Agatha Christie Le crime de l’Orient-Express

— Non. À propos, avez-vous remarqué que la pochette de veston où le comte Andrenyi met son mouchoir se trouve à droite ?

M. Bouc hocha la tête. L’esprit occupé par les surprenantes révélations fournies par la dernière demi-heure de l’enquête, il murmura :

— Des mensonges… toujours des mensonges… je demeure confondu devant le nombre de mensonges que nous avons entendus depuis ce matin !

— Il nous en reste encore d’autres à découvrir, riposta Poirot d’un ton guilleret.

— Vous croyez, mon cher ami.

— Le contraire me décevrait.

— Une telle duplicité m’effraie, alors qu’elle semble vous égayer, constata M. Bouc avec reproche.

— J’en tire un énorme avantage. Lorsque je place celui qui a menti devant la vérité, il avoue son mensonge, souvent par pure surprise. Pour produire cet effet, il suffit de deviner juste. C’est le seul moyen que nous possédions de mener à bien cette enquête. Je prends une à une les dépositions des voyageurs et je me dis : si un tel ment, sur quel point fait-il une entorse à la vérité et pour quelle raison ? Cette tactique nous a bien réussi en ce qui concerne la comtesse Andrenyi. Essayons-la sur d’autres.

— Et si votre supposition est fausse, mon cher ami ?

— Du coup, la personne est dégagée de tout soupçon.

— Ah ! vous procédez par élimination ?

— Précisément.

— Qui va maintenant se faire prendre à nos filets ?

— Nous allons mettre à l’épreuve le colonel Arbuthnot.

VI

DEUXIÈME INTERROGATOIRE DU COLONEL ARBUTHNOT

Le colonel, visiblement ennuyé de se voir appelé à nouveau dans le wagon-restaurant, entra.

— Eh bien ? demanda-t-il sèchement.

Il s’assit.

— Excusez-moi de vous déranger une seconde fois, lui dit Poirot, mais il reste certains points sur lesquels vous pourrez nous éclairer.

— Vous croyez ? Moi pas.

— Commençons par ce cure-pipe.

— Eh bien ?

— C’est un des vôtres ?

— Je n’en sais rien. Je n’y inscris pas mon matricule.

— Colonel Arbuthnot, sachez que vous êtes le seul voyageur du train Stamboul-Calais qui fume la pipe.

— En ce cas, ce cure-pipe m’appartient probablement.

— Savez-vous où il a été ramassé ?

— Je n’en ai pas la moindre idée.

— Près du lit de la victime.

Le colonel leva les sourcils.

— Pourriez-vous nous expliquer la présence de cet objet à pareil endroit ?

— Si vous insinuez que je l’ai moi-même laissé choir dans le compartiment de Ratchett, j’aime mieux vous dire tout de suite que vous vous trompez.

— Etes-vous allé à un moment quelconque dans ce compartiment ?

— Je n’ai jamais adressé la parole à cet individu.

— Vous ne lui avez jamais parlé et vous ne l’avez pas tué ?

Les sourcils du colonel se levèrent plus haut encore.

— Si je l’avais assassiné, je ne m’empresserais pas de vous l’apprendre… Mais je ne l’ai pas assassiné.

— Peuh… après tout, cela n’a aucune importance.

— Plaît-il ?

— Je répète que cela n’a aucune importance.

— Oh !

Arbuthnot, interloqué et mal à l’aise, regardait Poirot.

— Parce que, continua le détective, le cure-pipe figure à l’arrière-plan de mes préoccupations. Je pourrais vous citer neuf autres excellentes raisons de sa présence auprès du cadavre.

Arbuthnot ouvrit de grands yeux.

— En réalité, je vous ai fait appeler pour vous parler d’un sujet tout différent, poursuivit Poirot. Miss Debenham vous a peut-être dit que j’ai surpris des bribes de conversation entre elle et vous à la gare de Konya ?

