Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 1LÉGENDE FANTASTIQUE DU PETIT HOMME BLEU

Libre à vous de ne pas y croire, moi, je crois fermement aupetit homme bleu. Non pas que je l’aie jamais vu ; mais unpoète de mes amis, en qui j’ai toute confiance, m’a raconté biensouvent s’être trouvé face à face, une nuit, avec cet étrange petitgnome, et voici dans quelles circonstances.

Mon ami avait eu la faiblesse de faire un billet à sontailleur ; et comme tous les gens d’imagination en pareil cas,sitôt sa signature donnée, il s’était cru débarrassé de sa dette etl’idée de son billet lui était sortie de l’esprit. Or il advintqu’une nuit notre poète fut réveillé en sursaut par un bruitsingulier venu de sa cheminée. Il crut d’abord que c’était unmoineau frileux cherchant la vapeur tiède du feu éteint, ou bienune girouette taquinée par le vent qui changeait. Mais au bout d’unmoment le bruit s’étant accentué, il distingua très bien letintement d’un sac d’écus mêlé à je ne sais quel grincement dechaînette. En même temps, il entendait une petite voix aiguë commele sifflet lointain d’une locomotive, claire comme un chant de coq,lui crier du haut du toit’« L’échéance !l’échéance ! »

– Ah ! bon Dieu… mon billet ! se dit le pauvregarçon se souvenant tout à coup que l’effet de son tailleurarrivait dans huit jours ; et, jusqu’au matin, il ne fit quese remuer, cherchant le sommeil dans tous les coins de son lit etn’y trouvant que la pensée de ce maudit billet à ordre. Lelendemain, le surlendemain, toutes ses nuits suivantes, il futéveillé à la même heure et de la même façon ; toujours lebruit d’écus, le grincement de chaînette et la petite voix quicriait en ricanant : « L’échéance !l’échéance ! » Le terrible, c’est que plus le jour del’échéance approchait, plus le cri devenait aigu et féroce, pleinde menaces de Saisie et d’assignation.

Infortuné poète ! ce n’était pas assez des fatigues de lajournée, des courses à travers la ville pour se procurer del’argent ; il fallait encore que cette cruelle petite voixvînt lui enlever le sommeil et le repos. À qui appartenait-elledonc, cette voix fantastique ? Quel esprit de malice pouvaits’amuser à le martyriser ainsi ? Il voulut en avoir le cœurnet. Une nuit donc, au lieu de se coucher, il éteignit sa lumière,ouvrit sa fenêtre et attendit.

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’en sa qualité de poètelyrique, mon ami habitait très haut, au niveau des toits. Pendantdes heures, il ne vit rien que cette pittoresque étendue de toitsserrés, inclinés l’un vers l’autre, que les rues traversaient entous sens comme d’immenses précipices, et que les cheminées, lespignons déchiquetés par un rayon de lune accidentaientcapricieusement. Au-dessus de Paris endormi et noir, cela faisaitcomme une seconde ville, une ville aérienne, suspendue et flottantentre le vide de l’ombre et la lumière éblouissante de la lune.

Mon ami attendit, attendit longtemps. Enfin vers les deux outrois heures du matin, comme tous les clochers dressés dans la nuitse passaient l’heure l’un à l’autre, un pas léger courut près delui sur les tuiles et les ardoises, et une petite voix grêlesouffla dans le tuyau de sa cheminée :« L’échéance ! l’échéance !… » Alors, en sepenchant un peu, mon poète aperçut l’infâme petit lutin tourmenteurd’hommes qui l’empêchait de dormir depuis huit jours. Il n’a pu medire positivement sa taille ; la lune vous joue de cestours-là par la dimension fantastique qu’elle donne aux objets et àleurs ombres. Il remarqua seulement que ce singulier diablotinétait vêtu comme les garçons de la Banque, habit bleu à boutonsd’argent, chapeau à claque, galons de sergent sur la manche, etqu’il tenait sous le bras une serviette de cuir presque aussigrosse que lui, dont la clef suspendue à une longue chaînettesonnait frénétiquement à chaque pas, comme la sacoche d’écus qu’ilbrandissait de son autre main. C’est ainsi que mon ami entrevit lepetit homme bleu, pendant qu’il passait rapidement dans un rayon delune ; car il semblait très pressé, très affairé, enjambaitles rues d’un bond, courait d’une cheminée à l’autre, en glissantsur la crête des toits.

