Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 3HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. LES PERLES FAUSSES

Après deux ou trois ans d’intimité, de jeux en commun, annéespendant lesquelles Sidonie prit l’habitude du luxe et les façonsgracieuses des enfants riches, l’amitié fut rompue subitement.

Depuis longtemps déjà le cousin Georges, à qui M. Fromontservait de tuteur, était entré dans un lycée. Claire, à son tour,partit pour le couvent avec un trousseau de petite reine, et justeà ce moment il fut question chez les Chèbe d’envoyer Sidonie enapprentissage On se promit de s’aimer toujours, de se voir deuxfois par mois, les dimanches de sortie.

En effet, la petite Chèbe descendit encore quelquefois joueravec ses amis, mais, à mesure qu’elle grandissait, elle comprenaitmieux la distance qui les séparait, et ses robes commençaient à luiparaître bien simples pour le salon de madame Fromont.

Quand ils n’étaient que tous les trois, l’amitié d’enfance quiles faisait égaux ne laissait entre eux aucune gêne, mais il venaitdes visites, des amies de pension, entre autres une grande filletoujours richement mise, que la femme de chambre de sa mère amenaitle dimanche jouer avec les petits Fromont.

Rien qu’en la voyant monter le perron, pomponnée et dédaigneuse,Sidonie avait envie de s’en aller tout de suite. L’autrel’embarrassait de questions maladroites… Où demeurait-elle ?Que faisaient ses parents ? Est-ce qu’elle avait unevoiture ?…

En les entendant causer du couvent, de leurs amies, Sidoniesentait qu’elles vivaient dans un monde à part, à mille lieues dusien, et une mortelle tristesse la prenait, surtout lorsqu’auretour sa mère lui parlait d’entrer comme apprentie chez unedemoiselle Le Mire, amie des Delobelle, qui avait, rue du Roi-Doré,un grand magasin de perles fausses.

Risler tenait beaucoup à cette idée d’apprentissage pour lapetite « Qu’elle apprenne un métier, disait ce brave cœur…Moi, plus tard, je me charge de lui acheter un fonds… »

Justement, cette demoiselle Le Mire parlait de se retirer dansquelques années. C’était une occasion.

Un matin, triste matin de novembre, son père la conduisit rue duRoi-Doré, au quatrième étage d’une vieille maison, encore plusvieille, encore plus noire que la sienne. En bas, au coin del’allée, étaient pendues une foule de plaques à lettres d’or :Fabrique de nécessaires, chaînes en doublé, jouets d’enfants,instruments de précision en verre, bouquets pour mariées etdemoiselles d’honneur, spécialité de fleurs des champs et,tout en haut, une petite vitrine poussiéreuse où des colliers deperles jaunies, des raisins et des cerises en verre entouraient lenom prétentieux d’Angélina Le Mire.

L’horrible, maison ! Ce n’était même plus ce large palierdes Chèbe, sombre de vieillesse, mais égayé par sa fenêtre et lebel horizon que la fabrique lui faisait… Un escalier étroit, uneporte étroite, une enfilade de pièces carrelées, toutes petites etfroides, et dans la dernière une vieille demoiselle avec un tour deboucles, des mitaines en filet noir, en train de lire une livraisoncrasseuse du Journal pour tous, et paraissant trèscontrariée qu’on la dérangeât de sa lecture.

Mademoiselle Le Mire (en deux mots) reçut le père et la fillesans se lever, parla longuement de sa position perdue, de son père,un vieux gentilhomme du Rouergue, – c’est inouï ce que le Rouerguea déjà produit de vieux gentilshommes ! – et d’un intendantinfidèle qui avait emporté toute leur fortune. Elle fut tout desuite très sympathique à M. Chèbe, pour qui les déclassésavaient un attrait irrésistible, et le bonhomme partit enchanté, enpromettant à sa fille de venir la chercher le soir, à sept heures,suivant les conventions faites.

Sur-le-champ, l’apprentie fut introduite dans l’atelier encorevide. Mademoiselle Le Mire l’installa devant un grand tiroir remplide perles, d’aiguilles, de poinçons, pêle-mêle avec des livraisonsde romans à quatre sous.

