Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 5LE CAFÉ CHANTANT

Quel commis rare et consciencieux que ce nouveau commis de lamaison Fromont !

Chaque jour sa lampe était la première allumée et la dernièreéteinte aux vitres de la fabrique. On lui avait installé en haut,sous les combles, une petite chambre exactement semblable à cellequ’il occupait autrefois avec Frantz, vraie chambre de trappiste,meublée d’une couchette en fer et d’une table en bois blanc placéesous le portrait de son frère. C’était la même vie active,régulière et retirée que dans ce temps-là.

Il travaillait constamment, faisait venir ses repas de sonancienne petite crémerie. Mais, hélas ! la jeunesse, l’espoirà jamais disparus ôtaient leur charme à tous ces souvenirs.Heureusement, il lui restait encore Frantz et madame Chorche, lesdeux seuls êtres à qui il put penser sans tristesse. Madame Chorcheétait toujours présente, attentive à le soigner, à leconsoler ; et Frantz lui écrivait souvent, sans jamais luiparler de Sidonie, par exemple. Risler pensait que quelqu’unl’avait mis au courant des malheurs survenus, et il évitait, luiaussi, dans ses lettres, toute allusion à ce sujet.« Oh ! quand je pourrai le faire revenir. » C’étaitson rêve, sa seule ambition : relever la fabrique et rappelerson frère.

En attendant, les journées se succédaient pour lui toujourspareilles, dans le bruit actif du commerce et la solitude navrantede sa douleur. Chaque matin il descendait, parcourait les ateliers,où le profond respect qu’il inspirait, sa physionomie sévère etsilencieuse avaient rétabli l’ordre un instant troublé. Dans lescommencements on avait beaucoup jasé, et différemment commenté ledépart de Sidonie. Les uns disaient qu’elle s’était enfuie avec unamant, les autres que Risler l’avait chassée. Ce qui déroutaittoutes les prévisions, c’était l’attitude des deux associésvis-à-vis l’un de l’autre, aussi naturelle qu’auparavant.Quelquefois pourtant, quand ils se parlaient seul à seul dans lebureau, Risler avait tout à coup un soubresaut, comme une vision del’adultère passé. Il songeait que ces yeux qu’il avait là devantlui, cette bouche, tout ce visage lui avait menti dans ses milleexpressions.

Alors une envie le prenait de sauter sur ce misérable, de lesaisir à la gorge, de l’étrangler sans pitié ; mais la penséede madame Chorche était toujours là pour le retenir. Serait-ilmoins courageux, moins maître de lui que cette jeune femme ?…Ni Claire, ni Fromont, personne ne se doutait de ce qui se passaiten lui. À peine pouvait-on deviner dans sa conduite une rigidité,une inflexibilité qui ne lui étaient pas habituelles. MaintenantRisler aîné imposait aux ouvriers ; et ceux d’entre eux quin’étaient pas frappés de respect devant ses cheveux blanchis en unenuit, ses traits tirés et vieillis, tremblaient sous son regardsingulier, regard d’un noir bleui comme l’acier d’une arme.Toujours très bon, très doux avec les travailleurs, il était devenuredoutable pour la moindre infraction aux règlements. On aurait ditqu’il se vengeait de je ne sais quelle indulgence passée, aveugleet coupable, dont il s’accusait.

Certes, c’était un merveilleux commis que ce nouveau commis dela maison Fromont.

Grâce à lui, la cloche de la fabrique, malgré les chevrotementsde sa voix vieille et fêlée, eut bien vite repris sonautorité ; et celui qui menait tout se refusait à lui-même lemoindre soulagement. Sobre comme un apprenti, il laissait les troisquarts de ses appointements à Planus pour la pension des Chèbe,mais il ne s’informait jamais d’eux. Le dernier jour du mois, lepetit homme arrivait ponctuellement chercher ses petits revenus,roide et majestueux avec Sigismond comme il convient à un rentieren fonctions. Madame Chèbe avait essayé de parvenir jusqu’à songendre, qu’elle plaignait et aimait ; mais la seule apparitionde son châle à palmes sous le porche faisait fuir le mari deSidonie.