Son public est si nombreux, à ce damné petit homme. Il y a tantde commerçants à Paris, tant de gens qui ont une fin de mois, tantde malheureux qui ont signé un billet à ordre ou mis le mot« accepté » en travers d’une lettre de change. À tout cemonde-là, l’homme bleu jetait en passant son cri d’alarme. Il lejetait au-dessus des fabriques à cette heure éteintes et muettes,au-dessus des grands hôtels de la finance, endormis dans le silenceluxueux de leurs jardins, au-dessus de ces maisons à cinq, sixétages, de ces toits inégaux, disparates, amoncelés au fond desquartiers pauvres. « L’échéance !…l’échéance ! » D’un bout à l’autre de la ville, danscette atmosphère de cristal que font sur les hauteurs le grandfroid et la lune claire, la petite voix stridente sonnaitimpitoyablement. Partout sur son passage elle chassait le sommeil,réveillait l’inquiétude, fatiguait la pensée et les yeux, et, duhaut en bas des maisons parisiennes, faisait courir comme un vaguefrisson de malaise et d’insomnie.

Pensez ce que vous voudrez de cette légende ; voici danstous les cas ce que je puis vous assurer pour appuyer le récit demon poète, c’est qu’une nuit vers la fin de janvier, le vieuxcaissier Sigismond, de la maison Fromont jeune et Risler aîné, futréveillé en sursaut dans son petit logis de Montrouge par la mêmevoix taquine, le même grincement de chaînette suivi de ce crifatal :

L’échéance !

– C’est pourtant vrai, pensa le brave homme en se dressanttout droit sur son lit, c’est après-demain la fin du mois… Et j’aile courage de dormir !…

Il s’agissait, en effet, d’une somme importante ; centmille francs à payer en deux traites, et dans un moment où pour lapremière fois depuis trente ans la caisse de la maison Fromont setrouvait absolument désargentée. Comment allait-on faire ?Plusieurs fois Sigismond avait essayé d’en parler à Fromontjeune ; mais celui-ci semblait fuir la lourde responsabilitédes affaires, traversait les bureaux, toujours pressé, enfiévré,sans rien voir ni entendre autour de lui. Aux questions inquiètesdu caissier, il répondait tout en mordant sa finemoustache :

« C’est bon, c’est bon, mon vieux Planus… Ne vous inquiétezpas… J’aviserai… » Et il avait bien l’air en disant cela depenser à autre chose, d’être à mille lieues de ce qui se passait.Le bruit courait dans la fabrique, où sa liaison avec madame Rislern’était plus un secret pour personne, que Sidonie le trompait, lerendait très malheureux ; et effectivement, les folies de samaîtresse le préoccupaient bien plus que les inquiétudes de soncaissier. Quant à Risler, on ne le voyait jamais ; il passaitsa vie enfermé dans les combles à surveiller la mystérieuse etinterminable fabrication de ses machines.

Cette indifférence des patrons pour les affaires de la fabrique,ce manque absolu de surveillance avaient amené peu à peu ladésorganisation de tout. Ouvriers et employés en prenaient à leuraise, venaient tard à leurs occupations, s’esquivaient de bonneheure, sans souci de la vieille cloche qui, après avoir silongtemps mené le travail, semblait maintenant sonner l’alarme etla déroute. On faisait encore des affaires, parce qu’une maisonlancée marche seule pendant des années par la force de la premièreimpulsion ; mais quel gâchis, quel désarroi sous cetteprospérité apparente !

