Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 2EXPLICATION

En vérité, il était temps que le justicier arrivât.

Dans le maëlstrom parisien, cette petite femme tourbillonnaitéperdument. Maintenue par sa légèreté même elle surnageaitencore ; mais ses dépenses exagérées, le luxe qu’elleaffichait, le mépris qu’elle avait de plus en plus des moindresconvenances, tout annonçait qu’elle sombrerait bientôt, entraînantaprès elle l’honneur de son mari et peut-être aussi la fortune etle nom d’une maison considérable ruinée par ses démences.

Le milieu où elle vivait maintenant hâtait encore sa perte. ÀParis, dans ces quartiers des petits commerçants qui sont devéritables provinces malveillantes et bavardes, elle était obligéeà plus de ménagements ; mais, dans sa maison d’Asnières,entourée de chalets de cabotins, de ménages interlopes, de calicotsen vacance, elle ne se gênait plus. Il y avait autour d’elle uneatmosphère de vice qui lui allait, qu’elle respirait sans dégoût.La musique du bal l’amusait, le soir, dans son petit jardin.

Un coup de pistolet tiré dans la maison voisine, une nuit, etqui occupa tout le pays d’une intrigue banale et sotte, la fitrêver d’aventures semblables. Elle aurait voulu avoir « deshistoires », elle aussi. Ne gardant plus aucune mesure dansson langage, dans sa tenue, les jours où elle ne se promenait passur le quai d’Asnières, en jupe courte, la canne haute à la main,comme une élégante de Trouville ou d’Houlgate, elle restait chezelle en peignoir, pareille à ses voisines, absolument inactive,s’occupant à peine de sa maison, où on la volait comme une cocotte,sans qu’elle n’en sût rien. Cette même femme qu’on voyait passer àcheval tous les matins restait des heures entières à causer avec sabonne des ménages étranges qui l’entouraient.

Petit à petit, elle revenait à son ancien niveau et mêmeau-dessous. De la bourgeoisie riche, bien posée, où son mariagel’avait élevée, elle dégringolait au rang de femme entretenue. Àforce de voyager en wagon avec des filles bizarrement accoutrées,les cheveux sur les yeux à la chien, ou flottant dans le dos à laGeneviève de Brabant, elle finit par leur ressembler. Elle se fitblonde pendant deux mois, au grand étonnement de Risler, toutétonné qu’on lui eût changé sa poupée. Quant à Georges, toutes cesexcentricités l’amusaient, lui faisaient trouver dix femmes dans lamême. C’était lui le vrai mari, le maître de la maison.

Pour distraire Sidonie, il lui avait procuré un semblant desociété, ses amis garçons, quelques commerçants viveurs, presquejamais de femmes ; les femmes ont de trop bons yeux. MadameDobson était l’unique amie. On organisait de grands dîners, despromenades sur l’eau, des feux d’artifice. De jour en jour lasituation du pauvre Risler devenait plus ridicule, plus choquante.Quand il arrivait, le soir, éreinté, mal vêtu, il lui fallaitmonter vite à sa chambre faire un brin de toilette.

– Nous avons du monde à dîner, lui disait sa femme ;dépêchez-vous.

Et il se mettait à table le dernier, après une poignée de maincirculaire à ses invités, des amis de Fromont jeune, dont ilconnaissait à peine les noms. Chose singulière, les affaires de lafabrique se traitaient souvent à cette table où Georges amenait sesconnaissances du cercle avec l’assurance tranquille du monsieur quipaye.

« Déjeuners et dîners d’affaires ! » Aux yeux deRisler ce mot-là expliquait tout : la présence continuelle del’associé, le choix des convives, et les merveilleuses toilettes deSidonie qui se faisait belle et coquette dans l’intérêt de lamaison. Cette coquetterie de sa maîtresse mettait le jeune Fromontau désespoir. À toute heure du jour il arrivait pour la surprendre,inquiet, méfiant, craignant de laisser longtemps à elle-même cettenature dissimulée et pervertie.

– Que devient donc ton mari ?… demandait le pèreGardinois d’un ton goguenard à sa petite-fille… Pourquoi nevient-il pas plus souvent ?