C’est que tout ce courage dont il s’armait était bien plusapparent que réel. Le souvenir de sa femme ne le quittait jamais.Qu’était-elle devenue ? Que faisait-elle ? Il en voulaitpresque à Planus de ne pas lui en parler. Cette lettre surtout,cette lettre qu’il avait eu le courage de ne pas ouvrir, letroublait. Il y pensait constamment. Ah ! s’il avait osé,comme il l’aurait redemandée à Sigismond.

Un jour la tentation fut trop forte. Il se trouvait seul en basdans le bureau. Le vieux caissier était parti déjeuner, laissantpar extraordinaire la clef sur son tiroir. Risler n’y put pasrésister. Il ouvrit, chercha, souleva les papiers. La lettre n’yétait plus, Sigismond avait dû la serrer encore plus soigneusement,peut-être dans la prévision de ce qui arrivait en ce moment. Aufond, Risler ne fut pas fâché de ce contre-temps ; car ilsentait bien que s’il avait trouvé sa lettre, c’eût été la fin decette résignation active qu’il s’imposait si péniblement.

Toute la semaine, cela allait bien encore. L’existence étaitsupportable, absorbée dans les mille soins de la maison ettellement fatigante, que Risler, la nuit venue, tombait sur son litcomme une masse inconsciente. Mais le dimanche lui était long etpénible. Le silence des cours, des ateliers déserts, ouvrait à sapensée un champ plus vaste. Il essayait de travailler ; maisl’encouragement du travail des autres manquait au sien. Lui seulétait occupé dans cette grande fabrique au repos, dont le soufflemême s’arrêtait. Les verrous mis, les persiennes fermées, la voixsonore du père Achille jouant avec son chien dans les coursabandonnées, tout lui parlait de solitude. Et le quartier aussi luidonnait cette impression. Dans les rues élargies, où les promeneursétaient paisibles et rares, le bruit des cloches sonnant vêprestombait mélancoliquement, et quelquefois un écho du tumulteparisien, des roues en mouvement, un orgue attardé, la cliquetted’une marchande de plaisirs, traversaient ce silence comme pourl’augmenter encore.

Risler cherchait des combinaisons de fleurs et de feuillages, etpendant qu’il maniait son crayon, sa pensée, qui ne trouvait pas làune application suffisante, lui échappait, allait au bonheur passé,aux catastrophes inoubliables, souffrait le martyre, puis enrevenant demandait au pauvre somnambule, toujours assis à satable : « Qu’est-ce que tu as fait en monabsence ? » Hélas ! il n’avait rien fait.

Oh ! les longs, les tristes, les cruels dimanches !Songez qu’il se mêlait à tout cela dans son âme cette superstitiondu peuple pour les jours fériés, pour ce bon repos de vingt-quatreheures où l’on retrouve du courage et des forces. S’il était sorti,la vue d’un ouvrier accompagné d’un enfant et d’une femme l’auraitfait sangloter, mais sa réclusion de trappiste lui gardait d’autressouffrances, le désespoir des solitaires, leurs révoltes terriblesquand le dieu auquel ils se sont consacrés ne répond pas à leurssacrifices. Or le dieu de Risler c’était ! le travail, etcomme il ne trouvait plus en lui l’apaisement ni la sérénité, iln’y croyait plus et le maudissait.

Souvent, dans ces heures de combat, la salle de dessin s’ouvraitdoucement, et Claire Fromont apparaissait. L’isolement du pauvrehomme par ces longs après-midi du dimanche lui faisait pitié, etelle venait lui tenir compagnie avec sa petite fille, sachant parexpérience ce que la douceur des enfants a de communicatif. Lapetite, qui maintenant marchait seule, glissait des bras de sa mèrepour courir vers son ami. Risler entendait ces petits pas pressés.Il sentait ce souffle léger derrière lui, et tout de suite il enavait l’impression rajeunissante et calmante. Elle lui mettait desi bon cœur ses petits bras potelés autour du cou, avec son rirenaïf et sans cause et le baiser de sa jolie bouche qui n’avaitjamais menti. Claire Fromont, debout devant la porte, souriait enles regardant.

