Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 6ELLE A PROMIS DE NE PLUS RECOMMENCER

Oh ! non, elle ne recommencera pas. M. le commissairepeut être tranquille. Il n’y a pas de risque qu’elle recommence.Comment ferait-elle d’abord pour aller jusqu’à la rivière,maintenant qu’elle ne peut plus bouger de son lit ? SiM. le commissaire la voyait en ce moment, il ne douterait plusde sa parole. Sans doute cette volonté, ce désir de mort sifatalement inscrits sur sa figure pâle l’autre matin, sont encorevisibles dans tout son être ; seulement ils se sont adoucis,résignés. La nommée Delobelle sait qu’en attendant un peu, très peude temps, elle n’aura plus rien à souhaiter.

Les médecins prétendent que c’est d’une fluxion de poitrinequ’elle meurt, elle aurait rapporté cela dans ses vêtementsmouillés. Les médecins se trompent : ce n’est point unefluxion de poitrine. Alors c’est son amour qui la tue ?… Non.Depuis cette terrible nuit, elle ne pense plus à Frantz, elle ne sesent plus digne d’aimer ni d’être aimée. Il y a désormais une tachedans sa vie si pure, et voilà précisé de quoi elle meurt.

Chacune des péripéties de l’horrible drame est une souillure àsa pensée : sa sortie de l’eau devant tous ces hommes, sonsommeil lassé dans le poste, les chansons ignobles qu’elle y aentendues, la folle qui se chauffait devant le poêle, tout cequ’elle a frôlé de vicieux, de malsain, de navrant dans l’escalierdu commissariat, et puis le mépris de certains regards,l’effronterie des autres, les plaisanteries de son sauveur, lesgalanteries de l’agent de police, toute sa réserve de femme àjamais détruite, son nom qu’il a fallu donner, jusqu’à la gêne deson infirmité qui l’a poursuivie dans toutes les phases de son longmartyre comme une ironie, une aggravation de ridicule à son suicidepar amour…

Elle meurt de honte, je vous dis. Dans le délire de ses nuits,c’est cela qu’elle répète sans cesse : « J’aihonte !… J’ai honte !… » et aux moments de calme,elle s’enfonce dans ses couvertures, les ramène sur son visage,comme pour se cacher ou s’ensevelir.

Tout près du lit de Désirée, dans le jour de la fenêtre, lamaman Delobelle travaille en gardant sa fille. De temps en tempselle lève les yeux pour épier ce désespoir muet, cette maladieinexplicable, puis elle reprend son ouvrage bien vite ; carc’est une des plus grandes douleurs du pauvre de ne pouvoirsouffrir à son aise. Il faut travailler sans cesse, et même quandla mort erre tout autour, songer aux exigences pressantes, auxdifficultés de la vie.

Le riche peut s’enfermer dans son chagrin, il peut s’y rouler,en vivre, ne faire que ces deux choses : souffrir et pleurer.Le pauvre n’en a pas le moyen ni le droit. J’ai connu dans monpays, à la campagne, une vieille femme qui avait perdu dans la mêmeannée sa fille et son mari, deux épreuves terribles l’une aprèsl’autre ; mais il lui restait des garçons à élever, une fermeà conduire. Dès l’aube, il fallait s’occuper, suffire à tout, menerdes travaux différents, dispersés à travers champs à des lieues dedistance. La triste veuve me disait : « Je n’ai pas uneminute pour pleurer dans la semaine ; mais le dimanche,oh ! le dimanche, je me rattrape… » Et, en effet, cejour-là, pendant que les enfants jouaient dehors ou se promenaient,elle s’enfermait à double tour, passait son après midi à crier, àsangloter, à appeler dans la maison déserte son mari et safille.

La maman Delobelle n’avait pas même son dimanche. Songez qu’elleétait seule pour travailler à présent, que ses doigts n’avaient pasl’adresse merveilleuse des mains mignonnes de Désirée, que lesmédicaments étaient chers, et que pour rien au monde elle n’auraitvoulu supprimer « au père » une de ses chères habitudes.Aussi, à quelque heure que la malade ouvrît les yeux, elleapercevait sa mère dans le jour blafard du grand matin ou sous salampe de veillée, travaillant, travaillant sans cesse.