Claire excusait Georges, mais cet abandon constant commençait àl’inquiéter. Maintenant elle pleurait en recevant ces petits boutsde lettres, ces dépêches qui lui arrivaient journellement à l’heuredes repas : « Ne m’attends pas ce soir, chère amie. Je nepourrai venir à Savigny que demain ou après-demain par le train denuit. »

Elle mangeait tristement en face d’une place vide, et, sans sesavoir trompée, sentait que son mari se déshabituait d’elle. Ilétait si distrait, quand une fête de famille ou quelque autrecirconstance le retenait forcément à la maison, si muet sur ce quil’occupait. Claire n’ayant plus avec Sidonie que des relations trèslointaines, ne savait rien de ce qui se passait à Asnières :mais, lorsque Georges repartait pressé, souriant, elle tourmentaitsa solitude de soupçons inavoués, et, comme ceux qui attendent ungrand chagrin, se sentait tout à coup un vide immense au cœur, uneplace prête pour les catastrophes.

Son mari n’était guère plus heureux qu’elle. Cette cruelleSidonie semblait prendre plaisir à le tourmenter. Elle se laissaitfaire la cour par tout le monde. En ce moment un certain Cazabon,dit Cazaboni, ténor italien de Toulouse, présenté par madameDobson, venait tous les jours chanter des duos inquiétants.Georges, très jaloux, courait à Asnières dans l’après-midi,négligeait tout, et déjà commençait à trouver que Risler nesurveillait pas assez sa femme. Il l’aurait voulu aveugle seulementà son égard.

Ah ! s’il avait été le mari, lui, comme il vous l’auraittenue. Mais il n’avait pas de droit sur elle, et on ne se gênaitpas pour le lui dire. Quelquefois aussi, avec cette invinciblelogique qui pousse souvent aux plus sots, il pensait que, trompantlui-même, peut-être méritait-il d’être trompé. Triste vie en sommeque la sienne. Il passait son temps à courir les bijoutiers, lesmarchands d’étoffes, à lui inventer des cadeaux, des surprises.C’est qu’il la connaissait bien, allez ! Il savait qu’onpouvait l’amuser avec des bijoux, non la retenir, et que le jour oùelle s’ennuierait…

Sidonie ne s’ennuyait pas encore. Elle avait l’existence qu’illui fallait, tout le bonheur qu’elle pouvait atteindre. Son amourpour Georges n’avait rien d’enflammant ni de romanesque. Il étaitpour elle comme un second mari plus jeune et surtout plus riche quel’autre. Pour achever d’embourgeoiser leur adultère, elle avaitattiré ses parents à Asnières, les logeait dans une petite maisontout au bout du pays et de ce père vaniteux et volontairementaveugle, de cette mère tendre et toujours éblouie, elle se faisaitun entourage d’honorabilité dont elle sentait le besoin à mesurequ’elle se perdait davantage.

Tout était bien arrangé dans cette petite tête perverse quiraisonnait froidement le vice ; et il semblait que sa vie dûtcontinuer ainsi tranquillement, quand Frantz Risler arriva tout àcoup.

Rien qu’à le voir entrer, elle avait compris que son repos étaitmenacé, qu’il allait se passer entre eux quelque chose de trèsgrave.

À la minute son plan fut fait. Maintenant il s’agissait de lemettre en œuvre. Le pavillon où ils venaient d’entrer, une grandepièce circulaire dont les quatre fenêtres regardaient des paysagesdifférents, était meublé pour les siestes d’été, pour les heureschaudes où l’on cherche un refuge contre le soleil et lesbourdonnements du jardin. Un large divan très bas en faisait letour. Une petite table de laque très basse aussi traînait aumilieu, chargée de numéros dépareillés de journaux mondains.

Les tentures étaient fraîches, et les dessins de la perse – desoiseaux volant parmi des roseaux bleuâtres – faisaient bien l’effetd’un rêve d’été, une image légère flottant devant les yeux qui seferment. Les stores abaissés, la natte étendue sur le parquet, lejasmin de Virginie qui s’entrelaçait au dehors tout le long dutreillage, entretenaient une grande fraîcheur accrue par le bruitvoisin de la rivière sans cesse remuée et l’éclaboussement de sespetites vagues sur la berge.

