Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 4LA SALLE D’ATTENTE

« Eh bien, oui, je t’aime, je t’aime… plus que jamais, etpour toujours… À quoi bon lutter et nous débattre ? Notrecrime est plus fort que nous… Après tout, est-ce bien un crime denous aimer ?… Nous étions destinés l’un à l’autre.N’avons-nous pas le droit de nous rejoindre, malgré la vie qui nousa séparés ? Allons, viens. C’est fini, nous partons… Demainsoir, gare de Lyon, à dix heures… Les billets seront pris, et jet’attendrai…

FRANTZ. »

Il y avait un mois que Sidonie espérait cette lettre, un moisqu’elle mettait en œuvre toutes ses câlineries et ses ruses pouramener son beau-frère à cette explosion de passion écrite. Elleavait eu du mal à y arriver, Ce n’était pas facile de pervertirjusqu’au crime un cœur honnête et jeune comme celui de Frantz, etdans cette lutte singulière où celui qui aimait véritablementcombattait contre sa propre cause, elle s’était sentie souvent àbout de forces et presque découragée. Lorsqu’elle le croyait leplus dompté, sa droiture se révoltait tout à coup, et il était toutprêt à s’enfuir, à lui échapper encore. Aussi quel triomphe pourelle, quand cette lettre lui fut remise un matin. Justement madameDobson était là. Elle venait d’arriver, chargée des plaintes deGeorges qui s’ennuyait loin de sa maîtresse et commençait às’inquiéter de ce beau-frère plus assidu, plus jaloux, plusexigeant qu’un mari.

– Ah ! le pauvre cher, le pauvre cher, disait lasentimentale Américaine, si tu voyais comme il est malheureux.

Et, tout en secouant ses frisures, elle dénouait son rouleau demusique, en tirait des lettres du pauvre cher qu’elle cachaitsoigneusement entre les feuilles de ses romances, heureuse de setrouver mêlée à cette histoire d’amour, de s’exalter dans uneatmosphère d’intrigue et de mystère qui attendrissait ses yeuxfroids et son teint de blonde sèche.

Le plus étrange, c’est que tout en se prêtant très volontiers àce va-et-vient de lettres d’amour, cette jeune et jolie Dobson n’enavait jamais écrit ni reçu une seule pour son compte. Toujours enroute entre Asnières et Paris, un message amoureux sous son aile,ce singulier pigeon voyageur restait fidèle à son pigeonnier et neroucoulait que pour le bon motif. Quand Sidonie lui eut montré lebillet de Frantz, madame Dobson demanda :

– Que vas-tu répondre ?

– C’est fait. J’ai répondu oui.

– Comment ! tu partirais avec ce fou ?

Sidonie se mit à rire.

– Ah ! mais non, par exemple. J’ai dit oui, pour qu’ilaille m’attendre à la gare. Voilà tout. C’est bien le moins que jelui donne un quart d’heure d’angoisse. Il m’a rendue assezmalheureuse depuis un mois. Pense que j’ai changé toute ma vie pource monsieur. J’ai dû renoncer à recevoir, fermer ma porte à mesamis, à tout ce que je connais de jeune et d’aimable, à commencerpar Georges et à finir par toi. Car tu sais, ma chérie, tu luidéplaisais toi aussi, et il aurait voulu te renvoyer comme lesautres.

Ce que Sidonie ne disait pas, et sa raison la plus forte d’envouloir à Frantz, c’est qu’il lui avait fait très peur en lamenaçant de son mari. À partir de ce moment, elle s’était sentietoute mal à son aise, et sa vie, sa chère vie qu’elle choyait tant,lui avait semblé sérieusement exposée. Ces hommes trop blonds etfroids d’aspect, comme Risler, ont des colères terribles, descolères blanches dont on ne peut calculer les résultats, comme cespoudres explosibles sans couleur ni saveur, que l’on craintd’employer parce qu’on n’en connaît pas la puissance. Positivementl’idée qu’un jour ou l’autre son mari pouvait être prévenu de saconduite l’épouvantait.

