Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 6L’INVENTAIRE

La maison que le vieux Planus habitait à Montrouge s’accotaitcontre celle où les Chèbe avaient vécu quelque temps C’était lemême étage unique élevé sur un rez-de-chaussée à trois fenêtres, lemême petit jardin à treillage, les mêmes bordures de buis vert. Levieux caissier demeurait là avec sa sœur. Il prenait le premieromnibus qui partait de la station le matin, revenait à l’heure dudîner, et le dimanche, restait chez lui à soigner ses fleurs et sespoules. La vieille fille faisait le ménage, la cuisine, toute lacouture de la maison. Jamais couple plus heureux.

Tous deux célibataires, ils étaient unis par une haine semblabledu mariage. La sœur abhorrait tous les hommes, le frère avaittoutes les femmes en défiance : avec cela ils s’adoraient, seconsidérant chacun comme une exception dans la perversité générale,de leur sexe.

En parlant de lui, elle disait toujours : « MonsieurPlanus, mon frère ! » et lui avec la même solennitéaffectueuse mettait des « Mademoiselle Planus, masœur ! » au milieu de toutes ses phrases. Pour ces deuxêtres timides et naïfs, Paris, qu’ils ignoraient tout en letraversant journellement, était un repaire de monstres de deuxespèces, occupés à se faire le plus de mal possible, et lorsqu’undrame conjugal, quelque bavardage de quartier arrivait jusqu’à eux,chacun, poursuivi de son idée, accusait un coupable différent.

– C’est la faute du mari, disait « mademoisellePlanus, ma sœur ».

– C’est la faute de la femme, répondait « M Planus,mon frère ».

– Oh ! les hommes…

– Oh ! les femmes.

Et c’était là leur éternel sujet de discussion, à ces heuresrares de flânerie que le vieux Sigismond se réservait dans sajournée si remplie et réglée bien droit comme ses livres de caisse.Depuis quelque temps surtout le frère et la sœur apportaient dansleurs débats une animation extraordinaire. Ce qui se passait à lafabrique les préoccupait beaucoup. La sœur s’apitoyait sur madameFromont jeune et trouvait la conduite de son mari tout à faitindigne ; quant à Sigismond, il n’avait pas de mots assezamers contre la drôlesse inconnue qui envoyait faire payer à lacaisse des cachemires de six mille francs. Pour lui, il y allait dela gloire et de l’honneur de cette vieille maison qu’il servaitdepuis sa jeunesse.

– Qu’est-ce que nous allons devenir ?… disait-ilcontinuellement… Oh ! les femmes…

Un jour, mademoiselle Planus tricotait près du feu en attendantson frère. Le couvert était mis depuis une demi-heure, et lavieille fille commençait à s’inquiéter d’un retard aussiincroyable, quand Sigismond entra, la figure bouleversée, sansprononcer un mot, ce qui était contraire à toutes seshabitudes.

Il attendit que la porte fût bien fermée, puis, devant la mineinterrogative et troublée de sa sœur :

– J’ai du nouveau, dit-il à voix basse. Je sais quelle estla femme qui est en train de nous ruiner.

Plus bas encore, après un regard circulaire aux meubles muets deleur petite salle à manger, il prononça un nom singulier, siinattendu, que mademoiselle Planus se le fit répéter deux fois.

– Est-ce possible ?

– C’est comme ça.

Et malgré son chagrin il avait presque un air de triomphe. Lavieille fille n’y pouvait croire… Une personne si bien élevée, sipolie, qui l’avait reçue avec tant de cordialité !… Commentétait-ce supposable ?

Sigismond Planus dit. « J’ai des preuves… »

Là-dessus, il raconta que le père Achille, un soir à onzeheures, avait rencontré Georges et Sidonie au moment où ilsentraient dans un petit hôtel garni du quartier Montmartre. Et cethomme-là ne mentait pas. On le connaissait depuis longtemps.D’ailleurs, d’autres aussi les avaient rencontrés. À la fabrique onne parlait plus que de cela. Risler seul ne se doutait de rien.

– Mais c’est votre devoir de le prévenir, déclaramademoiselle Planus.

Le caissier prit un air grave.

