Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

UN CRI DANS LA NUIT

Le Simplon-Orient-Express arriva en gare de Belgrade à neuf heures moins le quart du soir. Il ne devait repartir qu’à neuf heures et quart ; aussi Poirot descendit-il sur le quai. Mais il n’y resta pas longtemps. Il faisait très froid et une neige épaisse tombait au-delà du quai couvert.

Poirot regagna donc son compartiment. Le conducteur, qui se réchauffait sur le quai en battant la semelle, lui annonça :

— Monsieur, vos valises ont été transportées dans le compartiment numéro 1, le compartiment de M. Bouc.

— Où est donc allé M. Bouc ?

— Dans la voiture venant d’Athènes qu’on vient d’atteler à notre train.

Poirot se mit à la recherche de son ami. M. Bouc ne voulut pas entendre ses protestations.

— Ce n’est rien ! Ce n’est rien ! Puisque vous vous rendez directement en Angleterre, mieux vaut que vous restiez dans la voiture de Calais. Quant à moi, je me trouve très bien ici. Sauf un petit médecin grec et moi, cette voiture est vide. Ah ! mon ami, quelle nuit nous allons passer ! Voilà des années qu’on n’a vu tomber tant de neige. Espérons que nous ne serons pas bloqués. Je vous assure que cette perspective ne me réjouit pas.

À 9 h 15 précises, le train démarra. Peu après, Poirot souhaita une bonne nuit à son compatriote et suivit le long couloir pour revenir en avant, dans sa propre voiture, près du wagon-restaurant.

Déjà, les barrières se brisaient entre les voyageurs ; le colonel Arbuthnot, debout devant son compartiment, causait avec MacQueen.

MacQueen s’arrêta net de parler en voyant Poirot. Il parut très surpris.

— Tiens ? je croyais que vous nous aviez quittés. N’aviez-vous pas dit que vous descendiez à Belgrade ?

— Vous ne m’avez pas compris, répondit Poirot en souriant.

— On a enlevé vos bagages… ils ont disparu.

— Mais non ! On les a simplement transportés dans un autre compartiment.

— Ah ! bon !

MacQueen reprit son entretien avec Arbuthnot, et Poirot s’éloigna.

Avant d’arriver à son compartiment, il vit la vieille Américaine, Mrs. Hubbard, en conversation avec la dame au profil de mouton, une Suédoise. Mrs. Hubbard la pressait d’accepter un magazine.

— Prenez-le, je vous en prie, j’ai un tas d’autres revues à lire. Mon Dieu ! quelle affreuse température !

Elle adressa un petit salut aimable à Poirot.

— Je vous remercie infiniment, dit la Suédoise.

— Dormez bien et votre migraine disparaîtra. Demain vous n’y penserez plus.

— Ce n’est que le froid. Je vais me préparer une tasse de thé bien chaud.

— Voulez-vous de l’aspirine ? Ah ! vous en avez. Alors, bonne nuit !

Comme son interlocutrice s’éloignait, Mrs Hubbard, encline à bavarder, se tourna vers Poirot et lui dit :

— C’est une Suédoise… une sorte de missionnaire… une institutrice, à l’entendre parler. Elle est très sympathique, mais elle s’exprime très mal en anglais. Ce que je lui ai raconté au sujet de ma fille l’a beaucoup intéressée.

Bientôt Poirot, et tous ceux qui comprenaient l’anglais dans le train, connurent la fille de Mrs. Hubbard. La fille et le gendre de Mrs. Hubbard étaient professeurs au grand collège américain de Smyrne. Mrs. Hubbard venait d’accomplir son premier voyage en Orient et racontait à qui voulait l’entendre ce qu’elle pensait des Turcs, de leur indolence et de l’état de leurs routes.

La porte du plus proche compartiment s’ouvrit, et le domestique anglais en sortit. À l’intérieur, Poirot aperçut Mr. Ratchett assis sur sa couchette. À la vue de Poirot, le millionnaire changea d’expression et son visage se crispa de colère. Puis la porte se referma.

Mrs. Hubbard attira Poirot un peu à l’écart.

