Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 3LA BRASSERIE DE LA RUE BLONDEL

Depuis son mariage, Risler avait renoncé à la brasserie. Sidonieaurait eu plaisir à le voir quitter la maison, le soir, pour uncercle élégant, une réunion d’hommes riches et bien mis ; maisl’idée qu’il retournerait dans la fumée des pipes, vers les amis dutemps passé, Sigismond, Delobelle, son père, cette idéel’humiliait, la rendait malheureuse. Alors il n’y alla plus ;et cela lui coûtait un peu. C’était presque un souvenir du pays,cette brasserie située dans un coin oublié du vieux Paris. Lesvoitures rares, des rez-de-chaussée à hautes fenêtres grillagées,des odeurs fraîches de droguerie, de produits pharmaceutiquesdonnaient à cette petite rue Blondel une vague ressemblance aveccertaines rues de Bâle ou de Zurich. La brasserie était tenue parun Suisse, bourrée de gens de là-bas. Quand la porte s’ouvrait, àtravers le brouillard des pipes, la lourdeur épaisse des accents duNord, on avait la vision d’une immense salle basse avec des jambonspendus aux poutres, des tonneaux de bière alignés, de la sciure debois jusqu’à mi-jambes, et sur le comptoir de grands saladiers depommes de terre roses comme des châtaignes, des corbeilles deprachtels sortant du four tout saupoudrés de sel blanc surleurs nœuds dorés.

Pendant vingt ans, Risler avait eu là sa pipe, une longue pipemarquée à son nom au râtelier des habitués, et sa table où venaients’asseoir quelques compatriotes discrets, silencieux, quiécoutaient et admiraient, sans les comprendre, les interminablesdiscussions de Chèbe et de Delobelle. Une fois Risler parti, cesdeux derniers avaient à leur tour déserté la brasserie, pourplusieurs bonnes raisons. D’abord M. Chèbe habitait très loinmaintenant. Grâce à la générosité de ses enfants il avait enfinréalisé le rêve de toute sa vie.

– Quand je serai riche, disait toujours le petit homme dansson triste appartement du Marais, j’aurai une maison à moi, auxportes de Paris, presque à la campagne, un petit jardin que jebêcherai, que j’arroserai moi-même. Cela vaudra mieux pour ma santéque toutes les agitations de la capitale.

Eh bien ! il l’avait à présent sa maison, et il ne s’yamusait pas, je vous jure. C’était à Montrouge, sur le chemin deronde : « Petit chalet avec jardin », disaitl’écriteau dont le carton carré donnait une idée à peu près exactedes dimensions de la propriété. Les papiers étaient neufs etchampêtres, les peintures toutes fraîches ; un tonneaud’arrosage installé à côté d’un berceau de vigne-vierge jouait lerôle de pièce d’eau. Joignez à tous ces avantages qu’une baieseulement séparait ce paradis d’un autre « chalet avecjardin » tout à fait du même genre, où demeuraient le caissierSigismond Planus et sa sœur. Pour madame Chèbe, c’était unvoisinage précieux. Quand la bonne femme s’ennuyait, elle emportaitdes provisions de tricot et de raccommodages sous le berceau de lavieille fille qu’elle éblouissait du récit de ses splendeurspassées. Malheureusement son mari n’avait pas les mêmesdistractions.

Tout allait bien encore les premiers temps. On était au cœur del’été. M. Chèbe, continuellement en manches de chemise,faisait son installation. Le moindre clou à planter dans la maisonétait l’objet de réflexions oiseuses, de discussions sans fin. Pourle jardin, la même chose Il avait d’abord décidé d’en faire unjardin anglais, pelouses toujours vertes, allées tournantesombragées de massifs. Le diable, est que les massifs mettaient biendu temps à pousser.

– Ma foi ! j’ai envie d’en faire un verger, disaitl’impatient petit homme.

