Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

— Pas du tout, pas du tout !

M. Bouc se tourna vers le conducteur :

— Tout le monde est-il arrivé ?

— Ma foi, un voyageur manque à l’appel.

Il parlait lentement, avec hésitation.

— Allons ! dites vite !

— La couchette numéro 7, seconde classe. Le monsieur n’est pas là et le train part dans quelques minutes.

— Qui est-ce, ce monsieur ?

— Un Anglais. (L’employé consulta sa liste.)… Mr. Harris.

— C’est de bon augure, déclara Poirot. J’ai lu Dickens. Mr. Harris ne viendra pas.

— Portez les bagages de monsieur au numéro 7. Si Mr. Harris se présente, nous lui dirons que la place était déjà louée et nous réglerons la difficulté de façon ou d’autre. Tant pis pour Mr. Harris !

— Comme vous voudrez, monsieur, acquiesça le conducteur.

Puis, s’adressant au porteur, il lui indiqua où mettre les bagages de M. Poirot. Il se recula pour permettre à Poirot de monter dans le train.

— Au bout de la voiture, monsieur, lui dit-il, l’avant-dernier compartiment.

Poirot avança tant bien que mal le long du couloir, car tous les voyageurs étaient sortis de leurs compartiments.

Avec la régularité d’un mouvement d’horlogerie, il débitait poliment des « pardon, pardon…» et enfin atteignit le compartiment désigné. À l’intérieur, les bras tendus vers une valise, se trouvait le jeune Américain de l’hôtel Tokatlian.

Il fronça les sourcils à la vue de Poirot.

— Excusez-moi, mais vous devez vous tromper. Il y a sans doute erreur, dit-il en un français médiocre.

Poirot lui demanda en anglais :

— Vous êtes Mr. Harris ?

— Non, je m’appelle MacQueen. Je…

À cet instant, le contrôleur du wagon-lit annonça d’une voix timide, par-dessus l’épaule de M. Poirot :

— Il ne reste pas d’autre couchette libre dans tout le train, monsieur. Je suis obligé de donner celle-ci à monsieur.

Puis il rangea les bagages de Poirot.

Avec quelque amusement, Poirot avait remarqué le ton obséquieux du conducteur. Sans doute avait-il reçu un fort pourboire pour ne point placer un second voyageur dans le compartiment. Mais les pourboires les plus mirifiques perdent leur efficacité quand un directeur de la Compagnie voyage dans le train et donne des ordres.

Le conducteur sortit du compartiment après avoir déposé les valises sur le porte-bagages.

— Voilà, monsieur. Tout est rangé, annonça-t-il. Vous avez la couchette du haut, le numéro 7. Nous partons dans une minute.

Il s’éloigna dans le couloir et Poirot pénétra dans le compartiment.

— Un oiseau rare ! déclara-t-il gaiement. Un conducteur des wagons-lits qui range vos bagages… cela ne s’est jamais vu !

Son compagnon sourit. Revenu probablement de sa déception, il jugeait préférable de se montrer philosophe.

— Le train est bondé, remarqua-t-il.

Le sifflet retentit, la locomotive poussa un long cri mélancolique, et les deux hommes sortirent dans le couloir.

Sur le quai, une voix se fit entendre :

— En voiture !

— Nous partons, dit MacQueen.

Le train ne démarrait pas encore. Le sifflet déchira l’air une seconde fois.

— Monsieur, dit soudain le jeune homme, si vous préférez la couchette inférieure, ne vous gênez pas, prenez-la.

« Ce jeune homme est vraiment sympathique », se dit Poirot.

— Non, non, protesta-t-il. Je ne voudrais pas vous en priver.

— Cela m’est tout à fait égal.

— Vous êtes vraiment trop aimable… Mais ce ne serait que pour une nuit. À Belgrade…

— Ah ! vous descendez à Belgrade ?

— Pas précisément. Voici…

Une secousse. Les deux hommes se tournèrent vers la vitre. Ils virent le long quai éclairé glisser sous leurs yeux.

L’Orient-Express commençait son voyage de trois jours à travers l’Europe.