Quand les rideaux de son lit étaient fermés, elle entendait lepetit bruit sec et métallique des ciseaux reposés sur la table.

Cette fatigue de sa mère, cette insomnie qui tenaitperpétuellement compagnie à sa fièvre, était une de sessouffrances. Quelquefois cela surmontait tout le reste :

– Voyons, donne moi un peu mon ouvrage, disait-elle enessayant de s’asseoir sur son lit. C’était une éclaircie dans cetteombre plus épaisse chaque jour. La maman Delobelle, qui voyait dansce désir de malade une volonté de se reprendre à la vie,l’installait de son mieux, rapprochait la table. Mais l’aiguilleétait trop lourde, les yeux trop faibles, et le moindre bruit devoiture roulant sur le pavé, des cris montant jusqu’aux fenêtresrappelaient à Désirée que la rue, l’infâme rue, était là tout prèsd’elle. Non, décidément elle n’avait pas la force de vivre.Ah ! si elle avait pu mourir d’abord, et puis renaître… Enattendant elle mourait, et s’entourait peu à peu d’un suprêmerenoncement. Entre deux aiguillées, la mère regardait son enfanttoujours plus pâle.

– Es-tu bien ?

– Très bien…, répondait la malade avec un petit sourirenavré qui éclairait une minute son visage douloureux, et enmontrait tous les ravages, comme un rayon de soleil glissant dansun logis de pauvre, au lieu de l’égayer, en détaille mieux toute latristesse et le dénûment. Après, c’étaient de longs silences, lamère ne parlant pas de peur de pleurer, la fille engourdie defièvre, déjà enveloppée de ces voiles invisibles dont la mortentoure par une sorte de pitié ceux qui s’en vont, pour vaincre cequi leur reste de forces et les emporter plus doucement, sansrévolte.

L’illustre Delobelle n’était jamais là. Il n’avait rien changé àson existence de cabotin sans emploi. Pourtant il savait que safille se mourait ; le médecin l’avait prévenu. Ç’avait mêmeété pour lui une terrible commotion, car au fond il aimait bien sonenfant ; mais, dans cette étrange nature, les sentiments lesplus vrais, les plus sincères prenaient une allure fausse et peunaturelle, par cette loi qui veut que, quand une tablette est detravers, rien de ce qu’on met dessus n’ait jamais l’air posédroit.

Delobelle tenait avant tout à promener, à répandre sa douleur.Il jouait les pères malheureux, d’un bout à l’autre du boulevard.On le rencontrait aux abords des théâtres, dans les cafés descomédiens, les yeux rougis, la face pâle. Il aimait à se fairedemander : « Eh bien ! mon pauvre vieux, comment çava-t-il chez toi ? » Alors il secouait la tête d’unmouvement nerveux ; sa grimace retenait des larmes, sa bouchedes imprécations, et il poignardait le ciel d’un regard muet etplein de colère, comme quand il jouait le Médecin desenfants ; ce qui ne l’empêchait pas du reste d’êtrerempli d’attentions délicates et de prévenances pour sa fille.

Ainsi il avait pris l’habitude, depuis qu’elle était malade, delui apporter des fleurs de ses courses dans Paris ; et il nese contentait pas de fleurs ordinaires, de ces humbles violettesqui fleurissent à tous les coins de rues pour les petites bourses.Il lui fallait, en ces tristes jours d’automne, des roses, desœillets, surtout du lilas blanc, ces lilas fleuris en serre, dontles fleurs, la tige et les feuilles sont du même blanc verdâtre,comme si la nature dans sa hâte s’en était tenue à une couleuruniforme.

– Oh ! c’est trop… c’est trop… je me fâcherai, disaitchaque fois la petite malade, en le voyant entrer triomphalementson bouquet à la main ; mais il prenait un air si grandseigneur pour répondre : « Laisse donc… laissedonc… » qu’elle n’osait pas insister.

Pourtant, c’était une grosse dépense, et la mère avait tant demal à leur gagner la vie à tous… Bien loin de se plaindre, la mamanDelobelle trouvait cela très beau de la part de son grand homme. Cedédain de l’argent, cette insouciance superbe la remplissaientd’admiration, et plus que jamais elle croyait au génie, à l’avenirthéâtral de son mari.