– C’est très délicat… Qui sait d’abord s’il voudrait mecroire ? Il y a des aveugles si aveugles… Et puis, en memettant entre les deux associés, je risque de perdre ma place…Oh ! les femmes… les femmes… Dire que ce Risler aurait pu êtresi heureux. Lorsque je l’ai fait venir du pays avec son frère, iln’avait pas le sou ; et aujourd’hui il est à la tête d’une despremières maisons de Paris… Vous croyez qu’il va se tenirtranquille !… Ah ! bien oui… Il faut que monsieur semarie… Comme si on avait besoin de se marier… Et encore il épouseune Parisienne, un de ces petits chiffons mal peignés qui sont laruine d’une maison honnête, quand il avait sous la main une bravefille à peu près de son âge, une enfant du pays, habituée autravail, et crânement charpentée, on peut le dire !…

Mademoiselle Planus, ma sœur, à la charpente de laquelle ilétait fait allusion, avait une occasion superbe de s’écrier :« Oh ! les hommes… les hommes… » mais elle garda lesilence. Ceci était une question très délicate, et peut-être, eneffet, que si Risler avait voulu dans le temps, il eût été leseul…

Le vieux Sigismond continua :

– Et voilà où nous en sommes… Depuis trois mois, lapremière fabrique de papiers peints de Paris est accrochée auxvolants de cette rien-du-tout. Il faut voir comme l’argent file.Toute la journée je ne fais qu’ouvrir mon guichet devant lesdemandes de monsieur Georges. C’est toujours à moi qu’il s’adresseparce que chez son banquier ça se verrait trop, tandis qu’à lacaisse l’argent va, vient, entre, sort… Mais garel’inventaire !… Ils seront jolis leurs comptes de fin d’année…Ce qu’il y a de plus fort, c’est que Risler aîné ne veut rienentendre. Je l’ai prévenu plusieurs fois : « Prendsgarde, monsieur Georges fait des folies pour cette femme… » Ouil s’en va en haussant les épaules, ou bien il me répond que celane le regarde pas et que Fromont jeune est le maître. Vraiment ceserait à croire… ce serait à croire…

Le caissier n’acheva pas sa phrase, mais son silence fut gros depensées dissimulées.

La vieille fille était consternée ; mais, comme la plupartdes femmes en pareil cas, au lieu de chercher un remède au mal,elle s’égarait dans une foule de regrets, de suppositions, delamentations rétrospectives… Quel malheur de n’avoir pas su celaplus tôt, quand ils avaient encore les Chèbe pour voisins. MadameChèbe était une personne si honorable. On aurait pu s’entendre avecelle pour qu’elle surveillât Sidonie, qu’elle lui parlâtsérieusement.

– Au fait, c’est une idée, interrompit Sigismond… Vousdevriez aller rue du Mail prévenir les parents. J’avais d’abordpensé à écrire au petit Frantz… Il a toujours eu beaucoupd’influence sur son frère, et lui seul au monde pourrait lui direcertaines choses… Mais Frantz est si loin… Et puis ce serait siterrible d’en arriver là… Ce malheureux Risler, il me fait tout demême pitié… Non ! le meilleur est encore d’avertir madameChèbe… Vous en chargez-vous, ma sœur ?

La commission était dangereuse. Mademoiselle Planus fit quelquesdifficultés ; mais elle n’avait jamais su résister auxvolontés de son frère, et le désir d’être utile à leur vieil amiRisler acheva de la décider.

Grâce à la bonhomie de son gendre, M Chèbe était parvenu àréaliser sa nouvelle fantaisie. Depuis trois mois il habitait sonfameux magasin de la rue du Mail, et c’était un étonnement pour lequartier que cette boutique sans marchandises, dont les voletss’ouvraient le matin pour se fermer à la nuit, comme les maisons degros. On avait installé des rayons tout autour, un comptoir neuf,un coffre-fort à secret, de grandes balances. Bref, M. Chèbepossédait tous les éléments d’un commerce quelconque, sans savoirprécisément encore lequel il choisirait.