Pour Sidonie, il s’agissait de trier les perles, de les enfilerdans ces colliers d’égale longueur qu’on noue ensemble pour lesvendre aux petits marchands. D’ailleurs, ces demoiselles allaientrentrer et lui montreraient exactement ce qu’elle aurait à faire,car mademoiselle Le Mire, (en deux mots) ne se mêlait de rien etsurveillait son commerce de très loin, du fond de cette pièce noireoù elle passait sa vie à lire des feuilletons.

À neuf heures, les ouvrières arrivèrent, cinq grandes fillespâles, fanées, misérablement vêtues, mais bien coiffées, avec laprétention des ouvrières pauvres qui s’en vont nu-tête dans lesrues de Paris. Deux ou trois bâillaient, se frottaient les yeux,disant qu’elles tombaient de sommeil. Qui sait ce qu’elles avaientfait de leur nuit, celles-là ?…

Enfin on se mit à l’ouvrage près d’une longue table ou chacuneavait son tiroir, ses outils. On venait de recevoir une commande debijoux de deuil, il fallait se dépêcher. Sidonie, que lapremière avait mise au courant de sa tâche d’un ton desupériorité infinie, commença à trier mélancoliquement unemultitude de perles noires, de grains de cassis, d’épis decrêpe.

Les autres, sans s’occuper de la gamine, causaient entre ellesen travaillant. On parlait d’un mariage superbe qui devait avoirlieu, le jour même, à Saint-Gervais.

– Si nous y allions, dit une grosse fille rousse, qu’onappelait Malvina… C’est pour midi… Nous aurions le temps d’aller etde revenir bien vite.

En effet, à l’heure du déjeuner, toute la bande dégringolal’escalier quatre à quatre.

Sidonie avait, son repas dans un petit panier comme uneécolière : le cœur gros, sur un coin de la table, elle mangeatoute seule pour la première fois… Dieu ! que la vie luisemblait misérable et triste, quelle terrible revanche elleprendrait plus tard de ces tristesses-là !…

À une heure, les ouvrières remontèrent bruyantes, très animées.« Avez-vous vu cette robe en gros grain blanc ?… Et levoile en point l’Angleterre ?… En voilà une qui a de lachance ! » Alors, dans l’atelier, elles recommencèrentles remarques qu’elles avaient faites à voix basse dans l’église,accoudées à la balustrade pendant tout le temps de la cérémonie.Cette question de mariage riche, de belles parures dura toute lajournée, et cela n’empêchait pas le travail, au contraire.

Ces petits commerces parisiens, qui tiennent à la toilette parles détails les plus menus, mettent les ouvrières au courant de lamode, leur donnent d’éternelles préoccupations de luxe etd’élégance. Pour les pauvres filles, qui travaillaient au petitquatrième de mademoiselle Le Mire, les murs noirs, la rue étroiten’existaient pas. Tout le temps elles songeaient à autre chose,passant leur vie à se demander : « Voyons. Malvina, si tuétais riche, qu’est-ce que tu ferais ?… Moi, j’habiterais auxChamps-Élysées… » Et les grands arbres du rond-point, lesvoitures qui tournaient là, coquettes et ralenties, leur faisaientune vision d’une minute, délicieuse, rafraîchissante.

Dans son coin, la petite Chèbe écoutait, sans rien dire, montantsoigneusement ses grappes de raisins noirs avec l’adresse précoceet le goût qu’elle avait pris dans le voisinage de Désirée. Aussi,le soir, quand M. Chèbe vint chercher sa fille, on lui en fitles plus grands compliments. Dès lors, tous ses jours furentpareils. Le lendemain, au lieu de perles noires, elle monta desperles blanches, des grains rouges en corail faux, car chezmademoiselle Le Mire on ne travaillait que dans le faux, leclinquant, et c’est bien là que la petite Chèbe devait fairel’apprentissage de sa vie.

Pendant quelque temps, la nouvelle apprentie, plus jeune etmieux élevée que les autres, se trouva isolée au milieu d’elles.Plus tard, en grandissant elle fut admise à leur amitié, à leursconfidences, sans jamais partager leurs plaisirs. Elle était tropfière pour s’en aller à midi voir les mariages, et quand elleentendait parler d’un bal de nuit au Waux-Hall ou auxDélices du Marais, d’un souper fin chez Bonvalet ou auxQuatre sergents de la Rochelle, c’était toujours avec ungrand dédain.

