Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 3PAUV’ PITIT MAM’ZELLE ZIZI

Oh ! que Désirée était heureuse.

Frantz venait chaque jour s’asseoir à ses pieds comme au bontemps sur la petite chaise basse, et ce n’était plus pour luiparler de Sidonie.

Le matin, dès qu’elle se mettait à l’ouvrage, elle voyait laporte s’entr’ouvrir doucement : « Bonjour, mam’zelleZizi ». Il l’appelait toujours ainsi maintenant, de son nom depetite fille ; et si vous saviez comme il disait celagentiment : « Bonjour, mam’zelle Zizi » Le soir, ilsattendaient le « père » ensemble, et, pendant qu’elletravaillait, il la faisait frémir avec le récit de ses voyages.

– Qu’est-ce que tu as donc ? Tu n’es plus la même, luidisait la maman Delobelle, étonnée de la voir si gaie et surtout siremuante. Le fait est qu’au lieu de rester comme autrefois sanscesse enfoncée dans son fauteuil avec un renoncement de jeunegrand’mère, la petite boiteuse se levait à chaque instant, allaitvers la croisée d’un élan comme s’il lui poussait des ailes,s’exerçait à se tenir debout, bien droite, demandant tout bas à samère :

– Est-ce que ça se voit, quand je ne marche pas ?

De sa jolie petite tête où elle s’était concentrée jusqu’alorsdans l’arrangement de la coiffure, sa coquetterie se répandait surtoute sa personne, comme ses longs cheveux frisés et fins, quandelle les dénouait. C’est qu’elle était très, très coquette àprésent ; et tout le monde s’en apercevait bien. Les oiseauxet mouches pour modes avaient eux-mêmes un petit air tout à faitparticulier.

Oh ! oui, Désirée Delobelle était heureuse. Depuis quelquesjours M. Frantz parlait d’aller tous ensemble à la campagne,et comme le père, toujours si bon, si généreux, voulait bienconsentir à laisser prendre à ces dames un jour de congé, ilspartirent tous les quatre un dimanche matin.

On ne peut pas se figurer le beau temps qu’il faisait cejour-là. Quand Désirée ouvrit sa fenêtre dès six heures, que dansla brume matinale elle vit le soleil déjà chaud et lumineux,qu’elle songea aux arbres, aux champs, aux routes, à toute cettemiraculeuse nature qu’elle n’avait pas vue depuis si longtemps etqu’elle allait voir au bras de Frantz, les larmes lui en vinrentaux yeux. Les cloches qui sonnaient, les bruits de Paris montantdéjà du pavé des rues, l’endimanchement – cette fête du pauvre –qui éclaircit jusqu’aux joues des petits charbonniers, toutel’aurore de ce matin exceptionnel fut savourée par elle longuementet délicieusement.

La veille au soir, Frantz lui avait apporté une ombrelle, unepetite ombrelle à manche d’ivoire ; avec cela, elle s’étaitarrangé une toilette très soignée mais très simple, comme ilconvient à une pauvre petite infirme qui veut passer sans être vue.Et ce n’est pas assez de dire que la pauvre petite infirme étaitcharmante.

À neuf heures très précises, Frantz arriva avec un fiacre à lajournée et monta pour prendre ses invités. Mam’zelle Zizi descenditcoquettement toute seule, appuyée à la rampe, sans hésiter. MamanDelobelle venait derrière elle, en la surveillant ; etl’illustre comédien, son paletot sur le bras, s’élança en avantavec le jeune Risler pour ouvrir la portière. Oh ! la bonnecourse en voiture, le beau pays, la belle rivière, les beauxarbres… Ne lui demandez pas où c’était ; Désirée ne l’a jamaissu. Seulement elle vous dira que le soleil était plus brillant danscet endroit-là que partout ailleurs, les oiseaux plus gais, lesbois plus profonds ; et elle ne mentira pas.

Toute petite, elle avait eu quelquefois de ces jours de grandair et de longues promenades champêtres. Mais plus tard le travailconstant, la misère, la vie sédentaire si douce aux infirmes,l’avaient tenue comme clouée dans le vieux quartier de Parisqu’elle habitait et dont les toits hauts, les fenêtres à balcons defer, les cheminées de fabrique, tranchant du rouge de leurs briquesneuves sur les murs noirs des hôtels historiques, lui faisaient unhorizon toujours pareil et suffisant. Depuis longtemps elle neconnaissait plus en fait de fleurs que les volubilis de sa croisée,en fait d’arbres que les acacias de l’usine Fromont entrevus deloin dans la fumée.

