Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

Tout en parlant, Poirot retira deux de ces dispositifs. Puis il remit les chapeaux en place et pria le conducteur de reporter les cartons où il les avait pris.

La porte refermée, Poirot se retourna vers le médecin :

— Vous saisissez, mon cher docteur ? Je ne suis pas de ceux qui se reposent entièrement sur la procédure des experts. Dans une affaire, j’étudie le côté psychologique de préférence aux empreintes digitales ou à la cendre de cigarettes. Mais, dans le cas présent, j’accepterais volontiers l’aide d’un homme de science. Les indices foisonnent dans ce compartiment, mais comment savoir s’ils ne sont point simulés ?

— Là, je ne vous suis plus, monsieur.

— Eh bien, voici un exemple. Nous mettons la main sur un mouchoir de femme. Est-ce bien une femme qui l’a perdu ? Si le criminel est un homme, il a pu se tenir ce raisonnement : « Pour faire croire qu’une femme a tué, je larderai ma victime de coups de couteau, dont quelques-uns faibles et inoffensifs, et j’abandonnerai ce mouchoir là où on ne pourra manquer de le trouver. » Première supposition. En voici une autre : une femme a-t-elle commis ce crime et laissé tomber un cure-pipe pour donner le change ? Ou devons-nous conclure que deux individus, un homme et une femme, ont agi chacun de leur côté et commis tous deux l’imprudence d’oublier un objet capable de les identifier ? Cette coïncidence me paraît invraisemblable !

— Quel rôle joue ici le carton à chapeau ?

— Ah ! nous y voilà ! Comme je vous le disais tout à l’heure, l’arrêt de la montre, le mouchoir, le cure-pipe peuvent être des indices véritables ou simulés. Jusqu’ici, je ne saurais rien affirmer. Mais je découvre une piste qui, si je ne me trompe n’est point truquée. Je veux parler de cette allumette plate. Je crois qu’on s’en est servi pour brûler un papier compromettant… peut-être une lettre dont les termes révéleraient l’identité du coupable… je vais m’efforcer de tirer cela au clair.

Il quitta le compartiment et reparut quelques instants après, portant un petit réchaud à alcool et un fer à friser.

— Je m’en sers pour mes moustaches, expliqua-t-il.

Le médecin, intéressé, vit le détective aplatir les deux morceaux de toile métallique, glisser le bout de papier carbonisé sur l’un d’eux, et appliquer l’autre morceau par-dessus. Il maintint ensuite le tout dans cette position à l’aide de sa pince et le plaça au-dessus du réchaud allumé.

— Ceci n’est qu’un pis-aller, espérons que nous obtiendrons le résultat voulu.

Le métal commença de rougir et soudain des signes apparurent sur le papier noirci… des mots se formèrent lentement en lettres de feu.

Sur ce petit fragment de papier on pouvait lire six mots et la fin d’un autre :

… enez-vous de la petite Daisy Armstrong.

— Ah ! s’exclama Poirot.

— Cela vous apprend-il quelque chose ? demanda le médecin.

Les yeux brillants, le détective posa sa pince.

— Oui. À présent, je connais le véritable nom du mort et la raison pour laquelle il ne résidait plus en Amérique.

— Comment s’appelait-il ?

— Cassetti.

— Cassetti !… Ce nom évoque en moi un souvenir. Je ne sais plus au juste… Ne s’agit-il pas d’une affaire qui s’est passée aux Etats-Unis ?

— Oui, répondit Poirot.

Poirot, peu enclin à se montrer communicatif, promena son regard autour de lui et conclut :

— Nous en reparlerons tout à l’heure. Assurons-nous d’abord si rien de ce qu’il y a à voir ne nous a échappé.

D’une main habile, il inspecta de nouveau les poches du défunt sans rien découvrir d’intéressant. Il essaya d’ouvrir la porte de communication entre les deux compartiments, mais de l’autre-côté le verrou était poussé.

