Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

D’une voix calme, un peu dure, elle ajouta :

— Je dois gagner ma vie.

— Eh bien ?

Elle regarda Poirot bien en face.

— Vous ignorez donc la difficulté qu’éprouve une jeune fille à se procurer un emploi et à le conserver ? Vous imaginez-vous qu’une dame de la société anglaise confiera ses filles à une gouvernante dont le nom aura été mêlé à une histoire de meurtre et dont peut-être les photographies auront été reproduites dans les journaux ?

— Pourquoi pas… si cette gouvernante n’est point coupable ?

— Il ne s’agit pas de culpabilité, mais de publicité ! Jusqu’ici, monsieur Poirot, j’ai assez bien réussi dans la vie. J’ai trouvé des situations agréables et bien rétribuées. Je n’allais pas risquer mon avenir, surtout sans nul résultat appréciable pour vous.

— Permettez-moi de vous dire, mademoiselle, que je suis le meilleur juge en la matière.

Elle haussa les épaules.

— Vous auriez, par exemple, pu m’aider à identifier les voyageurs.

— De quelle façon ?

— Il est inadmissible, mademoiselle, que vous n’ayez point reconnu la comtesse Andrenyi, la jeune sœur de Mrs. Armstrong, votre élève de New York.

— La comtesse Andrenyi ? Non ! Si extraordinaire que cela paraisse, je ne l’aurais pas reconnue. Voilà trois ans, elle n’était encore qu’une fillette. La comtesse, il est vrai, me rappelait une figure de connaissance… mais je n’arrivais pas à y fixer un nom. À présent, elle a un type oriental si prononcé que je n’aurais jamais deviné en la comtesse Andrenyi ma petite écolière américaine. Du reste, je ne l’ai regardée qu’incidemment au wagon-restaurant, et j’ai plutôt remarqué sa toilette que son visage, ajouta-t-elle en souriant.

Puis elle poussa un soupir et conclut :

— J’avais assez de mes propres préoccupations.

— Alors, vous ne me révélerez pas votre secret, mademoiselle ? demanda Poirot d’une voix persuasive.

— Je ne le puis… Non, c’est impossible…

Et soudain, sans le moindre avertissement, elle éclata en sanglots et cacha sa tête entre ses bras.

Le colonel se leva et, l’air gauche, vint se placer à côté d’elle.

— Je… écoutez-moi…, balbutia-t-il.

Il s’arrêta et se retourna furieux contre Poirot :

— Je vais vous briser les os, espèce de brute ! hurla-t-il, hors de lui.

— Monsieur ! protesta M. Bouc.

Arbuthnot se retourna vers la jeune fille.

— Mary… pour l’amour de Dieu…

Elle se redressa :

— Ce n’est rien. Me voilà remise. Monsieur Poirot, vous n’avez plus besoin de moi ? Sinon, vous viendrez me chercher. Oh ! que je suis ridicule de m’être ainsi laissée aller !

Elle sortit précipitamment. Avant de la suivre, Arbuthnot se retourna une dernière fois vers Poirot.

— Miss Debenham n’a rien à voir dans cette histoire… rien du tout, vous m’entendez ! Si vous la tourmentez encore, vous aurez affaire à moi.

Il s’en alla à grandes enjambées.

— J’adore voir un Anglais sortir de ses gonds. Une fois déchaînés, ces gens-là sont on ne peut plus comiques. Plus ils ressentent d’émotion, moins ils conservent de sang-froid et de mesure.

Pour l’instant, M. Bouc, ravi d’admiration pour son ami, ne s’intéressait que médiocrement aux réactions émotives des Anglais.

— Mon cher, vous êtes épatant, vous possédez un don de divination formidable !

— C’est inouï comme vous savez lire dans le passé des gens, dit Constantine avec enthousiasme.

— Oh ! cette fois, je ne mérite guère de compliments. La comtesse Andrenyi m’avait pour ainsi dire mis au courant.

— Comment ? Pas possible ?

— Rappelez-vous : je l’ai interrogée sur sa gouvernante ou la dame de compagnie de sa sœur. Je m’étais dit, en effet, que si Mary Debenham entrait pour une part dans le drame, elle devait avoir rempli une de ces fonctions dans la famille Armstrong.

— Oui, mais la comtesse Andrenyi nous a donné le signalement d’une personne tout à fait différente.

