Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

« Un rôle nettement déterminé est assigné à chacun des voyageurs. Tout est prévu dans le moindre détail et sans risque aucun. Si le soupçon pèse sur l’un des membres de cette association de justiciers, les autres l’innocentent par leur témoignage et embrouillent les recherches. D’autre part, la prétendue surveillance de Hardman empêche que l’on accuse injustement quiconque du dehors.

« Cette solution met admirablement en lumière tous les épisodes du drame. La nature des blessures infligées par douze personnes différentes ; les lettres de menaces écrites simplement pour établir un témoignage – Ratchett en avait reçu de réelles que MacQueen avait détruites et auxquelles il avait substitué les autres –, l’histoire Hardman, chargé par Ratchett de le protéger…, un mensonge d’un bout à l’autre ; le signalement « petit homme brun à la voix de femme », ingénieuse invention puisqu’elle possède le mérite d’innocenter le conducteur de ce train et qu’elle pourrait s’appliquer aussi bien à un homme qu’à une femme.

« L’idée de frapper à coups, de couteau surprend tout d’abord, mais, à la réflexion, aucune autre arme ne convenait mieux en l’occurrence. Tous, forts et faibles, peuvent se servir d’un poignard et l’arme blanche est silencieuse. Je m’abuse peut-être, mais voici comment j’imagine la scène : chacun pénètre à son tour dans le compartiment obscur de Ratchett, en traversant le compartiment de Mrs. Hubbard, et frappe ! Aucun ne reconnaîtrait la blessure qu’il a faite et nul ne saurait dire qui a donné le coup mortel.

« La dernière lettre, que Ratchett découvre probablement sur son oreiller, a été brûlée avec soin. Rien ne révélant le rapport entre la famille Armstrong et l’homme assassiné, il n’existe pas de raison de suspecter aucun des voyageurs. On pourrait croire à un meurtrier venu du dehors et le « petit homme brun à la voix de femme » aurait, en effet, été aperçu descendant du train à Brod par un ou plusieurs voyageurs du Stamboul-Calais.

« Je ne vois pas exactement ce qui arriva quand les conspirateurs découvrirent que l’arrêt du train rendait impraticable cette deuxième partie de leur programme. Je suppose qu’ils tinrent rapidement conseil, et décidèrent d’agir à tout prix. Cette fois les soupçons pèseraient immanquablement sur un ou plusieurs d’entre eux, mais cette éventualité était déjà prévue et on y avait remédié. Il restait à dérouter davantage encore les enquêteurs. Dans ce dessein deux simulacres de « pièces à conviction » sont abandonnés sur le lieu du crime… l’un incriminant le colonel Arbuthnot qui possédait un alibi irrécusable et dont les relations avec la famille Armstrong étaient difficiles à établir. L’autre, le mouchoir, accusant la princesse Dragomiroff : étant donné son rang social, sa faiblesse physique et son témoignage soutenu à la fois par sa femme de chambre et le conducteur, on la considère comme hors de cause. Comme pour compliquer à plaisir la comédie, une femme en peignoir rouge passe sur la scène, et afin que je connaisse l’existence de cette femme, on frappe à ma porte. Je me lève pour jeter un coup d’œil au-dehors, je vois le peignoir disparaître au fond du couloir. Trois autres témoins, judicieusement choisis, l’ont vu également : le conducteur, Miss Debenham et MacQueen. Le plaisantin qui a eu l’idée de fourrer ce peignoir dans ma valise, pendant que je poursuivais l’interrogatoire, me paraît doué d’un réel sens de l’humour. J’ignore d’où vient ce vêtement, mais je soupçonne qu’il appartient à la comtesse Andrenyi : ses bagages ne renfermaient, en effet, qu’un élégant déshabillé de lingerie tout garni de dentelles et qui ne pouvait guère remplacer le peignoir.

« Ayant appris que la lettre soigneusement brûlée avait en partie échappé à une destruction complète et que le mot Armstrong avait pu être lu, MacQueen s’empressa de communiquer aux autres ce renseignement. Désormais, la comtesse Andrenyi se tient sur ses gardes et c’est à ce moment que le comte songe à maquiller son passeport.