III

POIROT REFUSE UNE AFFAIRE

Levé de bon matin, M. Hercule Poirot avait déjeuné à peu près seul au wagon-restaurant et passé la matinée à compulser ses notes sur l’affaire qui le rappelait d’urgence à Londres. Il avait à peine vu son compagnon de voyage.

Comme il arrivait légèrement en retard pour le lunch au wagon-restaurant, M. Bouc, qui l’attendait, déjà attablé, l’accueillit avec force gestes et le pria de s’asseoir à la place inoccupée en face de lui.

Poirot s’installa et constata avec plaisir que leur table était servie la première et que la chère était excellente.

Lorsqu’on en fut au délicieux fromage à la crème, M. Bouc détourna ses pensées des choses de la table. Il arrivait à ce moment du repas où l’on devient philosophe.

— Ah ! soupira-t-il. Que n’ai-je la plume de Balzac pour décrire cette scène !

— Ça, c’est une idée, dit Poirot encourageant.

— Vous trouvez ? Je crois que personne n’y a encore songé. Et pourtant… il y a là matière à un roman, mon cher. Voici réunis des gens de toutes classes, de toutes nationalités et de tous âges. Pendant trois jours, ces personnes, étrangères les unes aux autres, vont dormir et manger sous le même toit. Elles mèneront une vie commune, et au bout de ces trois jours, elles se sépareront pour ne se revoir peut-être jamais.

— A moins qu’une catastrophe…

— Ah ! non, mon ami…

— Evidemment, de votre point de vue, ce serait regrettable. Mais supposons un instant qu’un accident se produise. En ce cas, tout ce monde se trouvera uni… dans la mort.

— Encore un doigt de vin, dit M. Bouc. Vous êtes sinistre, mon cher. C’est, sans doute, l’effet de la digestion.

— J’avoue qu’en Syrie la nourriture ne convenait guère à mon estomac.

Il but lentement une gorgée de vin. Puis, se rejetant en arrière, il fit des yeux le tour du wagon. Il compta dix-sept convives, de toutes classes et de toutes nationalités, ainsi que l’avait annoncé M. Bouc. Il se mit à les observer.

À la table en face de la leur étaient assis trois hommes qui voyageaient seuls et avaient été placés là suivant le flair infaillible du maître d’hôtel : un gros Italien bronzé qui se curait les dents avec satisfaction ; vis-à-vis de lui, un Anglais réservé et correct, aux traits impassibles et dédaigneux du serviteur britannique bien stylé, et, près de celui-ci, un Américain de forte carrure, vêtu d’un complet de ton criard… probablement un représentant de commerce.

— Il faut en jeter plein la vue ! disait ce dernier d’une voix nasillarde.

L’Italien retira son cure-dent de sa bouche et le brandit en déclarant :

— Pour sûr ! C’est bien, ce que j’ai toujours dit !

L’Anglais regarda par la fenêtre et toussota.

Poirot dirigea ensuite son regard vers une petite table occupée par une vieille femme, très laide, mais d’une laideur distinguée, plutôt fascinante que repoussante. Cette femme se tenait très droite. Elle portait un collier de grosses perles qui, si peu croyable que cela paraisse, étaient vraies. De ses mains chargées de bagues, elle rejeta sur ses épaules le col de son manteau de zibeline. La petite toque noire très coûteuse posée sur le côté de sa tête ne seyait guère à sa figure jaune de crapaud.

En ce moment, cette vieille dame parlait au maître d’hôtel d’un ton poli, mais hautain :

— Vous aurez la complaisance de porter dans mon compartiment une bouteille d’eau minérale et un verre d’orangeade. Veillez à ce que j’aie du poulet froid ce soir à dîner…

Respectueux, le maître d’hôtel lui répondit qu’elle pouvait y compter.

Elle inclina la tête et se leva. Son regard croisa celui de Poirot, et elle se détourna avec l’indifférence d’une grande dame.

— C’est la princesse Dragomiroff, expliqua M. Bouc à voix basse. Une Russe. Son mari avait placé tout son argent à l’étranger avant la révolution et elle est extrêmement riche.

Poirot avait déjà entendu parler de cette personnalité cosmopolite.

— Laide comme les sept péchés capitaux, ajouta M. Bouc, mais vous avouerez qu’elle a de l’allure.