– Risler, mon ami, lui disait-elle, il faut descendre unpeu au jardin… vous travaillez trop. Vous tomberez malade.

– Non, non, madame… au contraire, c’est le travail qui mesauve… Ça m’empêche de penser…

Puis, après un long silence, elle reprenait :

– Allons, mon bon Risler, il faut tâcher d’oublier.

Risler secouait la tête.

– Oublier… Est-ce que c’est possible ?… Il y a deschoses au-dessus des forces. On pardonne, mais on n’oublie pas.

Presque toujours l’enfant finissait par l’entraîner au jardin.Il fallait bon gré mal gré jouer au ballon ou au sable avecelle ; mais la gaucherie, le peu d’entrain de son partenairefrappaient vite la petite fille. Alors elle se tenait tranquille,se contentait de marcher gravement entre les rangs de buis, la maindans celle de son ami. Au bout d’un moment, Risler ne songeait plusqu’elle était là ; mais sans qu’il y prit garde, la tiédeur decette petite main dans la sienne avait un effet magnétiqued’adoucissement sur son âme ulcérée.

On pardonne mais on n’oublie pas !…

La pauvre Claire en savait quelque chose, elle aussi ; carelle n’avait rien oublié, malgré son grand courage et l’idéequ’elle se faisait de son devoir. Pour elle comme pour Risler, lemilieu où elle vivait était un rappel constant de ses souffrances.Sans pitié, les objets qui l’entouraient rouvraient sa blessureprête à se fermer. L’escalier, le jardin, la cour, tous cestémoins, ces complices muets de l’adultère, avaient à certainsjours une physionomie implacable. Les soins mêmes, les précautionsque prenait son mari pour lui épargner de pénibles souvenirs,l’affectation qu’il mettait à ne plus sortir le soir, à raconterles courses qu’il avait faites, ne servaient qu’à mieux luirappeler la faute. Elle avait quelquefois envie de lui demandergrâce, de lui dire : « N’en fais pas trop… » La foiétait brisée en elle, et l’horrible souffrance du prêtre qui douteet veut pourtant rester fidèle à ses vœux, se trahissait dans sonsourire amer, sa douceur froide et sans plaintes.

Georges était très malheureux. Il aimait sa femme maintenant. Lagrandeur de sa nature l’avait vaincu. Il y avait de l’admirationdans cet amour, et pourquoi ne pas le dire ! le chagrin deClaire lui tenait lieu d’une coquetterie qui n’était pas dans soncaractère, et qui lui avait toujours manqué aux yeux de son mari Ilétait de ce singulier type d’hommes qui aiment à faire desconquêtes. Sidonie, capricieuse et froide, répondait à ce traversde cœur. Après l’avoir quittée sur un adieu plein de tendresse, illa retrouvait le lendemain indifférente, oublieuse, et ce perpétuelbesoin de la ramener lui tenait lieu de passion véritable. Lasérénité en amour le laissait, comme les marins une traversée sanstempêtes. Cette fois il avait été avec sa femme bien près dunaufrage ; et à cette heure encore tout péril n’était paspassé. Il savait que Claire était détachée de lui, toute àl’enfant, le seul lien entre eux désormais. Cet éloignement la luifaisait paraître plus belle, plus désirable ; et il mettait àla reprendre tout son art de séduction. Il sentait combien ceserait difficile et qu’il n’avait pas affaire à une âme banale.Pourtant il ne désespérait pas. Parfois, au fond du regard si douxet en apparence si impassible qui contemplait ses efforts, unelueur vague lui disait d’espérer.

