Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

Poirot pressa alors du doigt le bouton de sonnette.

Le conducteur se précipita, l’air contrarié et affairé.

— De l’eau minérale, s’il vous plaît.

— Bien, monsieur.

Peut-être un clignement d’œil de Poirot incita-t-il le conducteur à quelques confidences.

— La dame américaine…

— Eh bien ?

L’employé s’épongea le front.

— Elle prétend qu’un homme se cache dans son compartiment. Vous voyez cela d’ici ! Dans un espace aussi restreint, où pourrait-il se loger ? J’ai essayé de lui faire entendre raison et de lui démontrer l’impossibilité de ce qu’elle redoute. Elle continue à me soutenir qu’en se réveillant elle a vu un homme. Je lui demande comment il a pu s’en aller en laissant la porte fermée au loquet à l’intérieur ? Elle ne veut rien savoir. Comme si nous n’avions pas assez d’ennuis par ailleurs ! Cette neige…

— La neige ?

— Eh ! oui, monsieur. Monsieur n’a donc pas remarqué que le train ne marche plus ? Il est arrêté par la neige. Dieu seul sait combien de temps nous resterons ici. Je me souviens d’avoir une fois été bloqué par la neige sept jours durant.

— Où sommes-nous ?

— Entre Vincovci et Brod.

— Pas de veine ! soupira Poirot, ennuyé.

L’homme s’éloigna, puis revint avec la bouteille d’eau minérale.

— Bonsoir, monsieur.

Poirot avala un verre d’eau et se disposa à dormir.

À peine se replongeait-il dans le sommeil qu’il fut de nouveau réveillé. On eût dit qu’un objet lourd était tombé près de sa porte.

Il sauta en bas de sa couchette, ouvrit la porte et regarda. Rien. Mais à droite, un peu plus loin dans le couloir, une femme enveloppée d’un peignoir rouge s’éloignait. À l’autre extrémité, assis sur son petit tabouret, le conducteur faisait des comptes sur de grandes feuilles de papier. Tout était calme.

« Décidément j’ai les nerfs malades », songea Poirot en retournant se coucher.

Cette fois, il dormit jusqu’au matin.

Quand il rouvrit les yeux, le train ne marchait toujours pas. Poirot leva le store pour jeter un coup d’œil au-dehors. D’énormes amas de neige bloquaient la voie.

Il consulta sa montre : neuf heures passées.

À dix heures moins le quart, Poirot, frais et pimpant selon son habitude, fit son entrée dans le wagon-restaurant où retentissait un chœur de lamentations.

Toutes les barrières sociales entre les voyageurs se trouvaient à présent renversées. La commune infortune rapprochait tout le monde. Mrs. Hubbard geignait plus fort que les autres.

— Ma fille me disait de me reposer tranquillement dans le train jusqu’à Paris. Pendant combien de jours allons-nous rester ici sans bouger ? Et mon bateau qui part après-demain ! Comment faire ? Je ne puis même pas télégraphier pour décommander ma cabine. Je suis furieuse rien que d’y penser !

L’Italien déclarait que des affaires importantes l’attendaient à Milan et le grand Américain au costume voyant essayait de consoler sa compatriote en lui disant que le train pouvait encore rattraper son retard.

— Ma sœur et ses enfants qui m’attendent ! gémissait la dame suédoise. Impossible de les avertir. Que vont-ils s’imaginer ? Ils croiront sûrement qu’il m’est arrivé malheur.

— Combien de temps allons-nous demeurer ici ? Quelqu’un a-t-il une idée ? s’enquit Mary Debenham.

Sa voix trahissait une certaine impatience, mais Poirot n’y retrouva aucune trace de cette inquiétude nerveuse qu’elle avait manifestée durant l’arrêt très court du « Taurus-Express ».

Mrs. Hubbard se livrait de nouveau à ses jérémiades :

— Et dire qu’il n’y a personne capable de vous renseigner dans ce train ! Ces étrangers n’essaieront même pas de nous tirer de là. Ah ! en Amérique…

Arbuthnot se tourna vers Poirot et lui parla en français avec un accent britannique très prononcé :

— Vous êtes un directeur de la ligne, je crois, monsieur ? Vous pouvez nous dire…

Souriant, Poirot rectifia :

— Non, non, ce n’est pas moi. Vous me confondez avec mon ami, M. Bouc.

