Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

— A présent, messieurs, considérons l’affaire sous un angle nouveau. Comment ce crime devait-il se présenter aux yeux de la police ? Ne perdons pas de vue que la neige a bouleversé tous les plans de l’assassin. Imaginons un instant qu’il n’ait pas neigé et que le train ait poursuivi normalement sa course. Qu’arrivait-il ?

« Le meurtre eût probablement été découvert à la frontière italienne. Les voyageurs fournissent les mêmes témoignages à la police : Mr. MacQueen produit les lettres de menaces, Mr. Hardman débite son histoire, Mrs. Hubbard ne manque pas de dire qu’un homme a traversé son compartiment ; le bouton est découvert. J’imagine toutefois que deux détails eussent été différents : l’homme se fût introduit dans le compartiment de Mrs. Hubbard un peu avant une heure… et l’on eût ramassé l’uniforme des wagons-lits dans un des cabinets de toilette.

— Vous dites ?

— Je dis que le meurtre était conçu pour faire croire à un assassin venu du dehors qui, son crime commis, se serait enfui ; on aurait supposé qu’il était descendu à Brod, où le train devait arriver à 0 h 58. Quelqu’un ayant croisé un conducteur inconnu dans le couloir, l’uniforme placé en évidence eût dénoncé clairement la tactique du criminel. De cette façon, nul soupçon ne pesait sur les voyageurs. Voilà comment l’affaire devait se présenter aux yeux du bon public.

« Mais la panne du train bouleverse toutes les prévisions. C’est sans doute la raison qui obligea l’homme à demeurer si longtemps à côté de sa victime. Abandonnant enfin tout espoir de voir le convoi reprendre sa marche, il songe à modifier son plan, car désormais on saura que l’assassin n’a pas quitté le wagon.

— Bon, je comprends tout cela, dit M. Bouc, mais que fait le mouchoir dans cette affaire ?

— J’y reviens par une voie détournée. Tout d’abord, sachez que les lettres de menaces n’étaient qu’un piège tendu à la police. Elles auraient aussi bien pu être copiées dans n’importe quel roman policier. Nous devons nous poser cette question : « Ces lettres ont-elles intimidé Ratchett ? » Il semblerait que non. D’après ses instructions données à Hardman, il craignait un ennemi personnel dont il connaissait parfaitement l’identité, du moins si nous croyons à la sincérité de Hardman. Mais Ratchett reçut certainement une lettre d’un caractère tout différent… celle qui avait trait au bébé Armstrong et dont nous avons trouvé un fragment dans son compartiment. Elle était destinée à lui signifier le motif pour lequel sa vie était menacée, s’il ne l’avait déjà deviné. Cette lettre ne devait pas tomber entre les mains de la police ; aussi le meurtrier s’empressa-t-il de la détruire. Voilà le second obstacle à la réussite de son plan : le premier était la neige et le second, notre reconstitution de ce billet carbonisé.

« La précaution prise par l’assassin de brûler ce papier signifie qu’un des voyageurs est si intimement lié à la famille Armstrong que la découverte du billet suffisait à diriger sur lui les soupçons.

« Arrivons maintenant aux deux autres pièces à conviction, sans tenir compte du cure-pipe, dont nous avons déjà suffisamment parlé. D’abord le mouchoir. Cet objet compromet les voyageurs portant l’initiale H, et a dû tomber par mégarde sur le lieu du crime.

— Très juste, déclara le docteur Constantine, et cette personne, s’apercevant de la perte de son mouchoir, s’empresse de maquiller son prénom.

— Vous allez vite en besogne, mon cher docteur. J’aurais garde de conclure aussi rapidement.

— Existe-t-il une autre conclusion ?

— Certes. Admettons, par exemple, que vous veniez de commettre un crime et que vous cherchiez à jeter les soupçons sur quelqu’un d’autre. Vous savez qu’il y a dans le train une femme, amie intime de la famille Armstrong… Supposons qu’alors vous laissiez choir près de la victime un mouchoir appartenant à cette femme… On l’interrogera, on parlera de ses relations avec la famille Armstrong… et voilà… Il y aura un mobile et une pièce accusatrice.