Quant à Sidonie, il n’y pensait plus. Et qu’on ne s’étonne pasde cette prompte rupture morale. Ces deux êtres superficielsn’avaient rien qui pût les attacher profondément l’un à l’autre.Georges était incapable d’éprouver des impressions durables, àmoins qu’elles fussent sans cesse renouvelées ; Sidonie, deson côté, ne pouvait rien inspirer de tenace ou de grand. C’étaitun de ces amours de cocotte à gandin, faits de vanités, de dépitsd’amour-propre, n’inspirant ni dévouement ni constance, seulementdes aventures tragiques, des duels, des suicides d’où l’on revientpresque toujours et d’où l’on revient guéri. Peut-être que, s’ill’avait revue, il aurait été repris de son mal : mais le coupde vent de la fuite avait emporté Sidonie trop vite et trop loinpour qu’un retour fût possible. De toute façon, c’était unsoulagement pour lui de pouvoir vivre sans mentir ; etl’existence nouvelle qu’il menait, toute de travail et deprivations, avec un but lointain de réussite, ne le rebutait pas.Heureusement, car ce n’était pas trop du courage et de la volontédes deux associés pour relever la maison.

Elle faisait eau de partout, cette pauvre maison Fromont. Aussile père Planus passa encore bien de mauvaises nuits, tourmenté parle cauchemar de l’échéance et la vision fatale du petit homme bleu.Mais, à force d’économie, on arriva à payer toujours.

Bientôt quatre imprimeuses Risler, définitivement installées,fonctionnèrent à la fabrique. On commençait à s’en émouvoir dans lecommerce des papiers peints. Lyon, Caen, Rixheim, les grandscentres de l’industrie, s’inquiétaient beaucoup de cettemerveilleuse « rotative et dodécagone ». Puis un beaujour les Prochasson se présentèrent, proposant trois cent millefrancs, rien que pour partager le droit au brevet.

– Que faut-il faire ?… demanda Fromont jeune à Risleraîné.

Celui-ci haussa les épaules d’un air indifférent :

– Voyez, décidez… Cela ne me regarde pas. Je ne suis que lecommis.

Dite froidement, sans colère, cette parole tomba sur la joieétourdie de Fromont et le rappela à la gravité d’une situationqu’il était toujours sur le point d’oublier.

Pourtant, une fois seul avec sa chère madame Chorche, Risler luiconseilla de ne pas accepter l’offre des Prochasson.

– Attendez… ne vous pressez pas, plus tard, vous vendrezplus cher.

Il ne parlait que d’eux dans cette affaire qui le concernait siglorieusement. On sentait qu’il se détachait d’avance de leuravenir.

Cependant les commandes arrivaient, s’accumulaient. La qualitédu papier, les prix baissés à cause de la facilité de fabrication,rendaient toute concurrence impossible. À n’en plus douter, c’étaitune fortune colossale qui se préparait pour les Fromont. Lafabrique avait repris son aspect florissant d’autrefois et songrand bourdonnement de ruche. Elle s’activait de tous ses bâtimentset des centaines d’ouvriers qui les remplissaient. Le père Planusne levait plus le nez de son bureau ; on le voyait, du petitjardin, penché sur ses gros livres de recettes alignant en chiffresmagnifiquement moulés les bénéfices de l’lmprimeuse.

Risler travaillait toujours, lui aussi, sans distraction nirepos. La prospérité revenue ne changeait rien à ses habitudes deréclusion ; et c’est de la fenêtre la plus haute du dernierétage de l’hôtel qu’il entendait venir vers lui le bruit actif deses machines. Il n’en était ni moins sombre, ni moins silencieux.Un jour, pourtant, on apprit à la fabrique quel’lmprimeuse, dont on avait envoyé un exemplaire à lagrande exposition de Manchester, venait d’y remporter la médailled’or, consécration définitive de son succès. Madame Georges appelaRisler au jardin, à l’heure du déjeuner, et voulut lui annoncerelle-même cette bonne nouvelle.

Pour le coup il eut un sourire d’orgueil qui détendit son visagevieilli et assombri. Sa vanité d’inventeur, la fierté de sa gloire,surtout l’idée de réparer aussi superbement le mal fait par safemme à la maison, lui donnèrent une minute de vrai bonheur. Ilserra les mains de Claire, et murmura comme aux heureux joursd’autrefois.

– Je suis content… Je suis content…

Mais quelle différence d’intonation ! c’était dit sansentrain, sans espérance, avec une satisfaction de tâche accomplie,et rien de plus. La cloche sonna pour le retour des ouvriers, etRisler remonta tranquillement se mettre à l’ouvrage comme lesautres jours.