Sigismond le savait mieux que personne, et voilà pourquoi le cridu petit homme bleu l’avait si brusquement tiré de son sommeil.Comme pour y voir plus clair dans cette multitude d’idéesdouloureuses qui se pressaient, s’agitaient, tourbillonnaientdevant lui, le caissier avait allumé sa bougie, et, assis sur sonlit, il songeait… Où trouver ces cent mille francs ?Certainement il était dû plus que ça à la maison. Il y avait devieilles notes qui traînaient chez les clients, un reliquat decompte avec les Prochasson et d’autres ; mais quellehumiliation ce serait pour lui d’aller ramasser toutes cesanciennes factures. Ces choses-là ne se font pas dans le hautcommerce ; on a l’air d’une maison de pacotille. Et pourtantcela valait encore mieux qu’un protêt… Oh ! l’idée que legarçon de banque arriverait devant son grillage, la mine assurée etconfiante, qu’il poserait ses billets tranquillement sur latablette, et que lui Planus, Sigismond Planus, serait obligé dedire.

– Remportez vos traites… Je n’ai pas d’argent pour faireface…

Non, non. Ce n’était pas possible. Toutes les humiliationsétaient préférables à celle-là.

– Allons, c’est dit… J’irai en tournée demain, soupirait lepauvre caissier.

Et pendant qu’il s’agitait, qu’il se tourmentait ainsi sanspouvoir fermer l’œil jusqu’au matin, l’homme bleu, continuant suronde, s’en allait secouer son sac d’écus et sa chaînette au-dessusd’une mansarde du boulevard Beaumarchais, où, depuis la mort deDésirée, l’illustre Delobelle était venu habiter avec sa femme.

« L’échéance ! l’échéance !… »

Hélas ! la petite boiteuse ne s’était pas trompée dans sesprédictions. Elle partie, la maman Delobelle n’avait pas pucontinuer longtemps les oiseaux et mouches pour modes. Ses yeuxétaient perdus de larmes ; et ses vieilles mains tremblaienttrop pour planter d’aplomb les colibris qui, malgré tous sesefforts, gardaient une physionomie piteuse et dolente. Il avaitfallu y renoncer. Alors la courageuse femme s’était mise àtravailler à la couture. Elle reprisait des dentelles, desbroderies, descendait peu à peu au niveau d’une ouvrière. Mais songain de plus en plus minime suffisait à peine aux premièresnécessités du ménage, et Delobelle, que sa terrible profession decomédien in partibus obligeait à de continuelles dépenses,en était réduit à faire des dettes. Il devait à son tailleur, à sonbottier, à son chemisier mais ce qui l’inquiétait le plus, c’étaitces fameux déjeuners qu’il avait pris au boulevard, du temps de ladirection.

La note se montait à deux cent cinquante francs, payables finjanvier, et cette fois sans aucun espoir de renouvellement, aussile cri du petit homme bleu fit-il passer un frisson de terreur partous ses membres…

Plus qu’un jour avant l’échéance ! Plus qu’un jour pourtrouver ces deux cent cinquante francs ! S’il ne les trouvaitpas, tout serait vendu chez eux. Vendus ces pauvres meubles,toujours les mêmes depuis le commencement du ménage, insuffisants,incommodes, mais chers par les souvenirs qui se rattachaient àleurs éraillures, à l’usure de certains coins. Vendue la longuetable des oiseaux et mouches pour modes, sur le bord de laquelle ilavait soupé pendant vingt ans ; vendu le grand fauteuil deZizi, qu’on ne pouvait pas regarder sans larmes et qui semblaitavoir gardé quelque chose de la chérie, de ses gestes, de sonattitude, l’affaissement de ses longues journées de rêverie et detravail. La maman Delobelle en mourrait sûrement de voir tous ceschers souvenirs disparaître…

En pensant à cela, le malheureux cabotin que son égoïsme épaisne garantissait pourtant pas toujours des piqûres du remords, setournait, se retournait dans son lit, poussait de grossoupirs ; et tout le temps il avait devant les yeux la petitefigure pâle de Désirée, avec ce regard suppliant et tendre qu’elletournait anxieusement vers lui au moment de mourir, quand elle luidemandait tout bas de renoncer… de renoncer… À quoi voulait-elledonc que son père renonçât ? Elle était morte sans pouvoir lelui dire ; mais Delobelle avait tout de même un peu compris,et depuis lors, dans cette nature impitoyable, un trouble, un douteétaient entrés, qui se mêlaient cruellement cette nuit-là à sesinquiétudes d’argent…