— En ce cas, observa le médecin, la personne désignée, étant innocente, n’essaierait pas de dissimuler son identité.

— Vraiment ? Vous croyez cela ? Mon ami, je connais la nature humaine. Devant la subite menace de se voir accusée de meurtre, la femme la plus innocente perd la tête et se livre aux actes les plus absurdes. La tache de graisse sur le passeport et le déplacement des étiquettes ne prouvent donc nullement la culpabilité de la comtesse Andrenyi, mais démontrent que la comtesse tient, pour une raison personnelle, à dissimuler en partie son identité.

— Quel peut être le lien qui l’unit à la famille Armstrong ? Elle n’a jamais été en Amérique.

— Elle prétend. Elle parle mal l’anglais et exagère son apparence orientale. Néanmoins, je me fais fort de découvrir de qui elle est la fille. La mère de Mrs. Armstrong était Linda Arden, une célèbre tragédienne… admirable dans ses créations des pièces de Shakespeare. Rappelez-vous, dans Comme il vous plaira, la forêt d’Arden et Rosalinde. C’est ce qui lui inspira son nom de théâtre : Linda Arden, patronyme sous lequel elle connut la gloire dans le monde entier. Son vrai nom pouvait être aussi bien Goldenberg… Ses ancêtres provenaient peut-être de l’Europe centrale et la fameuse actrice avait sans doute dans les veines un peu de sang israélite. La population américaine est formée de tant de nationalités diverses ! Messieurs, la jeune sœur de Mrs. Armstrong, encore adolescente à l’époque du drame, est Héléna Goldenberg, la fille cadette de Linda Arden, qui épousa le comte Andrenyi, attaché d’ambassade, pendant le séjour de celui-ci à Washington.

— La princesse Dragomiroff nous a pourtant dit qu’elle avait épousé un Anglais ?

— Oui, un Anglais dont elle ne se souvient même pas du nom. C’est invraisemblable ! La princesse Dragomiroff a pour l’artiste Linda Arden une profonde amitié, elle devient même la marraine d’une de ses filles… et elle oublierait aussi vite le nom de mariage de l’autre enfant ? Hypothèse invraisemblable ! Je crois pouvoir affirmer que la princesse a menti. Elle sait qu’Héléna voyage dans ce train et elle l’a vue. Aussitôt qu’elle apprend l’identité de Ratchett, elle songe qu’Héléna sera soupçonnée. Lorsque nous lui posons quelques questions au sujet de la jeune sœur de Mrs. Armstrong, elle y répond évasivement, ne se souvient pas très bien, mais sait seulement qu’Héléna a épousé un Anglais… déclaration aussi éloignée que possible de la vérité.

À ce moment, un des serveurs du restaurant entra et, s’approchant du groupe, s’adressa à M, Bouc :

— Faut-il servir le dîner, monsieur ? Voilà un moment déjà qu’il est prêt.

M. Bouc interrogea Poirot du regard :

— Certainement, dit le détective, qu’on serve le dîner.

L’employé s’éloigna. Bientôt sa cloche retentit dans le couloir et il éleva la voix :

— Premier service. Le dîner est servi !

IV

LA TACHE DE GRAISSE SUR UN PASSEPORT HONGROIS

Poirot dîna à la même table que M. Bouc et le médecin grec.

Les voyageurs réunis dans le wagon-restaurant observaient un morne silence. La loquace Mrs. Hubbard elle-même semblait peu encline au bavardage. Elle murmura en s’asseyant :

— Je ne me sens pas le courage de manger.

Cependant elle goûta de tous les plats qui lui furent présentés, encouragée en cela par la brave Suédoise, qui prenait d’elle un soin tout spécial.

Avant le début du repas, Poirot avait tiré par la manche le maître d’hôtel et lui avait glissé quelques mots à l’oreille. Le docteur Constantine devina l’objet des instructions discrètes du petit Belge en constatant que le comte et la comtesse Andrenyi se trouvaient toujours servis après les autres et qu’à la fin du dîner ils durent attendre leur addition, en sorte qu’ils furent les derniers à quitter le wagon-restaurant.

