Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

Il l’observait attentivement, mais elle ne trahit ni surprise ni émotion et se contenta de dire :

— C’est absurde ! Le colonel Arbuthnot est le dernier homme au monde capable de commettre un pareil crime !

Poirot partageait à tel point cet avis qu’il allait le dire, mais il se ravisa.

— Permettez-moi de vous rappeler, mademoiselle, que vous connaissez seulement depuis peu le colonel.

Elle haussa les épaules.

— Oui, mais je sais suffisamment à quoi m’en tenir sur son compte.

Poirot demanda d’une voix douce :

— Alors, mademoiselle, vous persistez à refuser l’explication de cette phrase : « Quand tout ceci sera terminé » ?

Elle répondit d’un ton glacial :

— Je n’ai plus rien à dire.

— Qu’à cela ne tienne. Je le découvrirai bien seul.

Il salua et quitta le compartiment, en refermant la porte derrière lui.

— Etait-ce bien prudent, mon cher ami ? lui demanda M. Bouc. Vous avez mis cette péronnelle sur ses gardes et, par là même, le colonel.

— Mon cher, pour attraper un lapin vous faites entrer un furet dans le terrier ; si le lapin s’y trouve, il s’enfuit. Voilà ma tactique.

Ils pénétrèrent ensuite dans le compartiment d’Hildegarde Schmidt.

La femme de chambre les reçut avec déférence, mais sans la moindre émotion.

Poirot jeta un rapide coup d’œil au contenu de la mallette ouverte sur la banquette, puis il fit signe au contrôleur de descendre la grande valise du porte-bagages.

— Vos clefs, mademoiselle, s’il vous plaît ?

— Elle n’est pas fermée à clef, monsieur.

Poirot libéra les moraillons et souleva le couvercle.

— Ah ! vous souvenez-vous de ce que j’avais prédit, mon ami ? dit-il à M. Bouc. Regardez plutôt.

Sur le dessus de la valise s’étalait, plié en hâte, un uniforme d’employé des wagons-lits.

— Ach ! s’écria l’Allemande, cela ne m’appartient pas ! Ce n’est pas moi qui l’ai fourré là-dedans ! Je n’ai pas ouvert cette valise depuis notre départ de Stamboul ! Je vous le jure, messieurs ! Vous pouvez me croire !…

Le visage bouleversé, elle regardait les visiteurs.

Poirot lui prit doucement le bras et la rassura.

— Nous vous croyons sur parole. Ne vous inquiétez pas. Aussi sûr que vous êtes un excellent cordon-bleu, ce n’est pas vous qui avez rangé cet uniforme dans cette valise. Vous faites très bien la cuisine, n’est-ce pas ?

Prise au dépourvu, la femme répondit :

— Oui, mes patronnes m’ont toujours complimentée. Je…

Mais, l’air effaré, elle s’arrêta soudain, la bouche ouverte.

— C’est très bien, dit Poirot. Calmez-vous. Je vais vous expliquer moi-même ce qui s’est passé. Cet individu, le même que vous avez croisé, vêtu de l’uniforme des wagons-lits, sortait du compartiment de la victime et comptait n’être remarqué de personne. Qu’avait-il à faire ? Se débarrasser de son uniforme qui dès lors était pour lui un danger.

Poirot jeta un coup d’œil au docteur Constantine et à M. Bouc qui l’écoutaient attentivement.

— Mais il neige. Et la neige dérange tous ses plans. Où cacher ces vêtements ? En passant devant une porte ouverte, il voit qu’il n’y a personne à l’intérieur du compartiment… C’est sans doute celui de la femme qu’il a rencontrée dans le couloir. Il s’y glisse, enlève son uniforme sous lequel il est habillé et le fourre en hâte dans la valise placée sur le porte-bagages.

— Et ensuite ? demanda M. Bouc.

— A nous de le deviner, dit Poirot.

Il déplia la tunique : il y manquait un bouton, le troisième. Poirot plongea sa main dans la poche et en retira un de ces passe-partout employés par les conducteurs pour ouvrir les compartiments.

— Voici comment l’assassin a pu ouvrir les portes fermées, observa M. Bouc. Les questions que vous avez posées à Mrs. Hubbard étaient inutiles… Cette clef en main, notre homme a pu s’introduire sans difficulté chez Mr. Ratchett en supposant que la chaîne de sûreté n’était pas accrochée. Après tout, s’il était assez malin pour se procurer un uniforme des wagons-lits, pourquoi pas également un passe-partout ?

— En effet, pourquoi pas ?

— Nous aurions dû nous en douter. Rafraîchissez-vous un peu la mémoire. Michel ne nous a-t-il pas dit que lorsqu’il vint répondre au coup de sonnette de Mrs. Hubbard la porte donnant sur le couloir était fermée au verrou ?

— Oui, monsieur, confirma le conducteur ; voilà pourquoi je croyais que la dame avait rêvé.

— Le mystère commence à s’éclaircir, continua M. Bouc. Le meurtrier avait certainement l’intention de refermer la porte de communication, mais il a pu m’entendre remuer dans le lit et il a pris peur.

— Il ne nous reste plus qu’à trouver le peignoir rouge, observa Poirot.

— Oui, et les deux derniers compartiments sont occupés par des hommes.

— Nous les fouillerons tout de même.

— D’autant plus que je me souviens nettement de ce que vous avez dit.

Hector MacQueen se prêta volontiers à la visite de ses bagages.

— Je ne demande pas mieux, dit-il avec un amer sourire. J’en ai assez d’être tenu pour le plus suspect parmi les voyageurs ! Si le hasard vous fait découvrir un testament par lequel le vieux me lègue tout son argent, mon affaire est claire, hein ?