— Oh ! excusez-moi.

— Il n’y a pas de quoi. Cette erreur est toute naturelle. J’occupe en ce moment son ancien compartiment.

M. Bouc ne se trouvait pas dans le wagon-restaurant. Poirot promena son regard autour de lui pour voir qui d’autre manquait.

La princesse Dragomiroff était absente, ainsi que le jeune couple hongrois, Ratchett, son domestique et la femme de chambre allemande.

La Suédoise s’essuya les yeux.

— Je suis ridicule de pleurer ainsi. Quoi qu’il arrive, nous devons accepter notre sort.

Toutefois, cette résignation chrétienne était loin d’être partagée par tous les voyageurs.

— Vous en parlez à votre aise, déclara MacQueen. Ne savez-vous donc pas que nous pouvons être retenus ici pendant des jours et des jours !

— Dans quel pays sommes-nous ? demanda Mrs. Hubbard, d’une voix plaintive.

Quand on lui apprit que c’était la Yougoslavie, elle répliqua :

— Oh ! encore un de ces territoires balkaniques ! Que va-t-il nous arriver ?

— Mademoiselle, vous seule montrez un peu de patience, observa Poirot à Mary Debenham.

Elle haussa légèrement les épaules.

— A quoi sert de se plaindre ?

— Vous êtes philosophe, mademoiselle.

— Cela impliquerait un certain détachement. Je suis plutôt égoïste et je m’applique à éviter toute émotion inutile.

Elle parlait plutôt pour elle-même, et son regard se portait vers la fenêtre et les amas de neige au-dehors.

— Vous avez du cran, mademoiselle. De nous tous, c’est vous qui semblez posséder le plus de force morale.

— Pour ça, non : je connais quelqu’un de bien plus fort que moi.

— Qui donc ?

Elle parut soudain prendre conscience qu’elle parlait à un étranger, à un homme avec qui, jusqu’à ce matin-là, elle avait à peine échangé une demi-douzaine de phrases.

À cette pensée, elle fit entendre un petit rire amusé, puis reprit :

— Je veux parler de cette vieille dame… Vous l’avez sans doute remarquée. Une femme très laide, mais avec un certain charme fascinateur. Il lui suffit de lever le petit doigt et de prononcer quelques mots polis pour que tout le personnel du train s’empresse autour d’elle.

— Il s’empresse également auprès de mon ami, M. Bouc, parce qu’il est un des directeurs de la Compagnie, et non à cause de son esprit dominateur.

Mary Debenham sourit.

La matinée s’avançait. Plusieurs voyageurs, parmi lesquels Poirot, demeurèrent dans le wagon-restaurant et bavardèrent, histoire de passer le temps. Poirot en apprit davantage encore sur la fille de Mrs. Hubbard et connut sur le bout des doigts les habitudes quotidiennes de feu Mr. Hubbard, depuis l’heure du lever – où le brave homme commençait son déjeuner par des céréales – jusqu’à celle où il se couchait, les pieds dans des chaussons de nuit tricotés par Mrs. Hubbard elle-même.

Tandis que la Suédoise lui exposait en termes vagues les buts des missionnaires en Orient, M. Poirot vit avancer vers lui un employé des wagons-lits.

— Pardon, monsieur.

— Eh bien ?

— M. Bouc serait très désireux que vous veniez vous entretenir avec lui quelques minutes.

Poirot s’excusa auprès de la dame et suivit l’employé. Ce n’était pas le conducteur de son propre wagon, mais un gros blond.

Précédé de son guide, le détective longea le couloir de sa voiture et passa dans la suivante. L’homme frappa à une porte et se rangea pour le laisser entrer.

C’était un compartiment de seconde classe… choisi sans doute parce qu’il était plus spacieux. Il était déjà encombré.

M. Bouc en personne était assis au fond. En face de lui, un petit homme brun regardait la neige par la fenêtre. Debout, et empêchant Poirot d’avancer, se tenaient le chef de train, un colosse en uniforme bleu, et le conducteur de son wagon.

— Ah ! vous voici, mon cher ami, s’exclama M. Bouc. Entrez donc. Nous avons besoin de vous.

Le petit homme brun assis près de la fenêtre recula, cédant sa place à Poirot qui se serra pour passer devant les deux autres hommes et s’installa vis-à-vis de son ami.