« L’échéance !… l’échéance !… »

Cette fois, c’était dans la cheminée de M. Chèbe que lepetit homme bleu jetait en passant son cri sinistre. Il faut vousdire que M. Chèbe, depuis quelque temps, s’était lancé dansdes entreprises considérables, un commerce « debout »très vague, excessivement vague, qui lui dévorait beaucoupd’argent. À plusieurs reprises déjà, Risler et Sidonie avaient étéobligés de payer les dettes de leur père, à la condition expressequ’il se tiendrait tranquille, qu’il ne ferait plusd’affaires ; mais ces plongeons perpétuels étaient nécessairesà son existence. Il s’y retrempait chaque fois d’un couragenouveau, d’une activité plus ardente. Quand il n’avait pasd’argent, M. Chèbe donnait sa signature ; il en faisaitmême un abus déplorable, de sa signature, comptant toujours sur lesbénéfices de l’entreprise pour satisfaire à ses engagements. Lediantre, c’est que les bénéfices ne se montraient jamais, tandisque les billets souscrits, après avoir circulé des mois entiersd’un bout de Paris à l’autre, revenaient au logis avec uneponctualité désespérante, tout noirs des hiéroglyphes ramasséspendant le chemin.

Justement, son échéance de janvier était très lourde, et enentendant passer le petit bonhomme bleu, il s’était rappelé tout àcoup qu’il n’avait pas un sou pour payer. Ô rage ! Il allaitfalloir encore s’humilier devant ce Risler, courir le risque d’êtrerefusé, avouer qu’il avait manqué à sa parole… L’angoisse du pauvrediable s’augmentait du silence de la nuit où l’œil est inoccupé, oùla pensée n’a rien pour se distraire, et de la position horizontalequi, en donnant l’immobilité complète à tout le corps, livrel’esprit sans défense à ses terreurs et à ses préoccupations. Àchaque instant, M. Chèbe rallumait sa lampe, ramassait sonjournal, s’efforçait vainement à lire, au grand déplaisir de labonne madame Chèbe qui geignait doucement et se retournait du côtédu mur pour ne pas voir la lumière.

Et pendant ce temps-là l’infernal petit homme bleu, enchanté desa malice, s’en allait en ricanant faire tinter un peu plus loinson sac d’écus et sa chaînette. Le voilà rue desVieilles-Haudriettes, au dessus d’une grande fabrique où toutes lesfenêtres sont éteintes, hormis une seule, au premier, au fond dujardin…

Malgré l’heure avancée, Georges Fromont n’était pas encorecouché. Assis au coin du feu, la tête entre les mains, dans cetteconcentration aveugle et muette des malheurs irréparables, ilpensait à Sidonie, à cette horrible Sidonie qui dormait en cemoment à l’étage au-dessus. Elle le rendait fou positivement. Ellele trompait, il en était sûr, elle le trompait avec le ténortoulousain, ce Cazabon dit Cazaboni que madame Dobson avaitintroduit dans la maison. Depuis longtemps il la suppliait de neplus recevoir cet homme ; mais Sidonie ne l’écoutait pas, et,dans la journée encore, à propos d’un grand bal qu’elle allaitdonner, elle avait déclaré tout net que rien ne l’empêcheraitd’inviter son ténor.

– Mais c’est votre amant ! lui avait crié Georges aveccolère, les yeux fixés dans les siens.