De son existence d’autrefois, existence pauvre dans un quartierpopuleux, il lui revenait des souvenirs de ménages en déroute, demaris vengés, de sang éclaboussé sur les hontes de l’adultère. Desvisions de mort la poursuivaient. Et la mort, l’éternel repos, legrand silence, étaient bien faits pour effrayer ce petit êtreaffamé de plaisir, avide de bruit et de mouvement jusqu’à lafolie.

Cette bienheureuse lettre mettait fin à toutes ses terreurs.Maintenant il était impossible que Frantz la dénonçât, même dans safureur de déconvenue, en lui sachant une arme pareille entre lesmains ; d’ailleurs, s’il parlait, elle montrerait la lettre,et toutes ses accusations deviendraient pour Risler de purescalomnies. Ah ! monsieur le justicier, nous vous tenons àprésent. Subitement elle fut prise d’un accès de joie folle.

– Je renais… je renais… disait-elle à madame Dobson.

Elle courait dans les allées du jardin, se fit de gros bouquetspour son salon, ouvrit les fenêtres toutes grandes au soleil, donnades ordres à la cuisinière, au cocher, au jardinier. Il fallait quela maison fût belle, Georges allait revenir, et, pour commencer,elle organisa un grand dîner pour la fin de la semaine. Vraiment onaurait dit qu’elle avait été absente pendant un mois et qu’ellerevenait d’un voyage d’affaires ennuyeux et fatigant, tant ellemettait de hâte à faire autour d’elle du mouvement et de lavie.

Le lendemain, dans la soirée, Sidonie, Risler et madame Dobsonétaient réunis tous les trois au salon. Pendant que le bon Rislerfeuilletait un gros bouquin de mécanique, madame Dobsonaccompagnait au piano Sidonie qui chantait. Tout à coup celle-cis’interrompit au milieu de sa romance et partit d’un éclat de rire.Dix heures venaient de sonner. Risler leva le nezvivement :

– Qu’est-ce qui te fait rire ?

– Rien… une idée, répondit Sidonie, en montrant la penduleà madame Dobson d’un petit clignement d’yeux.

C’était l’heure indiquée pour le rendez-vous, et elle pensaitaux tourments de son amoureux en train de l’attendre.

 

Depuis le retour du messager qui avait apporté à Frantz le« oui. » de Sidonie, si fiévreusement attendu, il s’étaitfait un grand calme dans son esprit troublé, et comme une détentesubite. Plus d’incertitudes, plus de tiraillements entre la passionet le devoir. Instantanément il se sentit allégé, comme s’iln’avait plus de conscience. Avec le plus grand calme, il fit sespréparatifs, roula ses malles sur le carreau, vida la commode etles armoires, et bien longtemps avant l’heure qu’il avait fixéepour qu’on vint chercher ses bagages, il était assis sur une caisseau milieu de sa chambre, regardant devant lui la carte géographiqueclouée au mur, comme un emblème de sa vie errante, suivant de l’œilla ligne droite des routes et ce trait ondé comme une vague quifigure les océans.

Pas une fois la pensée ne lui vint que de l’autre côté du palierquelqu’un pleurait et soupirait à cause de lui. Pas une fois il nesongea au désespoir de son frère, au drame épouvantable qu’ilsallaient laisser derrière eux. Il était bien loin de toutes ceschoses, parti en avant, déjà sur le quai de la gare avec Sidonie envêtements sombres de voyage et de fuite. Plus loin encore, au bordde la mer bleue où ils s’arrêteraient quelque temps pour dépisterles recherches. Toujours plus loin, arrivant avec elle dans un paysinconnu où nul ne pourrait la demander ni la reprendre. D’autresfois, il songeait au wagon en route dans la nuit et la campagnedéserte. Il voyait une tête mignonne et pâle appuyée près de lasienne sur les coussins, une lèvre en fleur à portée de sa lèvre,et deux yeux profonds qui le regardaient sous la lumière douce dela lampe, dans le bercement des roues et de la vapeur.