Sidonie, sitôt entrée, s’assit en renvoyant sa longue jupeblanche, qui s’abattit comme une tombée de neige au bas dudivan ; et les yeux clairs, la bouche souriante, penchant unpeu sa petite tête dont le nœud de côté augmentait encore lamutinerie capricieuse, elle attendit.

Frantz, très pâle, restait debout, regardant autour de lui.Puis, au bout d’un moment :

– Je vous fais mon compliment, madame, dit-il, vous vousentendez au confortable.

Et tout de suite, comme s’il avait craint que, prise de si loin,la conversation n’arrivât pas assez vite où il voulait l’amener, ilreprit brutalement :

– À qui devez-vous tout ce luxe ?… Est-ce à votre mariou à votre amant ?

Sans bouger du divan, sans même lever les yeux sur lui, ellerépondit :

– À tous les deux.

Il fut un peu déconcerté par tant d’aplomb.

– Vous avouez donc que cet homme est votre amant ?

– Tiens !… parbleu !…

Frantz la regarda une minute, sans parler. Elle avait pâli, elleaussi, malgré son calme, et l’éternel petit sourire ne frétillaitplus au coin de la bouche.

Alors, lui :

– Écoutez-moi bien, Sidonie. Le nom de mon frère, ce nomqu’il a donné à sa femme, est le mien aussi. Puisque Risler estassez fou, assez aveugle pour le laisser déshonorer par vous, c’està moi qu’il appartient de le défendre contre vos atteintes… Donc,je vous engage à prévenir monsieur Fromont qu’il ait à changer demaîtresse au plus vite, et qu’il aille se faire ruiner ailleurs…Sinon…

– Sinon ? demanda Sidonie, qui pendant qu’il parlait,n’avait cessé de jouer avec ses bagues.

– Sinon j’avertis mon frère de ce qui se passe chez lui, etvous serez surprise du Risler que vous connaîtrez alors aussiviolent, aussi redoutable qu’il est inoffensif d’ordinaire. Marévélation le tuera peut-être, mais vous pouvez être sûre qu’ilvous tuera avant.

Elle haussa les épaules :

– Eh ! qu’il me tue… Qu’est-ce que ça mefait ?

Ce fut dit d’un air si navré, si détaché de tout, que Frantz,malgré lui, se sentit un peu de pitié pour cette belle créature,jeune, heureuse, qui parlait de mourir avec un tel abandond’elle-même.

– Vous l’aimez donc bien ? lui dit-il d’une voix déjàvaguement radoucie… Vous l’aimez donc bien, ce Fromont, que vouspréférez mourir que de renoncer à lui ?

Elle se redressa vivement.

– Moi ? aimer ce gandin, ce chiffon, cette filleniaise habillée en homme ?… Allons donc !… J’ai priscelui-là comme j’en aurais pris un autre…

– Pourquoi ?

– Parce qu’il le fallait, parce que j’étais folle, parceque j’avais dans le cœur et que j’y ai encore un amour criminel queje veux arracher, n’importe à quel prix.

Elle s’était levée et lui parlait les yeux dans les yeux, labouche près de la sienne, frémissante de tout son être.

Un amour criminel !… Qui aimait-elle donc ?

Frantz avait peur de la questionner. Sans se douter de rienencore, il comprenait que ce regard, ce souffle, penchés vers lui,allaient lui révéler quelque chose de terrible. Mais sa fonction dejusticier l’obligeait à tout savoir.

– Qui est-ce ?… demanda-t-il.

Elle répondit d’une voix sourde :

– Vous savez bien que c’est vous.

Elle était la femme de son frère.

Depuis deux ans, il n’avait jamais plus pensé à elle que comme àune sœur. Pour lui, la femme de son frère ne ressemblait plus enrien à son ancienne fiancée, et c’eût été commettre un crime dereconnaître à un seul trait de son visage celle à qui autrefois ilavait dit si souvent. « Je vous aime ».