— Un point m’intrigue, remarqua le docteur Constantine. Si l’assassin ne s’est pas enfui par la fenêtre, si cette porte de communication était fermée au verrou de l’autre côté, et si la porte du couloir était non seulement fermée à clef mais aussi au moyen de la chaînette de sûreté, par où le meurtrier a-t-il pu sortir ?

— C’est ce que veut savoir le public lorsqu’un illusionniste est emprisonné pieds et poings liés dans une armoire.

— Vous dites ?

— Je prétends, expliqua Poirot, que si le meurtrier veut nous faire croire qu’il a sauté par la fenêtre, il s’arrangera pour que les deux autres issues paraissent impraticables. Comme pour l’illusionniste de l’armoire, il existe un truc là-dessous. À nous de le démasquer !

Il poussa le verrou de la porte de communication et expliqua ce geste :

— C’est pour le cas où l’excellente Mrs. Hubbard s’aviserait de recueillir des détails inédits sur le crime pour les transmettre à sa fille.

Il jeta un dernier coup d’œil dans le compartiment.

— Il ne nous reste plus rien à faire ici, dit-il. Allons rejoindre M. Bouc.

VIII

L’ENLÈVEMENT DE LA PETITE ARMSTRONG

M. Bouc achevait son omelette.

— J’ai jugé plus pratique de faire servir immédiatement le déjeuner dans le wagon-restaurant. Une fois les tables débarrassées, M. Poirot pourra procéder à l’interrogatoire des voyageurs. En attendant, j’ai commandé qu’on nous apporte notre repas ici.

— Excellente idée ! s’exclama Poirot.

Aucun des trois hommes n’avait grand’faim et le repas fut vite expédié, mais ce fut seulement au moment du café que M. Bouc fit allusion au sujet qui les préoccupait.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— Eh bien, j’ai découvert l’identité de la victime et je sais pour quelle raison cet homme a dû quitter l’Amérique.

— Qui est-ce ?

— Avez-vous entendu parler du bébé Armstrong ? C’est cet individu qui a tué la petite Daisy Armstrong… Cassetti.

— Je me souviens à présent de ce drame horrible… bien que les détails m’échappent.

— Le colonel Armstrong était un Anglais, décoré de la Croix de Victoria. Il était Américain par sa mère, la fille de Van der Halt, un millionnaire de Wall Street. Il épousa la fille de Linda Arden, la plus célèbre tragédienne américaine de l’époque, et tous deux se fixèrent en Amérique. De leur union naquit une petite fille qu’ils idolâtraient. À l’âge de trois ans, cette enfant fut enlevée par des bandits qui offrirent de la rendre contre une somme fabuleuse. Je ne m’étendrai pas sur les détails de l’affaire. Sachez seulement qu’après un versement de deux cent mille dollars, on découvrit le cadavre de l’enfant ; la mort remontait à quinze jours au moins. L’indignation publique fut à son comble. Mais le pire devait se produire. Mrs. Armstrong attendait un second bébé. Bouleversée par ces événements, elle mit au monde un enfant mort-né et elle-même succomba. Fou de douleur, son mari se tua d’un coup de revolver.

— Mon Dieu, quelle lamentable tragédie ! Je m’en souviens à présent, dit M. Bouc. Mais n’a-t-on pas eu une autre mort à déplorer ?

— Si… celle d’une pauvre servante française ou suisse, je ne sais plus, que la police soupçonnait de complicité avec les bandits. On refusa d’écouter ses énergiques protestations. En fin de compte, poussée par le désespoir, la malheureuse se jeta d’une fenêtre et se tua sur le coup. Par la suite, son innocence fut démontrée de façon éclatante.

— Quelle chose horrible !…

— Six mois plus tard, Cassetti fut arrêté comme chef de la bande qui avait volé l’enfant. Les malfaiteurs avaient employé la plus sinistre des méthodes. De crainte d’être arrêtés par la police, ils avaient supprimé l’enfant, caché le cadavre, et continuaient à soutirer autant d’argent que possible avant la découverte du meurtre.