— C’est exact… une grande femme, d’âge mur, à la chevelure rouge… en réalité, tout le contraire de Miss Debenham. Mais invitée à fournir à l’improviste le nom de cette personne, elle se laissa prendre par une inconsciente association d’idées. Elle cita le nom d’une certaine Miss Freebody, vous en souvenez-vous ?

— Oui. Et alors ?

— Eh bien, vous le savez sans doute, il existe à Londres une maison qui, jusqu’à ces dernières années, a conservé l’enseigne : Debenham et Freebody. Le nom de Debenham lui trottant par la tête, la comtesse s’est aussitôt raccrochée au premier nom qui s’offrit à elle et Freebody se présenta naturellement à son esprit.

— Encore un mensonge ! Dans quelle intention ?

— Toujours par sentiment de loyauté. Dans l’espoir d’embrouiller encore les cartes.

— Ma foi, déclara M. Bouc, tous les voyageurs de ce train sont-ils donc des menteurs ?

— Nous n’allons pas tarder à le savoir, lui répondit Poirot.

VIII

DE SURPRISES EN SURPRISES

— A présent, rien ne peut m’étonner, annonça M. Bouc. Rien ! Si on devait m’apprendre que tous les voyageurs de ce train faisaient partie de la maison Armstrong, je n’en éprouverais aucune surprise.

— Voilà une profonde réflexion, mon ami. Désirez-vous connaître à présent ce que votre bête noire, l’Italien, va nous présenter pour sa défense ?

— Vous songez à nous exposer une de ces mirifiques trouvailles dont vous possédez le secret ?

— Vous devinez juste !

— Que de complications dans la genèse de ce crime !

— Mais non, docteur, tout y est très naturel.

— Si vous trouvez cela naturel…

Les mots manquaient à M. Bouc pour exprimer sa pensée et il leva comiquement les bras en un signe de désespoir.

Poirot avait déjà envoyé chercher Antonio Foscarelli.

Le grand Italien arriva, l’air inquiet.

— Que me voulez-vous ? Je n’ai rien à vous dire… rien… absolument rien !

Et il assena un coup de poing sur la table.

— Mais si, vous avez quelque chose à nous dire, objecta Poirot d’un ton décidé. La vérité !

— La vérité ?

Il lança un coup d’œil embarrassé vers Poirot. Toute son assurance et sa verve lui faisaient faux bond.

— Il est très possible que je la connaisse déjà. Mais nous tiendrons compte de votre spontanéité à tout avouer.

— Vous parlez comme les policiers américains. Avouez ! Voilà tout-ce qu’ils savent dire : Avouez !

— Tiens ! vous avez donc l’expérience de la police de New York ?

— Non ! non ! Jamais ! Elle n’a rien trouvé à me reprocher, mais ce n’est pas faute d’avoir cherché !

— Vos démêlés avec la police remontent à l’époque du drame qui frappa la famille Armstrong, n’est-ce pas ? Vous étiez le chauffeur de la maison ? dit Poirot.

Le détective vrillait ses yeux dans les yeux de l’Italien. L’énorme gaillard se dégonfla comme un ballon sous l’effet d’une piqûre d’épingle.

— Puisque vous savez tout… pourquoi m’interroger ?

— Pourquoi m’avez-vous menti, ce matin ?

— Pour des raisons personnelles. Je n’ai aucune confiance dans la police yougoslave. Ces gens-là détestent les Italiens et ils m’auraient tout de suite accusé.

— Peut-être pas à tort ?

— Non, non ! Je n’ai rien à voir avec le crime de cette nuit. Je n’ai pas quitté mon compartiment une seconde. L’Anglais à la figure longue comme un jour sans pain vous le confirmera. Ce n’est pas moi qui ai tué Ratchett… Cet infâme pourceau… Vous ne possédez aucune preuve contre moi.

Poirot griffonna quelques mots sur une feuille de papier. Il releva les yeux et prononça tranquillement :

— C’est bien. Vous pouvez vous retirer.

Foscarelli hésita, l’air perplexe.

— Comprenez bien que ce n’est pas moi… que je ne pouvais être mêlé à…

— Je vous ai dit de vous en aller.

— C’est un coup monté ! Vous cherchez à me perdre ! Tout cela pour cette fripouille qui aurait dû passer sur la chaise, électrique ! Pourquoi l’a-t-on laissé s’enfuir ? Si c’eût été moi… on ne m’aurait pas raté !

— Mais il ne s’agissait pas de vous… Cet enlèvement d’enfant ne vous concernait nullement.

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