Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

— Comment m’expliquerez-vous, que, effrayée par ce Mr. Ratchett, vous n’ayez point songé à fermer au verrou la porte de communication entre vos deux compartiments ?

— Je l’avais fermée, répliqua aussitôt Mrs. Hubbard.

— Ah ?… vraiment ?

— Oui, ou plutôt voici : j’avais prié la Suédoise – une aimable personne – de voir si la porte était verrouillée, et elle m’a répondu par l’affirmative.

— N’auriez-vous pu vous en rendre compte par vous-même ?

— Non, j’étais au lit et mon sac à éponge était suspendu à la poignée de la porte.

— A quelle heure lui avez-vous demandé ce petit service ?

— Attendez… Entre dix heures et demie et onze heures moins le quart. Elle était entrée pour savoir si j’avais de l’aspirine. Je lui ai dit de prendre mon tube dans ma valise.

— A ce moment-là, vous étiez couchée ?

— Oui.

Soudain Mrs. Hubbard éclata de rire.

— La pauvre femme !… Elle était dans un état ! figurez-vous qu’elle avait ouvert, par erreur, la porte de l’autre compartiment.

— La porte de Mr. Ratchett ?

— Oui. Vous savez comme il est facile de se tromper quand toutes les portes du couloir sont fermées. Il paraît que le monsieur a été mécontent et même a prononcé des paroles impolies. La pauvre demoiselle était fort ennuyée de sa méprise : « Oh ! je me suis trompée, me dit-elle. J’en suis toute honteuse ! »

— N’avez-vous pas ensuite perçu de bruit dans le compartiment de Mr. Ratchett ? demanda Poirot.

— Eh bien… pas précisément.

— Qu’entendez-vous par là ?

— C’est-à-dire… qu’il ronflait.

— Ah ! il ronflait.

— Terriblement. Son ronflement m’a tenue éveillée presque toute la nuit précédente.

— Et il n’a plus ronflé après le passage, dans votre compartiment, de l’autre homme qui vous a causé une si grande frayeur ?

— Voyons, monsieur Poirot… puisqu’il était mort.

— C’est fichtre vrai ! acquiesça Poirot, dites-moi, madame Hubbard, vous rappelez-vous le vol du bébé Armstrong ?

— Sûrement, et le coupable est encore en liberté. Ah ! celui-là ! Si jamais je le tenais…

— Eh bien, madame, il est mort… la nuit dernière…

— Comment ? Est-ce possible ?

Dans son émotion, Mme Hubbard se souleva à demi sur son siège.

— Parfaitement. Ratchett était le chef de bande.

— Qui l’aurait cru ? Je vais tout de suite écrire cela à ma fille. Ne vous ai-je pas dit hier que j’avais peur de cet homme ? Avais-je raison de m’en méfier, hein ?

— Connaissez-vous la famille Armstrong, madame ?

— Non. Ces gens-là ne fréquentaient qu’un cercle restreint d’amis. Mais, au dire de tout le monde, Mrs. Armstrong était une charmante personne, adorée de son mari.

— Madame Hubbard, votre déposition possède à nos yeux une grande valeur. Ayez maintenant l’obligeance de nous donner vos noms et prénoms.

— Très volontiers : Caroline Martha Hubbard.

— Tenez. Inscrivez ici votre adresse.

Mrs. Hubbard se conforma au désir de Poirot, sans cesser de parler.

— Je ne puis en croire mes oreilles. Cassetti… dans ce train ! La mine de cet individu ne me disait rien qui vaille, n’est-ce pas, monsieur Poirot ?

— En effet, madame. À propos, avez-vous un peignoir rouge ?

— Voilà une drôle de question ! Ma foi, non, j’ai emporté deux robes de chambre : une rose, en flanelle très chaude, pour le bateau, et une autre en soie violette, un cadeau de ma fille. Mais pourquoi vous inquiétez-vous de la couleur de ma robe de chambre ?

— Voici, madame : une personne portant un vêtement de soie rouge a pénétré, hier soir, dans votre compartiment ou dans celui de Mr. Ratchett. Ainsi que vous le disiez tout à l’heure, lorsque toutes les portes sont fermées, on commet facilement une erreur.