« Je puis vous affirmer ceci : Cassetti était l’assassin. Mais grâce à l’énorme fortune qu’il avait entassée et au chantage qu’il exerçait sur certaines personnalités, il fut acquitté par la suite d’une faute dans la procédure. Néanmoins, la populace l’aurait lynché s’il n’avait eu l’habileté de se déguiser et de quitter l’Amérique sous un faux nom. Depuis lors, il voyageait et vivait luxueusement de ses revenus.

— Ah ! l’immonde personnage ! proféra M. Bouc d’un air de dégoût. Ce n’est pas moi qui déplorerai sa perte.

— Moi non plus !

— Il n’était tout de même pas nécessaire de le mettre à mort dans l’Orient-Express ! L’exécuteur aurait pu choisir un autre endroit.

Poirot esquissa un sourire en soupçonnant M. Bouc de partialité en l’occurrence.

— Il reste maintenant à savoir si le meurtre a été perpétré par une bande rivale que Cassetti aurait trahie dans le passé, ou s’il s’agit d’un acte de vengeance personnelle.

Poirot répéta à M. Bouc les mots découverts par lui sur le fragment de papier carbonisé.

— Si mes présomptions sont justes, cette lettre a été brûlée par le meurtrier. Pourquoi ? Parce qu’elle contenait ce nom : Armstrong, qui donnait la clef du mystère.

— Y a-t-il d’autres membres de la famille Armstrong encore vivants ?

— Je l’ignore, malheureusement. Mais il me souvient d’avoir lu quelque part que Mr. Armstrong avait une jeune sœur.

Poirot exposa ensuite ses constatations et celles du docteur Constantine. Le visage de M. Bouc s’éclaira lorsqu’il fut question de la montre arrêtée.

— Nous avons là l’heure exacte du crime.

— Oui. Ce renseignement est précieux, dit Poirot d’un ton si étrange que les deux autres le regardèrent, ahuris.

— Ne m’avez-vous pas dit que vous aviez entendu Ratchett parler au conducteur à une heure moins vingt ? lui demanda M. Bouc.

Poirot relata minutieusement les événements de la nuit.

— Eh bien, tout semblerait prouver que Cassetti… ou Ratchett, comme je continuerai à l’appeler – vivait encore à une heure moins vingt.

— Une heure moins vingt-trois, exactement.

— Autrement dit, à minuit trente-sept, Mr. Ratchett était bien vivant. C’est un fait indiscutable.

Poirot se contenta de regarder pensivement devant lui.

On frappa à la porte et le maître d’hôtel entra.

— Le wagon-restaurant est libre, monsieur, annonça-t-il.

— Allons-y ! dit M. Bouc en se levant.

— Puis-je vous accompagner ? demanda Constantine.

— Certainement, cher docteur. À moins que M. Poirot n’y voie quelque inconvénient ?

— Pas le moindre.

Après un échange de politesses, aucun ne voulant passer le premier pour sortir, tous trois s’éloignèrent du compartiment.

DEUXIÈME PARTIE

L’INSTRUCTION

I

LA DÉPOSITION DE L’EMPLOYÉ DES WAGONS-LITS

Dans le wagon-restaurant, tout était prêt pour recevoir ces messieurs.

Poirot et M. Bouc s’assirent l’un à côté de l’autre et, en face d’eux, à la même table, le médecin prit place.

Devant Poirot s’étalait le plan du wagon-lit Constantinople-Calais avec les noms des voyageurs écrits à l’encre rouge ; à côté, les passeports et les billets de chemin de fer formaient un petit tas. On n’avait pas oublié l’encre, le papier, les porte-plume, et les crayons.

— Parfait ! déclara Poirot. Ouvrons sans plus tarder notre enquête. Convoquons tout d’abord le conducteur du wagon-lit. Vous connaissez sans doute la moralité de cet homme ? Peut-on se fier à ses dires ?

— Oh ! mais oui ! Pierre Michel appartient au service de la Compagnie depuis plus de quinze ans. C’est un Français… il habite près de Calais. Ce n’est peut-être pas un phénix d’intelligence, mais il est foncièrement honnête.