Et le voilà ne rêvant plus que bordures de légumes, haricots enligne, pêchers en espalier. Il piochait des matinées entières,fronçant le sourcil d’un air préoccupé, s’essuyant le frontostensiblement devant sa femme pour se faire dire :

– Mais repose-toi donc… tu vas te tuer.

En fin de compte, le jardin resta mixte, fleurs et fruits, parcet potager ; et chaque fois qu’il descendait dans Paris,M. Chèbe avait soin d’orner sa boutonnière d’une rose de sonparterre.

Tant que le beau temps dura, les bonnes gens ne se lassèrent pasd’admirer les couchers de soleil derrière les fortifications, lalongueur des jours, le bon air de la campagne. Quelquefois, lesoir, les fenêtres ouvertes, ils chantaient à deux voix : etdevant les étoiles du ciel qui s’allumaient en même temps que leslanternes du chemin de fer de ceinture, Ferdinand devenait lyrique…Mais quand la pluie arriva et qu’on ne put plus sortir, quelletristesse ! Madame Chèbe, parisienne consommée, regrettait lespetites rues du Marais, ses courses au marché des Blancs-Manteaux,chez les fournisseurs du quartier.

Tout près de la vitre, à son poste d’observation et de couture,elle regardait le petit jardin humide où les volubilis en graine etles capucines défleuries se détachaient d’elles-mêmes despalissades d’un air d’accablement, la longue ligne droite des talustoujours verts, et un peu plus loin, au coin d’une rue, la stationdes omnibus de Paris avec tous les points de leur parcours écritsen lettres tentantes sur les parois vernies. Chaque fois qu’un deces omnibus s’ébranlait pour partir, elle le suivait de l’œil commeun employé de Cayenne ou de Nouméa contemple le paquebot quiretourne en France, faisait le voyage avec lui, savait à quel pointil s’arrêterait, à quel autre il tournerait, lourdement en frôlantde ses roues les vitres des boutiques…

Prisonnier. M. Chèbe devint terrible. Il ne pouvait plusjardiner. Le dimanche, les fortifications étaient désertes, il n’yavait plus moyen de se promener au milieu des familles d’ouvriersgoûtant sur l’herbe, d’aller d’un groupe à l’autre, en voisin, lespieds dans des pantoufles brodées, avec l’autorité d’un richepropriétaire du voisinage. Cela surtout lui manquait, dévoré commeil était du désir qu’on s’occupât de lui. Dès lors, ne sachant plusque faire, n’ayant plus personne devant qui poser, personne pourécouter ses projets, ses histoires, le récit de l’accident arrivéau duc d’Orléans, – le pareil, vous savez, lui était arrivé dans sajeunesse – l’infortuné Ferdinand accablait sa femme dereproches.

– Ta fille nous exile,… ta fille a honte de nous…

On n’entendait que cela : « Ta fille… ta fille… tafille… » Car, dans son irritation contre Sidonie, il lareniait, laissant à sa femme la responsabilité de cette enfantmonstrueuse et dénaturée. C’était un vrai soulagement pour lapauvre madame Chèbe, quand son mari montait dans un des omnibus dela station pour s’en aller relancer Delobelle dont la flânerieétait toujours disponible, et déverser dans son sein toutes lesrancunes qu’il avait contre son gendre et sa fille.

L’illustre Delobelle, lui aussi, en voulait à Risler, et disaitvolontiers de lui, « C’est un lâcheur… »

Le grand homme avait espéré faire partie intégrante du nouveauménage, être l’organisateur des fêtes, l’arbitre des élégances. Aulieu de cela, Sidonie l’accueillait très froidement, et Risler nel’emmenait même plus à la brasserie. Pourtant le comédien ne seplaignait pas trop haut, et toutes les fois qu’il rencontrait sonami, il l’accablait de prévenances et de flatteries ; car ilallait avoir besoin de lui.

