Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

— Je ne vous dérange pas ?

— Pas le moins du monde. Asseyez-vous.

— On n’est pas toujours disposé à bavarder au petit déjeuner.

— Non, mais tranquillisez-vous, je ne mords pas.

Le colonel s’assit.

— Garçon ! appela-t-il d’une voix autoritaire.

Il commanda des œufs et du café.

Les yeux du colonel se posèrent un instant sur Hercule Poirot, puis se détournèrent, indifférents. Poirot devina que l’Anglais songeait en lui-même : « Bah ! ce n’est qu’un simple étranger. »

Fidèles à leur tempérament, les deux Anglais se montrèrent peu loquaces. Ils échangèrent quelques brèves remarques et, au bout d’un moment, la jeune femme se leva et regagna son compartiment.

Au déjeuner, tous deux se retrouvèrent à la même table et feignirent d’ignorer la présence du troisième voyageur. Leur conversation fut cependant un peu plus animée. Le colonel parla de Punjah et posa à sa compagne plusieurs questions sur Bagdad où elle avait occupé un poste de gouvernante. Au cours de la conversation, ils se découvrirent des amis communs et peu à peu devinrent plus familiers l’un envers l’autre. Le colonel s’informa si elle allait directement en Angleterre ou si elle comptait s’arrêter à Constantinople.

— Non, je vais tout droit à Londres.

— Quel dommage de ne pas visiter Stamboul en passant !

— J’ai déjà fait le voyage il y a deux ans et j’ai passé trois jours à Stamboul.

— En ce cas, je suis heureux que vous ne vous arrêtiez point, puisque moi aussi je continue tout droit.

Il esquissa un salut et rougit légèrement.

« Notre colonel est pincé, songea Poirot. Le train est aussi dangereux que le paquebot ! »

Miss Debenham, d’un ton calme, reconnut que le voyage semblerait en effet moins long.

Hercule Poirot remarqua que le colonel accompagnait la jeune fille jusqu’à son compartiment. Un peu plus tard, le train passa devant la chaîne de montagnes du Taurus. Debout dans le corridor, Miss Debenham et l’officier anglais contemplaient le paysage farouche et magnifique. Poirot qui se trouvait non loin d’eux, entendit la jeune fille soupirer :

— Oh ! que c’est beau ! Je voudrais… je voudrais…

— Quoi donc ?

— Pouvoir regarder davantage ce spectacle !

Arbuthnot ne répondit pas. Son profil parut plus grave.

— Je souhaiterais vous voir en dehors de tout cela ! murmura-t-il.

— Chut ! Taisez-vous !

— Ah ! oui, vous avez raison.

Il lança un coup d’œil du côté de Poirot, puis continua :

— Si vous saviez à quel point je souffre de vous savoir dans cette situation de gouvernante à la merci des mères tyranniques et de leurs insupportables gamines !

— Détrompez-vous ! dit-elle avec un petit rire nerveux. La gouvernante opprimée n’est plus qu’un mythe. Je vous assure que ce sont plutôt les parents qui me craignent.

Il y eut un silence. Peut-être Arbuthnot était-il confus de son indiscrétion.

« Ces deux-là m’ont l’air de jouer la comédie », se dit Poirot.

Plus tard, il devait se souvenir de cette réflexion.

Le train entra en gare de Konya vers onze heures et demie du soir. Les deux Anglais descendirent sur le quai pour se dégourdir les jambes.

M. Poirot se contenta d’abord d’observer à travers une fenêtre le va-et-vient de la station. Au bout d’une dizaine de minutes, il pensa qu’après tout un peu d’air frais lui ferait du bien. Il se livra à divers préparatifs : s’enveloppa de son manteau et de son cache-nez et enfonça ses souliers dans des caoutchoucs. Ainsi attifé, il posa le pied avec précaution sur l’asphalte couvert de neige et marcha jusqu’à ce qu’il eût dépassé la locomotive.

Un bruit de voix attira son attention vers deux formes indistinctes, debout dans l’ombre d’un wagon de marchandises. Arbuthnot parlait :

— Mary…

La jeune fille l’interrompit.

— Pas maintenant ! Pas maintenant ! Quand l’affaire sera finie. Tout à fait terminée… Alors…

Discrètement, Poirot s’éloigna, intrigué.

Il avait eu peine à reconnaître la voix habituellement calme et autoritaire de Miss Debenham. « Voilà qui est bien curieux », se dit-il.

Le lendemain, quand il revit les deux voyageurs, il se demanda si ceux-ci s’étaient querellés. Ils se parlaient peu et la jeune fille, pâle et les yeux cernés, semblait très inquiète.

L’après-midi, à deux heures et demie, le train s’arrêta. Des têtes parurent aux portières. Un petit groupe d’hommes assemblés le long de la ligne regardaient et se montraient des flammes sous le wagon-restaurant.