Quand enfin ils se levèrent et se dirigèrent vers la porte, Poirot les suivit.

— Pardon, madame, vous laissez tomber votre mouchoir.

Il lui tendit le carré de batiste au monogramme brodé.

Elle le prit, l’examina, puis le rendit.

— Vous vous trompez, monsieur, ce mouchoir n’est pas à moi.

— Vous en êtes certaine ?

— Absolument certaine, monsieur.

— Pourtant, madame, il porte votre initiale, la lettre H.

Le comte fit un geste d’impatience. Poirot n’y prêta aucune attention. Il ne quittait pas des yeux le visage de la comtesse.

Soutenant tranquillement le regard du détective, la comtesse Andrenyi répliqua :

— Pas du tout, mes initiales sont E.A.

— Excusez-moi, madame. Vous vous nommez Héléna – et non Eléna… Héléna Goldenberg, la fille cadette de Linda Arden, Héléna Goldenberg, la sœur de Mrs. Armstrong.

Un silence mortel s’ensuivit. Le comte et la comtesse avaient pâli. Au bout d’une minute, Poirot leur dit d’un ton plus aimable :

— Inutile de nier. C’est bien la vérité, n’est-ce pas, madame ?

Le comte bondit, furieux.

— Monsieur, de quel droit ?…

La comtesse l’interrompit, portant sa petite main vers la bouche de son mari.

— Je vous en prie, Rudolph, laissez-moi parler. À quoi sert de nier ? Mieux vaudrait nous asseoir et en finir avec cette histoire.

La voix de la comtesse se transforma soudain ; elle conservait encore sa riche tonalité orientale, mais devenait plus nette et plus incisive. Pour la première fois, la comtesse Andrenyi parlait comme une Américaine.

Le comte gardait le silence. Il obéit à l’invitation de sa femme, et tous deux s’assirent en face de Poirot.

— Monsieur, je suis en effet Héléna Goldenberg, la jeune sœur de Mrs. Armstrong.

— Ce n’est pourtant pas ce que vous m’avez dit ce matin, madame.

— Non.

— En résumé, votre déposition et celle de votre mari ne forment qu’un tissu de mensonges.

— Monsieur ! s’exclama le comte.

— Gardez votre sang-froid, Rudolph. M. Poirot ne ménage pas ses paroles mais ce qu’il dit est exact.

— Je me félicite de ce que vous reconnaissiez les faits avec cette franchise. Je vous prie maintenant de me donner vos raisons pour avoir ainsi modifié l’orthographe de votre prénom sur votre passeport.

— Cette affaire ne concerne que moi, intervint le comte.

Héléna dit avec calme :

— Monsieur Poirot, vous connaissez parfaitement ma raison… nos raisons d’agir ainsi. L’homme qu’on a tué cette nuit est l’assassin de ma petite nièce, ma sœur et mon beau-frère sont morts de chagrin à cause de lui. Il m’a enlevé trois personnes qui m’étaient on ne peut plus chères au monde.

Sa voix vibrait de passion. Elle était véritablement la fille de l’illustre tragédienne qui avait ému jusqu’aux larmes les publics les plus divers.

Elle poursuivit d’un ton plus calme :

— De tous les voyageurs, je possédais sans nul doute le meilleur motif pour tuer cet individu.

— Et vous ne l’avez pas tué, madame ?

— Je vous le jure, monsieur Poirot, et mon mari peut le jurer avec moi. Malgré tout mon désir, je n’ai pas levé la main sur cet homme.

— Messieurs, je vous donne ma parole d’honneur que cette nuit ma femme n’a pas quitté son compartiment, déclara le comte. Comme je vous l’ai déjà dit, elle absorba une petite dose de somnifère et s’endormit presque aussitôt. Elle est entièrement innocente de ce crime.

Poirot considéra l’un après l’autre le comte et la comtesse Andrenyi.

— Je vous le jure sur mon honneur ! répéta le comte.

Poirot hocha la tête.

