Brutus

Scène II

 

TITUS, ARONS.

ARONS.

Après avoir en vain, près de votre sénat,
Tenté ce que j’ai pu pour sauver cet État,
Souffrez qu’à la vertu rendant un juste hommage,
J’admire en liberté ce généreux courage,
Ce bras qui venge Rome, et soutient son pays
Au bord du précipice où le sénat l’a mis.
Ah! que vous étiez digne et d’un prix plus auguste,
Et d’un autre adversaire, et d’un parti plus juste!
Et que ce grand courage, ailleurs mieux employé,
D’un plus digne salaire aurait été payé!
Il est, il est des rois, j’ose ici vous le dire,
Qui mettraient en vos mains le sort de leur empire,
Sans craindre ces vertus qu’ils admirent en vous,
Dont j’ai vu Rome éprise, et le sénat jaloux.
Je vous plains de servir sous ce maître farouche,
Que le mérite aigrit, qu’aucun bienfait ne touche;
Qui, né pour obéir, se fait un lâche honneur
D’appesantir sa main sur son libérateur;
Lui qui, s’il n’usurpait les droits de la couronne,
Devrait prendre de vous les ordres qu’il vous donne.

TITUS.

Je rends grâce à vos soins, seigneur, et messoupçons
De vos bontés pour moi respectent les raisons.
Je n’examine point si votre politique
Pense armer mes chagrins contre ma république,
Et porter mon dépit, avec un art si doux,
Aux indiscrétions qui suivent le courroux.
Perdez moins d’artifice à tromper ma franchise;
Ce coeur est tout ouvert, et n’a rien qu’il déguise.
Outragé du sénat, j’ai droit de le haïr;
Je le hais: mais mon bras est prêt à le servir.
Quand la cause commune au combat nous appelle,
Rome au coeur de ses fils éteint toute querelle;
Vainqueurs de nos débats, nous marchons réunis;
Et nous ne connaissons que vous pour ennemis.
Voilà ce que je suis, et ce que je veux être.
Soit grandeur, soit vertu, soit préjugé peut-être,
Né parmi les Romains, je périrai pour eux:
J’aime encor mieux, seigneur, ce sénat rigoureux,
Tout injuste pour moi, tout jaloux qu’il peut être,
Que l’éclat d’une cour et le sceptre d’un maître.
Je suis fils de Brutus, et je porte en mon coeur
La liberté gravée, et les rois en horreur.

ARONS.

Ne vous flattez-vous point d’un charme imaginaire?
Seigneur, ainsi qu’à vous la liberté m’est chère:
Quoique né sous un roi, j’en goûte les appas;
Vous vous perdez pour elle, et n’en jouissez pas.
Est-il donc, entre nous, rien de plus despotique
Que l’esprit d’un État qui passe en république?
Vos lois sont vos tyrans; leur barbare rigueur
Devient sourde au mérite, au sang, à la faveur:
Le sénat vous opprime, et le peuple vous brave;
Il faut s’en faire craindre, ou ramper leur esclave.
Le citoyen de Rome, insolent ou jaloux,
Ou hait votre grandeur, ou marche égal à vous.
Trop d’éclat l’effarouche; il voit d’un oeil sévère,
Dans le bien qu’on lui fait, le mal qu’on lui peutfaire:
Et d’un bannissement le décret odieux
Devient le prix du sang qu’on a versé pour eux.
Je sais bien que la cour, seigneur, a ses naufrages;
Mais ses jours sont plus beaux, son ciel a moinsd’orages.
Souvent la liberté, dont on se vante ailleurs,
Étale auprès d’un roi ses dons les plus flatteurs;
Il récompense, il aime, il prévient les services:
La gloire auprès de lui ne fuit point les délices.
Aimé du souverain, de ses rayons couvert,
Vous ne servez qu’un maître, et le reste vous sert.
Ébloui d’un éclat qu’il respecte et qu’il aime,
Le vulgaire applaudit jusqu’à nos fautes même:
Nous ne redoutons rien d’un sénat trop jaloux;
Et les sévères lois se taisent devant nous.
Ah! que, né pour la cour, ainsi que pour les armes,
Des faveurs de Tarquin vous goûteriez les charmes!
Je vous l’ai déjà dit, il vous aimait, seigneur;
Il aurait avec vous partagé sa grandeur:
Du sénat à vos pieds la fierté prosternée
Aurait…

TITUS.

J’ai vu sa cour, et je l’ai dédaignée.
Je pourrais, il est vrai, mendier son appui,
Et, son premier esclave, être tyran sous lui.
Grâce au ciel, je n’ai point cette indigne faiblesse;
Je veux de la grandeur, et la veut sans bassesse;
Je sens que mon destin n’était point d’obéir:
Je combattrai vos rois, retournez les servir.

ARONS.

Je ne puis qu’approuver cet excès de constance;
Mais songez que lui-même éleva votre enfance.
Il s’en souvient toujours: hier encor, seigneur,
En pleurant avec moi son fils et son malheur,
Titus, me disait-il, soutiendrait ma famille,
Et lui seul méritait mon empire et ma fille.

TITUS, en se détournant.

Sa fille! dieux! Tullie! O voeux infortunés!

ARONS, en regardant Titus.

Je la ramène au roi que vous abandonnez;
Elle va, loin de vous et loin de sa patrie,
Accepter pour époux le roi de Ligurie:
Vous cependant ici servez votre sénat,
Persécutez son père, opprimez son État.
J’espère que bientôt ces voûtes embrasées,
Ce Capitole en cendre, et ces tours écrasées,
Du sénat et du peuple éclairant les tombeaux,
A cet hymen heureux vont servir de flambeaux.

 

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