Fatigué d’attendre le directeur intelligent, ne voyant jamaisvenir le rôle qu’il espérait depuis tant d’années, Delobelle avaiteu l’idée d’acheter un théâtre et de l’exploiter lui-même. Ilcomptait sur Risler pour les fonds. Tout juste il se trouvait surle boulevard du Temple un petit théâtre à vendre, par suite de lafaillite de son directeur. Delobelle en parla à Risler, d’abordtrès vaguement, sous une forme tout à fait hypothétique :« Il y aura un bon coup à faire… » Risler écoutait avecson flegme habituel, disant : « En effet, ce serait trèsbon pour vous. » Puis à une ouverture plus directe, n’osantpas répondre « non », il s’était réfugié derrière des« je verrai… plus tard… je ne dis pas »… et finalementavait prononcé cette parole malheureuse : « Il faudraitvoir les devis ».

Pendant huit jours, le comédien avait pioché, fait des plans,aligné des chiffres, assis entre ses deux femmes qui le regardaientavec admiration et se grisaient de ce nouveau rêve. Dans la maison,on disait : « M. Delobelle va acheter unthéâtre ». Sur le boulevard, dans les cafés d’acteurs, iln’était bruit que de cette acquisition, Delobelle ne cachait pasqu’il avait trouvé un bailleur de fonds, et cela lui valait d’êtreentouré d’une foule de comédiens sans emploi, de vieux camaradesqui venaient lui taper familièrement sur l’épaule, se rappeler àlui. « Tu sais, ma vieille… » Il promettait desengagements, déjeunait au café, y écrivait des lettres, saluait dubout des doigts les gens qui entraient, tenait des colloques trèsanimés dans des coins ; et déjà deux auteurs râpés lui avaientlu un drame en sept tableaux qui lui « allait comme ungant » pour sa pièce d’ouverture. Il disait « monthéâtre ! » et on lui adressait des lettres :« À M. Delobelle, directeur ».

Quand il eut composé son prospectus, fait ses devis il allatrouver Risler à la fabrique. Celui-ci, très occupé, lui donnarendez-vous rue Blondel ; et le soir même Delobelle, arrivé lepremier à la brasserie, s’installait à leur ancienne table,demandait une canette et deux verres, et attendait. Il attenditlongtemps, l’œil sur la porte, frémissant d’impatience. Rislern’arrivait pas. Chaque fois que quelqu’un entrait, le comédien seretournait. Il avait mis ses papiers sur la table et les relisaitavec des gestes, des mouvements de tête et des lèvres.

L’affaire était unique, splendide. Déjà il se voyait jouant, carc’était là le point essentiel, jouant sur un théâtre à lui desrôles faits exprès pour lui, à sa taille, où il aurait tous leseffets…

Tout à coup la porte s’ouvrit, et, dans la fumée des pipes,M. Chèbe parut. Il fut aussi surpris et vexé de voir Delobellelà que Delobelle l’était lui-même… Il avait écrit à son gendre lematin qu’il désirait l’entretenir très sérieusement et qu’ill’attendrait à la brasserie. C’était pour une affaire d’honneur,tout à fait entre eux, d’homme à homme. Le vrai de cette affaired’honneur, c’est que M. Chèbe avait donné congé de la petitemaison de Montrouge, et loué rue du Mail, en plein quartier ducommerce, un magasin avec entresol… Un magasin ?… Mon Dieu,oui… Et maintenant il était un peu effrayé de son coup de tête,inquiet de savoir comment sa fille le prendrait, d’autant plus quele magasin coûtait bien plus cher que la maison de Montrouge etqu’il y aurait quelques grosses réparations à faire, en entrant.Comme il connaissait de longue date la bonté de son gendre,M. Chèbe avait voulu s’adresser à lui tout d’abord, espérantle mettre dans son jeu et lui laisser la responsabilité de ce coupd’état domestique. Au lieu de Risler, c’était Delobelle qu’iltrouvait.

Ils se regardèrent en dessous, d’un œil mauvais, comme deuxchiens qui se rencontrent au bord de la même écuelle. Chacun d’euxavait compris ce que l’autre attendait, et ils n’essayèrent pas dese donner le change.