— Vous n’avez pourtant pas craint de maquiller le prénom sur le passeport.

— Monsieur Poirot, s’écria le comte, songez à ma situation. Pouvais-je supporter l’idée de voir ma femme traînée devant les tribunaux pour une affaire de meurtre ? Je la savais innocente, mais, vu sa parenté avec la famille Armstrong, elle eût été immédiatement suspectée. On l’aurait interrogée… et, qui sait ? peut-être arrêtée. Puisque la malchance avait voulu que nous voyagions dans le même train que Ratchett, quelle autre décision pouvais-je prendre ? Je l’avoue, monsieur, je vous ai menti… Mais je le répète en toute vérité : ma femme n’a pas quitté son compartiment de toute la nuit dernière !

Son ton de sincérité n’admettait point de contradiction.

— Je ne mets pas en doute votre parole, monsieur, lui dit Poirot. Vous descendez, je le sais, d’une noble et ancienne famille. Il serait très fâcheux pour vous de voir votre femme mêlée à une affaire policière, je vous l’accorde. Mais comment expliquer la présence du mouchoir de votre femme dans le compartiment de la victime ?

— Encore une fois, je vous l’assure, monsieur, ce mouchoir n’est pas à moi.

— Malgré l’initiale H ?

— Oui, monsieur. J’ai des mouchoirs ressemblant à celui-là, mais je n’en possède aucun exactement de ce modèle. Je perds l’espoir de vous convaincre, mais je ne me lasserai pas de répéter : ce mouchoir ne m’appartient pas.

— Il a pu être placé là par le coupable pour vous faire soupçonner.

La comtesse ébaucha un sourire :

— Vous voulez à tout prix m’arracher un aveu. Eh bien, non, monsieur Poirot, pour la troisième fois, ce mouchoir n’est pas à moi.

— S’il n’est pas à vous, pour quelle raison avez-vous truqué votre passeport ?

Cette fois, le comte répondit :

— Ayant entendu dire qu’un mouchoir avait été trouvé dans le compartiment de Ratchett portant l’initiale H, nous avons discuté ce point avant notre interrogatoire. Je fis entrevoir à Héléna que si on découvrait que son prénom commençait par un H, elle serait immédiatement harcelée par toutes sortes de questions alors qu’il était si simple de transformer Héléna en Eléna.

— Monsieur le comte, vous avez le tempérament d’un criminel d’envergure, observa Poirot d’un ton sec. Vous possédez une grande ingéniosité naturelle et, pour dérouter la police, une conscience à l’abri de tous scrupules.

— Oh ! non ! non ! monsieur Poirot, c’est à cause de moi seulement qu’il a recouru à de tels procédés ! J’avais peur… terriblement peur, expliqua la comtesse. L’idée qu’on pouvait réveiller de nouveau tout ce passé m’affolait… En outre, je redoutais d’être incriminée et jetée en prison. Monsieur Poirot ! ne comprenez-vous pas mes angoisses ?

Elle plaidait de sa voix riche et nuancée, la voix de la fille de Linda Arden, la tragédienne admirable.

Poirot la considéra d’un air grave.

— Si vous voulez que je vous croie, madame – et remarquez bien que je ne me refuse pas à le faire – il faut absolument que vous secondiez mes efforts.

— Que je seconde vos efforts ?

— Oui, le mobile du crime réside dans le passé, dans ce drame qui anéantit votre famille et attrista votre enfance. Parlez-moi de cette époque, que j’y découvre un lien entre les deux affaires.

— Que vous dire ? Tous les témoins sont morts, tous morts : Robert, Sonia… et ma petite Daisy chérie. Elle était si mignonne, avec ses jolies boucles ! Nous raffolions tous d’elle !

— Il y eut une autre victime, madame. Nous pourrions la qualifier de victime indirecte.

— Oui, cette malheureuse Suzanne ! Je l’avais oubliée. La police la harcela de questions. La justice était convaincue qu’elle avait renseigné les assassins… En tout cas, ce fut bien involontairement. Elle avait, paraît-il, bavardé et donné des détails sur les promenades de Daisy. La pauvre fille a perdu la tête, elle s’imaginait qu’on la rendait responsable de la mort de l’enfant. C’est horrible !