Nous visions plus haut que cela, n’est-ce pas, petiteChèbe ?

D’ailleurs son père venait la chercher tous les soirs.Quelquefois pourtant, vers le jour de l’an, elle était obligée deveiller avec les autres pour finir les commandes pressées. Sous lalueur du gaz, ces Parisiennes pâles, triant des perles blanchescomme elles, d’un blanc maladif et mat, faisaient peine à voir.C’était le même éclat factice, la même fragilité de bijoux faux.Elles ne parlaient que de bals masqués, de théâtres. « As-tuvu Adèle Page dans les Trois Mousquetaires ?… EtMelingue ? Et Marie Laurent ?… Oh ! MarieLaurent !… » Les pourpoints des acteurs, les robesbrodées des reines de mélodrame leur apparaissaient dans le refletblanc des colliers qu’elles roulaient sous leurs doigts.

L’été, l’ouvrage allait moins fort. C’était la morte-saison.Alors pendant la grande chaleur, lorsque derrière les persiennesfermées on entendait crier par les rues les mirabelles et lesreines-Claude, les ouvrières s’endormaient lourdement, la tête surla table. Ou bien Malvina allait dans le fond demander unelivraison du Journal pour tous à mademoiselle Le Mire, etelle en faisait la lecture aux autres à haute voix.

Mais la petite Chèbe n’aimait pas les romans. Elle en portait undans sa tête bien plus intéressant que tous ceux-là C’est que rienn’avait pu lui faire oublier la fabrique. En partant le matin aubras de son père, elle jetait toujours un coup d’œil de ce côté. Àce moment, l’usine s’éveillait. La cheminée poussait là-haut sonpremier jet de fumée noire. Sidonie, en passant, entendait les crisdes tireurs, les grands coups sourds des barres d’impression, lesouffle puissant et rythmé des machines, et tous ces bruits dutravail, confondus dans sa mémoire avec des souvenirs de fêtes, decoupés bleus, la poursuivaient obstinément.

Cela parlait plus haut que le fracas des omnibus, les cris de larue, les cascades des ruisseaux ; et même à l’atelier, quandelle triait les perles fausses, même le soir chez ses parents,quand elle venait après dîner respirer l’air à la fenêtre du palieret regarder dans la nuit la fabrique éteinte et déserte, toujoursce murmure actif bourdonnait à ses oreilles, faisant comme unaccompagnement continuel à sa pensée.

 

– La petite s’ennuie, madame Chèbe… Il faut la distraire…Dimanche prochain, je vous emmène tous à la campagne.

Ces promenades du dimanche, que le bon Risler organisait pourdésennuyer Sidonie, ne faisaient que l’attrister davantage. Cesjours-là il fallait se lever à quatre heures du matin, car lespauvres achètent tous leurs plaisirs, et il y avait toujoursquelque chiffon à repasser au dernier moment, une garniture àcoudre pour essayer de rajeunir l’éternelle petite robe lilas àraies blanches que madame Chèbe rallongeait consciencieusementchaque année.

On partait tous ensemble, les Chèbe, les Risler, l’illustreDelobelle. Seules, Désirée et sa mère n’en étaient pas. La pauvrepetite infirme, humiliée de sa disgrâce, ne voulait jamais bougerde son fauteuil, et la maman Delobelle restait pour lui tenircompagnie. D’ailleurs, elles n’avaient ni l’une ni l’autre unetoilette assez convenable pour se montrer dehors à côté de leurgrand homme, c’eût été détruire tout l’effet de sa tenue.

Au départ, Sidonie s’égayait un peu. Ce Paris en brume rose desmatins de juillet, les gares pleines de toilettes claires, lacampagne déroulée aux vitres du wagon, puis l’exercice, ce grandbain d’air pur trempé d’eau de Seine, vivifié par un coin de bois,parfumé de prés en fleurs, de blés en épis, tout celal’étourdissait une minute. Mais l’écœurement lui venait vite à latrivialité de son dimanche.

C’était toujours la même chose On s’arrêtait devant uneguinguette à fritures, à proximité d’une fête de pays, bienbruyante, bien courue, car il fallait un public à Delobelle, quis’en allait, bercé par sa chimère, vêtu de gris, guêtré de gris, unpetit chapeau sur l’oreille, un pardessus clair sur le bras, sefigurant que le théâtre représentait une campagne des environs deParis et qu’il jouait un Parisien en villégiature.