— Aucune robe de chambre rouge n’est entrée hier soir dans mon compartiment.

— En ce cas, c’était chez Mr. Ratchett.

Mrs. Hubbard pinça les lèvres en une moue dédaigneuse.

Poirot s’inclina vers elle.

— Vous avez entendu une voix de femme de l’autre côté de la cloison ?

— Comment l’avez-vous deviné ? Après tout, si vous tenez tant à le savoir… eh bien, oui, je l’ai entendue.

— Pourtant tout à l’heure, lorsque je vous ai interrogée à ce sujet, vous m’avez parlé seulement des ronflements de Mr. Ratchett.

— C’est la vérité. Mr. Ratchett a ronflé une partie de la nuit.

— Mais une femme a parlé. À quelle heure ?

— Je ne saurais le dire. À un certain moment, je me suis éveillée. Une femme bavardait à côté.

— Etait-ce avant ou après la frayeur que vous a causée l’intrusion d’un individu dans votre compartiment ?

— Je vous répondrai comme tout à l’heure : comment cet homme aurait-il conversé avec une femme, s’il était mort ?

— Excusez-moi. Vous devez me juger bien stupide, n’est-ce pas, madame ?

— Je crois plutôt que vous embrouillez les faits à plaisir. Mais je n’en reviens pas de ce monstre de Cassetti ! Que va dire ma fille…

Poirot parvint adroitement à faire remettre par la bavarde, dans son sac à main, les objets qu’elle en avait retirés, puis il la reconduisit à la porte.

Au dernier moment, il lui dit :

— Madame, vous avez laissé tomber votre mouchoir ! Mrs. Hubbard examina le chiffon de batiste qu’il lui tendait.

— Il ne m’appartient pas, monsieur Poirot. Voici le mien.

— Pardon. Je croyais… comme il porte l’initiale « H »…

— Curieuse coïncidence, en effet, mais les miens sont marqués C.M.H. et me paraissent beaucoup plus pratiques que les colifichets coûteux achetés à Paris. À quoi sert un mouchoir pareil ?

Aucun des trois hommes ne trouvant une réponse à cette question, Mrs. Hubbard sortit, l’air triomphant.

V

L’INTERROGATOIRE DE LA SUÉDOISE

M. Bouc tenait dans la main le bouton abandonné par Mrs. Hubbard.

— C’est à n’y rien comprendre, déclara le directeur de la Compagnie. Pierre Michel serait-il impliqué dans cette affaire ? Qu’en pensez-vous, mon cher ami ? demanda-t-il à Poirot.

— Ce bouton tendrait à le faire supposer. Pour le moment, voyons la dame suédoise. Nous discuterons ensuite le témoignage de l’Américaine.

Il chercha dans la pile de passeports :

— Voici : Greta Ohlsson, quarante-neuf ans.

M. Bouc donna des instructions au maître d’hôtel et bientôt la dame au chignon jaunâtre et au profil de mouton entra. De ses yeux myopes, elle regarda Poirot à travers ses lunettes, mais elle paraissait très calme.

Elle comprenait et parlait le français : la conversation s’engagea dans cette langue. Poirot lui posa d’abord des questions dont il connaissait déjà les réponses : son nom, son âge et son domicile. Puis il s’enquit de sa situation.

Elle remplissait les fonctions de directrice d’hôpital dans une mission près de Stamboul. Elle possédait ses diplômes d’infirmière.

— Vous êtes sans doute, mademoiselle, au courant du drame de cette nuit ?

— Oui, monsieur. C’est épouvantable… Et la dame américaine me dit que le meurtrier se trouvait dans sa chambre avant de commettre son crime.

— Il paraît, mademoiselle, que vous êtes la dernière à avoir vu la victime de son vivant.

— Cela se peut. J’ai ouvert par méprise la porte de son compartiment. À ma profonde confusion d’ailleurs.

— Vous l’avez donc vu ?

— Oui, il lisait un livre. Après m’être excusée, j’ai refermé la porte.