Toute frémissante d’émotion, elle cacha son visage entre ses mains.

— De quelle nationalité était cette jeune fille ?

— Elle était française.

— Son nom de famille ?

— C’est stupide, je ne m’en souviens plus… Nous l’appelions tous Suzanne. Une jolie fille toujours souriante, très dévouée à la petite Daisy.

— Elle remplissait les fonctions de bonne d’enfant, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Et qui était la nurse ?

— Une infirmière des hôpitaux, du nom de Stingelberg. Elle soignait Daisy et ma sœur avec beaucoup de dévouement.

— Madame, je vous prie de bien réfléchir avant de me répondre. Avez-vous vu dans ce train des personnes de connaissance ?

Elle le regarda bien en face.

— Moi ? Non, personne.

— Et la princesse Dragomiroff ?

— Elle ? Je la connais, bien sûr. Je pensais que vous vouliez dire… une personne de l’époque du drame.

— Oui, madame, c’est bien ce que je vous demande. Réfléchissez bien. Les années passent et les gens peuvent transformer leur physionomie.

Héléna s’absorba un instant dans ses pensées, puis elle dit :

— Non… personne.

— Vous-même, en ce temps-là, vous étiez une très jeune fille. Aviez-vous quelqu’un pour surveiller vos études et s’occuper de vous ?

— Oh ! oui. J’avais une espèce de gouvernante qui servait en même temps de secrétaire à Sonia… une femme aux cheveux rouges.

— Comment s’appelait-elle ?

— Miss Freebody.

— Jeune ou vieille ?

— Je la trouvais très vieille, mais elle ne devait pas dépasser trente-cinq ans.

— Qu’y avait-il encore dans la maison ?

— Seulement des domestiques.

— Et vous êtes certaine, madame, absolument certaine de n’avoir reconnu personne dans le train ?

— Personne, monsieur, je n’ai reconnu personne !

V

LE PRÉNOM DE LA PRINCESSE DRAGOMIROFF

Lorsque le comte et sa femme eurent quitté le wagon-restaurant, Poirot se tourna vers ses deux compagnons :

— Qu’en dites-vous ? Henri ? Nous avançons.

— Voilà du beau travail, lui répondit chaleureusement M. Bouc. Quant à moi, je n’aurais jamais songé à suspecter le comte et la comtesse Andrenyi. Leur innocence me paraissait indiscutable et pourtant c’est elle qui a commis le crime ! C’est lamentable ! J’espère qu’on ne la condamnera pas à mort. Elle a des circonstances atténuantes… quelques années de prison… et ce sera tout.

— Vous la croyez réellement coupable ?

— Bien sûr. Vous en doutez ? Je pensais que vos manières rassurantes n’avaient pour but que de calmer ses inquiétudes jusqu’au moment où nous serons délivrés de cette neige et où la police officielle prendra l’affaire en main.

— Vous ne croyez pas à la parole du comte ? N’a-t-il pourtant pas juré sur l’honneur que sa femme était innocente ?

— Mon cher, il ne pouvait agir autrement. Il adore sa femme et veut à tout prix la sauver. Il ment… mais il ment en grand seigneur, voilà tout.

— Et moi, je m’imaginais qu’il disait la vérité !

— Perdez cette illusion. Voyons ! le mouchoir ne confirme-t-il pas mes présomptions ?

— Ne précipitons pas les choses. En ce qui concerne ce mouchoir, deux hypothèses se présentent.

— Tout de même…

M. Bouc s’interrompit. La porte venait de s’ouvrir et la princesse Dragomiroff entra dans le wagon-restaurant. Elle vint droit vers les trois hommes qui se levèrent aussitôt.

Sans prêter attention aux deux autres, elle s’adressa à Poirot.

— Monsieur, je crois que vous avez un mouchoir à moi.

Poirot jeta à ses compagnons un regard triomphant.

— Est-ce celui-ci, madame ?

Il montra le petit carré de batiste.