– Mon gendre n’est pas là ? demanda M. Chèbe enlorgnant les paperasses étalées sur la table, et soulignant le mot« mon gendre », pour bien indiquer que Risler était à luiet non pas à un autre.

– Je l’attends, répondit Delobelle en ramassant sespapiers.

Les lèvres pincées, il ajouta d’un air digne, mystérieux,toujours théâtral. – C’est pour quelque chose de trèsimportant.

– Et moi aussi… affirma M. Chèbe, dont les troischeveux se hérissèrent pareils à des lances de porc-épic.

En même temps il vint s’asseoir sur le divan à côté deDelobelle, demanda comme lui une canette et deux verres ;puis, les mains dans les poches, le dos au mur et carré sur sabase, il attendit. Ces deux verres vides à côté l’un de l’autre,destinés au même absent, avaient un air de défi. Et Risler quin’arrivait pas. Les deux buveurs silencieux s’impatientaient,s’agitaient sur le divan, espérant toujours que l’un des deux selasserait. À la fin, leur mauvaise humeur déborda, et,naturellement, c’est le pauvre Risler qui reçut tout.

– Quelle inconvenance ! faire attendre si longtemps unhomme de mon âge, commença M Chèbe qui n’invoquait jamais son grandâge que dans ces circonstances-là.

M. Delobelle reprit :

– Je crois, en effet, qu’on se moque de nous.

Et l’autre.

– Monsieur avait sans doute du monde à dîner.

– Et quel monde !… fit d’un ton méprisant l’illustreDelobelle, en qui des souvenirs cuisants se réveillaient.

– Le fait est… continua M. Chèbe.

Ils se rapprochèrent et on causa. Tous deux en avaient gros surle cœur à propos de Risler et de Sidonie. Ils s’épanchèrent. CeRisler avec ses airs bon enfant, n’était au fond qu’un égoïste, unparvenu. Ils se moquaient de son accent, de sa tournure, imitaientcertaines de ses manies. Ensuite, ils parlèrent de son ménage, et,baissant la voix, se faisaient des confidences, riaientfamilièrement, redevenus amis.

M. Chèbe allait très loin :

– Et qu’il prenne garde ! il a fait la sottise delaisser le père et la mère s’éloigner de leur enfant ; s’illui arrive quelque chose, il n’aura rien à nous reprocher. Unefille qui n’a plus l’exemple de ses parents sous les yeux, vouscomprenez…

– Certainement… certainement… disait Delobelle ;surtout que Sidonie est devenue très coquette… Enfin, quevoulez-vous ? Il n’aura que ce qu’il mérite. Est-ce qu’unhomme de son âge aurait dû… Chut !… le voilà.

Risler venait d’entrer, et s’approchait en distribuant despoignées de mains tout le long des bancs. Entre les trois amis, ily eut un moment de gêne, Risler s’excusa de son mieux. Il s’étaitattardé chez lui, Sidonie avait du monde, Delobelle poussa le piedde M. Chèbe sous la table, et tout en parlant, le pauvrehomme, un peu embarrassé des deux verres vides qui l’attendaient,ne savait devant lequel il devait s’asseoir. Delobelle futgénéreux :

– Vous avez à causer, messieurs, ne vous gênez pas.

Et il murmura en faisant signe de l’œil à Risler :

– J’ai les papiers.

– Les papiers ?… fit l’autre ahuri.

– Les devis…, souffla le comédien. Là-dessus, avec unegrande affectation de discrétion, il se rencoigna et reprit lalecture de ses paperasses, la tête dans ses poings, ses poings dansles oreilles.

À côté de lui, les deux autres causaient, d’abord à voix basse,puis plus haut, car le timbre aigu et criard de M. Chèbe nepouvait pas se modérer longtemps… Il n’avait pas l’âge des’enterrer, que diable !… Il serait mort d’ennui à Montrouge…La rue du Mail, du Sentier, le train et l’activité des quartiers decommerce, voilà ce qu’il lui fallait.