À une autre table, Mary Debenham était assise, ainsi que deux autres femmes. L’une d’elles, de trente-cinq à quarante ans et très grande, portait un corsage écossais et une jupe de tweed. Son épaisse chevelure, d’un jaune fade, formait un chignon plat et disgracieux. Une paire de lunettes ornait son profil de mouton aux traits doux et bienveillants. Elle écoutait avec attention les propos d’une femme d’âge mûr, au visage agréable et aux formes replètes, qui parlait d’une voix lente et monotone et semblait ne devoir jamais s’arrêter, même pour reprendre haleine.

— … Alors ma fille disait : « Inutile de songer à appliquer les méthodes américaines dans ce pays. Ici, les gens sont indolents par nature et manquent totalement d’énergie. » Cependant, vous seriez étonnée des résultats obtenus par notre collège, dont le personnel est composé de professeurs compétents. Pour moi, il n’y a rien au-dessus de l’instruction. Ma fille disait…

Comme le train plongeait dans un tunnel, la voix se perdit…

À la petite table suivante, le colonel Arbuthnot déjeunait… solitaire, le regard rivé sur la nuque de Mary Debenham. Ils n’étaient pas assis à la même table, alors que cela paraissait si facile. Pourquoi ?

Sans doute Mary Debenham avait-elle hésité, par prudence. Une gouvernante ne doit pas se compromettre.

Poirot continua son étude. De l’autre côté du wagon, appuyée à la cloison, il remarqua une femme vêtue de noir, à la figure large et dénuée d’expression. Une Allemande ou une Scandinave, songea Poirot… probablement une femme de chambre.

Ensuite venait un couple : penchés l’un vers l’autre, les deux jeunes gens conversaient avec animation. L’homme portait un costume de cheviotte venu directement de Londres, mais il n’était pas Anglais ; la forme de sa tête et de ses épaules suffit pour renseigner Poirot sur ce point. Soudain il se tourna et Poirot put l’observer de profil. C’était un très bel homme, d’une trentaine d’années, aux fines moustaches blondes.

La jeune femme assise en face de lui devait compter vingt ans. Vêtue d’un élégant tailleur noir sur une blouse de satin blanc, un minuscule chapeau noir incliné sur le côté de la tête suivant la dernière mode, elle avait la peau très blanche, de grands yeux sombres et des cheveux d’un noir de jais. Elle fumait une cigarette au bout d’un long tube d’ambré ; sur sa main soignée aux ongles rouges, Poirot distingua une énorme émeraude montée sur platine. Il y avait beaucoup de coquetterie dans sa voix et dans son regard.

— Elle est jolie… et elle a du chic ! murmura Poirot. Sans doute le mari et la femme ?

— Oui. Lui, appartient à l’ambassade de Hongrie, je crois. Un couple bien assorti.

Il ne restait que deux autres convives : le compagnon de voyage de Poirot, MacQueen, et son patron, Mr. Ratchett. Pour la seconde fois, Poirot scruta le visage peu engageant du vieillard, compara la fausse bienveillance du reste de la face avec la cruauté des yeux petits et enfoncés.

M. Bouc dut s’apercevoir d’un changement dans l’expression de son ami, car il lui demanda :

— Vous regardez votre animal sauvage ?

— Oui, répondit Poirot.

Comme on apportait le café à Poirot, M. Bouc se leva. Il avait commencé à déjeuner avant son ami et avait fini depuis un moment.

— Je retourne dans mon compartiment, lui dit-il. Venez m’y rejoindre. Nous bavarderons un peu.

— Avec plaisir.

Poirot dégusta son café et commanda un petit verre de liqueur. Le maître d’hôtel passait d’une table à l’autre sa caisse portative pour recueillir le montant des additions. La voix de la forte dame américaine se fit entendre :

— Ma fille me disait : « Prends un carnet de tickets de repas et tu seras tranquille. » Mais elle n’y connait rien. Il faut donner dix pour cent de pourboire, et puis… leur eau minérale a un drôle de goût. On ne peut se procurer ni eau d’Evian ni eau de Vichy, c’est très désagréable.

— Ils doivent… comment dirais-je… servir l’eau du pays, expliqua la dame au profil de mouton.