— Oui, c’est cela même. Voici mon initiale dans ce coin.

— Pourtant, madame, s’écria M. Bouc, cette lettre est un H et, si je ne me trompe, votre prénom est… Natalia.

Elle le dévisage froidement.

— C’est exact, monsieur. Mes mouchoirs sont toujours marqués en caractères russes : un N s’écrit H en russe.

M. Bouc en demeura un instant abasourdi. Cette vieille dame indomptable avait décidément le don de le mettre mal à l’aise. Il murmura :

— Mais… ce matin vous ne nous avez pas dit que ce mouchoir vous appartenait.

— Me l’avez-vous demandé ? répondit la princesse d’un ton sec.

— Veuillez prendre un siège, madame, dit Poirot.

Elle poussa un soupir.

— Puisque vous y tenez !

Elle s’assit.

— Messieurs, ne discutons pas à perte de vue. Vous allez à présent me demander comment il se fait que mon mouchoir se trouvait auprès de l’homme assassiné ? Je vous répondrai donc que je n’en sais rien moi-même.

— Vraiment ?

— Je vous l’affirme.

— Excusez-moi, madame, mais jusqu’à quel point pouvons-nous ajouter foi à vos paroles ?

Poirot parlait à voix lente. La princesse eut un air dédaigneux.

— Est-ce parce que j’ai omis de vous dire qu’Héléna Andrenyi était la sœur de Mrs. Armstrong ?

— De fait, vous nous avez trompés sciemment.

— Certes, et je le referais encore s’il le fallait. Sa mère était mon amie. Messieurs, je crois en la fidélité qu’on doit à ses amis, sa famille et sa caste.

— N’estimez-vous pas de votre devoir d’aider la justice ?

— Dans cette affaire, je considère que la justice – du moins la vraie justice – a été remplie.

Poirot se pencha vers elle.

— Comprenez la pénible situation où vous me placez, madame. Dois-je vous croire au sujet de ce mouchoir ? Ou essayez-vous simplement de défendre la fille de votre amie ?

— Oh ! je devine votre pensée, dit-elle. Il vous sera facile de vérifier ce que j’avance. Je vous donnerai l’adresse de la maison de Paris où je fais faire mes mouchoirs. Vous lui montrerez celui-là et elle vous confirmera que je le lui ai commandé voilà un an. Ce mouchoir est bien à moi.

Elle se leva.

— Désirez-vous me poser d’autres questions ?

— Votre femme de chambre a-t-elle reconnu ce mouchoir quand je le lui ai montré, ce matin ?

— Sans doute. Elle l’a vu et n’a rien dit. Cela prouve sa loyauté envers moi.

Avec une légère inclination de tête, elle s’en alla.

— Voilà l’explication, murmura Poirot. J’avais bien remarqué une légère hésitation chez la femme de chambre quand je lui ai demandé si elle connaissait la propriétaire de ce mouchoir. Elle ne savait au juste si elle devait répondre oui ou non. Comment juxtaposer ces faits autour de mon idée principale ? Ma foi, tout m’a l’air de s’arranger assez bien.

— Ah ! s’écria M. Bouc, quelle vieille femme terrible !

— Aurait-elle pu tuer Ratchett ? demanda Poirot au médecin.

Celui-ci hocha la tête.

— Certains coups… ceux, par exemple, qui ont pénétré dans la masse musculaire, n’auraient jamais pu être frappés par une personne physiquement aussi faible.

— Mais les autres coups ?

— Les moins violents, oui.

— Je songe à l’incident de ce matin, quand je dis à la princesse que sa force résidait plutôt dans sa volonté que dans son bras. Je lui tendais là un piège. Je voulais savoir si elle regarderait son bras droit ou son bras gauche. Elle les considéra tous deux, mais laissa échapper une étrange réflexion : « Non, je n’ai guère de force dans les bras ; je ne sais si je dois m’en féliciter ou le déplorer. » Cette curieuse remarque vint confirmer mon opinion personnelle sur le crime.

— Cela ne nous apprend rien au sujet des coups frappés de la main gauche.

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