Elle n’avait pas dit non ; elle n’avait pas même détournéson regard. Seulement, toujours très froide, avec son mauvais petitsourire, elle lui avait signifié qu’elle ne reconnaissait àpersonne le droit de juger ou de gêner ses actions, qu’elle étaitlibre, qu’elle entendait bien rester libre et n’être pas plustyrannisée par lui que par Risler Ils avaient passé une heureainsi, en voiture, les stores baissés, à se disputer, à s’injurier,presque à se battre…

Et dire qu’à cette femme il avait tout sacrifié, sa fortune, sonhonneur, jusqu’à cette charmante Claire, endormie avec l’enfantdans la chambre à côté, tout un bonheur à portée de sa main, qu’ilavait dédaigné pour cette gueuse !… Maintenant elle venait luiavouer qu’elle ne l’aimait plus, qu’elle en aimait un autre. Etlui, le lâche, il en voulait encore. Qu’est-ce qu’elle lui avaitdonc fait boire ?

Soulevé par l’indignation qui bouillonnait dans tout son être,Georges Fromont s’était arraché de son fauteuil, marchaitfébrilement par la chambre, et son pas résonnait dans le silence dela maison muette, comme une vivante insomnie… L’autre dormaitlà-haut. Elle donnait avec le privilège de sa nature inconscienteet sans remords. Peut-être aussi pensait-elle à son Cazaboni.

Quand cette idée lui traversait l’esprit, Georges avait destentations folles de monter, de réveiller Risler, de tout lui direet de se perdre avec elle. Il était aussi trop bête, ce maritrompé ! Comment ne la surveillait-il pas davantage ?Elle était assez jolie, surtout assez vicieuse pour qu’on prit desprécautions. Et c’est pendant qu’il se débattait au milieu de cespréoccupations cruelles et stériles, que le cri d’alarme du petithomme bleu retentit tout à coup dans le bruit du vent :

« L’échéance !… l’échéance !… »

Le malheureux ! Dans sa colère, il n’y avait plus songé. Etpourtant il la voyait venir depuis longtemps cette terrible fin dejanvier. Que de fois, entre deux rendez-vous, alors que sa pensée,libre une minute de Sidonie, revenait aux affaires, à la réalité dela vie, que de fois il s’était dit : « Ce jour-là, c’estla débâcle ! » Mais, comme tous ceux qui vivent dans ledélire de l’ivresse, sa lâcheté lui faisait croire qu’il était troptard pour rien réparer, et il repartait plus vite et plus fort danssa route mauvaise, pour oublier, pour s’étourdir.

À cette heure, il n’y avait plus moyen de s’étourdir. Il voyaitson désastre clairement, jusqu’au fond ; et la figure sèche etsérieuse de Sigismond Planus se dressait devant lui avec ses traitstaillés à coups de couteau, dont nulle expression ne corrigeait laroideur, et ses yeux clairs de Suisse-Allemand qui, depuis quelquetemps, le poursuivaient d’un si impassible regard… Eh bien !non, non, il ne les avait pas, ces cent mille francs, et il nesavait où les prendre. Depuis six mois, pour subvenir auxfantaisies ruineuses de sa maîtresse, il avait beaucoup joué, perdudes sommes énormes. Par là-dessus la faillite d’un banquier, uninventaire pitoyable… Il ne lui restait plus rien que la fabrique,et dans quel état ! Où aller à présent, et quefaire ?

Ce qui quelques heures auparavant lui semblait un chaos, untourbillon où il ne voyait rien distinctement et dont la confusionlui était encore un espoir, lui apparaissait en ce moment d’unenetteté épouvantable. Des caisses vides, des portes fermées, desprotêts, la ruine. Voilà ce qu’il apercevait, de quelque côté qu’ilse tournât. Et comme à tout cela se joignait la trahison deSidonie, le malheureux, éperdu, ne sachant à quoi s’accrocher dansce grand naufrage, eut tout à coup un cri d’angoisse, un sanglot,comme un appel à quelque Providence.

– Georges, Georges, c’est moi… Qu’est-ce que tuas ?