Quant à M. Chèbe, qui se vantait d’aimer la nature commefeu Jean-Jacques, il ne la comprenait qu’avec des tirs auxmacarons, des chevaux de bois, des courses en sac, beaucoup depoussière et de mirlitons, ce qui était aussi pour madame Chèbel’idéal de la vie champêtre.

Sidonie en avait un autre, elle ; et ces dimanchesparisiens, promenés bruyamment dans des rues de villages, luicausaient une immense tristesse. Son seul plaisir en ces cohuesétait de se sentir regardée. N’importe quelle admiration de rustre,exprimée tout haut, naïvement, à côté d’elle, la rendait souriantepour toute la journée, car elle était de celles qui ne dédaignaientaucun compliment.

Quelquefois, laissant les Chèbe et Delobelle dans la fête,Risler s’en allait à travers champs avec son frère et la« petite » chercher des fleurs, des modèles pour sespapiers peints. Frantz, du bout de ses grands bras, abaissait leshautes branches d’aubépine, ou grimpait aux murs d’un parc pourcueillir un feuillage léger aperçu de l’autre côté. Mais c’est aubord de l’eau qu’ils faisaient leurs plus riches moissons.

Il y avait là de ces plantes flexibles aux longues tigescourbées, qui sont d’un si joli effet sur les tentures, de grandsroseaux droits, et des volubilis dont la fleur, s’ouvrant tout àcoup dans les caprices d’un dessin, semble une figure vivante,quelqu’un qui vous regarde au milieu de l’indécision charmante dufeuillage. Risler groupait ses bouquets, les disposait artistement,s’inspirant de la nature même des plantes, essayant de biencomprendre leur allure de vie, insaisissable après qu’une journéede fatigue a passé sur elles.

Puis le bouquet fini, noué d’une herbe large, comme d’un ruban,on le chargeait sur le dos de Frantz, et en route ! Toujourspréoccupé de son art, Risler, tout en marchant, cherchait dessujets, des combinaisons :

– Regarde donc, petite… ce brin de muguet avec ses grelotsblancs en travers de ces églantines… Hein ! crois-tu ?…sur un fond vert d’eau ou gris de laine, c’est ça qui seraitgentil.

Mais Sidonie n’aimait pas plus les muguets que les églantines.Les fleurs des champs lui faisaient l’effet de fleurs de pauvres,quelque chose dans le goût de sa robe lilas.

Elle se rappelait en avoir vu d’autres chez M. Gardinois,au château de Savigny, dans les serres, sur les balustres, toutautour de la cour sablée bordée de grands vases. Voilà les fleursqu’elle aimait ; voilà comment elle comprenait lacampagne !

Ce souvenir de Savigny lui revenait à chaque pas. Quand ilspassaient devant une grille de parc, elle s’arrêtait, regardaitl’allée droite, unie, qui devait conduire au perron… Les pelousesque les grands arbres ombraient régulièrement, les terrassestranquilles au bord de l’eau lui rappelaient d’autres terrasses,d’autres pelouses. Ces visions de luxe, mêlées à des souvenirs,rendaient son dimanche encore plus lugubre. Mais c’est le retoursurtout qui la navrait.

Elles sont si terriblement encombrées et étouffantes, cessoirs-là, les petites gares des environs de Paris ! Que dejoies factices, que de rires bêtes, que de chansons exténuées, àbout de voix, n’ayant plus la force de hurler !… C’est pour lecoup que M. Chèbe se sentait dans son élément…

Il pouvait se bousculer autour du guichet, s’indigner desretards du train, prendre à partie le chef de gare, la Compagnie,le gouvernement, dire tout haut à Delobelle, de façon à êtreentendu des voisins : « Hein ? si une chose comme çase passait en Amérique !… » Ce qui, grâce à la mimiqueexpressive de l’illustre comédien, à l’air supérieur dont ilrépondait : « Je crois bien !… » faisaitsupposer autour d’eux que ces messieurs savaient exactement ce quiarriverait en Amérique en pareil cas. Or, ils l’ignoraient aussiabsolument l’un que l’autre, mais, dans la foule, cela lesposait.