Il y pensait tout le jour en se promenant de long en large àtravers le local encombré de plusieurs gros meubles de chambre àcoucher qui n’avaient pas pu entrer dans l’arrière-boutique ;il y pensait aussi sur le pas de sa porte, lorsque tout debout, uneplume à l’oreille, le petit homme se plongeait avec délices dans lebrouhaha du commerce parisien. Les commis qui passaient, leurscarnets d’échantillons sous le bras, les camions des messageries,les omnibus, les porte-faix, les brouettes, le grand déballage desmarchandises, aux portes voisines, ces paquets d’étoffes, depassementeries, qui frôlaient la boue du ruisseau avant d’entrerdans les sous-sols, dans ces trous noirs, bourrés de richesses, oùla fortune des maisons est en germe, tout cela ravissaitM. Chèbe :

Il s’amusait à deviner le contenu des ballots, était le premieraux bagarres quand un passant recevait quelque fardeau sur lespieds ou que les chevaux d’un camion, impatients et fougueux,faisaient de la longue voiture en travers dans la rue, un obstacleà toute circulation. Il avait en outre les mille distractions dupetit commerçant sans clients, la pluie à verse, les accidents, lesvols, les disputes…

À la fin de la journée, M. Chèbe ahuri, abasourdi, fatiguédu travail des autres, s’allongeait dans son fauteuil, et disait àsa femme, en s’épongeant le front :

– Voilà la vie qu’il me fallait !… la vie active…

Madame Chèbe souriait doucement, sans répondre. Rompue à tousles caprices de son mari, elle s’était arrangée de son mieux dansune arrière-boutique ayant vue sur une cour noire, se consolait ensongeant à l’ancienne prospérité de ses parents, à la fortune de safille, et toujours proprement vêtue, avait su déjà s’attirer lerespect des fournisseurs et des voisins. Elle n’en demandait pasdavantage, ne pas être confondue avec les femmes d’ouvriers souventmoins pauvres qu’elle, garder, malgré tout, un petit rangbourgeois. C’était sa préoccupation constante aussi la pièce dufond où elle se tenait et où il faisait nuit à trois heures,resplendissait d’ordre et de propreté. Pendant le jour, un lit s’ypliait en canapé, un vieux châle figurait un tapis de table, lacheminée servait d’office, fermée par un paravent, et sur unfourneau, grand comme une chaufferette, les plats cuisaientdiscrètement. Le calme, voilà le rêve de cette pauvre femme agitéeà toutes les tergiversations d’un compagnon incommode.

Dès les premiers jours, M. Chèbe avait fait écrire enlettres d’un pied sur la peinture fraîche de sadevanture :

COMMISSION – EXPORTATION

Pas de mention spéciale. Ses voisins vendaient du tulle, dudrap, des toiles ; lui était disposé à tout vendre, sans serésigner à savoir au juste quoi. Que de raisonnements cela valait àmadame Chèbe, le soir à la veillée !

– Je ne me connais pas en toile : mais pour les drapsj’en réponds. Seulement, si je fais les draps, il me faut unvoyageur ; car c’est de Sedan et d’Elbeuf que viennent lesmeilleures sortes. Les toiles peintes, je n’en parle pas, ilfaudrait être en été. Pour le tulle, c’est impossible : lasaison est trop avancée.

Le plus souvent il terminait son incertitude, endisant :

– La nuit porte conseil… allons nous coucher. Et il yallait au grand soulagement de sa femme.

Après trois ou quatre mois de cette existence, M Chèbe commençaà s’ennuyer. Les douleurs de tête, les étourdissements revinrentpetit à petit. Le quartier était bruyant, malsain. D’ailleurs lesaffaires n’allaient pas. Rien ne marchait, ni les draps, ni lestissus, rien. C’est à ce moment de nouvelle crise que mademoisellePlanus, ma sœur, fit sa visite à propos de Sidonie. La vieillefille s’était dit en route : « Prenons desménagements… » Mais, comme tous les gens timides, elle sedébarrassa de son fardeau, dès en entrant, aux premiers mots.

Ce fut un coup de théâtre. En entendant qu’on accusait sa fille,madame Chèbe se leva, tout indignée. Jamais on ne lui ferait croireune chose pareille. Sa pauvre Sidonie était victime d’une infâmecalomnie.

M. Chèbe, lui, le prit de très haut, avec des phrases, desairs de tête, rapportant tout à sa personne, selon son habitude.Comment pouvait-on supposer que son enfant à lui, une demoiselleChèbe, fille d’un honorable commerçant connu depuis trente ans surla place, fût capable de… Allons donc !

Mademoiselle Planus insista. Il lui en coûtait de passer pourune bavarde, une colporteuse de mauvaises nouvelles. Mais on avaitdes preuves certaines. Ce n’était plus un secret pour personne.