Au bout d’un moment, il redescendit. Malgré tout, cette nouvellel’avait plus agité qu’il ne voulait le laisser paraître. Il erraitdans le jardin, rôdait autour de la caisse, souriant tristement aupère Planus à travers les vitres.

– Qu’est-ce qu’il a ? se demandait le vieux bonhomme…Qu’est-ce qu’il me veut ?

Enfin, le soir venu, au moment de fermer le bureau, l’autre sedécida à entrer et à lui parler.

– Planus, mon vieux, je voudrais… Il hésita un peu.

– Je voudrais que tu me donnes… la lettre, tu sais, lapetite lettre, avec le paquet.

Sigismond le regarda, stupéfait. Naïvement, il s’était imaginéque Risler ne songeait plus à Sidonie, qu’il l’avait tout à faitoubliée.

– Comment !… tu veux ?…

– Ah ! écoute, je l’ai bien gagné. Je peux bien penserun peu à moi maintenant. J’ai assez pensé aux autres.

– Tu as raison, dit Planus. Eh bien ! voici ce quenous allons faire. La lettre et le paquet sont chez moi, àMontrouge. Si tu veux, nous irons dîner tous deux au Palais-Royal,tu te rappelles, comme au bon temps. C’est moi qui régale… Nousarroserons ta médaille avec du vin cacheté, quelque chose defin !… Ensuite nous monterons ensemble à la maison. Tuprendras tes bibelots ; et, si c’est trop tard pour rentrer,mademoiselle Planus, ma sœur, te fera un lit et tu coucheras cheznous… On est bien, là-bas… c’est la campagne… Demain matin, à septheures, nous reviendrons ensemble à la fabrique par le premieromnibus… Allons, pays, fais-moi ce plaisir. Sans cela je croiraique tu en veux toujours à ton vieux Sigismond…

Risler accepta. Il ne songeait guère à fêter sa médaille, mais àouvrir quelques heures plus tôt cette petite lettre qu’il avaitenfin conquis le droit de lire. Il fallut s’habiller. C’était touteune affaire, depuis six mois qu’il vivait en veste de travail Etquel événement dans la fabrique ! Madame Fromont fut tout desuite prévenue :

– Madame, madame… Voilà monsieur Risler qui sort.

Claire le regarda de ses fenêtres ; et ce grand corpscourbé par le chagrin, appuyé au bras de Sigismond, lui causa uneémotion profonde, singulière, qu’elle se rappela toujours depuis.Dans la rue, des gens saluaient Risler avec intérêt. Rien que cebonjour lui faisait chaud au cœur. Il avait tant besoin debienveillance ! Mais le bruit des voitures l’étourdissait unpeu :

– La tête me tourne,… disait-il à Planus.

– Appuie-toi bien sur moi, mon vieux,… n’aie pas peur.

Et le brave Planus se redressait, promenant son ami avec lafierté naïve et fanatique d’un paysan du Midi portant le saint deson village.

Ils arrivèrent enfin au Palais-Royal. Le jardin était plein demonde. On venait pour entendre la musique ; et dans lapoussière et le fracas des chaises, chacun cherchait à se placer.Les deux amis entrèrent vite au restaurant pour échapper à tout cetrain. Ils s’installèrent dans un de ces grands salons, au premier,d’où l’on aperçoit la verdure des arbres, les promeneurs etl’aigrette du jet d’eau entre les deux carrés de parterremélancoliques. Pour Sigismond, c’était l’idéal du luxe, cette sallede restaurant, avec de l’or partout, autour des glaces, dans lelustre et jusque sur la tenture en papier gaufré. La servietteblanche, le petit pain, la carte d’un dîner à prix fixe leremplissaient de joie.

– Nous sommes bien, n’est-ce pas ?… disait-il àRisler.

Puis, à chacun des plats de ce régal à deux francs cinquante, ils’exclamait, remplissait de force l’assiette de son ami.

– Mange de ça… c’est bon.

L’autre, malgré son désir de faire honneur à la fête, semblaitpréoccupé et regardait toujours par la fenêtre.