Et maintenant c’est elle qui lui disait qu’elle l’aimait. Lemalheureux justicier resta atterré, étourdi, ne trouvant pas un motà répondre.

Elle, en face de lui, attendait…

Il faisait un de ces jours de printemps pleins de fièvre et desoleil, où la buée des anciennes pluies met comme une mollesse, unemélancolie singulières. L’air était tiède, parfumé de fleursnouvelles qui, par ce premier jour de chaleur, embaumaientviolemment comme des violettes dans un manchon. De ses hautesfenêtres entr’ouvertes, la pièce où ils étaient respirait toutecette griserie d’odeurs. Au dehors, on entendait les orgues dudimanche, des appels lointains sur la rivière, et plus près, dansle jardin, la voix amoureuse et pâmée de madame Dobson quisoupirait :

On dit que tu te maries ;

Tu sais que j’en puis mouri i i ir !…

– Oui, Frantz, je vous ai toujours aimé, disait Sidonie Cetamour, auquel j’ai renoncé autrefois parce que j’étais jeune fille,et que les jeunes filles ne savent pas ce qu’elles font ; cetamour, rien n’a pu l’effacer en moi ni l’amoindrir. Quand j’apprisque Désirée vous aimait aussi, elle si malheureuse, si déshéritée,dans un grand mouvement généreux je voulus faire le bonheur de savie en sacrifiant la mienne, et tout de suite je vous repoussaipour que vous alliez à elle. Ah ! dès que vous avez été loin,j’ai compris que le sacrifice était au-dessus de mes forces. Pauvrepetite Désirée ! L’ai-je assez maudite dans le fond de moncœur. Le croiriez-vous ? depuis cette époque-là, j’ai évité dela voir, de la rencontrer. Sa vue me faisait trop de peine.

– Mais, si vous m’aimiez, demanda Frantz tout bas, si vousm’aimiez, pourquoi avez-vous épousé mon frère ?

Elle ne sourcilla pas :

– Épouser Risler, c’était me rapprocher de vous. Je medisais : « Je n’ai pas pu être sa femme. Eh bien, jedeviendrai sa sœur. Au moins, comme cela, il me sera permis del’aimer encore, et nous ne passerons pas toute notre vie étrangersl’un à l’autre. » Hélas ! ce sont là de ces rêves naïfsque l’on fait à vingt ans et dont l’expérience nous montre le néantbien vite… Je n’ai pas pu vous aimer comme une sœur, Frantz ;je n’ai pas pu vous oublier non plus, mon mariage m’en empêchait.Avec un autre mari, j’y serais peut-être parvenue, mais avec Rislerc’était terrible. Il me parlait toujours de vous, de vos succès, devotre avenir… Frantz disait ceci, Frantz faisait cela… Il vous aimetant, le pauvre ami. Et puis, ce qui était le plus cruel pour moi,votre frère vous ressemble. Il y a dans votre démarche, dans vostraits comme un air de famille, dans votre voix surtout, puisquesouvent j’ai fermé les yeux sous ses caresses en me disant« C’est lui… C’est Frantz… » Quand j’ai vu que cettepensée criminelle devenait un tourment, une obsession, j’ai cherchéà m’étourdir. J’ai consenti à écouter ce Georges qui me poursuivaitdepuis longtemps, à changer ma vie, à la faire bruyante, agitée.Mais, je vous le jure, Frantz, dans ce tourbillon de plaisir où jem’emportais, je n’ai jamais cessé de penser à vous, et si quelqu’unavait le droit de venir ici me demander compte de ma conduite,certes ce n’était pas vous, qui, sans le vouloir, m’avez faite ceque je suis…

Elle se tut… Frantz n’osait plus lever les yeux sur elle. Depuisun moment il la trouvait trop belle, trop désirable. C’était lafemme de son frère ! Il n’osait pas parler non plus. Lemalheureux sentait que l’ancienne passion se réinstallaitdespotiquement dans son cœur, et que maintenant regards, paroles,tout ce qui jaillirait de lui serait amour.