Lui aussi gardait, au milieu des événements, une confianceinaltérable. Peu s’en fallut cependant que ses yeux ne s’ouvrissentenfin à la vérité. Peu s’en fallut qu’une petite main brûlante, ense posant sur ce crâne solennel et illusionné, n’en fit sortir lehanneton qui bourdonnait là depuis si longtemps. Voici comment lachose se passa : Une nuit, Désirée se réveilla en sursaut dansun état bien singulier. Il faut dire que la veille le médecin, envenant la voir, avait été très surpris de la trouver subitementranimée et plus calme, avec toute sa fièvre tombée. Sanss’expliquer le pourquoi de cette résurrection inespérée, il étaitparti en disant : « attendons », se fiant à cesprompts ressauts de la jeunesse, à cette force de sève qui greffesouvent une nouvelle vie sur les symptômes mêmes de la mort. S’ilavait regardé sous l’oreiller de Désirée, il y aurait trouvé unelettre timbrée du Caire, qui était le secret de ce changementbienheureux. Quatre pages signées de Frantz, toute sa conduiteexpliquée et confessée à sa chère petite Zizi.

C’était bien la lettre rêvée par la malade. Elle l’aurait dictéeelle-même que tous les mots qui devaient toucher son cœur, toutesles excuses délicates qui devaient panser ses blessures, n’auraientpas été si complètement exprimés. Frantz se repentait, demandaitpardon, et, sans rien lui promettre, sans rien lui demandersurtout, racontait à sa fidèle amie ses luttes, ses remords, sessouffrances. Il s’indignait contre Sidonie, suppliait Désirée de seméfier d’elle, et, avec un ressentiment que l’ancienne passionfaisait clairvoyant et terrible, il lui parlait de cette nature àla fois perverse et superficielle, de cette voix blanche bien faitepour mentir et qui n’était jamais trahie par un accent du cœur, carelle venait de la tête comme tous les élans passionnés de cettepoupée parisienne.

Quel malheur que cette lettre ne fût pas arrivée quelques joursplus tôt ! Maintenant toutes ces bonnes paroles étaient pourDésirée, comme ces mets délicieux qu’on apporte trop tard à unmourant de faim. Il les respire, les envie, mais n’a plus la forced’y goûter. Toute la journée, la malade relut sa lettre. Elle latirait de l’enveloppe, la repliait ensuite amoureusement, et lesyeux fermés la voyait encore tout entière jusqu’à la couleur dutimbre. Frantz avait pensé à elle ! Rien que cela luiprocurait un calme suave où elle finit par s’endormir avecl’impression d’un bras ami qui aurait soutenu sa tête faible.

Soudain elle se réveilla, et, comme nous le disions tout àl’heure, dans un état extraordinaire. C’était une faiblesse, uneangoisse de tout son être, quelque chose d’inexprimable. Il luisemblait qu’elle ne tenait plus à la vie que par un fil tendu,tendu à se briser, et dont la vibration nerveuse donnait à tous sessens une finesse, une acuité surnaturelles. Il faisait nuit. Lachambre où elle était couchée – on lui avait donné la chambre deses parents, plus aérée, plus spacieuse que sa petite alcôve – setrouvait à demi dans l’ombre. La veilleuse faisait tournoyer auplafond ses ronds lumineux, cette espèce de Grande-Oursemélancolique qui occupe l’insomnie des malades ; et sur latable de travail, la lampe baissée, limitée par l’abat-jour,éclairait seulement l’ouvrage épars et la silhouette de la mamanDelobelle assoupie sur son fauteuil.

Dans la tête de Désirée, qui lui paraissait plus légère à porterque d’habitude, il se fit tout à coup un grand va-et-vient depensées, de souvenirs. Tout le lointain de sa vie semblait sel’approcher d’elle. Les moindres faits de son enfance, des scènesqu’elle n’avait pas comprises alors, des mots entendus comme enrêve, se représentaient à son esprit. L’enfant s’en étonnait, sanss’effrayer, elle ne savait pas qu’avant le grand anéantissement dela mort on a souvent ainsi un moment de surexcitation étrange,comme si tout l’être exaspérait ses facultés et ses forces dans unedernière lutte inconsciente.

De son lit elle voyait son père et sa mère, l’une tout prèsd’elle, l’autre dans l’atelier dont on avait laissé la porteouverte. La maman Delobelle était étendue sur son fauteuil avecl’abandon des longues lassitudes enfin écoutées ; et toutesces cicatrices, ces grands coups de sabre dont l’âge et lessouffrances marquent les visages vieillis, apparaissaient navrantset ineffaçables, dans cette détente du sommeil. Pendant le jour, lavolonté, les préoccupations mettent comme un masque sur lavéritable expression des figures : mais la nuit les rend àelles-mêmes. En ce moment, les rides profondes de la vaillantefemme, les paupières rougies, les cheveux éclaircis et blancs auxtempes, la crispation de ces pauvres mains torturées au travail,tout se voyait, et Désirée vit tout.

Elle aurait voulu être assez forte pour se lever et baiser cebeau front tranquille que des rides sillonnaient sans leternir.

Comme contraste, par l’entre-bâillement de la porte, l’illustreDelobelle apparaissait à sa fille dans une de ses attitudesfavorites. Assis de trois quart devant la petite nappe blanche deson souper, il mangeait tout en parcourant une brochure appuyée enface de lui à la carafe. Le grand homme venait de rentrer, le bruitde son pas avait même dû réveiller la malade, et tout agité encorepar le mouvement, le train d’une belle représentation, il soupaitseul, gravement, solennellement, serré dans sa redingote neuve, laserviette au menton les cheveux redressés d’un petit coup defer.

Pour la première fois de sa vie, Désirée remarqua ce désaccordfrappant entre sa mère exténuée, à peine vêtue dans ses petitesrobes noires qui la faisaient paraître encore plus maigre et plushâve, et son père heureux, bien nourri, oisif, tranquille,inconscient. D’un coup d’œil elle comprit la différence des deuxexistences. Ce cercle d’habitudes, où les enfants finissent par neplus voir très clair, leurs yeux étant faits à sa lumièreparticulière, avait disparu pour elle. À présent elle jugeait sesparents à distance, comme si insensiblement elle s’éloignait d’eux.C’était encore une torture, cette clairvoyance de la dernièreheure. Qu’allaient-ils devenir quand elle ne serait plus là ?Ou sa mère travaillerait trop et mourrait à la peine ; ou bienla pauvre femme serait obligée de cesser tout travail, et cetégoïste compagnon, toujours préoccupé de ses ambitions théâtrales,les laisserait peu à peu glisser tous les deux dans la grandemisère, ce trou noir qui s’élargit, s’approfondit à mesure qu’ondescend.

Ce n’était pourtant pas un méchant homme. Il le leur avaitprouvé maintes fois. Seulement il y avait là un aveuglement immenseque rien n’avait pu dissiper… Et si elle essayait, elle. Si, avantde partir, – quelque chose lui disait que ce serait bientôt – si,avant de partir, elle arrachait l’épais bandeau que ce pauvre hommese maintenait volontairement et de force sur les yeux.

Une main légère, aimante comme la sienne, pouvait seule tentercette opération-là. Elle seule avait le droit de dire à sonpère :

« Gagne ta vie… Renonce au théâtre. » Alors, comme letemps pressait, Désirée Delobelle s’arma de tout son courage etelle appela doucement :

– Papa… papa…

Au premier appel de sa fille, le grand homme accourut bien vite.Il y avait eu ce soir-là une première à l’Ambigu, et il étaitrevenu enflammé, électrisé. Les lustres, la claque, lesconversations dans les couloirs, tous ces détails excitants dont ilentretenait sa folie, l’avait laissé plus illusionné quejamais.

Il entra dans la chambre de Désirée, rayonnant et superbe, salampe à la main, bien droite, un camélia à la boutonnière.

– Bonsoir, Zizi. Tu ne dors donc pas ?

Et ses paroles avaient une intonation joyeuse qui résonnasingulièrement dans la tristesse environnante. De la main, Désiréelui fit signe de se taire, en lui montrant la maman Delobelleendormie.

– Posez votre lampe… J’ai à vous parler.

Sa voix le frappa, saccadée par l’émotion ; et ses yeux lefrappèrent aussi, plus grands ouverts, éclairés par un regardpénétrant qu’il ne leur avait jamais vu.

Un peu intimidé, il s’approcha d’elle, son camélia à la mainpour le lui offrir, la bouche « en petite pomme », avecun craquement de souliers neufs qu’il trouvait très aristocratique.Sa pose était évidemment gênée ; et cela tenait sans doute autrop grand contraste existant entre la salle de théâtre, éclairéeet bruyante, qu’il venait de quitter, et cette petite chambre demalade où les bruits amortis, les lumières baisséess’évanouissaient dans une atmosphère fiévreuse.

– Qu’est-ce que tu as donc, Bichette ?…, Est-ce que tute sens plus malade ?

Un mouvement de la petite tête pâle de Désirée répondit qu’ellese sentait en effet malade, et qu’elle voudrait lui parler de toutprès, de tout près. Quand il fut arrivé au chevet de son lit, elleposa la main brûlante sur le bras du grand homme et chuchota toutbas à son oreille… Elle était très mal, tout à fait mal. Ellecomprenait bien qu’elle n’avait plus longtemps à vivre.

– Alors, père, vous vous trouverez tout seul avec maman… Netremblez donc pas comme cela… Vous saviez bien que cette chosedevait arriver, qu’elle était même très prochaine… Seulement jevais vous dire… moi partie, j’ai bien peur que maman ne soit pasassez forte pour faire aller la maison… Regardez comme elle estpâle et fatiguée.

Le comédien regarda sa « sainte femme » et parut trèsétonné de lui trouver en effet si mauvaise mine. Puis il se consolaavec une remarque égoïste.

– Elle n’a jamais été bien forte…

Cette observation et le ton dont elle fut faite, indignèrentDésirée, l’affermirent dans sa résolution. Elle continua, sanspitié pour les illusions du comédien :

– Qu’allez-vous devenir tous les deux quand je ne seraiplus là ?… Oui je sais, vous avez de grandes espérances, maiselles sont bien longues à se réaliser. Ces résultats que vousattendez depuis si longtemps peuvent tarder encore ; etd’ici-là comment ferez-vous ?… tenez ! mon cher père jene voudrais pas vous faire de la peine, mais il me semble qu’àvotre âge, intelligent comme vous êtes, il vous serait facile…Monsieur Risler aîné ne demanderait pas mieux, je suis sûre…

Elle parlait lentement, avec effort, cherchant ses mots, mettantentre chaque phrase de grands silences qu’elle espérait toujoursvoir remplir par un geste, une exclamation de son père. Mais lecomédien ne comprenait pas. Il l’écoutait, la regardait avec sesgros yeux arrondis, sentant vaguement que de cette conscienced’enfant, innocente et inexorable, une accusation se levait contrelui ; il ne savait pas encore laquelle.

– Je crois que vous feriez bien, reprit Désirée timidement,je crois que vous feriez bien de renoncer…

– Hein ?… quoi ?… comment ?…

Elle s’arrêta en voyant l’effet de ses paroles. La figure simobile du vieux comédien s’était crispée tout à coup, sousl’impression d’un violent désespoir ; et des larmes, de vraieslarmes qu’il ne songeait même pas à dissimuler d’un revers de maincomme on fait à la scène, gonflaient ses paupières sans couler,tellement l’angoisse le serrait à la gorge. Le malheureuxcommençait à comprendre… Ainsi, des deux seules admirations qui luifussent restées fidèles, une encore se détournait de sa gloire Safille ne croyait plus en lui ! Ce n’était pas possible. Ilavait mal compris, mal entendu… À quoi ferait-il bien de renoncer,voyons, voyons ?… Mais devant la prière muette de ce regardqui lui demandait grâce, Désirée n’eut pas le courage d’achever.D’ailleurs la pauvre enfant était à bout de force et de vie. Ellemurmura deux ou trois fois :

– De renoncer… de renoncer…

Puis sa petite tête retomba sur l’oreiller, et elle mourut sansavoir osé lui dire à quoi il ferait bien de renoncer.

 

La nommée Delobelle est morte, monsieur le commissaire. Quand jevous le disais qu’elle ne recommencerait plus. Cette fois la mortlui a épargné le chemin et la peine ; elle est venue laprendre elle-même. Et maintenant, homme incrédule, quatre bonnesplanches de sapin solidement clouées vous répondent de cette paroled’enfant. Elle avait promis de ne plus recommencer ; elle nerecommencera plus.

La petite boiteuse est morte. C’est la nouvelle du quartier desFrancs-Bourgeois mis en rumeur par ce lugubre événement. Non pasque Désirée y fût très populaire, elle qui ne sortait jamais etmontrait seulement de temps en temps aux vitres tristes sa pâleurde recluse et ses yeux cernés d’ouvrière infatigable. Mais àl’enterrement de la fille de l’illustre Delobelle, il ne pouvaitmanquer d’y avoir beaucoup de comédiens, et Paris adore cesgens-là. Il aime à les voir passer dans la rue, en plein jour, cesidoles du soir ; à se rendre compte de leur vraie physionomiedégagée du surnaturel de la rampe. Aussi, ce matin-là, pendant quesous la petite porte étroite de la rue de Braque on tendait lesdraperies blanches à grands coups de marteau, les curieuxenvahissaient le trottoir et la chaussée.

C’est une justice à leur rendre, les comédiens s’aiment entreeux, ou du moins ils sont tenus par une solidarité, un lien demétier qui les rassemble, à toutes les occasions de manifestationsextérieures : bals, concerts, repas de corps,enterrements.

Bien que l’illustre Delobelle ne fût plus au théâtre, que sonnom eût entièrement disparu des comptes rendus et des affichesdepuis plus de quinze ans, il suffit d’une petite note de deuxlignes dans un obscur journal de théâtre :M. Delobelle, ancien premier sujet des théâtres de Metz etd’Alençon, vient d’avoir la douleur,… etc. On se réunira,…etc. Aussitôt, de tous les coins de Paris et de la banlieue,les comédiens accoururent en foule à cet appel.

Fameux ou non fameux, inconnus ou célèbres, ils y étaient tous,ceux qui avaient joué avec Delobelle en province, ceux qui lerencontraient dans les cafés de théâtre où il était comme cesvisages toujours aperçus sur lesquels il est difficile de mettre unnom, mais que l’on se rappelle à cause du milieu où on les voitconstamment et dont ils semblent faire partie, puis aussi desacteurs de province, de passage à Paris, qui venaient là pour« lever » un directeur, trouver un bon engagement.

Et tous, les obscurs et les illustres, les Parisiens et lesprovinciaux, n’ayant qu’une préoccupation, voir leur nom cité parquelque journal dans un compte rendu de l’enterrement. Car à cesêtres de vanité tous les genres de publicité semblent enviables.Ils ont tellement peur que le public les oublie, qu’au moment oùils ne se montrent pas, ils éprouvent le besoin de faire parlerd’eux, de se rappeler par tous les moyens au souvenir de la vogueparisienne si flottante et si rapide.

Dès neuf heures, tout le menu peuple du Marais, cette provincecancanière, attendait aux fenêtres, aux portes, dans la rue, lepassage des cabotins. Des ateliers guettaient à leurs vitrespoussiéreuses, des petits bourgeois dans l’embrasure de leursrideaux croisés, des ménagères un panier au bras, des apprentis unpaquet sur la tête.

Enfin ils arrivèrent, à pied ou en voiture, solitairement ou parbandes. On les reconnaissait à leurs figures rasées, bleuâtres aumenton et aux joues, à leurs airs peu naturels, trop emphatiques outrop simples, à leurs gestes de convention, et surtout à cedébordement de sentimentalité que leur donne l’exagérationnécessaire à l’optique de la scène. Les différentes façons dont cesbraves gens manifestaient leur émotion en cette circonstancedouloureuse étaient vraiment curieuses à observer. Chaque entréedans la petite cour pavée et noire de la maison mortuaire étaiscomme une entrée en scène et variait selon l’emploi du comédien.Les grands premiers rôles, l’air fatal, le sourcil froncé,commençaient tous en arrivant par écraser du bout de leur gant unelarme du coin de l’œil qu’ils ne pouvaient plus retenir ; puissoupiraient, regardaient le ciel, et restaient debout au milieu duthéâtre, c’est-à-dire de la cour, le chapeau sur la cuisse, avec unpetit piaffement du pied gauche qui les aidait à contenir leurdouleur : « Tais-toi, mon cœur, tais-toi. » Lescomiques, au contraire, « la faisaient » à la simplicité.Ils s’abordaient d’un air piteux et bonhomme, s’appelant entre eux« ma pauv’ vieille » avec des poignées de mainconvaincues et vibrantes, des tremblements flasques dans le bas desjoues, un abaissement du coin des yeux, du coin des lèvres quifaisaient descendre leur attendrissement à l’expression triviale dela farce. Tous maniérés et tous sincères…

Sitôt entrés, ces messieurs se séparaient en deux camps. Lescomédiens célèbres, arrivés, regardaient dédaigneusement lesRobricart inconnus et sordides dont l’envie répondait à leur méprispar mille marques désobligeantes : « Avez-vous vu commeun tel a vieilli, comme il est marqué ?… Il ne pourra pastenir l’emploi longtemps. »

Entre ces deux groupes, l’illustre Delobelle, vêtu de noir,ganté de noir minutieusement, allait et venait, les yeux rouges,les dents serrées, distribuant des poignées de main silencieuses.Le pauvre diable avait le cœur plein de larmes, mais cela nel’avait pas empêché de se faire friser au petit fer et coiffer endemi-Capoul pour la circonstance. Étrange nature ! Personnen’aurait pu dire en lisant dans son âme le point où la douleurvraie et la pose de la douleur se séparaient, tellement ellesétaient mêlées l’une à l’autre… Il y avait aussi parmi lescomédiens plusieurs figures de notre connaissance ;M. Chèbe, plus important que jamais, et qui rôdait d’un airempressé autour des acteurs en vogue, pendant que madame Chèbetenait compagnie, là-haut, à la pauvre mère. Sidonie n’avait pas puvenir, mais Risler aîné était là, presque aussi ému que le père, lebon Risler, l’ami de la dernière heure, qui avait payé tous lesfrais de la triste cérémonie. Aussi les voitures de deuil étaientmagnifiques ; les tentures frangées d’argent, et le catafalquejonché de roses et de violettes blanches. Dans l’allée misérable etnoire de la rue de Braque, ces blancheurs discrètes sous lescierges, ces fleurs tremblantes et baignées d’eau béniteressemblaient bien à la destinée de cette pauvre enfant dont lesmoindres sourires avaient été toujours trempés de larmes.

On se mit en route, pas à pas, lentement, par les ruestortueuses. En tête marchait Delobelle secoué par les sanglots,s’attendrissant presque autant sur lui-même, pauvre père enterrantson enfant, que sur sa fille morte, et, au fond de sa douleursincère, gardant son éternelle personnalité vaniteuse restée làcomme au fond d’un ruisseau, immuable sous les flots changeants. Lapompe de cette cérémonie, cette file noire qui arrêtait lacirculation sur son passage, les voitures drapées, le petit coupédes Risler que Sidonie avait envoyé pour faire du genre, tout celale flattait, l’exaltait, quoi qu’il en eût. À un moment, n’ypouvant plus tenir, il se pencha vers Robricart, qui marchait àcôté de lui :

– As-tu vu ?

– Quoi donc ?

Et le malheureux père, en s’épongeant les yeux, murmura non sansquelque fierté :

– Il y a deux voitures de maître…

Chère petite Zizi, si bonne, si simple ! Toutes cesdouleurs poseuses, ce cortège de pleureurs solennels n’étaientguère faits pour elle. Heureusement que là-haut, à la fenêtre del’atelier, la maman Delobelle, qu’on n’avait pas pu empêcher deregarder partir sa petite, se tenait debout derrière les persiennesfermées.

– Adieu… adieu… disait la mère tout bas, presque àelle-même, en agitant la main avec un geste inconscient devieillard ou de folle.

Si doucement que cet adieu fût dit, Désirée Delobelle dutl’entendre.

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