– Oui, mais un magasin ?… Pourquoi faire ?…hasardait Risler timidement.

« Pourquoi faire un magasin ? Pourquoi faire unmagasin ? » répétait M. Chèbe, rouge comme un œuf dePâques et montant sa voix jusqu’au plus haut degré de son registre…« Parce que je suis un commerçant, monsieur Risler.Commerçant, fils de commerçant… Oh ! je vous vois venir. Jen’ai pas de commerce… Mais à qui la faute ?… Si les personnesqui m’ont enfermé à Montrouge, aux portes de Bicêtre, comme ungâteux, avaient eu le bon esprit de me fournir les fonds d’uneentreprise… » Ici Risler parvint à lui imposer silence, etl’on n’entendit plus que des bribes de conversation : « …magasin plus commode… haut de plafond… respire mieux… projetsd’avenir… affaire gigantesque… parlerai quand il sera temps… Biendes gens seront étonnés. » Tout en saisissant ces bouts dephrases, Delobelle s’absorbait de plus en plus dans ses devis,faisait le dos énergique de l’homme qui n’écoute pas. Risler,embarrassé, buvait de temps en temps une gorgée de bière pour sedonner une contenance. À la fin, quand M. Chèbe se fut calmé,et pour cause, son gendre se tourna en souriant vers l’illustreDelobelle, dont il rencontra le sévère regard impassible quisemblait dire : « Eh bien ! etmoi ?… »

« Ah ! mon Dieu, c’est vrai – » pensa le pauvrehomme.

Changeant aussitôt de chaise et de verre, il vint se mettredevant le comédien ; mais M. Chèbe n’avait pas le mondede Delobelle. Au lieu de s’éloigner discrètement, il rapprocha sachope et se mêla au groupe, si bien que le grand homme, qui nevoulait pas parler devant lui, remit solennellement pour la secondefois ses papiers dans sa poche en disant à Risler :

– Nous verrons cela plus tard.

Très tard, en effet, car M. Chèbe s’était fait cetteréflexion « Mon gendre est si bonasse… Si je le laisse avec cecarottier, qui sait ce qu’on va tirer de lui ? »

Et il restait pour le surveiller Le comédien était furieux.Remettre la chose à un autre jour ? Impossible, Risler venaitde leur apprendre qu’il partait le lendemain pour aller passer unmois à Savigny.

– Un mois à Savigny ?… dit M. Chèbe exaspéré devoir son gendre lui échapper… Et les affaires ?

– Oh ! je viendrai à Paris tous les jours avecGeorges… C’est monsieur Gardinois qui a tenu à revoir sa petiteSidonie.

M. Chèbe hocha la tête. Il trouvait cela bien imprudent.Les affaires sont les affaires. Il faut être là, toujours là, surla brèche. Qui sait ? la fabrique pouvait prendre feu, lanuit. Et il répétait d’un air sentencieux : « l’œil dumaître, mon cher, l’œil du maître », tandis qu’à côté de lui,le comédien, que ce départ n’arrangeait guère non plus,arrondissait son gros œil et lui donnait une expression à la foissubtile et autoritaire, la véritable expression de l’œil dumaître.

Enfin, vers minuit, le dernier omnibus de Montrouge emporta letyrannique beau-père, et Delobelle put parler.

– D’abord le prospectus, dit-il, ne voulant pas abordertout de suite la question de chiffres, et, le lorgnon sur le nez,emphatique, toujours en scène, il commença : « Quand onconsidère froidement le degré de décrépitude où l’art dramatiqueest tombé en France, quand on mesure la distance qui sépare lethéâtre de Molière… » Il y en avait plusieurs pages commecela. Risler écoutait, tirant sa pipe, n’osant pas bouger, car lelecteur à chaque instant le regardait par-dessus son lorgnon pourjuger de l’effet de ses phrases. Malheureusement, au beau milieu duprospectus, le café ferma. On éteignait, il fallait partir… Et lesdevis ?… Il fut convenu qu’ils les liraient en s’en allant. Ons’arrêtait à chaque bec de gaz. Le comédien défilait ses chiffres…Tant pour la salle, tant pour l’éclairage, tant pour le droit despauvres, tant pour les acteurs… Sur cette question des acteurs, ilinsistait.