– Et quand cela serait, s’écria M. Chèbe furieux decette insistance… Est-ce à nous de nous en préoccuper ? Notrefille est mariée. Elle vit loin de ses parents… C’est à son mari,beaucoup plus âgé qu’elle, à la conseiller, à la conduire… Y a-t-ilsongé seulement ?

Sur ce, le petit homme se mit à déblatérer contre son gendre, ceSuisse au sang lourd qui passait sa vie dans son bureau à chercherdes mécaniques, refusait d’accompagner sa jeune femme dans lemonde, et préférait à toutes ses habitudes de vieux garçon, lapipe, la brasserie.

Il fallait voir de quel air de dédain aristocratiqueM. Chèbe prononçait ce mot : » labrasserie !… » Et pourtant presque chaque soir il allaity rejoindre Risler, et l’accablait de reproches si l’autre manquaitune fois au rendez-vous.

Au fond de tout ce verbiage ; le commerçant de la rue duMail, – commission, exportation, – avait une idée biennette. Il voulait quitter son magasin, se retirer des affaires, etdepuis quelque temps il songeait à aller voir Sidonie pourl’intéresser à ses nouvelles combinaisons. Ce n’était donc pas lemoment de faire des scènes désagréables, de parler d’autoritépaternelle et d’honneur conjugal. Quant à madame Chèbe, un peumoins convaincue que tout à l’heure de l’infaillibilité de safille, elle s’enfermait dans le plus profond silence. La pauvrefemme aurait voulu être sourde, aveugle, n’avoir jamais connumademoiselle Planus.

Comme tous ceux qui ont été très malheureux, elle aimait às’engourdir dans un semblant de tranquillité, et l’ignorance luisemblait préférable à tout. La vie n’était donc pas assez triste,bon Dieu ! Et puis enfin Sidonie avait toujours été une bravefille : pourquoi ne serait-elle pas une brave femme ?

Le jour tombait. Gravement, M. Chèbe se leva pour fermerles volets de la boutique et allumer un bec de gaz qui éclaira lanudité des murs, le brillant des casiers vides, tout ce singulierintérieur assez pareil à un lendemain de faillite. Silencieux, labouche pincée dédaigneusement dans une résolution de mutisme, ilavait l’air de dire à la vieille fille : « La journée estfinie… c’est l’heure de rentrer chez soi… » Et pendant cetemps on entendait madame Chèbe qui sanglotait dansl’arrière-boutique, en allant et venant autour du souper.Mademoiselle Planus en fut pour sa visite.

– Eh bien ? lui demanda le vieux Sigismond, quil’attendait avec impatience.

– Ils n’ont pas voulu me croire, et on m’a mise poliment àla porte.

Elle en avait les larmes aux yeux, de son humiliation. Le vieuxdevint tout rouge, et lui prenant la main avec un grandrespect :

– Mademoiselle Planus, ma sœur, lui dit-il gravement, jevous demande pardon de vous avoir fait faire cette démarche ;mais il s’agissait de l’honneur de la maison Fromont.

À partir de ce moment, Sigismond devint de plus en plus triste.Sa caisse ne lui paraissait plus sûre ni solide. Même quand Fromontjeune ne lui demandait pas d’argent, il avait peur et résumaittoutes ses craintes par trois mots qui lui revenaientcontinuellement en causant avec sa sœur.

– Chai bas confianze !… disait-il dans sonlourd jargon de là-bas.

Toujours préoccupé de sa caisse, la nuit il rêvait quelquefoisque, disjointe de partout elle restait ouverte malgré tous lestours de clef ou bien qu’un grand coup de vent dispersait lespapiers, les billets, les chèques, les valeurs, et qu’il couraitaprès dans toute la fabrique, s’épuisant à vouloir lesramasser.

Le jour, derrière son grillage, au calme de son bureau, il luisemblait qu’une petite souris blanche s’était introduite au fond ducoffre, en train de tout grignoter et de tout détruire, plus grasseet plus belle à mesure que le désastre augmentait.

Aussi, lorsqu’au milieu de l’après-midi, Sidonie apparaissaitsur le perron dans son joli plumage de cocotte, le vieux Sigismondfrémissait de rage. Pour lui c’était la ruine de la maison quipassait, la ruine on grande toilette, avec son petit coupé à laporte, et sa mine reposée d’heureuse coquette.