– Te rappelles-tu, Sigismond ?… fit-il au bout d’unmoment.

Le vieux caissier, tout à ses souvenirs d’autrefois, aux débutsde Risler à la fabrique répondit :

– Je crois bien que je me rappelle… tiens ! Lapremière fois que nous avons dîné ensemble au Palais-Royal, c’étaiten février 46, l’année où on a installé les planches-plates à lamaison.

Risler secoua la tête :

– Oh ! non…, moi je parle d’il y a trois ans… C’estlà, en face, que nous avons dîné ce fameux soir.

Et il lui montrait les grandes fenêtres du salon de Véfour quele soleil couchant allumait comme les lustres d’un repas de noces,– Tiens ! c’est vrai…, murmura Sigismond un peu confus. Quelleidée malheureuse il avait eue d’amener son ami dans un endroit quilui rappelait des choses si pénibles !

Risler, ne voulant pas attrister le repas, leva son verrebrusquement.

– Allons ! à ta santé, mon vieux camarade.

Il essayait de détourner la conversation. Mais une minute après,lui-même la remettait sur ce sujet-la, et tout bas, comme s’ilavait honte, il demandait à Sigismond :

– Est-ce que tu l’as vue ?

– Ta femme ?… Non, jamais.

– Elle n’a plus écrit ?

– Non…, plus du tout.

– Mais enfin, tu dois avoir des nouvelles. Qu’est-cequ’elle a fait pendant ces six mois ? Est-ce qu’elle vit avecses parents ?

– Non.

Risler pâlit. Il espérait que Sidonie serait retournée près desa mère, qu’elle aurait travaillé comme lui, pour oublier etexpier. Il avait pensé souvent que, d’après ce qu’il apprendraitd’elle quand il aurait le droit d’en parler, il réglerait sa viefuture, et dans un de ces avenirs lointains qui ont l’indécision durêve, il se voyait parfois s’exilant avec les Chèbe au fond dequelque pays bien ignoré où rien ne lui rappellerait la hontepassée. Ce n’était pas un projet, certes, mais cela vivait au fondde son esprit comme un espoir et ce besoin qu’ont tous les êtres dese reprendre au bonheur.

– Est-ce qu’elle est à Paris ?… demanda-t-il aprèsquelques instants de réflexion.

– Non… Elle est partie il y a trois mois. On ne sait pas oùelle est allée.

Sigismond n’ajouta pas qu’elle était partie avec son Cazabonidont elle portait le nom maintenant, qu’ils couraient ensemble lesvilles de province, que sa mère était désolée, ne la voyait plus etn’avait plus de ses nouvelles que par Delobelle. Sigismond ne crutdevoir rien dire de tout cela, et après son dernier mot :

« Elle est partie », il se tut.

Risler, de son côté, n’osait plus rien demander.

Pendant qu’ils étaient là, en face l’un de l’autre, assezembarrassés de ce long silence, la musique militaire éclata sousles arbres du jardin. On jouait une de ces ouvertures d’opéraitalien qui semblent faites pour le plein ciel des promenadespubliques, et dont les notes nombreuses se mêlent, en montant dansl’air, aux « psst !… psst !… » des hirondelles,à l’élan perlé du jet d’eau. Les cuivres éclatants font bienressortir la douceur tiède de ces fins de journées d’été siaccablées, si longues à Paris, il semble qu’on n’entend plusqu’eux. Les roues lointaines, les cris des enfants qui jouent, lespas des promeneurs sont emportés dans ces ondes sonoresjaillissantes et rafraîchissantes, aussi utiles aux Parisiens quel’arrosement journalier de leurs promenades. Tout autour les fleursfatiguées, les arbres blancs de poussière, les visages que lachaleur rend pâles et mats, toutes les tristesses, toutes lesmisères d’une grande ville courbées et songeuses sur les bancs dujardin en reçoivent une impression de soulagement et de réconfort.L’air est remué, renouvelé par ces accords qui le traversent en leremplissant d’harmonie.

Le pauvre Risler éprouva comme une détente de tous sesnerfs.

