Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

— Hein ? Que dites-vous ? Cette petite Daisy était la joie de la maison ! Elle m’appelait Tonio, montait dans la voiture et voulait à toute force tenir le volant avec ses petites mains ! Tout le monde l’adorait ! Ah ! la petite chérie !

Sa voix s’adoucissait et des larmes brillaient dans ses yeux. Brusquement, il fit demi-tour et sortit.

— Pietro ! appela Poirot.

Le maître d’hôtel arriva en courant.

— Allez chercher le numéro 10… la dame suédoise.

— Bien, monsieur.

— Encore ! s’exclama M. Bouc. Ah ! non, c’en est de trop, mon cher !

— Il faut aller jusqu’au bout, dussions-nous en fin de compte découvrir que tous les voyageurs ont un mobile pour tuer Ratchett. Après quoi, nous identifierons définitivement le coupable.

— La tête me tourne, gémit M. Bouc, accablé.

Greta Ohlsson fut introduite avec égards par le maître d’hôtel.

Fondant en larmes, elle se laissa tomber sur le siège en face de Poirot et sanglota dans un vaste mouchoir.

— Mademoiselle, ne vous alarmez pas, je vous en supplie, calmez-vous.

Poirot lui tapota doucement l’épaule.

— Nous ne vous demandons qu’un brin de sincérité. Vous étiez la nurse de la petite Daisy Armstrong ?

— Oui… c’est vrai, gémit la pauvre fille. C’était un ange… un ange descendu du ciel !… Son petit cœur débordait de bonté et de tendresse… Et dire qu’elle nous a été volée par ce monstre… il l’a tuée… Et la pauvre mère… et l’autre enfant… qui n’a même pas vécu ! Vous ne sauriez comprendre ! Non, il est impossible que vous vous rendiez compte. Si vous aviez comme moi assisté à tout ce drame… ce matin, j’aurais dû vous apprendre la vérité en ce qui me concerne… mais j’avais tellement peur ! Et en même temps je me réjouissais tant à la pensée de la mort du bandit ! Je songeais qu’enfin il ne torturerait plus d’autres enfants…

« Ah ! je ne puis continuer… les paroles me manquent…

Elle sanglotait convulsivement.

Poirot lui tapota encore l’épaule :

— Là, là, je comprends… Je comprends vos sentiments… Votre interrogatoire est terminé. Il suffit que vous ayez reconnu ce que je sais déjà. Oui, oui, je vous comprends, ma chère demoiselle !

Incapable de rien ajouter à travers ses sanglots, Greta Ohlsson se leva et gagna la porte à tâtons, comme une aveugle. En sortant, elle se heurta contre un homme qui entrait.

C’était Masterman, le valet de chambre.

Il alla droit vers Poirot et s’exprima d’une voix entièrement dénuée d’émotion :

— J’espère ne pas vous déranger, monsieur, mais j’ai cru bon de venir tout de suite vous apprendre la vérité. Pendant la guerre, je fus l’ordonnance du colonel Armstrong qui, ensuite, me prit comme valet de chambre à New York. Je m’excuse de vous avoir caché ce détail. Je pense, monsieur, que vous ne soupçonnez pas Tonio d’avoir commis le crime de cette nuit. Le pauvre ne ferait pas de mal à une mouche. Et je jure qu’il n’a pas quitté le compartiment de toute la nuit. Il n’a donc pu tuer Ratchett. Tonio est Italien, certes, mais il n’a rien de commun avec ces bandits dont on parle dans les romans.

Il fît une pause.

Poirot le regarda longuement :

— C’est tout ce que vous avez à dire ?

— C’est tout, monsieur.

Il y eut un silence. Comme Poirot n’ajoutait rien, Masterman salua et quitta le wagon-restaurant d’une allure aussi discrète qu’il y était entré.

— Voilà qui est plus prodigieux qu’un roman policier, déclara le docteur Constantine.

— Je partage votre avis, appuya M. Bouc. Sur les douze voyageurs de ce wagon, neuf sont convaincus d’avoir été mêlés, à un titre quelconque, à l’affaire Armstrong. Qu’allons-nous apprendre maintenant ? Ou plutôt qui allons-nous démasquer ?