— Bon, dit Poirot. Faites-le venir.

Bien qu’ayant recouvré une partie de son sang-froid, Pierre Michel demeurait encore sous le coup de l’émotion.

— J’espère que monsieur n’a aucune négligence à me reprocher dans mon service ? demanda-t-il en regardant tour à tour Poirot et M. Bouc. C’est horrible, ce qui vient de se passer, mais j’ose croire que ma responsabilité n’est pas en jeu ?

Ayant calmé les craintes de l’employé, Poirot se mit à l’interroger. Il lui demanda d’abord son nom, son adresse, depuis combien de temps il travaillait à la Compagnie et depuis quand il faisait le trajet Constantinople-Calais. Poirot connaissait déjà tous ces détails, mais cet interrogatoire de pure forme permit au conducteur de se mettre à l’aise.

— Arrivons maintenant aux événements de cette nuit. À quelle heure Mr. Ratchett s’est-il couché ?

— Presque tout de suite après dîner, monsieur, avant que le train quitte la gare de Belgrade. Comme la veille, il m’avait prié de préparer son lit pendant le dîner, ce que je fis.

— Quelqu’un a-t-il pénétré ensuite dans son compartiment ?

— Son valet de chambre, monsieur, et son secrétaire, le jeune Américain.

— Personne d’autre ?

— Pas que je sache, monsieur.

— Bien. C’est la dernière fois que vous l’avez vu ou entendu ?

— Non, monsieur. Vous oubliez qu’il a sonné vers une heure moins vingt… peu après l’arrêt du train.

— Que s’est-il passé exactement ?

— J’ai frappé à sa porte, mais il répondit qu’il avait sonné par erreur.

— Il répondit en anglais ou en français ?

— En français.

— Quels termes a-t-il exactement employés ?

— « Ce n’est rien. Je me suis trompé. »

— Parfait, dit Poirot. C’est bien ce que j’avais entendu. Après cela, vous êtes parti ?

— Oui, monsieur.

— Etes-vous retourné vous asseoir sur votre siège ?

— Non, monsieur, j’ai d’abord répondu à un autre voyageur qui venait de sonner.

— Bien, Michel. Je vais maintenant vous poser une question importante. Où étiez-vous à une heure et quart ?

— Moi, monsieur ? J’étais à ma place au fond du couloir.

— Vous l’affirmez ?

— Mais oui… à moins…

— A moins ?

— Ah ! en effet, je suis allé dans l’autre wagon, celui d’Athènes, voir Vivet, mon collègue. Nous avons parlé de la neige. Ce devait être peu après une heure… Je ne saurais préciser.

— Et quand êtes-vous revenu ?

— On m’a sonné, monsieur. Je crois vous l’avoir déjà dit. C’était la dame américaine. Elle avait sonné plusieurs fois.

— Oui, je me rappelle. Et après ?

— Après, monsieur ? J’ai répondu à votre coup de sonnette et vous ai apporté une bouteille d’eau minérale. Puis, environ une demi-heure après, j’ai fait le lit dans le compartiment du jeune Américain… le secrétaire de Mr. Ratchett.

— Mr. MacQueen se trouvait-il seul dans son compartiment quand vous y êtes entré pour préparer le lit ?

— Le colonel anglais du numéro 15 était assis avec lui. Ils parlaient ensemble.

— Que fit le colonel en quittant Mr. MacQueen ?

— Il retourna dans son propre compartiment.

— Le numéro 15… c’est tout près de votre siège, n’est-ce pas ?

— Oui, monsieur, c’est le second compartiment à partir de cette extrémité du couloir.

— Son lit était-il déjà préparé ?

— Oui, monsieur, je l’avais fait pendant le dîner.

— A quelle heure cela se passait-il ?

— Je ne puis préciser. Mais certainement pas plus que deux heures.

— Et ensuite ?

— Je demeurai assis dans mon coin jusqu’au matin.