– Ça fait du bien, un peu de musique… disait-il avec desyeux brillants.

Et il ajouta en baissant la voix :

– J’ai le cœur gros, mon vieux… Si tu savais…

Ils restèrent sans parler, accoudés à la fenêtre, pendant qu’onleur servait le café. Puis la musique cessa, le jardin devintdésert. La lumière attardée aux angles remonta vers les toits, mitses derniers rayons aux vitres les plus hautes, suivie par lesoiseaux, les hirondelles qui, de la gouttière où elles se serraientles unes contre les autres, saluèrent d’un dernier gazouillement lejour qui finissait.

– Voyons… Où allons-nous ? dit Planus en sortant durestaurant.

– Où tu voudras…

Il y avait là tout près, à un premier étage de la rueMontpensier, un café chantant où on voyait entrer beaucoup demonde.

– Si nous montions ?… demanda Planus, qui voulaitdissiper à tout prix la tristesse de son ami…, la bière estexcellente.

Risler se laissa entraîner, depuis six mois il n’avait pas bu debière… C’était un ancien restaurant transformé en salle de concert.Trois grandes pièces, dont on avait abattu les cloisons, sesuivaient, soutenues et séparées par des colonnes dorées, unedécoration mauresque, rouge vif, bleu tendre, avec de petitscroissants et des turbans roulés en ornement.

Quoiqu’il fût encore de bonne heure, tout était plein, et l’onétouffait, même avant d’entrer, rien qu’en voyant cet entassementde gens assis autour des tables, et tout au fond, à demi cachéespar la suite des colonnes, ces femmes empilées sur une estrade,parées de blanc, dans la chaleur et l’éblouissement du gaz.

Nos deux amis eurent beaucoup de peine à se caser, et encorederrière une colonne d’où ils ne pouvaient voir qu’une moitié del’estrade, occupée en ce moment par un superbe monsieur en habitnoir et en gants jaunes, frisé, ciré, pommadé, qui chantait d’unevoix vibrante.

Mes beaux lions aux crins dorés

Du sang des troupeaux altérés,

Halte-là !… je faissentinellô !…

Le public, des petits commerçants du quartier avec leurs dameset leurs demoiselles, paraissait enthousiasmé ; les femmessurtout. Il était si bien l’idéal des imaginations de boutique, cemagnifique berger du désert qui parlait aux lions avec cetteautorité et gardait son troupeau en tenue de soirée. Aussi, malgréleur allure bourgeoise, leurs toilettes modestes et la banalité deleur sourire de comptoir, toutes ces dames, tendant leurs petitsbecs vers l’hameçon du sentiment, roulaient des yeux langoureux ducôté du chanteur. Le comique était de voir ce regard à l’estrade setransformer tout à coup, devenir méprisant et féroce en tombant surle mari, le pauvre mari, en train de boire tranquillement une chopevis-à-vis de sa femme : « Ce n’est pas toi qui seraiscapable de faire, sentinellô à la barbe des lions et enhabit noir encore, et avec des gants jaunes… » Et l’œil dumari avait bien l’air de répondre : « Ah ! dame,oui, c’est un gaillard, celui-là ».

Assez indifférents à ce genre d’héroïsme, Risler et Sigismondsavouraient leur bière sans prêter une grande attention à lamusique, quand la romance finie, dans les applaudissements, lescris, le brouhaha qui suivirent, le père Planus poussa uneexclamation :

– Tiens ! c’est drôle… on dirait… mais oui, je ne metrompe pas… C’est lui, c’est Delobelle !

C’était, en effet, l’illustre comédien qu’il venait de découvrirlà-bas, au premier rang près de l’estrade. Sa tête grisonnanteapparaissait de trois quarts. Négligemment il s’appuyait à unecolonne, le chapeau à la main, dans sa grande tenue despremières ; liage éblouissant, frisure au petit fer,habit noir piqué d’un camélia à la boutonnière comme d’unedécoration. Il regardait de temps en temps la foule d’un air tout àfait supérieur ; mais c’est vers l’estrade qu’il se tournaitle plus souvent, avec des mines aimables, des petits souriresencourageants, des applaudissements simulés, adressés à quelqu’unque de sa place le père Planus ne pouvait pas voir.