Aussi quelle joie gonfla son cœur, quand elle se trouva enpleine campagne. Légère de tout son plaisir et de sa jeunesseranimée, elle allait d’étonnement en étonnement, battant des mains,poussant de petits cris d’oiseau ; et les élans de sacuriosité naïve dissimulaient l’hésitation de sa démarche.Positivement, ça ne se voyait pas trop. D’ailleurs Frantzétait toujours là, prêt à la soutenir, à lui donner la main pourfranchir les fossés, et si empressé, les yeux si tendres. Cettemerveilleuse journée passa comme une vision. Le grand ciel bleuflottant vaporeusement entre les branches, ces horizons desous-bois, qui s’étendent aux pieds des arbres, abrités etmystérieux, où les fleurs poussent plus droites et plus hautes, oùles mousses dorées semblent des rayons de soleil au tronc deschênes, la surprise lumineuse des clairières, tout, jusqu’à lalassitude d’une journée de marche au grand air, la ravit et lacharma.

Vers le soir, quand, à la lisière de la forêt, elle vit, sous lejour qui tombait, les routes blanches éparses dans la campagne, larivière comme un galon d’argent, et là-bas, dans l’écart des deuxcollines, un brouillard de toits gris, de flèches, de coupolesqu’on lui dit être Paris, elle emporta d’un regard, dans un coin desa mémoire, tout ce paysage fleuri, parfumé d’amour et d’aubépinesde juin, comme si jamais, plus jamais, elle ne devait lerevoir.

Le bouquet que la petite boiteuse avait rapporté de celle bellepromenade parfuma sa chambre pendant huit jours. Il s’y mêlaitparmi les jacinthes, les violettes, l’épine blanche, une foule depetites fleurs innomées, ces fleurs des humbles que des grainesvoyageuses font pousser un peu partout au bord des routes. Enregardant ces minces corolles bleu pâle, rose vif, toutes cesnuances si fines que les fleurs ont inventées avant les coloristes,bien des fois, pendant ces huit jours, Désirée refit sa promenade.Les violettes lui rappelaient le petit tertre de mousse où elle lesavait cueillies, cherchées sous les feuilles, en mêlant ses doigtsà ceux de Frantz. Ces grandes fleurs d’eau avaient été prises aubord d’un fossé encore tout humide des pluies d’hiver, et pouratteindre, elle s’était appuyée bien fort au bras de Frantz. Tousces souvenirs lui revenaient en travaillant. Pendant ce temps-là,le soleil, qui entrait par la fenêtre ouverte, faisait étincelerles plumes des colibris. Le printemps, la jeunesse, les chants, lesparfums transfiguraient ce triste atelier de cinquième étage, etDésirée disait sérieusement à la maman Delobelle, en respirant lebouquet de son ami :

– As-tu remarqué, maman, comme les fleurs sentent bon cetteannée ?…

Et Frantz, lui aussi, commençait à être sous le charme. Peu àpeu mam’zelle Zizi s’emparait de son cœur et en chassait jusqu’ausouvenir de Sidonie. Il est vrai que le pauvre justicier faisaitbien tout ce qu’il pouvait pour cela. À toute heure du jour ilétait auprès de Désirée, et se serrait contre elle comme un enfant.Pas une fois il n’avait osé retourner à Asnières. L’autre luifaisait encore trop peur.

– Viens donc un peu là-bas… Sidonie te réclame, lui disaitde temps en temps le brave Risler, quand il entrait le voir à lafabrique. Mais Frantz tenait bon, prétextait toutes sortesd’affaires pour renvoyer toujours sa visite au lendemain C’étaitfacile avec Risler, plus que jamais occupé de sonImprimeuse dont on venait de commencer la fabrication.

Chaque fois que Frantz descendait de chez son frère, le vieuxSigismond le guettait au passage et faisait quelques pas dehorsavec lui, en grandes manches de lustrine, sa plume et son canif àla main Il tenait le jeune homme au courant des affaires de lafabrique. Depuis quelque temps, les choses avaient l’air de marchermieux. M. Georges venait régulièrement à son bureau etrentrait coucher tous les soirs à Savigny. On ne présentait plus denotes à la caisse. Il paraît que la madame, là-bas, se tenait aussiplus tranquille. Le caissier triomphait.