Et maintenant souffle et rugis, machine. Ébranle la terre,rougis le ciel, crache la fumée et la flamme. Plonge-toi dans lestunnels, franchis les monts et les fleuves, saute, flambeéclate ; mais emporte-nous avec toi, emporte-nous loin dumonde habité, de ses lois, de ses affections, hors de la vie, horsde nous-mêmes !…

Deux heures avant l’ouverture du guichet pour le train désigné,Frantz était déjà à la gare de Lyon, cette gare triste qui dans leParis lointain où elle est située semble une première étape de laprovince. Il s’assit dans le coin le plus sombre, et resta là sansbouger, comme étourdi. À cette heure son cerveau était aussi agitéet tumultueux que la gare elle-même. Il se sentait envahi par unefoule de réflexions sans suite, de souvenirs vagues, derapprochements bizarres. En une minute il faisait de tels voyagesau plus lointain de sa mémoire qu’il se demanda deux ou trois foispourquoi il était là et ce qu’il attendait. Mais l’idée de Sidoniejaillissait de ces pensées sans suite et les éclairait d’une pleinelumière.

Elle allait venir.

Et machinalement, quoique l’heure du rendez-vous fût encore bienéloignée, il regardait parmi ces gens qui se pressaient,s’appelaient, cherchant s’il n’apercevrait pas cette silhouetteélégante sortie tout à coup de la foule et l’écartant à chaque pasau rayonnement de sa beauté.

Après bien des départs, des arrivées, des coups de sifflet dontle cri captif sous les voûtes ressemblait à un déchirement, il sefit un grand vide dans la gare, déserte subitement comme une égliseen semaine. Le train de dix heures approchait. Il n’y en avait plusd’autre avant celui-là. Frantz se leva. Maintenant ce n’était plusun rêve, une chimère perdue dans ces limites du temps si vastes, siincertaines.

Dans un quart d’heure, une demi-heure au plus tard, elle seraitlà. Alors commença pour lui l’horrible supplice de l’attente, cettesuspension de tout l’être, singulière situation du corps et del’esprit, où le cœur ne bat plus, où la respiration halète comme lapensée, où les gestes, les phrases restent inachevés, où toutattend. Les poètes l’ont cent fois décrite, cette angoissedouloureuse de l’amant qui écoute le roulement d’une voiture dansla rue déserte, un pas furtif montant l’escalier.

Mais attendre sa maîtresse dans une gare, dans une salled’attente, c’est bien autrement lugubre. Ces quinquets allumés etsourds, sans reflet sur un plancher poussiéreux, ces grandes baiesvitrées, cet incessant bruit de pas et de portes qui sonne auxoreilles inquiètes, la hauteur vide des murs, ces affiches qui s’yétalent : « train de plaisir pour Monaco, promenadecirculaire en Suisse », cette atmosphère de voyage, dechangement, d’indifférence, d’inconstance, tout est bien fait pourserrer le cœur et augmenter son angoisse.

Frantz allait, venait, guettant les voitures qui arrivaient.Elles s’arrêtaient aux longues marches de pierre. Les portièress’ouvraient, se refermaient bruyamment, et de l’ombre du dehors lesvisages apparaissent en lumière sur le seuil, figures tranquillesou tourmentées, heureuses ou navrées, chapeaux à plumes serrés devoiles clairs, bonnets de paysannes, enfants endormis qu’ontraînait par la main. Chaque apparition nouvelle le faisaittressaillir. Il croyait la voir hésitante, voilée, un peuembarrassée. Comme il serait vite auprès d’elle pour la rassurer,pour la défendre.

À mesure que la gare s’emplissait, le guet devenait plusdifficile. Les voitures se succédaient sans interruption. Il étaitobligé de courir d’une porte à l’autre. Alors il sortit, pensantqu’il serait mieux dehors pour voir, et ne pouvant supporter pluslongtemps dans l’air banal et étouffé de la salle l’oppression quicommençait à l’étreindre.