— Cet homme me fait une peur bleue. Pas le valet de chambre… l’autre, son maître. Il y a quelque chose de faux dans son regard. Ma fille dit toujours que mon intuition ne me trompe jamais sur les gens. Et mon opinion est faite sur cet individu. L’idée qu’il occupe le compartiment contigu au mien n’est pas rassurante du tout. La nuit dernière, j’ai entassé mes valises contre la porte de communication. Il m’a semblé entendre bouger la poignée. Je ne serais nullement surprise d’apprendre que c’est un bandit, un de ces dévaliseurs de trains dont on parle tant. Je sais bien que c’est stupide ce que je dis là, mais qu’y faire ? Cet homme m’effraie, voilà tout. Ma fille me disait que le voyage serait agréable. Eh bien non !… je tremble de me sentir en pareil voisinage. Le pire peut arriver. Comment ce charmant jeune homme peut-il être le secrétaire de ce sinistre individu ? Je me le demande.

Le colonel Arbuthnot et MacQueen arrivaient dans leur direction.

— Venez dans mon compartiment, disait MacQueen au colonel. Je voudrais connaître votre politique dans les Indes, en ce qui concerne…

Les deux hommes passèrent dans le couloir et se rendirent au compartiment de MacQueen.

Mrs. Hubbard souhaita une bonne nuit à Poirot.

— Je vais me mettre tout de suite au lit et je lirai, lui dit-elle. Bonne nuit !

— Bonne nuit, madame.

Poirot rentra dans son propre compartiment contigu aussi à celui de Ratchett. Il se déshabilla, se coucha et lut pendant une demi-heure environ avant d’éteindre la lumière.

Quelques heures plus tard, il se réveilla en sursaut. Une sourde exclamation, presque un cri, tout proche, l’avait arraché au sommeil et au même instant une sonnerie retentit.

Poirot, réveillé, se dressa sur son séant et tourna le bouton du commutateur. Le train était arrêté… sans doute se trouvait-on dans une gare.

Poirot se souvint alors que Ratchett occupait le compartiment voisin du sien. Il se leva et ouvrit sa porte. À l’instant même, le conducteur du wagon-lit arrivait en toute hâte et frappait à la porte de Ratchett. Poirot laissa sa porte légèrement entrouverte, et se tint aux aguets. Le conducteur frappa une seconde fois. Au même instant retentissait un nouveau coup de sonnette et à une autre porte plus loin apparut une lumière rouge, indiquant qu’un voyageur avait appelé.

Du compartiment le plus proche de celui de Poirot, une voix s’éleva et prononça en un français très correct :

— Ce n’est rien, je me suis trompé.

— Bien, monsieur.

Le conducteur se dirigea en toute hâte vers la porte où apparaissait la lumière rouge.

Poirot, l’esprit soulagé, retourna au lit et éteignit sa lampe, non sans avoir jeté un coup d’œil à sa montre. Il était exactement une heure moins vingt-trois.

V

LE CRIME

Il ne put se rendormir. Tout d’abord, il lui manquait le mouvement berceur du train. Cette gare paraissait étrangement paisible et, par contraste, les bruits intérieurs du wagon-lit devenaient extraordinairement sonores. Il entendait Ratchett remuer à côté… le déclic du lavabo, le gargouillement du robinet, puis de la cuvette, un éclaboussement d’eau, un autre déclic et la cuvette se remettait en place. Dans le couloir passa une personne en pantoufles.

Hercule Poirot, éveillé, leva les yeux au plafond. Pourquoi ce silence absolu dans cette gare ? Poirot se sentait la gorge sèche : il avait oublié de commander son habituelle bouteille d’eau minérale. Un coup d’œil à sa montre lui apprit qu’il était une heure et quart. Il allait poser le doigt sur la sonnette et demander de quoi boire, mais il s’arrêta : une autre sonnerie venait de retentir. Le conducteur ne pouvait répondre à tous en même temps.

« Ding… ding… ding…»

Où était donc l’employé ? La personne s’impatientait et continuait d’appuyer sur le bouton.

« Ding… ding…»

Soudain l’homme arriva en courant et frappa à une porte non loin de celle de Poirot.

Le détective entendit ensuite la voix déférente du conducteur, puis le caquet insistant et volubile d’une femme : Mrs. Hubbard !

Poirot ne put réprimer un sourire.

L’explication dura un long moment. La dame parlait sans arrêt et laissait à peine le temps au malheureux conducteur d’avancer timidement un mot. Enfin, tout parut s’arranger et Poirot entendit distinctement :

— Bonne nuit, madame.

La porte se referma.

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