Madame Risler ne se doutait pas qu’il y avait là, à cettefenêtre du rez-de-chaussée, un ennemi de tous les instants, quiguettait ses moindres actions, les plus menus détails de sa vie,les allées et venues de la maîtresse de piano, la grande couturièrearrivant le matin, tous les cartons qu’on apportait, la casquettegalonnée des employés du « Louvre » dont la lourdevoiture s’arrêtait à la porte avec un bruit de grelots, comme unediligence traînée par de forts chevaux qui menaient la maisonFromont à la faillite en grande vitesse.

Sigismond comptait les paquets, les pesait de l’œil au passage,et par les fenêtres ouvertes pénétrait curieusement dansl’intérieur des Risler. Les tapis qu’on secouait à grands fracas,les jardinières amenées au soleil, pleines de fleurs maladives,hors saison, chères et rares, les tentures éblouissantes, rien nelui échappait.

Les acquisitions nouvelles du ménage lui sautaient aux yeux, serapportant à quelque forte demande d’argent. Mais ce qu’il étudiaitencore plus que tout, c’était la physionomie de Risler. Pour lui,cette femme était en train de changer son ami, le meilleur, le plushonnête des hommes, en un coquin effronté. Pas le moindre doute àgarder là-dessus. Risler savait son déshonneur, il l’acceptait. Onle payait pour se taire.

Certainement il y avait quelque chose de monstrueux dans unesupposition pareille. Mais c’est le propre des natures candides,qui apprennent le mal sans l’avoir jamais connu, d’aller tout desuite trop loin, au-delà. Une fois convaincu de la trahison deSidonie et de Georges, l’infamie de Risler avait semblé au caissiermoins impossible à admettre. Et d’ailleurs comment s’expliquerautrement cette insouciance devant les dépenses del’associé ?

Ce brave Sigismond, dans son honnêteté mesquine et routinière,ne pouvait pas comprendre la délicatesse de cœur de Risler. En mêmetemps ses habitudes méthodiques de teneur de livres et saclairvoyance commerciale étaient à cent lieues de ce caractèredistrait, étourdi, moitié artiste, moitié inventeur. Il jugeaittout cela d’après lui-même, ne pouvant deviner ce que c’est qu’unhomme en mal d’invention, enfermé dans une idée fixe. Ces gens-làsont des somnambules. Ils regardent sans voir, les yeux en dedans.Pour Sigismond, Risler y voyait.

Cette pensée rendait le vieux caissier très malheureux. Ilcommença par dévisager son ami, chaque fois que celui-ci entrait àla caisse ; ensuite, découragé par cette indifférenceimpassible qu’il croyait préméditée et voulue, plaquée sur sonvisage comme un masque, il finit par se détourner, cherchant dansles paperasses pour éviter ces regards faux, et ne parlant plus àRisler que les yeux fixés sur les allées du jardin ou surl’entrecroisement du grillage. Ses paroles mêmes étaient toutesdéroutées, bigles comme ses regards. On ne savait positivement plusà qui il s’adressait. Plus de sourire amical, plus de souvenirsfeuilletés ensemble au livre de caisse de la fabrique.

« Voici l’année où tu es entré… ta première augmentation…Te rappelles-tu ? Nous avons été dîner chez Douix ce jour-là…Puis le soir au café des Aveugles… hein ? Quelleribote ! »

À la longue, Risler s’aperçut du singulier refroidissementsurvenu entre Sigismond et lui. Il en parla à sa femme. Depuisquelque temps elle sentait celle antipathie rôder autour d’elle.Parfois, en traversant la cour, elle était comme gênée par desregards malveillants qui la faisaient se retourner nerveusementvers la niche du vieux caissier. Cette brouille des deux amisl’effraya, et bien vite elle s’arrangea pour mettre son mari engarde contre les mauvais propos de Planus :

– Vous ne voyez donc pas qu’il est jaloux de vous, de votreposition… Un ancien égal devenu son supérieur, ça le suffoque… Maiss’il fallait s’occuper de toutes ces malveillances… Tenez !…moi, j’en suis entourée ici.

Le bon Risler arrondissait ses gros yeux.

– Toi ?