– Le bon de l’affaire, disait-il, c’est que nous n’auronspas de premier rôle à payer… Notre premier rôle sera Bibi… (QuandDelobelle parlait de lui-même, il s’appelait volontiers Bibi…) Unpremier rôle se paye vingt-mille francs… n’en ayant pas à payer,c’est comme si vous mettiez vingt mille francs dans votre poche.Est-ce vrai, voyons ?

Risler ne répondait pas. Il avait l’air contraint, les yeuxégarés de l’homme dont la pensée est ailleurs. Les devis étant lus,Delobelle, qui voyait avec terreur approcher le tournant desVieilles-Haudriettes, posa la question nettement. Voulait-il, ouiou non, faire l’affaire ?

– Eh bien !… non, dit Risler animé d’un couragehéroïque qu’il puisait surtout dans le voisinage de la fabrique etla pensée que le bonheur de son ménage était en jeu. Delobelle futstupéfait. Il croyait l’affaire dans le sac, et tout ému, sespapiers à la main, regardait l’autre avec des yeux ronds.

– Non, reprit Risler… Je ne peux pas faire ce que vous medemandez… voici pourquoi.

Lentement, avec sa lourdeur habituelle, le brave garçon expliquaqu’il n’était pas riche. Quoique associé d’une maison importante,il n’avait pas d’argent disponible. Georges et lui touchaientchaque mois une certaine somme à la caisse, ensuite, à l’inventairede fin d’année, ils se partageaient les bénéfices. Son installationlui avait coûté cher : toutes ses économies. Il y avait encorequatre mois avant l’inventaire Où prendrait-il les trente millefrancs qu’il fallait donner tout de suite pour l’acquisition duthéâtre ? Et puis enfin l’affaire pouvait ne pas réussir.

– C’est impossible… Bibi sera là ! En parlant ainsi,le pauvre Bibi redressait sa taille, mais Risler était bien résolu,et tous les raisonnements de Bibi se brisaient toujours aux mêmesdénégations « Plus tard, dans deux ans, dans trois ans, je nedis pas… »

Le comédien lutta longtemps, défendant le terrain pied à pied.Il proposa de refaire les devis. On pourrait avoir la chose àmeilleur compte… « Ce serait toujours trop cher pour moi,interrompit Risler. Mon nom ne m’appartient pas. Il fait partie dela raison sociale. Je n’ai pas le droit de l’engager. Me voyez-vousfaisant faillite ! » Sa voix tremblait en prononçant cemot de faillite.

– Mais puisque tout sera en mon nom, disait Delobelle, quin’avait pas de superstition. Il essaya de tout, invoqua lesintérêts sacrés de l’art, alla même jusqu’à parler des petitesactrices dont les œillades provoquantes… Risler eut un grosrire :

– Allons, allons, farceur… Qu’est-ce que vous meracontez-là… Vous oubliez que nous sommes mariés tous les deux,même qu’il est très tard et que nos femmes doivent nous attendre…Sans rancune, n’est-ce pas ?… Ce n’est pas un refus, vouscomprenez bien… Tenez ! venez me voir après l’inventaire. Nousen recauserons… Ah ! voilà le père Achille qui éteint son gaz…Je rentre. Adieu.