Il faisait un temps mou de la fin de septembre. Un brouillardléger flottait, et les lanternes des voitures apparaissaienttroubles et mates au bas de la grande chaussée en pente. Chacune enarrivant avait l’air de dire : « C’est moi… mevoilà… » Mais ce n’était jamais Sidonie qui descendait, etcette voiture qu’il avait regardée venir de loin, le cœur gonfléd’espoir comme si elle eût contenu plus que sa vie, il la voyaits’en retourner vers Paris, banalement légère et vide.

L’heure du départ approchait. Il regarda au cadran, il n’y avaitplus qu’un quart d’heure. Cela lui parut effrayant ; mais lacloche du guichet qu’on venait d’ouvrir, l’appelait. Il y courut,et prit son rang dans la longue file.

– Deux premières pour Marseille, demanda-t-il. Il luisemblait que c’était déjà une prise de possession.

Parmi les brouettes chargées de colis, les gens en retard qui sebousculaient, il retourna à son poste d’observation. Les cocherslui criaient : « Gare ! » Il restait sur lepassage des roues, sous le pied des chevaux, l’oreille assourdie,les yeux grands ouverts. Plus que cinq minutes. Il était presqueimpossible qu’elle arrivât à temps. On se précipitait pour entrerdans les salles intérieures. Les malles roulaient auxbagages ; et les gros paquets enveloppés de linge, les valisesà clous de cuivre, les petits sacs en sautoir des commis-voyageurs,les paniers de toutes grandeurs, s’engouffraient à la même porte,secoués, balancés, avec la même hâte.

Enfin elle apparut…

 

Oui, la voilà, c’est bien elle, une femme en noir, mince,élancée, accompagnée d’une autre plus petite, madame Dobson sansdoute. Mais au second regard il se détrompa C’était une jeune femmequi lui ressemblait, élégante comme elle, Parisienne, laphysionomie heureuse. Un homme, jeune aussi, vint la rejoindre, Cedevait être un voyage de noces, la mère les accompagnait, venaitles mettre en wagon. Ils passèrent devant Frantz enveloppés dans lecourant de bonheur qui les entraînait. Avec un sentiment de rage etd’envie, il les vit franchir la porte battante, appuyés l’un àl’autre, unis et serrés dans la foule.

Il lui sembla que ces gens-là l’avaient volé, que c’était saplace à lui et celle de Sidonie qu’ils allaient occuper dans letrain… À présent, c’est la folie du départ, le dernier coup decloche, la vapeur qui chauffe avec un bruit sourd où se mêlent lepiétinement des retardataires, le fracas des portes et des lourdsomnibus. Et Sidonie ne vient pas. Et Frantz attend toujours. À cemoment une main se pose sur son épaule.

Dieu !

Il se retourne. La grosse tête de M. Gardinois, encadréed’une casquette à oreillons, est devant lui.

– Je ne me trompe pas, c’est monsieur Risler. Vous partezdonc par l’express de Marseille ? Moi aussi, mais je ne vaispas loin.

Il explique à Frantz qu’il a manqué le train d’Orléans et qu’ilva tâcher de rejoindre Savigny par la ligne de Lyon ; puis ilparle de Risler aîné, de la fabrique.

– Il paraît que ça ne va pas, les affaires, depuis quelquetemps… Ils ont été pincés dans la faillite Bonnardel… Ah ! nosjeunes gens ont besoin de prendre garde… Du train dont ils mènentleur barque il pourrait bien leur en arriver autant qu’auxBonnardel… Mais pardon. Je crois que voilà le guichet qui vafermer. À revoir.

Frantz a à peine entendu ce qu’on vient de lui dire. La ruine deson frère, l’écroulement du monde entier, rien ne compte plus pourlui. Il attend, il attend…

Mais voilà le guichet qui se ferme brusquement, comme unedernière barrière devant son espoir entêté. La gare est vide denouveau. La rumeur s’est déplacée, transportée sur la voie ;et soudain un grand coup de sifflet, qui se perd dans la nuit,arrive à l’amant comme un adieu ironique.

Le train de dix heures est parti.