– Tu vois, petit, si j’ai bien fait de t’avertir… Il asuffi de ton arrivée pour que tout rentre dans l’ordre… C’est égal,ajoutait le bonhomme emporté par l’habitude, c’est égal… chaibas gonfianze…

– N’ayez pas peur, monsieur Sigismond, je suis là, disaitle justicier.

– Tu ne pars pas encore, n’est-ce pas mon petitFrantz ?

– Non, non… pas encore… J’ai une grosse affaire à terminerauparavant.

– Ah ! tant mieux.

La grosse affaire de Frantz, c’était son mariage avec DésiréeDelobelle. Il n’en avait encore parlé à personne, pas même àelle ; mais mam’zelle Zizi devait se douter de quelque chose,car, de jour en jour, elle devenait plus gaie et plus jolie, commesi elle prévoyait que le moment allait bientôt venir où elle auraitbesoin de toute sa joie et de toute sa beauté.

Ils étaient seuls dans l’atelier, un après-midi de dimanche. Lamaman Delobelle venait de sortir, toute fière de se montrer unefois au bras de son grand homme, et laissant l’ami Frantz près desa fille pour lui tenir compagnie. Soigneusement vêtu, avec un airde fête répandu sur toute sa personne, Frantz avait ce jour-là unephysionomie singulière, à la fois timide et résolue, attendrie etsolennelle, et rien qu’à la façon dont la petite chaise basse vintse mettre tout près du grand fauteuil, le grand fauteuil compritqu’on avait une confidence très grave à lui faire, et il se doutaitbien un peu de ce que c’était. La conversation commença d’abord pardes paroles indifférentes qui s’interrompaient à chaque instant delongs silences, de même qu’en route on s’arrête au bout de chaqueétape pour reprendre haleine vers le but de voyage.

– Il fait beau aujourd’hui.

– Oh ! bien beau.

– Notre bouquet sent toujours bon.

– Oh ! bien bon…

Et rien que pour prononcer ces mots si simples, leurs voixétaient émues de ce qui allait se dire tout à l’heure. Enfin lapetite chaise basse se rapprocha encore un peu plus du grandfauteuil ; et croisant leurs regards, les mains entrelacées,les deux enfants s’appelèrent tout bas, lentement, par leurnom :

– Désirée.

– Frantz.

À ce moment, on frappa à la porte. C’était le petit coup discretd’une main finement gantée qui craint de se salir au moindrecontact.

– Entrez !… dit Désirée avec un léger mouvementd’impatience ; et Sidonie parut, belle, coquette et bonne.Elle venait voir sa petite Zizi, l’embrasser en passant. Depuis silongtemps elle en avait envie.

La présence de Frantz sembla l’étonner beaucoup, et toute à lajoie de causer avec son ancienne amie, elle le regarda à peine.Après des effusions, des caresses, de bonnes causeries du tempspassé, elle voulut revoir la fenêtre du palier, le logement desRisler. Cela l’amusait de revivre ainsi toute sa jeunesse.

– Vous rappelez-vous, Frantz, quand la princesse Colibrientrait dans votre chambre, sa petite tête bien droite sous undiadème en plumes d’oiseaux ?

Frantz ne répondait pas. Il était trop ému pour répondre.Quelque chose l’avertissait que c’était pour lui, pour lui seul quecette femme venait, qu’elle voulait le revoir, l’empêcher d’être àune autre, et le malheureux s’apercevait avec terreur qu’ellen’aurait pas grand effort à faire pour cela. Rien qu’en la voyantentrer, tout son cœur avait été repris.

Désirée ne se doutait de rien, elle. Sidonie avait l’air sifranc, si amical. Et puis, maintenant, ils étaient frère et sœur.Il n’y avait plus d’amour possible entre eux.

Pourtant, la petite boiteuse eut un vague pressentiment de sonmalheur, lorsque Sidonie, déjà sur la porte et prête à partir, setourna négligemment pour dire à son beau-frère.

– À propos, Frantz, je suis chargée par Risler de vousemmener dîner ce soir avec nous… La voiture est en bas… Nous allonsle prendre en passant à la fabrique.

Puis, avec le plus joli sourire du monde :

– Tu veux bien nous le laisser, n’est-ce pas, Zirée ?Sois tranquille, nous te le rendrons.

Et il eut le courage de s’en aller, l’ingrat ! Il partitsans hésiter, sans se retourner une fois, emporté par sa passioncomme par une mer furieuse, et ce jour-là ni les jours suivants, niplus jamais dans la suite, le grand fauteuil de mam’zelle Zizi neput savoir ce que la petite chaise basse avait de si intéressant àlui dire.

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