— Vous n’êtes pas retourné dans le wagon d’Athènes ?

— Non, monsieur.

— Vous avez peut-être dormi ?

— Je ne crois pas, monsieur. L’immobilité du train m’a empêché de somnoler comme cela arrive souvent.

— N’avez-vous vu aucun voyageur aller et venir dans le couloir ?

L’employé réfléchit un instant.

— Une des dames s’est rendue à la toilette qui est à l’autre bout du couloir.

— Quelle dame ?

— Je ne puis le dire au juste, monsieur. C’était à l’extrémité opposée du couloir et cette personne me tournait le dos. Elle portait une robe de chambre rouge avec des dragons.

— C’est exact. Et après ?

— Rien d’autre ne se produisit, monsieur, jusqu’au matin.

— Vous en êtes sûr ?

— Ah ! pardon ! Vous-même, monsieur, avez ouvert votre porte et regardé au-dehors l’espace d’une seconde.

— Bien, mon ami. Je me demandais si vous vous souveniez de ce menu détail. À propos, j’ai été réveillé par ce qui m’a semblé la chute de quelque objet lourd contre ma porte. Pourriez-vous me dire d’où provenait ce bruit ?

L’homme le regarda fixement.

— Il n’y avait rien, monsieur, absolument rien.

— En ce cas, j’ai dû être le jouet d’un cauchemar, conclut Poirot négligemment.

— A moins, observa M. Bouc, que ce bruit ne se soit produit dans le compartiment voisin du vôtre.

Poirot ne releva point cette suggestion. Peut-être préférait-il s’en abstenir devant le conducteur du wagon-lit.

— Passons à un autre sujet. Supposons qu’un assassin soit monté dans le train. Aurait-il pu s’échapper une fois le crime commis ?

Pierre Michel répondit d’un signe de tête négatif.

— A-t-il pu se cacher quelque part ?

— Renoncez à cette idée, mon cher ami, lui dit M. Bouc. On a fouillé partout.

— De plus, ajouta l’employé, nul me peut entrer dans le wagon-lit ou en sortir sans que je le voie.

— Quelle était la dernière gare ?

— Vincovci.

— Quelle heure était-il alors ?

— Normalement, le train devait quitter cette gare à 11 h 58. Mais, en raison du mauvais temps, nous avions vingt minutes de retard.

— Quelqu’un aurait-il pu venir d’un des autres wagons du train ?

— Non, monsieur. Après le dîner, la porte de séparation entre les wagons-lits et les autres voitures est fermée à clef.

— Etes-vous descendu du train à Vincovci, Michel ?

— Oui, monsieur. Comme d’habitude, je suis descendu sur le quai et je suis resté auprès du marche-pied. Les autres conducteurs ont fait de même.

— Et la porte en avant… près du wagon-restaurant ?

— Elle est toujours fermée en dedans.

— Pour l’instant, elle ne l’est pas.

Le conducteur parut surpris, puis son visage s’éclaira.

— Sans doute un des voyageurs l’a ouverte pour jeter un coup d’œil sur la neige.

— Probablement, acquiesça Poirot.

L’air pensif, le détective tapota sur la table pendant un moment.

— Monsieur a-t-il quelque chose à me reprocher ? demanda le conducteur avec inquiétude.

Poirot lui adressa un sourire bienveillant.

— Vous n’avez pas eu de chance, mon ami. Ah ! encore une petite chose qui me vient à l’esprit. Vous disiez qu’un autre voyageur a sonné au moment où vous frappiez à la porte de Mr. Ratchett. Moi aussi, je l’ai entendu. Qui était-ce ?

— C’était Mme la princesse Dragomiroff. Elle voulait sa femme de chambre.

— Et vous avez appelé celle-ci ?

— Oui, monsieur.

Poirot examina le plan étalé devant lui.

— Cela suffit pour l’instant, dit-il au conducteur.

— Bien, monsieur.

L’employé regarda M. Bouc.

— Ne vous alarmez pas, Michel, je ne vois aucune négligence de votre part.