Le colonel ne répondit point.

— Elle vous disait textuellement : « Pas maintenant. Quand tout cela sera terminé et loin derrière nous. » Savez-vous à quoi se rapportaient ces paroles ?

— Monsieur Poirot, je refuse de répondre à cette question.

— Pourquoi ?

— Je préfère que vous vous adressiez à Miss Debenham elle-même.

— Je l’ai déjà fait.

— Et elle a refusé de s’expliquer ?

— Oui.

— En ce cas, j’estime que mon silence se justifie amplement à vos yeux.

— Vous ne voulez pas violer le secret d’une femme ?

— Interprétez-le comme il vous plaira.

— Miss Debenham m’a révélé que cet entretien avait un caractère tout à fait personnel.

— Cette déclaration ne vous satisfait pas ?

— Non, parce que Miss Debenham est très suspecte.

— Vous plaisantez ?

— Pas le moins du monde.

— Quelle preuve avez-vous contre elle ?

— N’a-t-elle pas été dame de compagnie et gouvernante chez les Armstrong à l’époque de l’enlèvement de la petite Daisy Armstrong ?

Il y eut une minute de silence.

Poirot hocha doucement la tête.

— Vous voyez, colonel, nous en savons plus long que vous ne le supposez. Si Miss Debenham est innocente, pourquoi nous a-t-elle caché ce fait ? Pourquoi m’a-t-elle affirmé qu’elle n’avait jamais été en Amérique ?

Le colonel s’éclaircit la voix.

— Vous vous trompez, peut-être ?

— Non, je suis sûr de ce que j’avance. Pourquoi Miss Debenham m’a-t-elle menti ?

Le colonel haussa les épaules.

— Demandez-le-lui. Pour moi, je crois que vous faites fausse route.

Poirot éleva la voix et appela un des serveurs.

— Priez la dame anglaise du numéro 11 de bien vouloir venir ici.

— Bien, monsieur.

L’employé s’éloigna. Les quatre hommes demeurèrent assis sans mot dire. Le visage rude et impassible du colonel Arbuthnot semblait taillé dans le bois.

Le serveur revint bientôt.

— La dame arrive tout de suite, monsieur.

— Merci.

Une minute ou deux plus tard, Mary Debenham entrait dans le wagon-restaurant.

VII

L’IDENTITÉ DE MARY DEBENHAM

Mary Debenham apparut, la tête rejetée en arrière d’un air de défi. Ses cheveux noirs découvrant son front, la fierté de son masque, tout dans son aspect altier rappelait la figure de proue d’un navire fendant vaillamment les flots d’une mer démontée. En ce moment-là, elle était d’une beauté impressionnante.

Ses yeux se posèrent d’abord sur Arbuthnot.

Puis elle dit à Poirot :

— Vous désirez me voir ?

— Mademoiselle, je voudrais savoir pour quel motif vous m’avez menti ce matin ?

— Moi ? Je vous ai menti ? Je ne sais ce que vous voulez dire !

— Vous m’avez caché le fait qu’à l’époque du drame qui frappa les Armstrong, vous viviez au sein de cette famille. Vous m’avez affirmé que vous n’aviez jamais été en Amérique.

Il la vit sur le point de fléchir, mais elle se ressaisit :

— Oui, c’est vrai.

— Non, mademoiselle, c’est faux.

— Vous ne me comprenez pas. Je dis que c’est vrai que je vous ai menti.

— Ah ! vous l’admettez ?

Ses lèvres esquissèrent un sourire.

— Certainement, puisque vous m’avez démasquée.

— Enfin, cette fois vous êtes franche, mademoiselle !

— Je suis bien obligée de l’être !

— Voulez-vous me permettre de vous demander les raisons de vos… réticences ?

— Il me semble qu’elles sautent aux yeux, monsieur Poirot.

— Pas aux miens, mademoiselle.

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