— Vous a-t-il adressé la parole ?

— Il s’est mis à rire en disant quelques mots malsonnants… je n’ai pas tout à fait saisi le sens.

Poirot passa à un autre sujet.

— Que fîtes-vous ensuite, mademoiselle ?

— Je me rendis auprès de Mrs. Hubbard pour la prier de me donner un cachet d’aspirine.

— Vous demanda-t-elle si la porte entre son compartiment et celui de Mr. Ratchett était fermée au verrou ?

— Oui.

— L’était-elle réellement ?

— Oui, monsieur.

— Et ensuite ?

— Ensuite, je rentrai dans mon compartiment, j’avalai le cachet d’aspirine et m’étendis sur ma couchette.

— Quelle heure était-il alors ?

— Lorsque je me couchai, il était onze heures moins cinq ; j’ai regardé ma montre avant de la remonter.

— Vous êtes-vous endormie tout de suite ?

— Non. Mon mal de tête se calmait un peu, mais je demeurai longtemps éveillée.

— Le train était-il arrêté avant que vous vous endormiez ?

— Je ne crois pas. Il me semble que nous venions de quitter une gare au moment où je commençais à m’assoupir.

— Sans doute à Vincovci. Maintenant, mademoiselle, votre compartiment est-il bien celui-ci ? lui demanda Poirot, indiquant une des cases du plan.

— Oui, monsieur.

— La couchette du bas, ou celle du haut ?

— Celle du bas, le numéro 10.

— Avez-vous une autre personne avec vous ?

— Oui, une jeune Anglaise, extrêmement gentille et aimable, qui vient de Bagdad.

— Après que le train eut quitté la gare de Vincovci, s’est-elle absentée du compartiment ?

— Non, j’en suis certaine.

— Comment pouvez-vous l’affirmer puisque vous dormiez ?

— J’ai le sommeil si léger que je m’éveille au moindre bruit. Si elle était descendue de sa couchette, je me serais sûrement éveillée.

— Vous-même, vous êtes-vous éloignée du compartiment ?

— Pas avant ce matin.

— Portiez-vous un peignoir de soie rouge ?

— Non, monsieur.

— Et la jeune Anglaise qui est avec vous, Miss Debenham, de quelle couleur est sa robe de chambre ?

— C’est une sorte d’abba mauve pâle achetée en Orient.

Poirot lui demanda ensuite d’un ton bienveillant :

— Pourquoi entreprenez-vous ce voyage ? Vous allez en vacances ?

— Oui, je compte les passer en Suède, mais je dois m’arrêter une semaine chez ma sœur, à Lausanne.

— Voulez-vous avoir l’obligeance d’écrire le nom et l’adresse de votre sœur ?

— Avec plaisir.

Elle prit le papier et le crayon que lui tendait Poirot et écrivit.

— Connaissez-vous les Etats-Unis, mademoiselle ?

— Non. Une fois, j’ai bien failli accompagner un infirme en Amérique. Par malheur, ce projet a été annulé au dernier moment. Quel dommage ! Les Américains sont si bons et si généreux ! Ils donnent à profusion aux écoles et aux hôpitaux. En outre, ils sont si pratiques !

— Vous souvenez-vous de l’affaire Armstrong ?

— Non, de quoi s’agissait-il ?

Poirot exposa en quelques mots le rapt et la mort de l’enfant. Greta Ohlsson fut indignée, son chignon jaune pâle lui-même tressaillit.

— L’existence de tels monstres ébranle votre foi ! La pauvre mère ! Mon cœur se brise en pensant à la douleur de cette femme.

La brave Suédoise s’en alla, le visage rouge et les yeux embués de larmes.

La main de Poirot se mit à courir sur une feuille de papier.

— Qu’écrivez-vous là, cher ami ? demanda M. Bouc.

— Mon cher, j’établis une petite table des faits par ordre chronologique.

Ayant terminé, il passa le papier à M. Bouc.

9 h 15.

— Le train quitte Belgrade.

Vers 9 h 40.

— Le valet de chambre sort du compartiment de Ratchett après avoir préparé un narcotique.

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