Poirot, penché à la portière, questionna le conducteur du wagon-lit qui accourait. L’homme lui ayant répondu, il retira sa tête et, en se retournant il entra en collision avec Mary Debenham debout derrière lui.

— Que se passe-t-il ? demanda-t-elle. Pourquoi cet arrêt ?

— Ce n’est rien, mademoiselle. Simplement quelque chose qui a pris feu sous le wagon-restaurant. Rien de grave. C’est déjà éteint et on procède à une légère réparation. Il n’y a aucun danger.

Elle fit un petit geste brusque comme pour chasser l’idée de danger, sans importance à ses yeux.

— Oui, je comprends, mais le temps !

— Le temps ?

— Cet accident va nous occasionner du retard ?

— C’est possible, mademoiselle.

— Mais nous ne pouvons nous permettre ce luxe ! Ce train doit arriver à 6 h 55, et nous devons traverser le Bosphore pour attraper le Simplon-Orient-Express sur l’autre rive à 9 heures. S’il y a trop de retard, nous manquerons la correspondance.

— C’est possible, mademoiselle, répéta Poirot.

Il s’aperçut que les lèvres de la jeune fille, ainsi que sa main appuyée sur la barre de la fenêtre, tremblaient un peu.

— Est-ce donc si important, mademoiselle ? lui demanda-t-il.

— Oui. Il faut absolument que j’attrape ce train.

Elle quitta Poirot pour rejoindre Arbuthnot à quelques pas plus loin dans le corridor.

Elle s’était inquiétée sans raison. Dix minutes plus tard, le train reprenait sa marche. À Haydar-pasa, il n’avait déjà plus que cinq minutes de retard.

Le Bosphore était houleux et M. Poirot goûta fort peu la traversée. Sur le bateau, il fut séparé de ses compagnons de voyage.

Arrivé au pont de Galata, il se fit conduire à l’hôtel Tokatlian.

II

L’HÔTEL TOKATLIAN

À l’hôtel Tokatlian, Hercule Poirot demanda une chambre avec salle de bains. Ensuite, au bureau du concierge, il s’informa s’il était arrivé de la correspondance à son nom.

Trois lettres étaient venues pour lui, ainsi qu’un câble. À la vue de cette dépêche qu’il n’attendait pas, il leva les sourcils.

Il l’ouvrit sans se presser, comme à l’ordinaire, et lut :

Affaire Kassner progresse suivant vos prévisions. Prière revenir immédiatement.

— Voilà qui est assommant ! murmura Poirot en jetant un coup d’œil sur la pendule.

— Je dois m’en aller dès ce soir, dit-il au concierge. À quelle heure part le Simplon-Orient-Express ?

— A neuf heures, monsieur.

— Pouvez-vous me retenir une place de wagon-lit ?

— Certainement, monsieur. Rien de plus facile à cette époque de l’année. Les trains roulent à moitié vides. En première ou en seconde ?

— En première.

— Très bien, monsieur. Pour quel endroit ?

— Pour Londres.

— Bien, monsieur. Je vais vous prendre un billet pour Londres et vous retenir un sleeping dans la voiture Stamboul-Calais.

De nouveau, Poirot consulta la pendule.

— Huit heures moins dix. Ai-je le temps de dîner ?

— Mais oui, monsieur.

Le petit Belge traversa le vestibule pour se rendre au restaurant.

Comme il commandait son repas au garçon, il sentit une main se poser sur son épaule.

— Ah ! mon vieux ! Quelle heureuse rencontre ! disait une voix derrière lui.

Poirot se retourna et vit un homme trapu, d’âge moyen, qui lui souriait gaiement.

— Tiens ! Monsieur Bouc !

— Monsieur Poirot !

Belge lui aussi, M. Bouc était un des directeurs de la Compagnie internationale des Wagons-Lits et ses relations avec l’as de la police belge remontaient à plusieurs années.

— Vous voyagez loin du pays, mon cher ami ?

— Peuh… une petite affaire en Syrie.

— Ah ! Et quand repartez-vous ?

— Ce soir même !

— A la bonne heure ! Moi aussi je pars ce soir !… Je vais jusqu’à Lausanne. Vous prenez sans doute le Simplon-Orient-Express ?

— Oui. Je viens de faire retenir ma couchette. Je pensais demeurer ici quelques jours, mais je reçois à l’instant un câble me rappelant à Londres de toute urgence.

— Ah ! soupira M. Bouc. Les affaires… les affaires… Vous voilà au sommet de la gloire, à présent !

— Ma foi, j’ai remporté quelques petits succès, prononça Hercule Poirot, essayant vainement de paraître modeste.

Bouc esquissa un sourire.

— Nous nous retrouverons tout à l’heure, dit-il.

Hercule Poirot mit toute son application à ne point mouiller ses moustaches dans le potage.