Il était plus d’une heure du matin quand le comédien rentra chezlui. Les deux femmes l’attendaient en travaillant comme toujours,mais avec quelque chose de fébrile et de vif qu’elles n’avaient pasd’habitude. À chaque instant les grands ciseaux dont la mamanDelobelle se servait pour couper les fils de laiton, étaient prisde frémissements singuliers, et les petits doigts de Désirée, entrain de monter une parure, donnaient le vertige à regarder,tellement ils allaient vite. Étalées sur la table devant elle, leslongues plumes des oiseaux-mouches semblaient avoir aussi je nesais quoi de plus brillant, d’un coloris plus riche que les autresjours C’est qu’une belle visiteuse appelée l’Espérance était venuece soir-là. Elle avait fait ce grand effort de monter cinq étagesdans un escalier noir, et d’entrebâiller la porte du petit logis,pour y jeter un regard lumineux. Quelques déceptions qu’on ait euesdans la vie, ces lueurs magiques vous éblouissent toujours.

– Oh ! si le père pouvait réussir…, disait de temps entemps la maman Delobelle, comme pour résumer un monde de penséesheureuses auxquelles sa rêverie s’abandonnait.

– Il réussira, maman, sois-en sûre. Monsieur Risler est sibon, je réponds de lui. Sidonie aussi nous aime bien, quoiquedepuis son mariage elle paraisse négliger un peu ses amis. Mais ilfaut tenir compte des situations… D’ailleurs, je n’oublierai jamaisce qu’elle a fait pour moi.

Et au souvenir de ce que Sidonie avait fait pour elle, la petiteboiteuse s’activait encore plus fébrilement à son ouvrage. Sesdoigts électrisés s’agitaient avec un redoublement de vitesse. Onaurait dit qu’ils couraient après quelque chose de fugitif,d’insaisissable, comme le bonheur, par exemple, ou l’amour dequelqu’un qui ne vous aime pas.

« Qu’est-ce qu’elle a donc fait pour toi ? »aurait dû lui demander la mère, mais ce que disait sa fille nel’intéressait guère en ce moment. Elle ne pensait qu’à son grandhomme :

– Hein ! crois-tu, fillette ?… Si le père allaitavoir un théâtre à lui, s’il allait se remettre à jouer commeautrefois ! Tu ne te souviens pas, tu étais trop petite alors.Mais c’est qu’il avait un succès fou, des rappels. Un soir, àAlençon, les abonnés du théâtre lui ont donné une couronne d’or…Ah ! il était bien brillant, dans ce temps-là, et si gai, siheureux de vivre. Ceux qui le voient maintenant ne le connaissentpas, mon pauvre homme, le malheur l’a tellement changé… Ehbien ! je suis sûre qu’il ne faudrait qu’un peu de succès pournous le rendre jeune et content… Et puis, c’est qu’on gagne del’argent dans les directions. À Nantes, le directeur avait unevoiture. Nous vois-tu avec une voiture ?… Non ! mais nousvois-tu ?… C’est ça qui serait bon pour toi. Tu pourraissortir, quitter un peu ton fauteuil. Le père nous emmènerait à lacampagne. Tu verrais de l’eau, des arbres, toi qui en as tantenvie.

– Oh ! des arbres…, disait tout bas en frémissant lapâle petite recluse.

À ce moment, la grande porte de la maison se refermaviolemment ; et le pas correct de M. Delobelle résonnadans le vestibule. Il y eut un instant d’angoisse, sans parole nirespiration. Les deux femmes n’osaient pas même se regarder, et lesgrands ciseaux de la maman tremblaient si fort, qu’ils coupaient lelaiton tout de travers.

Certes, le pauvre diable venait de recevoir un coup terrible.Ses illusions à bas, l’humiliation d’un refus, les plaisanteriesdes camarades, la note du café où il avait déjeuné à crédit tout letemps de sa direction et qu’il allait falloir payer, tout celavenait de lui apparaître dans le silence et la nuit des cinq étagesà monter. Il avait le cœur navré. Eh bien, la nature du comédienétait si forte en lui, qu’à cette douleur si sincère, il avait crudevoir mettre un masque tragique et de convention.