– Mais oui, c’est clair… tous ces gens-là me détestent. Ilsen veulent à la petite Chèbe d’être devenue madame Risler aîné…Dieu sait ce qu’il se débite d’infamies sur mon compte… Et votrecaissier n’a pas sa langue dans sa poche, je vous en réponds… Quelméchant homme !

Ces quelques mots eurent leur effet. Risler, indigné, trop fierpour se plaindre, rendit froideur pour froideur. Ces honnêtes gens,pleins de défiance l’un pour l’autre, ne pouvaient plus serencontrer sans un mouvement pénible, si bien qu’au bout de quelquetemps Risler aîné finit par ne plus jamais entrer à la caisse. Celalui était facile d’ailleurs, Fromont jeune étant chargé de toutesles questions d’argent. On lui montait son mois tous les trente. Ily eut là une facilité de plus pour Georges et Sidonie, et lapossibilité d’une foule de tripotages infâmes.

Elle s’occupait alors de compléter son programme de vieluxueuse. Il lui manquait une maison de campagne. Au fond, elledétestait les arbres, les champs, les routes qui vous inondent depoussière : « Tout ce qu’il y a au monde de plustriste, » disait-elle. Seulement Claire Fromont passait l’étéà Savigny. Dès les premiers beaux jours, on faisait les malles àl’étage au-dessous, on décrochait les rideaux ; et une grandevoiture de déménagement, où le berceau de la fillette balançait sanacelle bleue, s’en allait vers le château du grand-père. Puis unmatin, la mère, la grand-mère, l’enfant et la nourrice, tout unfouillis d’étoffes blanches, de voiles légers, partait au grandtrot de deux chevaux vers le soleil des pelouses et l’ombre adouciedes charmilles.

Alors Paris était laid, dépeuplé, et quoique Sidonie l’aimât,même dans cette saison d’été qui le chauffe comme une fournaise, illui en coûtait de penser que toutes les élégances, les richessesparisiennes se promenaient au long des plages sous leurs ombrellesclaires, et faisaient du voyage un prétexte à mille inventionsnouvelles, à des modes originales très risquées, où il est permisde montrer qu’on a une jolie jambe et des cheveux châtains anneléset longs bien à soi.

Les bains de mer ? il n’y fallait pas penser ; Rislerne pouvait pas s’absenter. Acheter une maison de campagne ? onn’en avait pas encore les moyens. L’amant était bien là, quin’aurait pas mieux demandé que de satisfaire ce nouveaucaprice ; mais une maison de campagne ne se dissimule pascomme un bracelet, comme un cachemire. Il fallait la faire accepterpar le mari. Ce n’était pas facile, pourtant avec Risler on pouvaitessayer.

Pour préparer les voies, elle lui parlait sans cesse d’un petitcoin de campagne, pas trop cher, tout près de Paris, Rislerl’écoutait en souriant Il pensait à l’herbe haute, au verger pleinde beaux fruits, déjà tourmenté par ce besoin de posséder qui vientavec la fortune ; mais comme il était prudent, ildisait :

– Nous verrons… nous verrons… Attendons la fin del’année.

La fin de l’année, c’est-à-dire l’inventaire. –L’inventaire ! – C’est le mot magique. Toute l’année on va, onva, dans le tourbillon des affaires. L’argent entre, sort, circule,en attire d’autre, se disperse ? et la fortune de la maison,comme une couleuvre brillante, insaisissable, sans cesse enmouvement s’allonge, se raccourcit, diminue ou s’augmente, sansqu’il soit possible de se rendre compte de son état avant un momentde repos. À l’inventaire seulement, on saura ce qu’il en est, et sicette année, qui semble bonne, le sera définitivement.

En général, il se fait vers la fin de décembre, aux approches deNoël ou du jour de l’an. Comme il exige des heures supplémentairesde travail, pour le faire on s’attarde très avant dans la nuit.Toute la maison est sur pied. Les lampes, qui restent allumées dansles bureaux longtemps après leur fermeture, semblent participer àl’air de fête qui anime cette dernière semaine de l’année, où tantde fenêtres s’éclairent aux soirées de famille. Jusqu’au plus petitemployé de la maison, chacun s’intéresse aux résultats del’inventaire. Les augmentations, les gratifications du jour de l’andépendront de ce bienheureux chiffre. Aussi, pendant que sedébattent les intérêts immenses d’une riche fabrique, à descinquièmes étages ou dans les petits appartements de banlieue, lesfemmes d’employés, les enfants, les vieux parents parlent del’inventaire dont le résultat se fera sentir ou par un redoublementd’économie, ou par quelque achat longtemps reculé que lagratification va rendre enfin possible.