« L’un après l’autre, tous les voyageurs nient avoir connu la famille Armstrong. Sachant que je ne possède aucun moyen d’investigation immédiat, ils se figurent que je ne suivrai cette piste que si l’un d’eux éveille mes soupçons.

« Autre point à éclaircir : si mon hypothèse est juste – et je crois ne pas me tromper –, le conducteur du wagon-lit entre dans le complot. Mais, en ce cas, cela nous donne treize inculpés au lieu de douze. Contrairement à la formule habituelle : « Parmi cette foule, il s’agit de découvrir le coupable », je me trouve placé devant un groupe de treize personnes dont une, une seule, est innocente.

« J’arrive à cette conclusion pour le moins bizarre : la personne qui n’a point participé au crime est précisément celle qui paraît la plus suspecte, à savoir la comtesse Andrenyi. Lorsque le comte jura sur l’honneur que sa femme n’avait pas quitté son compartiment de toute la nuit, il le fit avec un tel accent de franchise que je ne pus douter de sa parole. Je compris alors que le comté avait, pour ainsi dire, pris la place de sa femme.

« Pierre Michel était donc complice. Pour quelle raison cet honnête employé, depuis tant d’années au service de la Compagnie, trempait-il dans ce crime ? Il me semblait impossible de découvrir un lien quelconque entre ce Français et la famille Armstrong. Tout à coup je me souvins que la bonne d’enfants était une Française… Et si c’était la propre fille de Pierre Michel ? Tout s’expliquerait… même l’endroit choisi pour commettre le crime.

« Y a-t-il d’autres personnes dont les relations avec la famille Armstrong demeurent incertaines ? J’inscris le colonel Arbuthnot comme un ami du colonel Armstrong… probablement ont-ils fait la guerre ensemble.

« Quant à la femme de chambre Hildegarde Schmidt, je devinai sa situation chez les Armstrong. Peut-être suis-je un peu gourmand, mais je flairai en elle une bonne cuisinière. Je lui ai tendu un piège et elle s’y est laissé prendre. « Je sais que vous êtes un excellent cordon-bleu », dis-je. Elle me répondit : « C’est vrai, mes patronnes m’ont toujours fait ce compliment. » À part moi, je songeai qu’en tant que femme de chambre, elle n’avait guère l’occasion de déployer ses talents culinaires.

« Ensuite vient Hardman. Selon toute apparence, il se classe tout à fait en dehors de la maison des Armstrong, et je l’imaginai dans la situation du fiancé de la jeune Française. Je fis devant lui allusion au charme des étrangères et aussitôt j’obtins la réaction désirée. Ses yeux s’embuent de larmes, il prétexte que la blancheur de la neige l’éblouit.

« Reste Mrs. Hubbard, à qui fut confié le rôle principal dans le drame. Occupant le compartiment qui communique avec celui de Ratchett, elle offre, plus que tout autre, prise aux soupçons et elle ne peut alléguer aucun alibi. Pour jouer aussi parfaitement le personnage un peu ridicule de la femme américaine en adoration devant ses enfants, il faut être une grande comédienne. Une telle artiste existait dans la famille Armstrong : la mère de Mrs. Armstrong, Linda Arden, l’artiste fameuse.

Poirot s’arrêta.

Alors, d’une voix merveilleuse de timbre et nuancée avec art, d’une voix qui ne ressemblait en rien à celle qu’on avait entendue au cours de la journée, Mrs. Hubbard avoua :

— Que voulez-vous ? Il me semble toujours jouer la comédie !

Et elle continua d’un air rêveur :

— Cette erreur stupide au sujet du sac à éponge démontre une fois de plus qu’on doit répéter son rôle jusqu’à la dernière minute. Nous avons fait une répétition générale dans le train en venant… Sans doute occupais-je un compartiment pair, et je n’ai pas songé, ensuite, à vérifier la place des verrous.

Elle changea légèrement de position et regarda Poirot bien en face.