Il essaye d’être calme et de raisonner. Évidemment elle auramanqué le convoi d’Asnières ; mais sachant qu’il l’attend,elle va venir n’importe à quelle heure de la nuit. Attendonsencore. La salle est faite pour cela. Le malheureux s’assied sur unbanc. On a fermé les larges vitres où l’ombre se plaque avec desluisants de papier verni. La marchande de livres, à moitiéassoupie, s’occupe de ranger sa boutique. Il regarde machinalementces files de volumes bariolés, toute la bibliothèque des chemins defer, dont il sait les titres par cœur depuis quatre heures qu’ilest là.

Il y a des livres qu’il reconnaît pour les avoir lus sous latente à Ismaïlia ou dans le paquebot qui le ramenait de Suez, etces romans vulgaires insignifiants, en ont tous gardé pour lui unparfum marin ou exotique. Mais bientôt la boutique des livres estfermée, et il n’a même plus cette ressource pour tromper sa fatigueet sa fièvre. La baraque aux joujoux vient de rentrer aussi toutentière dans sa clôture de planches. Les sifflets, les brouettes,les arrosoirs, les pelles, les râteaux, tout l’outillage des petitsParisiens en villégiature disparaît en une minute. La marchande,une femme maladive, à l’air triste, s’entortille d’un vieux manteauet s’en va, sa chaufferette à la main.

Tous ces gens-là ont fini leur journée, l’ont prolongée jusqu’àla dernière minute avec cette vaillance et cet entêtement de Parisqui n’éteint ses réverbères qu’au jour. Cette idée de longue veillele fait penser à une chambre bien connue où la lampe baisse à cetteheure sur la table chargée de colibris et de lucioles ; maiscette vision traverse rapidement son esprit dans ce chaos depensées sans suite que fait naître en lui le délire del’attente.

Tout à coup il s’aperçoit qu’il meurt de soif. Le Café de laGare est encore ouvert. Il y entre. Les garçons de nuit dorment surles banquettes. Le plancher est humide de la rinçure des verres. Onmet un temps infini à le servir ; puis, au moment de boire,l’idée que Sidonie est peut-être arrivée pendant son absence,qu’elle le cherche dans la salle, le fait se lever en sursaut etpartir comme un fou en laissant son verre plein et sa monnaie surla table.

Elle ne viendra pas. Il le sent.

Son pas qui résonne sur toute la longueur du perron devant lagare, monotone et régulier, l’agace à entendre comme un témoignagede sa solitude et de sa déconvenue.

Que s’est-il donc passé ? Qui a pu la retenir ?A-t-elle été malade, ou bien est-ce le remords anticipé de safaute ? Mais, dans ce cas, elle aurait fait prévenir, elleaurait envoyé madame Dobson. Peut-être aussi Risler avait-il trouvéla lettre ? Elle était si folle, si imprudente.

Et pendant qu’il se perdait ainsi en conjectures, l’heures’avançait. Déjà le haut des bâtiments de Mazas, plongés dansl’ombre, blanchissait et devenait distinct. Que faire ? Ilfallait aller à Asnières tout de suite, tâcher de savoir, des’informer. Il aurait voulu y être déjà. Sa résolution prise, ildescendit la rampe de la gare d’un pas rapide, croisant sur saroute des soldats chargés de leurs sacs, des pauvres gens arrivantpour le train du matin, le train des misères qui se lèvent de bonneheure.

Il traversa le Paris du petit jour, un Paris triste etfrissonnant où la lanterne des postes de police jetait de loin enloin sa lueur rouge et que les sergents de ville arpentaient deuxpar deux, s’arrêtant à l’angle des rues, scrutant l’ombre d’unregard.

Devant un de ces postes, il vit du monde arrêté, deschiffonniers, des femmes de la campagne. Sans doute quelque dramede la nuit qui allait avoir son dénoûment chez le commissaire depolice… Ah ! si Frantz avait su ce que c’était que cedrame ; mais il ne pouvait pas s’en douter et regarda cela deloin avec indifférence.

Seulement, toutes ces laideurs, cette aube qui se levait surParis avec des pâleurs fatiguées, ces réverbères clignotant au bordde la Seine comme les cierges d’une veillée mortuaire,l’éreintement de sa nuit blanche l’enveloppèrent d’une tristesseprofonde.