Avec soulagement, Pierre Michel quitta le wagon-restaurant.

II

L’NTERROGATOIRE DU SECRÉTAIRE

Pendant une minute ou deux, Poirot demeura plongé dans ses pensées.

— Il serait bon, dit-il enfin, que nous revoyions Mr. MacQueen.

— Eh bien, comment va l’enquête ? demanda celui-ci.

— Pas trop mal. Depuis notre dernière entrevue, j’ai appris l’identité de Mr. Ratchett.

Hector MacQueen se pencha en avant.

— Ah ?

— Ratchett, comme vous le soupçonniez, était un faux nom. Ratchett, alias Cassetti, le fameux voleur d’enfants… inculpé dans le rapt et l’assassinat de la petite Daisy Armstrong.

Le visage de MacQueen exprima le plus profond étonnement.

— Le bandit ! s’exclama-t-il.

— Vous ne vous en doutiez pas, monsieur MacQueen ?

— Non, monsieur ! Si je l’avais su, je me serais coupé la main droite plutôt que de travailler pour cet individu !

— Vous semblez très impressionné par cette révélation.

— J’ai mes raisons. Mon père, en sa qualité de procureur, était chargé de l’affaire. J’eus souvent l’occasion de voir Mrs. Armstrong… Une femme si jolie et si douce ! Sa douleur faisait peine à voir. Ah ! si jamais un homme méritait d’être tué, c’est bien Ratchett… Cassetti. Cet être ne méritait pas de vivre !

— Vous l’auriez vous-même supprimé sans remords ?

— Ma foi oui !…

Il s’interrompit et se mit à rougir.

— Il me semble que je m’accuse moi-même.

— Je serais plus tenté de vous soupçonner si la mort de votre patron vous affligeait de façon excessive.

— Je serais incapable d’en éprouver du regret.

Puis il ajouta :

— Si je ne suis pas trop indiscret, pourriez-vous me dire comment vous avez découvert l’identité de Cassetti ?

— Par un fragment de lettre trouvé dans son compartiment.

— Cependant… je veux dire… le vieux était vraiment bien imprudent de laisser traîner ses secrets.

— Cela dépend du point de vue où l’on se place, répliqua Poirot.

Déconcerté par cette observation, MacQueen scruta Poirot du regard.

— Mon devoir, continua Poirot, m’oblige à m’assurer des faits et gestes des personnes présentes dans le train. Je vous prie donc de ne point vous formaliser.

— Bien. Allez-y et donnez-moi l’occasion de défendre mon innocence.

— Inutile que je vous demande le numéro de votre compartiment. Je le connais pour y avoir passé une nuit avec vous, dit Poirot en souriant. C’est le compartiment de seconde classe 6 et 7 que vous occupez seul à présent.

— En effet.

— Monsieur MacQueen, voulez-vous me dire ce que vous avez fait la nuit dernière après avoir quitté le wagon-restaurant ?

— C’est très simple. Je suis retourné à mon compartiment. Je lus un peu et descendis sur le quai à Belgrade. Constatant qu’il faisait très froid, je remontai dans le train et parlai un moment avec une jeune Anglaise installée dans un compartiment voisin du mien. Ensuite, j’entrai en conversation avec l’Anglais, le colonel Arbuthnot. Je devais causer avec lui, ce me semble, quand vous êtes passé. Puis, ainsi que je vous l’ai déjà dit, je me rendis chez Mr. Ratchett qui me dicta quelques notes. Je le quittai en lui souhaitant une bonne nuit. Le colonel Arbuthnot se tenait toujours debout dans le couloir. Son compartiment étant transformé en couchette pour la nuit, je lui proposai de venir s’asseoir dans le mien. Je commandai de la bière et nous discutâmes politique. D’habitude, j’évite de me lier avec les Anglais – leur raideur m’agace – mais le colonel me plaît assez.

— Pourriez-vous me dire à quelle heure il vous a quitté ?

— Très tard… Pas loin de deux heures.