— En réponse à votre question, voici notre confrère américain, Mr. Hardman, lui dit Poirot.

— Vient-il, lui aussi, faire des aveux ?

Avant que Poirot ait pu répondre à son ami, l’Américain atteignait la table et, en s’asseyant, prononça d’une voix nasillarde :

— Que se passe-t-il donc dans ce train ? Ne dirait-on pas un asile d’aliénés ?

Poirot cligna des yeux :

— Etes-vous bien sûr, monsieur Hardman, de n’avoir pas été jardinier chez Armstrong ?

— Ils n’avaient pas de jardin.

— Ou bien maître d’hôtel ?…

— Je n’ai pas les belles manières que comporte cet emploi. Non, à aucun titre je n’ai habité la maison Armstrong… mais je commence à croire que je constitue une exception dans ce train. Dites-moi, pouvez-vous m’expliquer ce phénomène ?

— C’est curieux, en effet, acquiesça Poirot avec un sourire.

— Dites plutôt que c’est inconcevable ! déclara M. Bouc.

— Possédez-vous sur l’assassinat de Ratchett une opinion personnelle ?

— Non, monsieur. J’avoue n’y rien comprendre et je me perds en conjectures. Il va de soi que ces gens-là ne peuvent être tous incriminés, mais je serais bien embarrassé de nommer le coupable dans la bande. Comment diable vous y êtes-vous pris pour découvrir le pot aux roses ? Voilà ce qui m’intrigue.

— J’ai tout simplement réfléchi.

— Laissez-moi vous dire que vous êtes un malin. Oui… un rude malin ! Je suis prêt à le proclamer devant le monde entier !

Mr. Hardman se pencha en arrière et regarda Poirot avec admiration :

— Excusez-moi, mais personne ne s’en douterait en vous voyant. Je vous tire mon chapeau, monsieur Poirot.

— Vous êtes trop aimable, monsieur Hardman.

— Pas du tout. Je m’incline devant votre supériorité.

— Ce problème n’est pas entièrement résolu, dit Poirot. Nous ne tenons pas encore le nom du meurtrier de Ratchett.

— Néanmoins, tant de finesse de votre part me dépasse. Sans parler de moi-même, il y a encore deux personnes sur lesquelles vous n’avez rien deviné jusqu’ici : la vieille dame américaine et la femme de chambre. Sans doute les tenez-vous hors de tout soupçon ?

— A moins que nous ne puissions les comprendre dans notre collection en qualité de… lingère et cuisinière de la famille Armstrong.

— Rien au monde ne peut me surprendre désormais ! s’exclama Mr. Hardman, résigné. Il me semble que je vis parmi des fous.

— Ah ! mon cher Poirot, vous poussez le jeu un peu trop loin, objecta M. Bouc.

Poirot se tourna vers lui :

— Vous n’y comprenez rien ? Voyons, dites-moi un peu, savez-vous qui a tué Ratchett ?

— Et vous ? riposta M. Bouc.

— Oui, dit Poirot. Je le sais depuis un moment déjà. C’est si simple que cela saute aux yeux. Je m’étonne que vous ne le voyiez pas. Et vous, monsieur Hardman ?

Le détective hocha la tête :

— Ma foi, non, je ne puis dire qui est l’assassin.

Après quelques secondes de silence, Poirot se tourna vers Mr. Hardman :

— Voudriez-vous avoir l’obligeance de réunir ici tous les voyageurs, monsieur. Hardman ? Deux solutions se présentent à mon esprit et je voudrais les exposer devant tout le monde.

IX

POIROT EXPOSE SES DEUX SOLUTIONS

Les voyageurs se rassemblèrent dans le wagon-restaurant et prirent place autour des tables. Tous les visages exprimaient l’attente et l’appréhension. La Suédoise continuait à pleurer et Mrs. Hubbard à la consoler.

— Allons, un peu de courage ! Tout va s’arranger. Ne vous laissez pas aller à vos nerfs. Si parmi nous il y a un assassin, on sait bien que ce n’est pas vous. Il faudrait être dément pour vous accuser d’un pareil crime ! Là… Asseyez-vous près de moi et tranquillisez-vous.

Poirot se leva.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer