Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 3L’ÉCHÉANCE !…

Une heure après minuit sonnait à la grosse horloge deSaint-Gervais. Il faisait si froid que la neige fine, éparpilléedans l’air, gelait en tombant, s’amoncelant aux pavés toute blancheet craquante.

Risler, enveloppé de son manteau, s’en revenait de la brasserie,vivement, par le Marais désert. Il était content, le bon Risler. Ilvenait de fêter, en compagnie de ses deux fidèles emprunteurs,Chèbe et Delobelle, sa première sortie, la fin de cetteinterminable réclusion, où il avait surveillé la fabrication de sonimprimeuse, avec tous les tâtonnements, les joies et lesdéconvenues de l’inventeur. Ç’avait été long, bien long. Au derniermoment on s’était aperçu d’un défaut. L’accrocheuse ne marchait pasbien ; et il avait fallu recommencer des plans, des devis.Enfin, le jour même, on avait essayé la nouvelle machine. Toutétait réussi à souhait. Le brave homme triomphait. Il lui semblaitqu’il venait d’acquitter une dette, en donnant à la maison Fromontle bénéfice d’une invention nouvelle, qui devait diminuer letravail, les journées d’ouvrier, en doublant les profits et larenommée de la fabrique. Aussi il faisait de beaux rêves, je vousjure, tout en marchant. Son pas sonnait fièrement, accentué parl’allure heureuse et ferme de sa pensée. Que de projets, qued’espérances ! Il allait pouvoir remplacer le chaletd’Asnières – que Sidonie commençait à traiter de bicoque – parquelque belle campagne à dix ou quinze lieues de Paris, accorder àM. Chèbe une pension un peu plus forte, obliger plus souventDelobelle dont la malheureuse femme se tuait de travail ;enfin, il allait pouvoir faire revenir Frantz. C’était son désir leplus cher. Sans cesse il pensait à ce pauvre enfant exilé dans unpays malsain, au bon plaisir d’une administration tyrannique quienvoyait ses employés en congé pour les rappeler presque aussitôtsans explication ; car Risler avait toujours sur le cœur ledépart si prompt, si inconvenable de Frantz à son dernier voyage,et cette courte apparition de son frère qui, sans lui donner letemps de le posséder, avait ravivé tous ses souvenirs d’affectionet de vie commune. Aussi comptait-il bien, quand l’imprimeuseserait lancée, trouver dans la fabrique un petit coin où Frantzpourrait s’utiliser, se préparer un avenir véritable. Commetoujours, Risler ne pensait qu’au bonheur des autres. Sa seulesatisfaction égoïste était de voir chacun sourire autour delui.

Tout en se hâtant, il arriva au coin de la rue desVieilles-Haudriettes. Une longue file de voitures stationnaitdevant la maison, et la lueur de leurs lanternes dans la rue, lesombres des cochers s’abritant de la neige dans les recoins, dansles angles que ces vieux hôtels, ont gardés malgré l’alignement destrottoirs, animaient ce quartier désert et silencieux.

« Tiens ! c’est vrai, pensa le brave homme, nous avonsun bal chez nous. » Il se rappela que Sidonie donnait unegrande soirée musicale et dansante, à laquelle elle l’avait dureste dispensé d’assister, « sachant bien qu’il était tropoccupé ». Au milieu de ses projets, de ses visions de richessegénéreuse, cette fête, dont l’écho venait jusqu’à lui, acheva de leréjouir et de le rendre fier. Avec une certaine solennité, ilpoussa le lourd portail entre-bâillé pour les allées et venues desinvités, et là-bas, au fond du jardin, aperçut tout le second étagede l’hôtel splendidement éclairé.

Des ombres passaient et repassaient derrière le voile flottantdes rideaux, l’orchestre, deviné dans son flux et reflux de sonsétouffés, semblait suivre le mouvement de ces apparitions furtives.On dansait. Un moment Risler arrêta son regard sur cettefantasmagorie du bal, et, dans une petite pièce attenant au salon,il reconnut la silhouette de Sidonie. Elle était droite en satoilette étoffée, avec l’attitude d’une jolie femme devant sonmiroir. Derrière elle, une ombre plus petite, sans doute madameDobson, réparait quelque désordre de la robe, le nœud d’un rubanfixé au cou et dont les longs bouts flottants s’abaissèrent sur leflou de la traîne. Tout cela était très vague, mais la grâce de lafemme se reconnaissait dans ces lignes à peine indiquées, et Rislers’attarda longtemps à l’admirer.

Au premier, le contraste était frappant. Il n’y avait riend’allumé, à l’exception d’une petite lampe dans les tentures lilasde la chambre à coucher. Risler remarqua ce détail, et comme lapetite Fromont avait été malade quelques jours auparavant, ils’inquiéta, se rappela l’agitation singulière de madame Georges,passant rapidement à son côté dans l’après-midi, et revint sur sespas jusqu’à la loge du père Achille pour avoir des nouvelles.

La loge était pleine. Des cochers se chauffaient autour dupoêle, bavardaient et riaient dans la fumée de leurs pipes. QuandRisler parut, il se fit un grand silence, un silence curieux,narquois, inquisiteur. On devait parler de lui.

– Est-ce que l’enfant est encore malade chez lesFromont ?… demanda-t-il ?

– Non. Ce n’est pas l’enfant. C’est monsieur.

– Monsieur Georges est malade ?

– Oui, ça l’a pris ce soir en rentrant. Je suis alléchercher le médecin tout de suite… Il a dit que ça ne serait rien,que monsieur avait seulement besoin de repos.

Et pendant que Risler refermait la porte, le père Achilleajoutait à mi-voix avec cette insolence d’inférieur, moitiécraintive, moitié audacieuse, qui voudrait à la fois être écoutéset à peine entendue :

– Ah ! dame, ils ne sont pas en train derigoler au premier comme au second.

Voici ce qui s’était passé :

Fromont jeune, en rentrant le soir, avait trouvé à sa femme unephysionomie si navrée, si changée, qu’il devina tout de suite unecatastrophe. Seulement, il était si bien fait depuis deux ans àl’impunité de sa trahison, qu’il ne lui vint pas une minute àl’esprit que sa femme pût être informée de sa conduite. Claire, deson côté, pour ne pas l’accabler, eut la générosité de ne parlerque de Savigny.

– Grand-père n’a pas voulu, lui dit-elle. Le malheureuxpâlit affreusement.

– Je suis perdu… Je suis perdu… répéta-t-il deux ou troisfois avec l’égarement de la fièvre.

Et ses nuits d’insomnie, une terrible et dernière scène qu’ilvenait d’avoir avec Sidonie pour l’empêcher de donner cette fête àla veille de la ruine, le refus de M. Gardinois, tous cesbouleversements qui se tenaient l’un l’autre et l’avaient agitétour à tour, se résumèrent dans une vraie crise de nerfs. Claireeut pitié de lui, le fit coucher, et s’installa près de son lit.Elle essaya de lui parler, de le remonter ; mais sa voixn’avait plus cet accent de tendresse qui apaise et qui persuade. Ily avait dans ses gestes, dans la façon dont elle relevaitl’oreiller sous la tête du malade, dont elle lui préparait unepotion calmante, une indifférence, un détachement singulier.

– Mais je t’ai ruinée ! lui disait Georges de temps entemps, comme pour secouer cette froideur qui le gênait.

Elle avait un beau geste dédaigneux… Ah ! s’il ne lui avaitque fait cela !

À la fin, pourtant, ses nerfs se calmèrent, la fièvre tomba, etil s’endormit. Elle resta près de lui à veiller.

« C’est mon devoir, » se disait-elle.

Son devoir ! Elle en était là maintenant, vis-à-vis de cetêtre qu’elle avait adoré si aveuglément, avec l’espoir d’une longueet heureuse vie à deux.

En ce moment le bal commençait à s’animer chez Sidonie. Leplafond tremblait en mesure, car, pour faciliter les danses, madameRisler avait fait enlever tous les tapis de ses salons. Quelquefoisaussi un bruit de voix arrivait par bouffées, puis desapplaudissements nombreux, multipliés, où l’on devinait la fouledes invités, l’appartement comble.

Claire songeait. Elle ne s’épuisait pas en regrets, enlamentations stériles. Elle savait la vie inflexible, et que tousles raisonnements n’arrêtent pas la triste logique de sa marcheinévitable. Elle ne se demandait pas comment cet homme avait pu latromper si longtemps, comment il avait pu, pour un caprice, perdrel’honneur et la joie de sa maison. Ceci était le fait ; ettoutes ses réflexions ne pouvaient l’effacer, réparerl’irréparable. Ce qui la préoccupait, c’était l’avenir. Unenouvelle existence se déroulait devant ses yeux, sombre, sévère,pleine de privations et de labeurs, et, par un effet singulier, laruine, au lieu de l’effrayer, lui rendait tout son courage. L’idéedun déplacement nécessaire aux économies qu’il allaitfalloir réaliser, du travail forcé pour Georges et peut-être pourelle, mettait je ne sais quelle activité dans le calme plat de sondésespoir. Quelle lourde charge d’âmes elle allait avoir avec sestrois enfants : sa mère, sa fille et son mari ! Lesentiment de sa responsabilité l’empêchait de trop s’attendrir surson malheur, sur la déroute de son amour, et, à mesure qu’elles’oubliait elle-même à la pensée des êtres faibles qu’elle avait àprotéger, elle comprenait mieux la valeur de ce mot« sacrifice », si vague dans les bouches indifférentes,si sérieux quand il devient une règle de vie.

Voilà à quoi songeait la pauvre femme en cette triste veillée,veillée d’armes et de larmes pendant laquelle elle se préparait augrand combat. Voilà ce qu’éclairait la discrète petite lampe queRisler avait vue d’en bas, comme une étoile tombée des lustreséclatants du bal.

Rassuré par la réponse du père Achille, le brave homme songea àmonter chez lui, en évitant la fête et les invités dont ilSe souciait fort peu.

Dans ces occasions, il prenait un petit escalier de service quicommuniquait avec les bureaux de la caisse. Il s’engagea donc dansles ateliers vitrés, que la lune réverbérée par la neige éclairaitcomme en plein jour. On y respirait encore l’atmosphère du travailde la journée, une chaleur étouffée pleine d’odeurs cuites de talc,de vernis. Les papiers étalés sur les séchoirs faisaient de longuesallées bruissantes. Partout des outils qui traînaient, et desblouses accrochées çà et là toutes prêtes pour le lendemain. JamaisRisler ne passait par là sans plaisir.

Soudain, au bout de cette longue enfilade de pièces désertes, ilaperçut de la lumière dans le bureau de Planus. Le vieux caissiertravaillait encore. À une heure du matin, c’était vraimentextraordinaire.

Le premier mouvement de Risler fut de revenir sur ses pas. Eneffet, depuis sa brouille incompréhensible avec Sigismond, depuisque celui-ci avait pris à son égard ce parti de froideursilencieuse, il évitait de se trouver en face de lui. Son amitiéblessée l’avait toujours éloigné d’une explication ; ilmettait une sorte de fierté à ne pas demander à Planus pourquoi illui en voulait. Pourtant, ce soir-là, Risler éprouvait un telbesoin d’effusion, de cordialité, et puis l’occasion était si belled’un tête-à-tête avec son ancien ami, qu’il ne chercha pas àl’éviter et entra bravement dans le bureau.

Le caissier était là, assis, immobile parmi des monceaux depaperasses, de gros livres feuilletés dont quelques-uns avaientglissé à terre. Au bruit que son patron fit en entrant, il ne levapas même les yeux. Il avait reconnu le pas de Risler. Celui-ci, unpeu intimidé, hésita une minute, ensuite, poussé par un de cesressorts secrets que nous avons en nous et qui nous mettent malgrétout dans la voie de notre destinée, il vint droit au grillage dela caisse.

– Sigismond… dit-il d’une voix grave.

Le vieux leva la tête et montra un visage crispé où coulaientdeux grosses larmes, les premières peut-être que cet homme-chiffreeût jamais versées de sa vie.

– Tu pleures, mon vieux ?… Qu’est-ce que tuas ?

Et le bon Risler tout attendri tendit la main à son ami, quiretira la sienne brusquement. Ce mouvement de recul fut siinstinctif, si violent, que toute l’émotion de Risler se changea enindignation. Il se redressa sévèrement :

– Je te tends la main, Sigismond Planus, dit-il !

– Et moi, je ne te la donne pas…, fit Planus en selevant.

Il y eut un silence terrible, pendant lequel on entendit là-hautla musique étouffée de l’orchestre et le bruit du bal, ce bruitlourd et bête des planchers secoués par le rythme de la danse.

– Pourquoi refuses-tu de me donner la main ? demandasimplement Risler, tandis que le grillage sur lequel il s’appuyaittremblait d’un frémissement métallique.

Sigismond était en face de lui ses deux mains sur son bureau,comme pour bien mettre en place et d’aplomb ce qu’il allaitrépondre :

– Pourquoi ?… Parce que vous avez ruiné la maison,parce que tout à l’heure, à la place où vous êtes, on viendra de laBanque chercher cent mille francs et que, grâce à vous, je n’ai pasun sou dans ma caisse… voilà !

Risler était stupéfait :

– J’ai ruiné la maison, moi ?… moi ?…

– Pis que cela, monsieur… Vous l’avez fait ruiner par votrefemme, et vous vous êtes arrangé pour bénéficier de notre ruine etde votre déshonneur. Oh ! je vois clair dans votre jeu, allez.L’argent que votre femme a soutiré au malheureux Fromont, la maisond’Asnières, les diamants et le reste, tout cela doit être placésous son nom, à l’abri des catastrophes ; et vous allez sansdoute pouvoir vous retirer des affaires maintenant.

« Oh !… Oh !… » fit Risler d’une voixéteinte, comprimée plutôt, insuffisante à la foule de penséesqu’elle aurait voulu exprimer ; et tout en bégayant, il tiraitle grillage à lui avec tant de violence, qu’il en déchira tout unmorceau. À la fin il chancela, roula sur le carreau et resta sansun mouvement, sans une parole, gardant seulement dans ce qu’il yavait encore de vivant en lui la ferme volonté de ne pas mouriravant de s’être justifié. Il fallait que cette volonté fût bienpuissante ; car, pendant que ses tempes battaient, marteléespar le sang qui lui bleuissait la face, pendant que ses oreillesbourdonnaient, que ses yeux voilés semblaient déjà tournés versl’inconnu terrible, le malheureux se disait à lui-même d’une voixinintelligible, cette voix des naufragés qui parlent avec de l’eauplein la bouche dans le grand vent d’une tempête : « ilfaut vivre… il faut vivre… »

Quand la conscience des choses lui revint, il était assis sur ledivan où les ouvriers s’entassaient les jours de paye, son manteauà terre, sa cravate dénouée, sa chemise ouverte, fendue par lecanif de Sigismond. Heureusement pour lui, il s’était coupé lesmains en arrachant le grillage, le sang avait coulé abondamment, etce détail avait suffi pour le sauver d’une attaque d’apoplexie Enrouvrant les yeux, il aperçut, à ses côtés le vieux Sigismond etmadame Georges, que le caissier était allé chercher, dans sadétresse. Aussitôt que Risler put parler, c’est à elle qu’ils’adressa en suffoquant :

– Est-ce vrai, madame Chorche, est-ce vrai ce qu’on vientde me dire ?

Elle n’eut pas le courage de le tromper et détourna leregard.

– Ainsi, continua le malheureux, ainsi la maison estperdue, et c’est moi…

– Non, Risler, mon ami… Non ce n’est pas vous…

– Ma femme, n’est-ce pas ? Oh ! c’est horrible…Voilà donc comme je vous ai payé ma dette de reconnaissance… Mais,vous, madame Chorche, vous n’avez pas pu me croire complice decette infamie ?…

– Non, mon ami, non, calmez-vous… Je sais que vous êtes leplus honnête homme de la terre.

Il la regarda un moment, les lèvres tremblantes, les mainsjointes, car toutes les manifestations de cette nature naïveavaient quelque chose d’enfantin.

– Oh ! madame Chorche, madame Chorche… murmurait-il…Quand je pense que c’est moi qui vous ai ruinée…

Dans ce grand coup qui le frappait et dont son cœur pleind’amour pour Sidonie était surtout atteint, il ne voulait voir quele désastre financier de la maison Fromont causé par sonaveuglement pour sa femme. Tout à coup il se dressabrusquement :

– Allons, dit-il, ne nous attendrissons pas… Il s’agit derégler nos comptes…

Madame Fromont eut peur.

– Risler, Risler…, où allez-vous ?

Elle croyait qu’il montait chez Georges. Risler la comprit eteut un sourire superbe de dédain :

– Rassurez-vous, madame… Monsieur Georges peut dormirtranquille… J’ai quelque chose de plus pressé à faire que de vengermon honneur de mari. Attendez-moi là… je reviens.

Il s’élança dans le petit escalier ; et, confiante en saparole, Claire resta en face de Planus dans une de ces minutessuprêmes et indécises qui semblent longues de toutes lessuppositions qui les traversent. Quelques instants après, un bruitde pas pressés, un froissement d’étoffes emplit l’escalier étroitet sombre.

Sidonie parut la première, en tenue de bal, splendide et si pâleque ses bijoux ruisselant partout sur sa peau mate semblaient plusvivants qu’elle-même, semés sur le marbre froid d’une statue.L’essoufflement de la danse, le tremblement de l’émotion et de sacourse rapide la secouaient encore tout entière, et ses rubanslégers, ses volants, ses fleurs, sa riche parure mondaines’affaissaient autour d’elle, tragiquement. Risler la suivait,chargé d’écrins, de coffrets, de papiers. En arrivant là-haut, ils’était rué sur le secrétaire de sa femme, avait pris tout ce qu’ilcontenait de précieux, bijoux, titres de rente, acte de vente de lamaison d’Asnières ; puis, du seuil de la chambre, il l’avaitappelée dans le bal à voix haute :

– Madame Risler !…

Elle était accourue bien vite sans que rien de cette scènerapide eût dérangé les invités, alors dans toute l’animation de lasoirée. En voyant son mari debout devant le secrétaire, les tiroirsouverts, enfoncés, renversés sur le tapis avec les mille riensqu’ils contenaient, elle comprit qu’il se passait quelque chose deterrible.

– Venez vite, dit Risler, je sais tout.

Elle voulut prendre sa figure innocente et hautaine ; maisil la saisit par le bras d’une violence telle, que le mot de Frantzlui revint à l’esprit : « Il en mourra peut-être, mais ilvous tuera avant… » Comme elle avait peur de la mort, elle selaissa emmener sans résistance, et n’eut pas même la force dementir.

– Où allons-nous ? demanda-t-elle à voix basse.

Risler ne lui répondit pas. Elle n’eut que le temps de jeter surses épaules nues, avec ce soin d’elle-même qui ne la quittaitjamais, un voile de tulle léger ; et il l’entraîna, la poussaplutôt dans l’escalier de la caisse, qu’il descendit en même tempsqu’elle, ses pas dans les siens, craignant de voir sa proie luiéchapper.

– Voilà, dit-il en entrant… Nous avons volé, nousrestituons… Tiens, Planus, il y a de quoi faire de l’argent avectout ça…

Et il posait sur le bureau du caissier toute cette dépouilleélégante dont ses bras étaient chargés, recherches féminines, menusobjets de coquetterie, paperasses timbrées.

Puis se tournant vers sa femme :

– Maintenant, vos bijoux… Allons, vite…

Elle allait lentement, ouvrait à regret le ressort des braceletset des boucles, et surtout l’agrafe magnifique de sa rivière dediamants, où l’initiale de son nom, une S scintillante, semblait unserpent endormi, prisonnier dans un cercle d’or. Risler, trouvantque c’était trop long, rompait brutalement les frêles attaches. Leluxe criait sous ses doigts comme châtié.

– À mon tour, dit-il ensuite… il faut que je donne tout,moi aussi… Voilà mon portefeuille… Qu’est-ce que j’aiencore ?… qu’est-ce que j’ai encore ?…

Il cherchait, se fouillait fébrilement.

– Ah ! ma montre… Avec la chaîne il y en a pour millefrancs… Mes bagues, mon alliance… Tout à la caisse, tout. Nousavons cent mille francs à payer ce matin… Dès qu’il fera jour, ilva falloir se mettre en campagne, vendre, liquider. Je connaisquelqu’un qui a envie de la maison d’Asnières. Ce sera tout desuite fait.

Il parlait, il agissait seul. Sigismond et madame Georges leregardaient sans rien dire. Quant à Sidonie, elle semblait inerte,inconsciente. L’air froid qui venait du jardin par la petite porteentr’ouverte lors de l’évanouissement de Risler, la faisaitfrissonner, et elle ramenait machinalement autour d’elle les plisde son écharpe, les yeux fixes, la pensée perdue. Entendait-elle aumoins les violons de son bal qui lui arrivaient aux intervalles desilence, comme une ironie féroce, avec le bruit lourd des danseursébranlant les planchers ?… Une main de fer, s’abattant surelle, la tira de sa torpeur subitement. Risler l’avait prise par lebras et l’amenant devant la femme de son associé :

– À genoux, lui dit-il.

Madame Fromont s’éloignait, se défendait.

– Non, non, Risler, pas cela.

– Il le faut, dit Risler implacable… Restitution,réparation… À genoux, donc, misérable !…

Et d’un mouvement irrésistible il jeta Sidonie aux pieds deClaire, puis, la tenant toujours par le bras :

– Vous allez répéter avec moi et mot pour mot ce que jevais dire : « Madame… »

Sidonie, à demi morte de peur, répéta doucement.« Madame… »

– Toute une vie d’humilité, de soumission…

– Toute une vie d’humil… Eh bien, non, je ne peux pas,…fit-elle en se redressant d’un élan de bête fauve.

Et, débarrassée de l’étreinte de Risler, par cette porte ouvertequi la tentait depuis le commencement de cette scène affreuse,l’attirait au noir de la nuit et à la liberté de la fuite, ellepartit en courant, sous la neige qui tombait et le vent quifouettait ses épaules nues.

– Arrêtez-la, arrêtez-la… Risler, Planus, je vous en prie…Par pitié, ne la laissez pas partir ainsi…

Planus fit un pas vers la porte.

Risler le retint.

– Je te défends de bouger, toi… Je vous demande bienpardon, madame, mais nous avons à traiter des affaires autrementimportantes que celle-là. Il ne s’agit plus de madame Risler ici…Nous avons à sauver l’honneur de la maison Fromont, le seul en jeu,le seul qui m’occupe en ce moment… Allons, Planus, à ta caisse, etfaisons nos comptes.

Sigismond lui tendit la main.

– Tu es un brave homme, Risler Pardonne-moi de t’avoirsoupçonné.

Risler fit semblant de ne pas l’entendre :

– Cent mille francs à payer, disons-nous ?… Combien tereste-t-il en caisse ?…

Gravement il s’assit derrière le grillage, feuilletant leslivres de compte, les inscriptions de rente, ouvrant les écrins,estimant avec Planus, dont le père avait été bijoutier, tous cesdiamants qu’il admirait jadis sur sa femme sans se douter de leurvaleur.

Pendant ce temps, Claire, toute tremblante, regardait à la vitrele petit jardin blanc de neige, où la trace des pas de Sidonies’effaçait déjà sous les flocons qui tombaient, comme pourtémoigner que ce départ furtif n’avait plus d’espoir de retour.