— Avez-vous remarqué l’arrêt du train ?

— Certes ! Cela nous a surpris. Nous avons regardé au-dehors et vu la neige épaisse, mais nous ne soupçonnions pas les conséquences.

— Qu’arriva-t-il lorsque le colonel sortit de votre compartiment ?

— Il rejoignit le sien et j’appelai l’employé pour qu’il fasse mon lit.

— Où étiez-vous pendant qu’il le faisait ?

— Je fumais une cigarette à la porte, dans le couloir.

— Et ensuite ?

— Ensuite je me couchai et dormis jusqu’au matin.

— Etes-vous descendu du train à un moment quelconque de la soirée ?

— Arbuthnot et moi sommes descendus à… Quel est le nom de cette gare ?… À Vincovci, pour nous dégourdir les jambes. Mais il faisait un froid terrible et nous remontâmes presque aussitôt.

— Par quelle porte êtes-vous descendus sur le quai ?

— Par la porte de plate-forme, la plus proche de mon compartiment.

— Celle qui se trouve près du wagon-restaurant ?

— Oui.

— Vous rappelez-vous si elle était fermée au loquet de sûreté ?

MacQueen réfléchit avant de répondre.

— Oui, je m’en souviens, une sorte de levier de fer était rabattu. C’est cela que vous voulez dire ?

— Oui. L’avez-vous refermé une fois de retour dans le train ?

— Ma foi, non. Je suis monté le dernier et je n’ai aucune souvenance de l’avoir fait.

Poirot ajouta :

— Pendant que vous et le colonel Arbuthnot causiez dans votre compartiment, la porte du couloir était-elle ouverte ?

— Oui.

— Pourriez-vous me dire si vous avez vu quelqu’un passer dans le couloir, depuis le départ de Vincovci jusqu’au moment où vous vous êtes séparés pour la nuit ?

MacQueen fronça les sourcils.

— Il me semble que le conducteur a passé une fois, venant du côté du restaurant, et une femme a longé le couloir dans la direction opposée.

— Qui était cette femme ?

— Je ne sais pas. Je n’y ai point prêté attention. À ce moment, nous discutions assez sérieusement et je n’ai vu qu’un éclair de soie rouge filer devant la porte.

— Elle allait sans doute au lavabo ?

— Je le suppose.

— Vous l’avez vue revenir ?

— Ma foi, elle a dû passer, mais je ne l’ai pas remarquée.

— Encore une petite question. Fumez-vous la pipe, monsieur MacQueen ?

— Non, monsieur, pas la pipe.

Poirot fit une pause.

— C’est tout pour l’instant. Je voudrais maintenant voir le valet de chambre de Mr. Ratchett. À propos, est-ce que d’ordinaire vous voyagiez tous les deux en wagon-lit de seconde classe ?

— Lui, oui, mais d’habitude, je prenais un wagon-lit de première… si possible communiquant avec celui de Mr. Ratchett. Il mettait la plus grosse partie de ses bagages dans mon compartiment et pouvait y venir quand il lui plaisait de m’avoir sous la main. Cette fois-ci, tous les compartiments de première étaient déjà retenus, sauf le sien.

— Je comprends. Merci, monsieur MacQueen.

III

L’NTERROGATOIRE DU VALET DE CHAMBRE

À l’Américain succéda l’Anglais au visage inexpressif que Poirot avait remarqué la veille. Il restait debout. Le détective lui fit signe de s’asseoir.

— Vous êtes, me dit-on, le valet de chambre de Mr. Ratchett ?

— Oui, monsieur.

— Comment vous appelez-vous ?

— Edouard Henry Masterman.

— Votre âge ?

— Trente-neuf ans.

— Votre domicile ?

— 21, Friar Street, Clerkenwell.

— Vous savez que votre maître a été assassiné ?

— Oui, monsieur. Quel crime horrible !

— Voulez-vous me dire à quelle heure vous avez vu Mr. Ratchett pour la dernière fois ?

Le serviteur réfléchit.

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