Brutus

Scène II

 

LE SÉNAT, ARONS, ALBIN, SUITE.

Arons entre par le côté du théâtre, précédé de deux licteurs etd’Albin, son confident; il passe devant les consuls et le sénat,qu’il salue; et il va s’asseoir sur un siège préparé pour lui surle devant du théâtre.

 

ARONS.

Consuls, et vous, sénat, qu’il m’est doux d’êtreadmis
Dans ce conseil sacré de sages ennemis,
De voir tous ces héros dont l’équité sévère
N’eut jusques aujourd’hui qu’un reproche à se faire;
Témoin de leurs exploits, d’admirer leurs vertus;
D’écouter Rome enfin par la voix de Brutus!
Loin des cris de ce peuple indocile et barbare,
Que la fureur conduit, réunit et sépare,
Aveugle dans sa haine, aveugle en son amour,
Qui menace et qui craint, règne et sert en un jour;
Dont l’audace…

BRUTUS.

Arrêtez; sachez qu’il faut qu’on nomme
Avec plus de respect les citoyens de Rome.
La gloire du sénat est de représenter
Ce peuple vertueux que l’on ose insulter.
Quittez l’art avec nous; quittez la flatterie;
Ce poison qu’on prépare à la cour d’Étrurie
N’est point encor connu dans le sénat romain.
Poursuivez.

ARONS.

Moins piqué d’un discours si hautain
Que touché des malheurs où cet État s’expose,
Comme un de ses enfants j’embrasse ici sa cause.
Vous voyez quel orage éclate autour devous;
C’est en vain que Titus en détourna les coups:
Je vois avec regret sa valeur et son zèle
N’assurer aux Romains qu’une chute plus belle.
Sa victoire affaiblit vos remparts désolés;
Du sang qui les inonde ils semblent ébranlés.
Ah! ne refusez plus une paix nécessaire;
Si du peuple romain le sénat est le père,
Porsenna l’est des rois que vous persécutez.
Mais vous, du nom romain vengeurs si redoutés,
Vous, des droits des mortels éclairés interprètes,
Vous, qui jugez les rois, regardez où vous êtes.
Voici ce Capitole et ces mêmes autels
Où jadis, attestant tous les dieux immortels,
J’ai vu chacun de vous, brûlant d’un autre zèle,
A Tarquin votre roi jurer d’être fidèle.
Quels dieux ont donc changé les droits des souverains?
Quel pouvoir a rompu des noeuds jadis si saints?
Qui du front de Tarquin ravit le diadème?
Qui peut de vos serments vous dégager?

BRUTUS.

Lui-même.
N’alléguez point ces noeuds que le crime a rompus,
Ces dieux qu’il outragea, ces droits qu’il a perdus.
Nous avons fait, Arons, en lui rendant hommage,
Serment d’obéissance et non point d’esclavage;
Et puisqu’il vous souvient d’avoir vu dans ces lieux
Le sénat à ses pieds faisant pour lui des voeux,
Songez qu’en ce lieu même, à cet autel auguste,
Devant ces mêmes dieux, il jura d’être juste.
De son peuple et de lui tel était le lien:
Il nous rend nos serments lorsqu’il trahit le sien;
Et dès qu’aux lois de Rome il ose être infidèle,
Rome n’est plus sujette, et lui seul est rebelle.

ARONS.

Ah! quand il serait vrai que l’absolu pouvoir
Eût entraîné Tarquin par-delà son devoir,
Qu’il en eût trop suivi l’amorce enchanteresse,
Quel homme est sans erreur? et quel roi sans faiblesse?
Est-ce à vous de prétendre au droit de le punir?
Vous, nés tous ses sujets; vous, faits pour obéir!
Un fils ne s’arme point contre un coupable père;
Il détourne les yeux, le plaint, et le révère.
Les droits des souverains sont-ils moins précieux?
Nous sommes leurs enfants; leurs juges sont les dieux.
Si le ciel quelquefois les donne en sa colère,
N’allez pas mériter un présent plus sévère,
Trahir toutes les lois en voulant les venger,
Et renverser l’État au lieu de le changer.
Instruit par le malheur, ce grand maître de l’homme,
Tarquin sera plus juste et plus digne de Rome.
Vous pouvez raffermir, par un accord heureux,
Des peuples et des rois les légitimes noeuds,
Et faire encor fleurir la liberté publique
Sons l’ombrage sacré du pouvoir monarchique.

BRUTUS.