Et là-haut, l’on dansait encore. On croyait la maîtresse de lamaison prise par les apprêts du souper, pendant qu’elle fuyaitainsi tête nue, étouffant des cris de rage et des sanglots.

Où allait-elle ?… Elle était partie comme une folle,traversant le jardin, les cours de la fabrique, les voûtes sombresoù le vent sinistre et glacial s’engouffrait. Le père Achille nel’avait pas reconnue ; il en avait tant vu passer, cettenuit-là, des silhouettes empaquetées de blanc !

La première idée de la jeune femme fut de rejoindre le ténorCazaboni, qu’en définitive elle n’avait pas osé inviter à sonbal ; mais il demeurait à Montmartre, et c’était bien loindans la tenue où elle se trouvait ; et puis serait-il chezlui ? Ses parents l’auraient bien accueillie sans doute ;mais elle entendait déjà les lamentations de madame Chèbe et lesdiscours en trois points du petit homme. Alors elle pensa àDelobelle ; à son vieux Delobelle. Dans la chute de toutes sessplendeurs, elle se rappela celui qui avait été son premierinitiateur à la vie mondaine, qui lui donnait des leçons de danseet de bonne tenue quand elle était petite, riait de ses gentillesfaçons et lui apprenait à se trouver belle avant que personne lelui eût jamais dit. Quelque chose l’avertissait que ce déclassé luidonnerait raison contre tous les autres. Elle monta dans une desvoitures qui stationnaient à la porte et se fit conduire boulevardBeaumarchais chez le comédien.

Depuis quelque temps la maman Delobelle fabriquait des chapeauxde paille pour l’exportation ; métier triste s’il en fut etqui lui rapportait à peine deux francs cinquante en douze heures detravail. Et Delobelle continuait à engraisser à mesure que sa« sainte femme » maigrissait davantage. En ce momentmême, il était en train de découvrir une odorante soupe au fromage,conservée chaude dans les cendres du foyer, quand on frappavirement à sa porte. Le comédien qui venait de voir jouer àBeaumarchais je ne sais quel drame sinistre taché de sang jusquesur la réclame illustrée de son affiche, tressaillit à ces coupsfrappés à une heure aussi indus.

– Qui est là ? demanda-t-il un peu ému.

– C’est moi… Sidonie… Ouvrez vite. Elle entra toutefrissonnante, et, rejetant sa sortie de bal, s’approcha du poêle oùle feu achevait de mourir. Elle parla tout de suite, épancha cettecolère qui t’étranglait depuis une heure, et pendant qu’elleracontait la scène de la fabrique en étouffant les éclats de savoix à cause de la maman Delobelle endormie à côté, le luxe de satoilette à ce cinquième étage si dénué et si pauvre, l’éclat blancde sa parure froissée parmi ces piles de chapeaux grossiers cesrognures de paille éparpillées dans la chambre, tout donnait, bienl’impression d’un drame, d’une de ces terribles secousses de la vieoù les rangs, les sentiments, les fortunes se trouvent brusquementconfondus.

– Oh ! je ne rentrerai plus chez moi. C’est fini…Libre, me voilà libre !

– Mais enfin, demanda le comédien, qui donc a pu tedénoncer à ton mari ?

– C’est Frantz. Je suis sûre que c’est Frantz. De toutautre il ne l’aurait pas cru… Justement hier soir il est arrivé unelettre d’Égypte… Oh ! comme il m’a traitée devant cettefemme !… M’obliger de me mettre à genoux… Mais je me vengerai.J’ai heureusement pris de quoi me venger avant de partir.

Et son sourire des anciens jours serpenta au coin de sa lèvrepâle. Le vieux cabotin écoutait tout cela avec beaucoup d’intérêt.Malgré sa compassion pour ce pauvre diable de Risler, pour Sidoniemême, qui lui semblait, en style de théâtre, « une bellecoupable », il ne pouvait s’empêcher de regarder la chose à unpoint de vue purement scénique, et finit par s’écrier, emporté parsa manie :

– Quelle crâne situation, tout de même, pour un cinquièmeacte !…

Elle ne l’entendit pas. Absorbée par quelque pensée mauvaisedont elle souriait d’avance, elle approchait du feu ses bas à jour,ses souliers fins trempés de neige.