Ayant réussi ce tour de force, il promena son regard, autour de lui en attendant le service suivant. Il n’y avait qu’une demi-douzaine de personnes dans la salle, et parmi elles deux hommes seulement éveillèrent l’attention d’Hercule Poirot.

Ces deux hommes étaient assis à une table voisine de la sienne. Le plus jeune, de toute évidence un Américain, était un charmant garçon d’une trentaine d’années. Ce n’était pas lui, mais plutôt son compagnon qui suscitait l’intérêt du petit détective.

Il paraissait âgé de soixante à soixante-cinq ans, et, à distance, offrait l’aspect bienveillant d’un philanthrope. Sa légère calvitie, son front proéminent, son sourire (qui découvrait un râtelier de dents fausses, éclatantes de blancheur), tout en lui laissait supposer un homme foncièrement bon. Seuls les petits yeux rusés démentaient ce jugement. En outre, lorsque le personnage, parlant à son jeune compagnon, lança un coup d’œil autour de la salle, son regard se posa un instant sur Poirot, un regard étrangement dur.

Il se leva.

— Réglez la note, Hector, je vous prie, dit-il d’un ton un peu rauque.

Quand Poirot rejoignit M. Bouc dans le vestibule, les deux autres quittaient l’hôtel. On apportait les bagages sous l’œil vigilant du jeune homme. Bientôt celui-ci ouvrit la porte vitrée et annonça :

— Tout est prêt, monsieur Ratchett.

Le vieillard acquiesça d’un grognement et sortit.

— Eh bien ? demanda Poirot. Que pensez-vous de ces deux-là ?

— Deux Américains, dit M. Bouc.

— Cela saute aux yeux. Je veux parler de leur aspect.

— Le jeune homme me paraît agréable.

— Et le vieux ?

— A vrai dire, mon cher, il ne me plaît pas du tout. Il m’a produit une fâcheuse impression. Et à vous ?

Hercule Poirot répondit au bout d’un instant :

— Quand il a passé devant ma table, au restaurant, il m’a semblé qu’un animal sauvage… une brute féroce, venait de me frôler.

— Ce respectable gentleman américain ?

— Oui, ce respectable gentleman américain.

— Peut-être avez-vous raison, acquiesça M. Bouc. Il y a tant de mauvaises gens sur terre !

À ce moment, la porte s’ouvrit et le concierge s’avança vers eux, l’air ennuyé.

— Je n’y comprends rien, monsieur, dit-il à Poirot, mais il n’y a plus un wagon-lit de première classe de libre dans le train.

— Comment ! s’exclama M. Bouc. À cette époque de l’année ? Il s’agit sans doute d’un groupe de journalistes ou de politiciens.

— Je ne sais pas, lui expliqua le concierge, se tournant respectueusement vers lui, mais voilà ce qu’on m’a répondu.

— Bien, bien, dit M. Bouc à Poirot. Nous allons régler cette question. Il y a toujours un wagon-lit de libre… le n°16. Le conducteur le réserve jusqu’à la dernière minute.

Il jeta un coup d’œil à la pendule.

— Venez, il est temps.

À la gare, M. Bouc fut accueilli avec un respectueux empressement par le conducteur du wagon-lit, en uniforme marron.

— Bonsoir, monsieur. Vous avez le compartiment numéro 1.

Il appela les porteurs qui enlevèrent leurs bagages et les amenèrent devant la voiture, où une plaque métallique annonçait l’itinéraire :

CONSTANTINOPLE – TRIESTE – CALAIS

— Il paraît que c’est complet ?

— C’est incroyable, monsieur ! On jurerait, ma parole, que tout le monde s’est donné rendez-vous pour voyager cette nuit.

— Il faudra tout de même trouver une place pour ce monsieur qui est un ami à moi. Donnez-lui le numéro 16.

— C’est pris, monsieur.

— Comment ? Le numéro 16 ?

L’employé, un homme grand, au teint blême et d’âge moyen, eut un mouvement d’épaules et dit à son chef :

— Oui, monsieur. Comme je vous l’ai dit, c’est complet… partout.

— Que se passe-t-il donc ? demanda M. Bouc. Tient-on une conférence quelque part ?

— Non, monsieur. C’est par hasard que tous ces gens voyagent cette nuit même.

M. Bouc fut très ennuyé de ce contretemps.

— A Belgrade, remarqua-t-il, on attelle la voiture venant d’Athènes et à Vincovci celle de Bucarest… Mais nous n’atteindrons Belgrade que demain soir. Que faire pour cette nuit ? N’y a-t-il pas de couchettes libres en seconde classe ?

— Si, monsieur, il m’en reste une…

— Eh bien…

— Mais une femme occupe déjà le compartiment… la femme de chambre d’une des voyageuses.

— C’est bien fâcheux, déclara M. Bouc.

— Ne vous tracassez pas davantage, mon ami, dit Poirot. Je m’accommoderai aux circonstances.

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