Chez Fromont jeune et Risler aîné, Sigismond Planus est le dieude la maison en ce moment, et son petit grillage un sanctuaire oùveillent tous les commis. Dans le silence de la fabrique endormie,les lourdes pages des grands livres bruissent en tournant, des nomsappelés à haute voix amènent des recherches dans d’autresregistres. Les plumes grincent. Le vieux caissier, entouré de seslieutenants, a l’air affairé et terrible. De temps en temps,Fromont jeune, au moment de monter en voiture, arrive, le cigareaux dents, ganté, tout près. Il marche lentement, sur la pointe despieds, se penche au grillage :

– Eh bien !… ça marche ?…

Sigismond pousse un grognement, et le jeune maître de maisons’en va sans oser en demander davantage. Il devine bien à la minedu caissier que les nouvelles seront mauvaises. En effet, depuisles années de révolution où l’on se battait dans les cours de lafabrique, jamais si pitoyable inventaire ne s’était encore vu à lamaison Fromont. Dépenses et recettes se balançaient. Les fraisgénéraux avaient tout absorbé et, de plus, Fromont jeune setrouvait redevable envers la caisse de sommes importantes. Ilfallait voir la mine consternée du vieux Planus quand, le 31décembre, il monta rendre compte à Georges de ses opérations.

Celui-ci prit la chose très gaiement. Tout marcherait mieux dansla suite. Et pour rétablir la bonne humeur du caissier, il luidonna une gratification extraordinaire de mille francs au lieu decinq cents que donnait autrefois son oncle. Tout le monde seressentit de cette disposition généreuse et, dans le contentementuniversel, le résultat déplorable des comptes de fin d’année futvite oublié. Quant à Risler, c’est Georges qui voulut se charger dele mettre au courant de la situation.

Quand il entra dans le petit cabinet de son associé, éclairéd’en haut par un jour d’atelier qui tombait d’aplomb sur laméditation de l’inventeur, Fromont jeune eut un momentd’hésitation, la honte et le remords de ce qu’il venait faire.L’autre, au bruit de la porte, s’était retourné joyeusement.

– Chorche, Chorche, mon ami… Je la tiens, notre imprimeuse…Il y a encore quelques petites choses à trouver… C’est égal !maintenant je suis sûr de mon affaire… Vous verrez ça… vous verrezça… Ah ! les Prochasson auront beau s’escrimer… Avecl’imprimeuse Risler, nous enfonçons toutes les concurrences…

– Bravo, mon camarade, répondit Fromont jeune. Voilà pourl’avenir ; mais le présent, vous n’y songez pas. Et cetinventaire !…

– Tiens ! c’est vrai. Je n’y pensais plus… Ce n’estpas brillant, n’est-ce-pas ?

Il disait cela devant la physionomie de Georges un peu ému,embarrassé.

Celui-ci reprit : « Mais si, très brillant aucontraire. Nous avons lieu d’être satisfaits, surtout pour notrepremière année… Nous avons chacun quarante mille francs debénéfice ; et comme j’ai pensé que vous auriez peut-êtrebesoin d’argent pour donner des étrennes à votre femme… »

Sans oser regarder en face l’honnête homme qu’il était en trainde tromper, Fromont jeune posa sur la table une liasse de chèqueset de billets.

Risler aîné eut un moment d’émotion. Tant d’argent à la fois,pour lui, pour lui seul ! Il pensa tout de suite à lagénérosité de ces Fromont, qui l’avaient fait ce qu’il était, puisà sa petite Sidonie, à ce souhait si souvent exprimé par elle etqu’il allait pouvoir satisfaire. Les larmes aux yeux, un bonsourire aux lèvres, il tendit les deux mains à sonassocié :

– Je suis content… je suis content…

C’était son mot des grandes occasions. Puis montrant les liassesde billets étalés devant lui avec ce léger feuilletage qui en faitde si fugitives paperasses toujours prêtes à s’envoler :

– Savez-vous ce que c’est que ça ? dit-il à Georgesd’un air de triomphe… Ça, c’est la maison de campagne deSidonie.

Parbleu !

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