– Ah ça, maintenant, que vas-tu faire ? demandaDelobelle au bout d’un moment.

– Rester ici jusqu’au jour… Me reposer un peu… Puis jeverrai.

– C’est que je n’ai pas de lit à l’offrir, ma pauvre fille.La maman Delobelle est couchée…

– Ne vous inquiétez pas de moi, mon bon Delobelle… Je vaisdormir dans ce fauteuil. Je ne suis pas gênante, allez !

Le comédien soupira.

– Ah ! oui, ce fauteuil… C’était celui de notre pauvreZizi. Elle a veillé dedans bien des nuits, quand l’ouvragepressait… Tiens ! Décidément ceux qui s’en vont sont encoreles plus heureux.

Il avait toujours à sa disposition une de ces maximes égoïsteset consolantes. À peine eut-il formulé celle-ci qu’il s’aperçutavec terreur que sa soupe allait être complètement froide. Sidonievit son mouvement.

– Mais vous étiez en train de souper ?… Continuezdonc.

– Dame ! oui, que veux-tu ?… Cela fait partie dumétier, de la rude existence que nous menons, nous autres… Car tuvois, ma fille, je tiens bon. Je n’ai pas renoncé. Je ne renonceraijamais…

Ce qu’il restait encore de l’âme de Désirée dans cet intérieurmisérable où elle avait vécu pendant vingt ans, dut frémir à cettedéclaration terrible. Il ne renoncerait jamais !… Delobellecontinua :

– Ils auront beau dire, vois-tu, c’est encore le plus beaumétier du monde. On est libre, on ne dépend de personne. Tout à lagloire et au public !… Ah ! je sais bien ce que je feraisà ta place. Tu n’étais pas née pour vivre avec tous ces bourgeois,que diable !… Il te fallait l’existence artistique, la fièvredu succès, l’imprévu, les émotions.

En parlant, il s’était assis, nouait sa serviette au menton, seservait une grande assiettée de soupe.

– … Sans compter que tes succès de jolie femme ne nuiraientpas à tes succès d’actrice… Tiens ! sais-tu ? tu devraisprendre quelques leçons de déclamation. Avec ta voix, tonintelligence, tes moyens, tu aurais un avenir magnifique.

Et tout à coup, comme pour l’initier aux joies de l’artdramatique :

– Mais, j’y pense, tu n’as pas soupé ?… ça creuse, lesémotions ; mets-toi là, prends cette assiette. Je suis sûr quetu n’as pas mangé de soupe au fromage depuis longtemps.

Il bouleversa l’armoire pour lui trouver un couvert, uneserviette ; et elle s’assit en face de lui, en l’aidant etriant un peu des difficultés de l’installation. Déjà elle étaitmoins pâle. Il y avait même dans ses yeux un joli éclat fait deslarmes de tout à l’heure et de la gaieté de maintenant.

La cabotine ! Tout son bonheur de vie était à jamaisperdu : honneur, famille, fortune. Elle était chassée de samaison, dépouillée, déshonorée. Elle venait de subir toutes leshumiliations, tous les désastres. Cela ne l’empêcha pas de souperavec un appétit merveilleux et de tenir tête joyeusement auxplaisanteries de Delobelle sur sa vocation et ses succès futurs.Elle se sentait légère, heureuse, partie pour le pays de Bohème,son vrai pays. Qu’allait-il lui arriver encore ? De combien dehauts et de bas allait se composer sa nouvelle existence imprévueet capricieuse ? Elle y pensait en s’endormant dans le grandfauteuil de Désirée ; mais elle pensait aussi à sa vengeance,sa chère vengeance qu’elle tenait-là, sous sa main, toute prête, etsi sûre, et si féroce !

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