Et c’était la femme de son frère !…

– Ah, malheureux, malheureux que nous sommes, dit le pauvrejusticier en se laissant tomber à côté d’elle sur le divan.

Ces quelques mots étaient déjà une lâcheté, un commencementd’abandon, comme si la destinée en se montrant si cruelle lui avaitôté la force de se défendre. Sidonie avait posé sa main sur lasienne : « Frantz… Frantz » et ils restaient là l’uncontre l’autre, silencieux et brûlants, bercés par la romance demadame Dobson qui leur arrivait par bouffées à travers lesmassifs :

Ton amour c’est ma folie,

Hélas ! je n’en puis guéri i i ir !…

Tout à coup la grande taille de Risler se dressa devant laporte :

– Par ici, Chèbe, par ici. Ils sont dans le pavillon.

En même temps le brave homme entra, escorté de son beau-père etde sa belle-mère, qu’il était allé chercher. Il y eut un momentd’effusion et d’innombrables accolades. Il fallait voir de quel airprotecteur M. Chèbe examinait le grand garçon qui avait latête et les épaules de plus que lui :

– Eh bien, mon petit, ça va-t-il comme vous voulez, cecanal de Suez ?

Madame Chèbe, pour qui Frantz était toujours resté un peu sonfutur gendre, l’embrassait à tour de bras, pendant que Rislermaladroit à son ordinaire dans ses gaietés et ses expansions,faisait de grands gestes sur le perron, parlait de tuer plusieursveaux gras pour le retour de l’enfant prodigue, et d’une voixbruyante, qui devait retentir dans tous les jardins environnants,criait à la maîtresse de chant :

– Madame Dobson, madame Dobson…, sans vous commander, c’esttrop triste ce que vous chantez là… Au diable l’expression pouraujourd’hui… Jouez-nous donc plutôt quelque chose de bien gai, debien dansant, que je fasse faire un tour de valse à madameChèbe…

– Risler, Risler, êtes-vous fou ? mongendre !…

– Allons, allons, maman… Il le faut… hop !…

Lourdement, autour des allées, il entraînait dans une valseautomatique à six temps, une vraie valse de Vaucanson, labelle-maman essoufflée qui s’arrêtait à chaque pas pour ramenerdans leur ordre habituel les brides dénouées de son chapeau et lesdentelles de son châle, son beau châle de la noce de Sidonie.

Il était soûl de joie, ce pauvre Risler.

Pour Frantz, ce fut une longue et inoubliable journéed’angoisses. Promenade en voiture, promenade sur l’eau, goûter surl’herbe dans l’île des Ravageurs, on ne lui épargna aucun descharmes d’Asnières ; et tout le temps, au grand soleil de laroute, à la réverbération des vagues, il fallait rire, bavarder,raconter son voyage, parler de l’isthme de Suez, des travauxentrepris, écouter les plaintes secrètes de M. Chèbe, toujoursfurieux contre ses enfants, les détails de son frère surl’Imprimeuse. Rotative, mon petit Frantz, rotative etdodécagone ! Sidonie laissait ces messieurs causer entre euxet semblait absorbée dans des réflexions profondes. De temps entemps, elle jetait un mot, un sourire triste à madame Dobson, etFrantz, sans oser la regarder elle-même, suivait les mouvements deson ombrelle doublée de bleu, le floconnement de sa robe…

Combien elle avait changé en deux ans ! Comme elle étaitdevenue belle !…

Puis il lui venait d’horribles pensées. Il y avait courses àLongchamp ce jour-là. Des voitures passaient auprès de la leur, lafrôlaient, conduites par des femmes aux visages peints serrés dansdes voiles étroits. Immobiles sur leur siège, elles tenaient leurgrand fouet bien droit avec des gestes de poupée, et rien neparaissait vivant en elles que leurs yeux charbonnés, fixés à latête des chevaux. Sur leur passage, on se retournait. Tous lesregards les suivaient, comme entraînés dans le vent de leurcourse.