L’expression de M. Bouc lui parut significative. De toute évidence, il s’agissait d’une affaire grave.

— Que se passe-t-il ? demanda Poirot.

— Bien des choses. D’abord cette neige… cet arrêt… et…

Il fit une pause. Le conducteur du wagon-lit poussa un soupir.

— Eh bien… et après ?

— Un voyageur a été assassiné cette nuit, acheva M. Bouc.

— Un voyageur ? Lequel ?

— Un Américain… un nommé… (Il consulta les papiers posés devant lui.) Ratchett. C’est cela, n’est-ce pas ? Ratchett ?

— Oui, monsieur, répondit le conducteur.

Poirot observa l’employé. Il était blanc comme un linge.

— Faites asseoir cet homme, dit-il. Il va tomber en syncope.

Le chef de train recula et le conducteur s’écroula sur la banquette, enfouissant son visage entre ses mains.

— Voilà qui est sérieux, dit Poirot.

— Certes. Un meurtre constitue toujours un affreux événement. Mais cette fois les choses se compliquent. Il se peut que nous soyons retenus ici pendant des heures… voire des journées entières. En outre, dans la plupart des autres pays, des représentants de la police montent dans le train. En Yougoslavie… personne ne se dérange. Alors, vous comprenez…

— En effet, cela n’améliore pas la situation, observa Poirot.

— Elle tournera peut-être au tragique, déclara M. Bouc. Docteur Constantine, excusez-moi de ne pas vous avoir présenté encore à mon ami, Mr. Poirot. Le petit homme brun et le détective échangèrent un salut.

— Suivant l’avis du docteur, le crime a été commis vers une heure du matin.

— Il serait difficile de préciser le moment, mais je crois pouvoir affirmer que la mort a eu lieu entre minuit et une heure du matin.

— Quand a-t-on vu Mr. Ratchett pour la dernière fois ? demanda M. Poirot.

— A une heure moins vingt, il a parlé au conducteur, dit M. Bouc.

— C’est exact, acquiesça Poirot. Je l’ai moi-même entendu. Est-ce bien la dernière fois que Ratchett a été vu vivant ?

— Oui.

Le docteur ajouta :

— La fenêtre du compartiment de Mr. Ratchett a été trouvée grande ouverte afin de laisser croire que le meurtrier s’est échappé par là. Mais alors, des traces eussent été visibles sur la neige… et il n’y en avait aucune.

— Quand le crime a-t-il été découvert ?

— Michel !

Le conducteur du wagon-lit se redressa, l’air effaré.

— Expliquez à monsieur ce qui s’est passé exactement, ordonna M. Bouc.

L’homme parla d’une voix tremblante.

— Dans la matinée, le domestique de Mr. Ratchett frappa plusieurs fois à la porte de son maître, sans obtenir de réponse. Voilà une demi-heure, le maître d’hôtel du wagon-restaurant désirait savoir si ce monsieur déjeunerait. Il était onze heures.

« Je lui ouvris la porte avec ma clef. Mais la chaînette de sûreté était mise à l’intérieur et personne ne répondait. Rien ne bougeait dans le compartiment et il faisait froid… terriblement froid avec la fenêtre ouverte et la neige qui entrait. Croyant que le monsieur était peut-être malade, j’allai chercher le chef de train et nous avons dû briser la chaîne pour pénétrer dans le compartiment. Mr. Ratchett était… Ah ! c’est horrible !

De nouveau, il enfouit son visage dans ses mains.

— La porte était fermée et la chaînette mise à l’intérieur, répéta Poirot. Ne s’agirait-il point d’un suicide ?

Le docteur grec fit entendre un rire sarcastique.

— Un homme se suicide-t-il en se donnant des coups de couteau en dix ou douze endroits ?

Les yeux de Poirot s’agrandirent.

— Quelle férocité !

Pour la première fois, le chef de train prit la parole :

— C’est une femme. Croyez-m’en. Seule une femme frappe de cette façon.

Le docteur Constantine fronça le sourcil.

— Si c’est une femme, elle doit posséder une force herculéenne, observa-t-il. Sans entrer dans des détails techniques, je puis vous assurer qu’un ou deux de ces coups ont été portés avec une telle violence qu’ils ont traversé d’épaisses couches de muscles.

— Visiblement, ce crime n’offre rien de scientifique dans son exécution.

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