Arons, il n’est plus temps chaque État a ses lois,
Qu’il tient de sa nature, ou qu’il change à son choix.
Esclaves de leurs rois, et même de leurs prêtres,
Les Toscans semblent liés pour servir sous des maîtres,
Et, de leur chaîne antique adorateurs heureux
Voudraient que l’univers fût esclave comme eux.
La Grèce entière est libre, et la molle Ionie
Sous un joug odieux languit assujettie.
Rome eut ses souverains, mais jamais absolus;
Son premier citoyen fut le grand Romulus;
Nous partagions le poids de sa grandeur suprême.
Numa, qui fit nos lois, y fut soumis lui-même.
Rome enfin, je l’avoue, a fait un mauvais choix:
Chez les Toscans, chez vous, elle a choisi ses rois;
Ils nous ont apporté du fond de l’Étrurie
Les vices de leur cour avec la tyrannie.
(Il se lève.)
Pardonnez-nous, grands dieux, si le peuple romain
A tardé si longtemps à condamner Tarquin!
Le sang qui regorgea sous ses mains meurtrières
De notre obéissance a rompu les barrières.
Sous un sceptre de fer tout ce peuple abattu
A force de malheurs a repris sa vertu.
Tarquin nous a remis dans nos droits légitimes;
Le bien public est né de l’excès de ses crimes,
Et nous donnons l’exemple à ces mêmes Toscans,
S’ils pouvaient à leur tour être las des tyrans.

(Les consuls descendent
vers l’autel, et le sénat se lève.)

O Mars! dieu des héros, de Rome, et des batailles,
Qui combats avec nous, qui défends ses murailles,
Sur ton autel sacré. Mars, reçois nos serments
Pour ce sénat, pour moi, pour tes dignes enfants.
Si dans le sein de Rome il se trouvait un traître,
Qui regrettât les rois et qui voulût un maître,
Que le perfide meure au milieu des tourments!
Que sa cendre coupable, abandonnée aux vents,
Ne laisse ici qu’un nom plus odieux encore
Que le nom des tyrans que Rome entière abhorre!

ARONS, avançant vers l’autel.

Et moi, sur cet autel qu’ainsi vous profanez,
Je jure au nom du roi que vous abandonnez,
Au nom de Porsenna, vengeur de sa querelle,
A vous, à vos enfants, une guerre immortelle.
(Les sénateurs font un pas vers le Capitole.)
Sénateurs, arrêtez, ne vous séparez pas;
Je ne me suis pas plaint de tous vos attentats.
La fille de Tarquin, dans vos mains demeurée,
Est-elle une victime à Rome consacrée?
Et donnez-vous des fers à ses royales mains
Pour mieux braver son père et tous les souverains?
Que dis-je! tous ces biens, ces trésors, ces richesses,
Que des Tarquins dans Rome épuisaient les largesses,
Sont-ils votre conquête, ou vous sont-ils donnés?
Est-ce pour les ravir que vous le détrônez?
Sénat, si vous l’osez, que Brutus les dénie.

BRUTUS se tournant vers Arons,

Vous connaissez bien mal et Rome et son génie.
Ces pères des Romains, vengeurs de l’équité,
Ont blanchi dans la pourpre et dans la pauvreté;
Au-dessus des trésors, que sans peine ils vous cèdent,
Leur gloire est de dompter les rois qui les possèdent.
Prenez cet or, Arons; il est vil à nos yeux.
Quant au malheureux sang d’un tyran odieux,
Malgré la juste horreur que j’ai pour sa famille,
Le sénat à mes soins a confié sa fille;
Elle n’a point ici de ces respects flatteurs
Qui des enfants des rois empoisonnent les coeurs;
Elle n’a point trouvé la pompe et la mollesse
dont la cour des Tarquins enivra sa jeunesse;
Mais je sais ce qu’on doit de bontés et d’honneur
A son sexe, à son âge, et surtout au malheur.
Dès ce jour, en son camp que Tarquin la revoie;
Mon coeur même en conçoit une secrète joie:
Qu’aux tyrans désormais rien ne reste en ces lieux
Que la haine de Rome et le courroux des dieux.
Pour emporter au camp l’or qu’il faut y conduire,
Rome vous donne un jour; ce temps doit vous suffire:
Ma maison cependant est votre sûreté;
Jouissez-y des droits de l’hospitalité.
Voilà ce que par moi le sénat vous annonce.
Ce soir à Porsenna rapportez ma réponse:
Reportez-lui la guerre, et dites à Tarquin
Ce que vous avez vu dans le sénat romain.
(Aux sénateurs.)
Et nous, du Capitole allons orner le faîte
Des lauriers dont mon fils vient de ceindre sa tête;
Suspendons ces drapeaux et ces dards tout sanglants
Que ses heureuses mains ont ravis aux Toscans.
Ainsi puisse toujours, plein du même courage.
Mon sang, digne de vous, vous servir d’âge en âge!
Dieux, protégez ainsi contre nos ennemis
Le consulat du père et les armes du fils!

 

 

 

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