Brutus

Scène IV

 

ARONS, MESSALA, ALBIN.

ARONS.

Généreux Messala, l’appui de votre maître,
Eh bien! l’or de Tarquin, les présents de mon roi,
Des sénateurs romains n’ont pu tenter la foi?
Les plaisirs d’une cour, l’espérance, la crainte,
A ces coeurs endurcis n’ont pu porter d’atteinte?
Ces fiers patriciens sont-ils autant de dieux,
Jugeant tous les mortels et ne craignant rien d’eux?
Sont-ils sans passions, sans intérêt, sans vice?

MESSALA.

Ils osent s’en vanter; mais leur feinte justice,
Leur âpre austérité que rien ne peut gagner,
N’est dans ces coeurs hautains que la soif de régner,
Leur orgueil foule aux pieds l’orgueil du diadème;
Ils ont brisé le joug pour l’imposer eux-mêmes.
De notre liberté ces illustres vengeurs,
Armés pour la défendre, en sont les oppresseurs,
Sous les noms séduisants de patrons et de pères,
Ils affectent des rois les démarches altières.
Rome a changé de fers; et, sous le joug des grands,
Pour un roi qu’elle avait, a trouvé cent tyrans.

ARONS.

Parmi vos citoyens, en est-il d’assez sage
Pour détester tout bas cet indigne esclavage?

MESSALA.

Peu sentent leur état; leurs esprits égarés
De ce grand changement sont encore enivrés:
Le plus vil citoyen, dans sa bassesse extrême,
Ayant chassé les rois, pense être roi lui-même.
Mais, je vous l’ai mandé, seigneur, j’ai des amis
Qui sous ce joug nouveau sont à regret soumis;
Qui, dédaignant l’erreur des peuples imbéciles,
Dans ce torrent fougueux restent seuls immobiles;
Des mortels éprouvés, dont la tête et les bras
Sont faits pour ébranler ou changer les États.

ARONS.

De ces braves Romains que faut-il que j’espère?
Serviront-ils leur prince?

MESSALA.

Ils sont prêts à tout faire
Tout leur sang est à vous: mais ne prétendez pas
Qu’en aveugles sujets ils servent des ingrats;
Ils ne se piquent point du devoir fanatique
De servir de victime au pouvoir despotique,
Ni du zèle insensé de courir au trépas
Pour venger un tyran qui ne les connaît pas.
Tarquin promet beaucoup; mais, devenu leur maître,
Il les oubliera tous, ou les craindra peut-être.
Je connais trop les grands: dans le malheur amis,
Ingrats dans la fortune, et bientôt ennemis:
Nous sommes de leur gloire un instrument servile,
Rejeté par dédain dès qu’il est inutile,
Et brisé sans pitié s’il devient dangereux.
A des conditions on peut compter sur eux:
Ils demandent un chef digne de leur courage,
Dont le nom seul impose à ce peuple volage;
Un chef assez puissant pour obliger le roi,
Même après le succès, à nous tenir sa foi;
Ou, si de nos desseins la trame est découverte,
Un chef assez hardi pour venger notre perte.

ARONS.

Mais vous m’aviez écrit que l’orgueilleux Titus…

MESSALA.

Il est l’appui de Rome, il est fils de Brutus;
Cependant…

ARONS.

De quel oeil voit-il les injustices
Dont ce sénat superbe a payé ses services?
Lui seul a sauvé Rome, et toute sa valeur
En vain du consulat lui mérita l’honneur;
Je sais qu’on le refuse.

MESSALA.

Et je sais qu’il murmure;
Son coeur altier et prompt est plein de cette injure;
Pour toute récompense il n’obtient qu’un vain bruit,
Qu’un triomphe frivole, un éclat qui s’enfuit.
J’observe d’assez près son âme impérieuse,
Et de son fier courroux la fougue impétueuse
Dans le champ de la gloire il ne fait que d’entrer;
Il y marche en aveugle, on l’y peut égarer.
La bouillante jeunesse est facile à séduire:
Mais que de préjugés nous aurions à détruire!
Rome, un consul, un père, et la haine des rois,
Et l’horreur de la honte, et surtout ses exploits.
Connaissez donc Titus; voyez toute son âme,
Le courroux qui l’aigrit, le poison qui l’enflamme;
Il brûle pour Tullie.

ARONS.

Il l’aimerait?

MESSALA.

Seigneur,
A peine ai-je arraché ce secret de son coeur
Il en rougit lui-même, et cette âme inflexible
N’ose avouer qu’elle aime, et craint d’être sensible.
Parmi les passions dont il est agité,
Sa plus grande fureur est pour la liberté.

ARONS.

C’est donc des sentiments et du coeur d’un seulhomme
Qu’aujourd’hui, malgré moi, dépend le sort de Rome!
(A Albin.)
Ne nous rebutons pas. Préparez-vous, Albin,
A vous rendre sur l’heure aux tentes de Tarquin.
(A Messala.)
Entrons chez la princesse. Un peu d’expérience
M’a pu du coeur humain donner quelque science:
Je lirai dans son âme, et peut-être ses mains
Vont former l’heureux piège où j’attends les Romains.

 

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