nefait entendre que des mots entrecoupés.

L’Égypte l’adore aujourd’hui comme unedivinité bienfaisante, et ses prêtres nombreux portent des robes delin.

On croit qu’Épaphus dut le jour à la nouvelledéesse, et que Jupiter fut son père. La mère et le fils partagent,en Égypte, les temples et les honneurs divins. Épaphus, etPhaéthon, fils du Soleil, avaient même âge et même caractère.Phaéthon, fier de son origine, parlait avec orgueil, et ne cédaitjamais à son ami.

Fatigué de sa présomption :

« Insensé, lui dit un jour Épaphus, vousajoutez une trop grande foi aux discours de votre mère ;cessez de vous enorgueillir d’un père supposé. »

Phaéthon rougit, et la honte sert de frein àsa fureur. Il va raconter à Clymène, sa mère, l’affront qu’il vientde recevoir :

« Plaignez-moi d’autant plus ajoute-t-il,que, malgré ma fierté, j’ai pu dévorer cet outrage sans pouvoir lerepousser. Ah ! si réellement je suis issu du sang des dieux,donnez m’en une preuve éclatante. »

Il dit, et, se jetant dans les bras de samère, il la conjure par elle-même, par la tête de Mérops son époux,et par l’hymen de ses sœurs, de lui faire connaître son père à dessignes certains.

Qui dira si Clymène fut plus touchée desplaintes de son fils, qu’elle ne fut irritée de se voir soupçonnéed’imposture ? Elle élève ses mains vers le ciel, et, fixantses yeux sur le Soleil :

« Je jure, mon fils, s’écria-t-elle, parces rayons qui nous éclairent, par ce Soleil qui nous voit, et quinous entend, que tu es le fils de cet astre qui féconde l’univers.Si je mens, qu’il me refuse ses feux, et que sa lumière brille àmes yeux pour la dernière fois. Tu peux d’ailleurs aller facilementjusqu’au palais de ton père : l’orient, où il réside, toucheaux terres que nous habitons ; et si ton courage ne te trahitpoint, pars, le Soleil te confirmera ta superbe origine. »

À ce discours, Phaéton a tressailli de joie.Il se croit déjà transporté dans les cieux. Il traverse et lesrégions éthiopiennes qui lui sont soumises, et les Indes placéessous la zone brûlante ; et bientôt il arrive à l’orient, aupalais du Soleil.

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