— Je trouve cette pratique stupide, déclara l’Américaine en regardant d’un air dégoûté le tas de menue monnaie posée sur la table devant elle. Voyez ce que le garçon m’a rendu… des dinars ! À quoi cela ressemble-t-il ? Ma fille me disait…

Mary Debenham recula sa chaise et s’en alla en adressant un léger salut aux deux autres dames. Le colonel Arbuthnot se leva et la suivit. Ramassant la monnaie dédaignée, l’Américaine sortit et, après elle, la dame au masque ovin. Le couple hongrois avait déjà quitté le wagon-restaurant, et il n’y restait plus que Poirot, Ratchett et MacQueen.

Ratchett glissa un mot à son compagnon qui se leva et sortit. Ensuite lui-même se leva, mais, au lieu de suivre MacQueen, il vint s’asseoir à la table de Poirot.

— Voulez-vous avoir l’obligeance de me donner du feu ? lui demanda-t-il d’une voix douce, un peu nasillarde. Je me nomme Ratchett.

Poirot s’inclina, plongea sa main dans sa poche et tendit à l’autre une boîte d’allumettes.

— Ai-je bien le plaisir de parler à M. Hercule Poirot ?

De nouveau, Poirot s’inclina.

— On ne vous a pas trompé, monsieur. Je suis Hercule Poirot.

Avant de poursuivre, Ratchett observa longuement le détective.

— Chez nous, dit-il enfin, on va droit au but. Monsieur Poirot, je voudrais que vous travailliez pour mon compte.

Hercule Poirot leva légèrement les sourcils.

— Monsieur, pour le moment ma clientèle est limitée. Je ne m’occupe que d’un très petit nombre d’affaires criminelles.

— Je le comprends, monsieur Poirot, mais vous n’y perdrez pas, je vous le promets, dit l’autre d’une voix persuasive.

Hercule Poirot, après une minute ou deux de réflexion, lui demanda :

— Eh bien, que désirez-vous de moi, monsieur… euh… Ratchett ?

— Voici. Monsieur Poirot, je suis riche… fabuleusement riche, et tous les gens dans ma situation sont assiégés d’ennemis. J’en ai un.

— Un seul ?

— Pourquoi cette question ?

— Monsieur, quand on se trouve dans une situation qui, selon vos dires, vous crée des ennemis, généralement ceux-ci ne se réduisent pas à un seul.

Cette réponse parut soulager Ratchett. Il se hâta de poursuivre :

— Evidemment, je saisis votre point de vue. Mais un ennemi… ou plusieurs… c’est pareil ! Ce qui compte avant tout, c’est ma sécurité.

— Votre sécurité ?

— Oui. Ma vie a été menacée, monsieur Poirot. Je suis capable de me défendre.

De la poche de son veston, sa main sortit, une seconde, un petit revolver.

— On ne m’aura pas facilement. Néanmoins, on ne s’entoure jamais de trop de précautions, et vous êtes l’homme qu’il me faut, monsieur Poirot. Comme je vous l’ai déjà laissé entendre, je vous rétribuerai généreusement.

Quelques secondes durant, Poirot garda un mutisme et une impassibilité absolus. Son interlocuteur n’aurait pu deviner ce qui se passait dans son esprit.

— Je regrette infiniment, monsieur, de ne pouvoir vous obliger.

L’autre le dévisagea un instant.

— Fixez-moi votre prix.

Poirot secoua la tête.

— Vous semblez ne pas comprendre, monsieur. J’ai admirablement réussi dans ma carrière et je possède de quoi satisfaire mes besoins et mes caprices. Je me charge seulement des affaires… que j’estime intéressantes.

— Vous vous montrez difficile. Vingt mille dollars vous tenteraient ?

— Pas le moins du monde.

— Si vous espérez davantage de moi par vos réticences, vous perdez votre temps. Je connais la valeur des choses.

— Moi aussi… monsieur Ratchett.

— Eh bien alors… qu’est-ce qui vous déplaît dans ma proposition ?

Poirot se leva.

— Puisque vous insistez, permettez-moi de vous dire que… votre tête ne me revient pas, monsieur Ratchett.

Sur ce, il quitta le wagon-restaurant.

IV

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