À peine entré, il s’arrêta, promena un regard fatal surl’atelier, la table chargée d’ouvrage, son petit souper quil’attendait servi dans un coin, et les deux chères figuresanxieuses levant vers lui des yeux brillants. Le comédien restabien une minute sans parler, et vous savez si c’est long au théâtreun silence d’une minute ; ensuite il fit trois pas, tomba surune chaise basse à côté de la table, et dit d’une voix sifflante.« Ah ! je suis damné. »

En même temps il donna sur la table un coup de poing si terribleque les oiseaux et mouches pour modes s’envolèrent aux quatre coinsde la chambre. Sa femme, effrayée, se leva et s’approcha timidementde lui, pendant que Désirée se soulevait à demi sur son fauteuil,avec une expression d’angoisse nerveuse qui lui contractait tousles traits.

Affaissé sur sa chaise, les bras jetés, vaincu, la tête sur lapoitrine, le comédien parlait tout seul. Monologue haché,entrecoupé, traversé de soupirs et de hoquets dramatiques, pleind’imprécations contre les bourgeois féroces, égoïstes, ces monstresà qui l’artiste donne sa chair et son sang en pâture.

Ensuite il repassa toute sa vie de théâtre, les triomphes dudébut, la couronne d’or des abonnés d’Alençon, son mariage aveccette « sainte femme » ; et il montrait la pauvrecréature qui se tenait debout près de lui, tout en larmes, leslèvres tremblantes, remuant sénilement la tête à chacune desparoles de son mari.

Vraiment, quelqu’un qui n’eût pas connu l’illustre Delobelleaurait pu, après ce long monologue, raconter toute son existence endétail. Il rappelait son arrivée à Paris, ses déboires, sesprivations… Hélas ! ce n’est pas lui qui s’était privé. Il n’yavait qu’à voir sa large face épanouie à côté de ces deux visagesde femmes tirés et amaigris. Mais le comédien n’y regardait pas desi près, et continuant à se griser de mots déclamatoires :

– Oh ! disait-il, avoir tant lutté… Dix ans, quinzeans que je lutte, soutenu par ces créatures dévouées, nourri parelles.

– Papa, papa, taisez-vous…, suppliait Désirée, les mainsjointes.

– Si, si, nourri par elles, et je n’en rougis pas… Carc’est pour l’art sacré que j’accepte tous ces dévouements… Maismaintenant c’en est trop. On m’en a trop fait. Je renonce.

– Oh ! mon ami, que dis-tu là ? cria la mamanDelobelle en s’élançant vers lui.

– Non, laisse-moi… Je suis à bout de forces. Ils ont tuél’artiste en moi. C’est fini… Je renonce au théâtre.

Alors, si vous aviez vu les deux femmes l’entourer de leursbras, le prier de lutter encore, lui prouver qu’il n’avait pas ledroit de renoncer, vous n’auriez pas pu retenir vos larmes.Delobelle résistait pourtant. Enfin il se rendit, promit de tenirbon encore quelque temps, puisqu’elles le voulaient ; mais ilen avait fallu des supplications et des caresses pour en arriverlà.

Un quart d’heure après, le grand homme, creusé par sonmonologue, soulagé par l’expansion qu’il avait donnée à sondésespoir, était assis à un bout de la table et soupait de bonappétit, n’ayant gardé de tout cela qu’un peu de lassitude, commeun comédien qui a joué dans sa soirée un rôle très long et trèsdramatique.

En pareil cas, le comédien qui a ému toute une salle et pleuréde vraies larmes sur la scène, n’y pense plus une fois dehors. Illaisse son émotion dans sa loge en même temps que son costume etses perruques, tandis que les spectateurs plus naïfs, plus vivementimpressionnés, rentrent chez eux les yeux rouges, le cœur serré, etla surexcitation de leurs nerfs les tient éveillés encore bienlongtemps.

La petite Désirée et la maman Delobelle ne dormirent pasbeaucoup cette nuit-là !

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