Sidonie ressemblait à ces créatures. Elle aurait pu elle-mêmeconduire ainsi la voiture de Georges ; car Frantz était dansla voiture de Georges. Il avait bu le vin de Georges. Tout ce luxe,dont on jouissait en famille, venait de Georges. C’était honteux,révoltant. Il aurait voulu le crier à son frère, il le devait même,étant venu exprès pour cela. Mais il ne s’en sentait plus lecourage. Ah ! le malheureux justicier… Le soir, après dîner,dans le salon ouvert à l’air frais de la rivière, Risler pria safemme de chanter. Il voulait qu’elle montrât à Frantz tous sesnouveaux talents. Appuyée au piano, Sidonie se défendait d’un airtriste, pendant que madame Dobson préludait en agitant ses longuesanglaises. « Mais je ne sais rien. Que voulez-vous que je vouschante ? »

Elle finit pourtant par se décider. Pâle, désenchantée, envoléeau-dessus des choses, à la lueur tremblante des bougies quisemblaient brûler des parfums, tellement les lilas et les jacinthesdu jardin embaumaient, elle commença une chanson créole trèspopulaire à la Louisiane et que madame Dobson elle-même avaittranscrite pour chant et piano :

Pauv’ pitit mam’zelle Zizi,

C’est l’amou, l’amou qui tourne latête à li.

Et en disant l’histoire de cette malheureuse petite Zizi que lapassion a rendue folle, Sidonie avait bien l’air d’une maladed’amour. Avec quelle expression déchirante, quel cri de colombeblessée elle reprenait ce refrain si mélancolique et si doux àentendre dans le patois enfantin des colonies :

C’est l’amou, l’amou qui tourne latête à li.

Il y avait de quoi le rendre fou, lui aussi, le malheureuxjusticier. Eh bien, non. La sirène avait mal choisi sa romance.Voilà qu’à ce nom seul de mam’zelle Zizi, Frantz se trouvaittransporté tout à coup dans une chambre triste du Marais, bien loindu salon de Sidonie, et la pitié de son cœur évoquait l’image decette petite Désirée Delobelle qui l’aimait depuis si longtemps.Jusqu’à quinze ans, on ne l’avait jamais appelée autrement queZirée ou Zizi, et c’était bien elle la pauv’ pitit Zizi dela chanson créole, l’amante toujours délaissée, toujours fidèle.L’autre avait beau chanter maintenant, Frantz ne l’entendait plus,ne la voyait plus. Il était là-bas auprès du grand fauteuil, sur lapetite chaise basse où il avait veillé si souvent en attendant lepère. Oui, le salut était là pour lui, rien que là. Il fallait seréfugier dans l’amour de cette enfant, s’y jeter à corps perdu, luidire : « Prends-moi… sauve-moi… » Et qui sait ?Elle l’aimait tant. Peut-être qu’elle le sauverait, le guérirait desa passion coupable.

– Où vas-tu ?… demanda Risler en voyant son frère selever précipitamment, sitôt la dernière ritournelle finie.

– Je m’en vais… Il est tard.

– Comment ! tu ne couches pas ici ? Mais tachambre est prête.

– Toute prête, ajouta Sidonie avec un regard singulier.

Il se défendit vivement. Sa présence à Paris était indispensablepour certaines missions très importantes dont la Compagnie l’avaitchargé. On essayait encore de le retenir, qu’il était déjà dansl’antichambre, traversait le jardin au clair de lune, et, parmitoutes les rumeurs d’Asnières, s’en allait vers la gare en courant.Quand il fut parti, Risler monté dans sa chambre, Sidonie et madameDobson s’attardèrent aux fenêtres du salon. La musique du Casinovoisin leur arrivait avec les « Ohé » des canotiers et lebruit des danses pareil à un mouvement de tambourin rythmé etsourd.

– En voilà un trouble-fête !… disait madameDobson.

– Oh ! je l’ai maté, répondait Sidonie, seulement ilfaut que je prenne garde… Je serai très surveillée maintenant. Ilest si jaloux… Je vais écrire à Cazaboni de ne plus venir pendantquelque temps, et toi, demain matin, tu diras à Georges d’allerpasser quinze jours à Savigny.

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