— Monsieur Poirot, je vous admire. Toutes vos déductions sont exactes. Vous ne sauriez imaginer ce que fut la tragédie… en ce jour terrible… à New York. J’étais folle de désespoir… les domestiques étaient frappés de douleur… Le colonel Arbuthnot, l’ami intime de John Armstrong, se trouvait présent, bouleversé d’horreur et de colère.

— Armstrong m’a sauvé la vie pendant la guerre, déclara le colonel.

— Ce jour-là, dans notre indignation, dans notre chagrin, dans notre fureur – peut-être avions-nous perdu la tête, qu’en sais-je ? – nous décidâmes… le meurtrier ayant échappé au châtiment… de lui infliger nous-mêmes la peine suprême qu’il méritait. Nous étions douze… ou plutôt onze, le père de Suzanne habitant en France. Tout d’abord, nous voulions tirer au sort pour savoir qui exécuterait la sentence, mais, en fin de compte, nous nous rangeâmes à l’avis d’Antonio, le chauffeur ; Mary et Hector MacQueen ordonnèrent les détails de la mise en scène.

« La préparation de notre complot prit un temps considérable. Il nous fallut d’abord retrouver l’assassin, qui se cachait sous le nom de Ratchett. Hardman s’en chargea. Ensuite, Masterman et Hector réussirent à s’engager à son service. Le colonel Arbuthnot exigeant que le nombre douze fût respecté, nous confiâmes notre dessein au père de Suzanne. L’idée de venger sa fille unique qui s’était suicidée l’incita à se ranger à nos côtés. Le colonel Arbuthnot répugnait à l’idée de frapper le coupable à coups de couteau, mais il comprit que cette méthode aplanissait bien des difficultés.

« Hector nous apprit que Ratchett comptait tôt ou tard se rendre à Paris par l’Orient-Express. Pierre Michel travaillant sur ce parcours, la chance nous favorisait et, de cette façon, le crime ne serait pas imputé à un innocent du dehors.

« Nous dûmes naturellement en parler au mari de ma fille, qui insista pour nous accompagner. Hector s’arrangea pour que Ratchett se décidât à voyager le jour où Michel serait de service. Notre intention était de louer tout le wagon-lit du train Stamboul-Calais ; malheureusement, un des compartiments était réservé à un directeur de la Compagnie. Quant à Harris, il n’existait pas ; il eût été dangereux de prendre un étranger dans le compartiment d’Hector. Et, à la dernière minute, vous-même vous êtes présenté…

Elle fit une pause.

— À présent, monsieur Poirot, reprit-elle, vous connaissez toute l’histoire. Qu’allez-vous décider ? Si vous devez faire un rapport officiel, ne pourriez-vous me rendre uniquement responsable ? J’aurais volontiers frappé moi-même ce monstre de douze coups ! Non seulement il a tué ma fille et la petite Daisy, et cet autre bébé qui aurait pu vivre, mais avant de nous enlever notre chère mignonne, il avait assassiné d’autres enfants et rien ne dit que, dans l’avenir, il n’eût pas récidivé. La société, sinon la légalité l’avait condamné, nous n’avons fait qu’exécuter la sentence. Je demande à répondre seule de cet acte… Pourquoi entraîner après moi tous ces braves cœurs : ce pauvre Michel… Mary et le colonel Arbuthnot ?… Ils s’aiment…

La voix de la tragédienne emplissait l’espace étroit du wagon… cette voix riche, profonde, pathétique, qui avait fait vibrer d’émotion tant d’auditoires enfiévrés.

Poirot interrogea son ami du regard.

— En tant que directeur de la Compagnie, quelle est votre opinion, monsieur Bouc ?

M. Bouc s’éclaircit la voix.

— Selon moi, mon cher ami, votre première supposition est la bonne… sans aucun doute. Quand la police yougoslave se présentera, nous lui remettrons un rapport rédigé dans ce sens. Etes-vous de cet avis, docteur ?

— Certainement. En ce qui concerne les constatations médicales, il me semble que… que j’ai fait une ou deux suggestions fantaisistes.

— Après cet exposé de mon point de vue personnel, j’ai l’honneur, mesdames et messieurs, de me dessaisir de cette affaire, acheva Poirot.

FIN

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