Quand il arriva à Asnières, après deux ou trois heures demarche, ce fut comme un réveil. Le soleil levant, dans toute sagloire, enflammait la plaine et l’eau. Le pont, les maisons, lequai, tout avait cette netteté du matin qui donne l’impression d’unjour tout neuf sortant lumineux et souriant des brumes épaisses dela nuit. De loin il aperçut la maison de son frère, déjà réveillée,les persiennes ouvertes et les fleurs au bord des croisées. Il erraquelque temps avant d’oser rentrer. Tout à coup quelqu’un le hélade la berge.

– Tiens, monsieur Frantz… Comme vous voilà de bonne heureaujourd’hui.

C’était le cocher de Sidonie qui allait baigner ses chevaux.

– Rien de nouveau à la maison ?… lui demanda Frantz entremblant.

– Rien de nouveau, monsieur Frantz.

– Mon frère est-il chez lui ?

– Non, monsieur a couché à la fabrique.

– Il n’y a personne de malade ?

– Non, monsieur Frantz, personne que je sache.

Et les chevaux entrèrent dans l’eau jusqu’au poitrail en faisantjaillir l’écume. Alors Frantz se décida à sonner à la petite porte.On ratissait les allées du jardin. La maison était en rumeur ;et, malgré l’heure matinale, il entendit la voix de Sidonie claireet vibrante comme un chant d’oiseau dans les rosiers de la façade.Elle parlait avec animation. Frantz, très ému, s’approcha pourécouter.

– Non, pas de crème… Le parfait suffira…, Surtout qu’ilsoit bien glacé, et pour sept heures… Ah ! et comme entrée…voyons un peu.

Elle était en grande conférence avec sa bonne pour son fameuxdîner du lendemain. La brusque apparition de son beau-frère ne ladérangea pas :

– Ah ! bonjour, Frantz, lui dit-elle bientranquillement… Je suis à vous tout à l’heure. Nous avons du mondeà dîner demain, des clients de la maison, un grand dînerd’affaires… Vous permettez, n’est-ce pas ?

Fraîche, souriante, dans les ruches blanches de son peignoirtraînant et de son petit bonnet de dentelles, elle continua àcomposer son menu, en aspirant l’air frais qui montait de laprairie et de la rivière. Il n’y avait pas sur ce visage reposé lamoindre trace de chagrin ou d’inquiétude. Son front uni, cetétonnement charmant du regard qui si longtemps devait la garderjeune, sa lèvre entr’ouverte et rose faisaient un étrange contrasteavec la figure de l’amant, décomposée par sa nuit d’angoisse et defatigue.

Pendant un grand quart d’heure, Frantz, assis dans un coin dusalon, vit défiler devant lui, dans leur ordre habituel, tous lesplats convenus d’un dîner bourgeois, depuis les petits pâtéschauds, la sole normande et les innombrables ingrédients dont ellese compose, jusqu’aux pêches de Montreuil et au chasselas deFontainebleau. Elle ne lui fit pas grâce d’un entremets.

Enfin, quand ils furent seuls et qu’il put parler :

– Vous n’avez donc pas reçu ma lettre ?… demanda-t-ild’une voix sourde.

– Mais si, parfaitement.

Elle s’était levée pour rajuster devant la glace quelques petitsfrisons mêlés à ses rubans flottants, et continua tout en seregardant :

– Mais si, je l’ai reçue, votre lettre. J’ai été mêmeenchantée de la recevoir… Maintenant, si l’envie vous prenait defaire à votre frère les vilains rapports dont vous m’aviez menacée,je lui prouverais facilement que le dépit d’un amour criminel,repoussé par moi comme il convenait, a été la seule cause de cesdélations mensongères. Tenez-vous pour averti, mon cher… et àrevoir.…

Heureuse comme une actrice qui vient de finir une tirade à grandeffet, elle passa devant lui et sortit du salon en souriant, lecoin de la bouche relevé, triomphante et sans colère.

Et il ne la tua pas !

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