Sa femme était devant lui, sa femme qui maintenant l’attendaitchaque nuit, guettait anxieusement son retour du Cercle, car ellecontinuait à croire que c’était là qu’il passait ses soirées. Àvoir son mari changer, s’assombrir un peu plus de jour en jour,Claire s’imaginait qu’il devait avoir quelque gros ennui d’argent,sans doute des pertes de jeu. On l’avait prévenue qu’il jouaitbeaucoup, et malgré l’indifférence qu’il lui marquait, elles’inquiétait pour lui, aurait voulu qu’il la prît pour confidente,qu’il lui donnât l’occasion de se montrer généreuse et tendre.Cette nuit-là, elle l’avait entendu marcher très tard dans sachambre. Comme sa petite fille toussait beaucoup, réclamait dessoins de toutes les minutes, elle avait partagé sa sollicitudeentre la souffrance de l’enfant et celle du père ; et elleétait restée là, l’oreille tendue à tous les bruits, dans une deces veillées attendries et douloureuses où les femmes recueillenttout ce qu’elles ont en elles de courage pour supporter la lourdecharge du devoir multiple. Enfin l’enfant s’était endormie et, enentendant le père pleurer, Claire était accourue.

Oh ! quand il la vit devant lui, si tendre, si émue et sibelle, quel immense et tardif remords lui vint. Oui, c’était bienelle la vraie compagne, l’amie. Comment avait-il pul’abandonner ? Longtemps, longtemps, il pleura sur son épaulesans pouvoir parler. Et c’était heureux qu’il ne parlât pas, car illui aurait tout dit, tout. Le malheureux avait besoind’épanchement, une envie irrésistible de s’accuser, de demanderpardon, de diminuer le poids de ce remords qui lui écrasait le cœurElle lui épargna la peine de prononcer une parole :

– Tu as joué, n’est-ce pas ? tu as perdu… etbeaucoup ?

Il faisait signe que oui ; puis, quand il put parler, ilavoua qu’il lui fallait cent mille francs pour le surlendemain etqu’il ne savait comment se les procurer. Elle ne lui fit pas unreproche. Elle était de celles qui en face d’un malheur ne songentqu’à le réparer sans la moindre récrimination. Même, dans le fondde son cœur, elle bénissait ce désastre qui le rapprochait d’elleet devenait un lien entre leurs deux existences si séparées depuislongtemps. Elle réfléchit un moment. Ensuite, avec l’effort d’unedécision qui a coûté beaucoup de mal à prendre :

– Rien n’est encore perdu, dit-elle. J’irai demain àSavigny demander cet argent au grand-père.

Jamais il n’eût osé lui parler de cela. La pensée ne lui enserait même pas venue. Elle était si fière, et le vieux Gardinoissi dur ! C’était certes un grand sacrifice qu’elle lui faisaitlà, une preuve d’amour éclatante qu’elle lui donnait. Subitement ilfut envahi par cette chaleur de cœur, cette allégresse qui vientaprès le danger passé. Claire lui apparaissait comme un êtresurnaturel qui avait le don de bonté et d’apaisement, autant quel’autre, là-haut, avait le don d’affolement et de destruction.Volontiers, il se fût mis à genoux devant ce beau visage que sescheveux noirs magnifiquement tordus pour la nuit entouraient d’unnimbe brillant bleuté, et où la régularité des traits un peusévères se fondait dans une admirable expression de tendresse.

– Claire, Claire… que tu es bonne ! Sans répondre,elle l’amena vers le berceau de leur enfant.

– Embrasse-la… lui dit-elle doucement, et comme ils étaientlà tous les deux l’un près de l’autre, perdus dans la mousseline durideau, la tête penchée sur ce petit souffle apaisé, mais encore unpeu haletant des secousses de son mal, Georges eut peur deréveiller sa fille, et il embrassa la mère éperdument.

Voilà bien certainement le premier effet de ce genre qu’aitjamais produit dans un ménage l’apparition du petit bonhomme bleu.D’ordinaire partout où il passe, cet affreux petit gnome, ildésunit les mains et les cœurs, détourne l’esprit de ses pluschères affections en l’agitant de mille inquiétudes réveillées augrincement de sa chaînette et à son cri sinistre au-dessus destoits : « L’échéance !…l’échéance !… »

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