M. Bouc le considéra d’un œil soupçonneux.

— Je plaisante, poursuivit MacQueen. Il ne m’a sûrement pas laissé un radis. Ma connaissance de trois langues étrangères, le français, l’allemand et l’italien, lui était précieuse, voilà tout ! Lorsqu’on ne sait parler que le bon américain, on est bien embarrassé hors de son pays.

Il s’exprimait plus nerveusement que de coutume. Malgré ses efforts pour paraître naturel, on sentait que cette inquisition lui était odieuse.

— Rien ! déclara enfin Poirot, pas même un legs compromettant.

MacQueen soupira d’aise.

— Me voilà rassuré cette fois ! dit-il joyeusement. Vous venez de m’enlever un rude poids !

Dans le dernier compartiment, l’inspection des bagages du grand Italien et du domestique n’amena aucune découverte.

Les trois enquêteurs, debout à l’extrémité du wagon, s’entre-regardaient.

— Et maintenant ? demanda M. Bouc.

— Retournons au wagon-restaurant, suggéra Poirot. Nous avons interrogé les voyageurs, examiné les bagages ; il ne nous reste plus à présent qu’à faire travailler nos méninges.

Il fourra sa main sans sa poche, prit son étui à cigarettes, le trouva vide.

— Je vous rejoins dans un instant, dit-il. Je vais chercher des cigarettes. Cette affaire devient inextricable. Qui diantre portait le peignoir rouge ? Où se trouve-t-il ? Quelque chose m’échappe. Le criminel a tout embrouillé à plaisir. Mais nous allons reprendre la discussion sur ce que nous savons jusqu’ici. Excusez-moi un moment.

D’un pas rapide, il se rendit à son propre compartiment. Il prit une de ses valises qui contenait sa provision de cigarettes.

Il la posa à terre et l’ouvrit.

Il resta un moment immobilisé par la surprise.

Soigneusement plié sur le dessus de la valise, il voyait un peignoir de soie rouge orné de dragons brodés.

— Et voilà ! murmura Poirot. On me lance un défi ! Eh bien, je l’accepte !

TROISIÈME PARTIE

HERCULE POIROT S’ASSEOIT

ET RÉFLÉCHIT

I

LEQUEL… OU LESQUELS ?

M. Bouc et le docteur Constantine conversaient ensemble lorsque Poirot les rejoignit dans le wagon-restaurant. M. Bouc paraissait très abattu.

— Le voilà ! s’écria-t-il en apercevant Poirot.

Puis il ajouta, une fois son ami assis :

— Si vous retrouvez le coupable, mon cher, je croirai aux miracles.

— Cette affaire vous tourmente à ce point ?

— Oui. D’autant qu’on ne sait plus par quel bout la prendre.

— Je suis bien de cet avis, approuva le médecin. À dire vrai, monsieur Poirot, je ne vois pas du tout ce que nous allons faire maintenant.

Poirot alluma une de ses minuscules cigarettes et répondit, l’air rêveur :

— Pour moi, voici où réside l’intérêt de notre affaire. Privés de tous moyens d’investigation habituels, nous ne pouvons contrôler les déclarations des voyageurs. Ayons recours à notre propre intelligence.

— Tout cela est très joli, objecta M. Bouc. Encore faudrait-il posséder quelques données exactes qui nous serviraient de point de départ.

— N’avons-nous pas le témoignage des voyageurs et celui de nos yeux ?

— L’interrogatoire des voyageurs ne nous a pas appris grand’chose.

— Pardon, il nous a renseignés sur plusieurs points.

— Ah ! bah ? Je ne m’en suis guère aperçu.

— Vous n’avez sans doute pas écouté attentivement.

— Eh bien, éclairez ma lanterne.

— Prenons le premier témoignage recueilli : celui du jeune MacQueen. À mon sens, il a laissé échapper une phrase très significative.

— Au sujet des lettres de menaces ?

— Non, mais il nous a révélé que Mr. Ratchett voyageait beaucoup et se trouvait gêné par son ignorance des langues étrangères. MacQueen a même ajouté qu’il lui servait d’interprète plutôt que de secrétaire.

Poirot observa le visage de ses deux auditeurs.

— Quoi ? Vous ne saisissez pas encore ? Oh ! c’est impardonnable… Il est allé jusqu’à dire qu’on éprouvait mille ennuis hors de son pays lorsqu’on ne connaissait que le bon américain.

— Et après ?… s’exclama M. Bouc, toujours perplexe.

— Ah ! il faut donc encore vous mettre les points sur les « i » ! Eh bien, voici : Mr. Ratchett ne parlait pas le français. Cependant, quand le conducteur est venu, appelé par son coup de sonnette, une voix a répondu en français qu’on avait fait erreur. En outre, cette voix s’est exprimée dans un français très usuel, non pas celui qu’emploient les gens qui n’ont que des notions rudimentaires de cette langue : « Ce n’est rien. Je me suis trompé. »

— Mais oui ! s’écria le docteur Constantine. Nous aurions dû nous en apercevoir ! Je conçois maintenant votre répugnance à admettre l’heure indiquée par la montre comme étant celle du crime. À une heure moins vingt-trois minutes, Ratchett était déjà mort…

— Et son meurtrier répondait à sa place…, acheva M. Bouc.

— N’anticipons pas, dit Poirot ; toutefois, nous pouvons affirmer sans crainte qu’à une heure moins vingt-trois quelqu’un d’autre que Ratchett se trouvait dans le compartiment et que ce quelqu’un était français ou parlait très couramment le français.

— Vous ne péchez point par manque de prudence, mon vieux.

— Qui va lentement va sûrement. Rien ne me prouve de façon formelle que Ratchett était mort à cette minute-là.

— Vous avez tout de même été réveillé par un cri ?

— Oui, c’est exact.

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