La présence de l’illustre Delobelle dans un café-concert n’avaitrien de bien extraordinaire, puisqu’il passait toutes ses soiréesdehors ; pourtant le vieux caissier en ressentit un certaintrouble, surtout quand il aperçut au même rang de spectateurs unecapote bleue et des yeux d’acier. C’était madame Dobson, lasentimentale maîtresse de chant. Dans la fumée des pipes et laconfusion de la foule, ces deux physionomies rapprochées l’une del’autre faisaient à Sigismond l’effet de deux apparitions comme enévoquent les coïncidences d’un mauvais rêve. Il eut peur pour sonami, sans savoir précisément de quoi ; et tout de suite l’idéelui vint de l’emmener :

– Allons-nous-en, Risler… On meurt de chaud ici.

Au moment où ils se levaient, car Risler ne tenait pas plus àrester là qu’à partir, l’orchestre, composé d’un piano et dequelques violons commença une ritournelle bizarre. Il se fit dansla salle un mouvement de curiosité. On criait ;« Chut !… Chut !… Assis ! »

Ils furent obligés de reprendre leurs places. D’ailleurs Rislercommençait à être troublé.

– Je connais cet air-là, se disait-il. Où l’ai-jeentendu ?

Un tonnerre d’applaudissements et une exclamation de Planus luifirent lever les yeux.

– Viens, viens… sortons… disait le caissier, en essayant del’entraîner dehors.

Mais il était trop tard. Risler avait déjà vu sa femme s’avancerau bord de l’estrade et s’incliner devant le public avec dessourires de danseuse.

Elle était en robe blanche, comme la nuit du bal ; mais ily avait maintenant moins de richesse dans toute sa tenue et unlaisser-aller choquant. La robe tenait à peine aux épaules, lescheveux s’envolaient en un brouillard blond au-dessus des yeux, etautour du cou un collier de perles trop grosses pour être vraiess’étageait avec un brio de clinquant. Delobelle avait raison :c’est la vie de bohème qu’il lui fallait. Sa beauté y avait gagnéje ne sais quelle expression insouciante qui la caractérisait, enfaisait bien le type de la femme échappée, livrée à tous leshasards et descendant d’étape en étape jusqu’au plus profond del’enfer parisien, sans que rien au monde soit assez fort pour laramener à l’air pur et à la lumière.

Et comme elle semblait à l’aise dans son cabotinage ! Avecquel aplomb elle s’avançait sur cette estrade ! Ah ! sielle avait pu voir le regard désespéré et terrible qui la fixaitlà-bas dans la salle, embusqué derrière une colonne, son souriren’aurait pas eu cette placidité impudique, sa voix n’aurait pastrouvé ces inflexions câlines et langoureuses pour roucouler laseule romance que madame Dobson eût jamais pu luiapprendre :

Pauv’ pitit mam’zelle Zizi

C’est l’amou, l’amou qui tourne

La tête à li.

Risler s’était levé, malgré les efforts de Planus.

– Assis… assis…, lui criait-on.

Le malheureux n’entendait rien. Il regardait sa femme.

C’est l’amou, l’amou qui tourne

La tête à li,

répétait Sidonie en minaudant.

Une minute il se demanda s’il n’allait pas bondir sur l’estradeet tout tuer. Il lui passait des lueurs rouges dans les yeux etcomme un aveuglement de fureur. Puis tout à coup la honte et ledégoût le prirent, et il se précipita dehors en renversant leschaises, les tables, poursuivi par l’effarement et les imprécationsde tous ces bourgeois scandalisés.

Les cookies permettent de personnaliser contenu et annonces, d'offrir des fonctionnalités relatives aux médias sociaux et d'analyser notre trafic. Plus d’informations

Les paramètres des cookies sur ce site sont définis sur « accepter les cookies » pour vous offrir la meilleure expérience de navigation possible. Si vous continuez à utiliser ce site sans changer vos paramètres de cookies ou si vous cliquez sur "Accepter" ci-dessous, vous consentez à cela.

Fermer