Assise à côté de Frantz, la moitié de son bouquet sur lesgenoux, Sidonie restait là comme anéantie au milieu de ce tumulte,dans la longue attente des trains du soir. De la gare, éclairéed’une lampe unique, elle voyait dehors les massifs pleins d’ombre,troués çà et là par les dernières illuminations de la fête, une ruede campagne noire, du monde qui arrivait, un réverbère tendu sur unquai désert.

De temps en temps, derrière les portes vitrées, un train passaitsans s’arrêter, dans un éclaboussement de charbons enflammés, undébordement de vapeur. Alors éclatait dans la gare une tempête decris, de trépignements sur laquelle planait le soprano suraigu deM. Chèbe, qui clamait de sa voix de goéland « Enfoncezles portes ! Enfoncez les portes !… » Ce que lepetit homme se serait bien gardé de faire lui-même, parce qu’ilavait une peur bleue des gendarmes. Au bout d’un moment, l’orages’apaisait. Les femmes fatiguées, décoiffées par le grand air,s’endormaient sur les bancs. Il y avait des robes chiffonnées, deseffets déchirés, des toilettes blanches décolletées pleines depoussière.

C’était cela surtout qu’on respirait, la poussière ! Elletombait de tous les vêtements, montait de tous les pas,obscurcissait la lampe, troublait les yeux, faisait comme un nuagesur l’éreintement des figures. Les wagons où l’on montait enfinaprès des heures d’attente, en étaient imprégnés aussi… Sidonieouvrait les vitres, regardait dehors les plaines noires, une ligned’ombre sans fin. Puis, comme des étoiles innombrables, lespremiers réverbères des boulevards extérieurs se dressaient prèsdes fortifications.

Dès lors, la terrible journée de repos de tous ces pauvres gensétait finie. La vue de Paris ramenait à chacun la pensée de sontravail du lendemain. Si triste qu’eût été son dimanche, Sidoniecommençait à le regretter. Elle songeait aux riches pour qui tousles jours de la vie sont des jours de repos ; et vaguement,comme dans un rêve, les longues allées des parcs entrevus pendantla journée lui apparaissaient remplies de ces heureux du monde, sepromenant sur le sable fin, pendant qu’à la grille là-bas, dans lapoussière de la route, le dimanche des pauvres passait à grandspas, ayant à peine le temps de s’arrêter une minute pour regarderet envier.

De treize à dix-sept ans, ce fut là la vie de la petite Chèbe.Les années se succédaient sans apporter le moindre changement avecelles. Le cachemire de madame Chèbe s’était un peu plus usé, lapetite robe lilas avait subi encore quelques retouches, et c’étaittout. Seulement, à mesure que Sidonie grandissait, Frantz,maintenant devenu un jeune homme, avait pour elle des regardssilencieux, des attentions d’amour visibles à tout le monde et dontla jeune fille était seule à ne pas s’apercevoir.

Rien ne l’intéressait, du reste, cette petite. Chèbe.

À l’atelier, elle accomplissait sa tâche régulièrement,silencieusement, sans la moindre pensée d’avenir ou d’aisance. Toutce qu’elle faisait avait l’air d’être en attendant.

Frantz, au contraire, depuis quelque temps, travaillait avec uneardeur singulière, l’élan de ceux qui visent quelque chose au boutde leurs efforts, si bien qu’à vingt-quatre ans il sortait secondde l’École centrale avec le grade d’ingénieur.

Ce soir-là Risler avait emmené la famille Chèbe au Gymnase, et,toute la soirée, madame Chèbe et lui s’étaient fait une foule depetits signes, de clignements d’yeux dans le dos des enfants.Ensuite, à la sortie, madame Chèbe avait mis solennellement le brasde Sidonie sous celui de Frantz, de l’air de dire àl’amoureux : « Maintenant, débrouillez-vous… C’est votreaffaire… »

Alors le pauvre amoureux essaya de se débrouiller. La route estlongue, du Gymnase au Marais. À peine a-t-on fait quelques pas quela splendeur du boulevard est effacée, les trottoirs deviennent deplus en plus sombres, les passants de plus en plus rares. Frantzcommença par parler de la pièce… Il aimait bien ces comédies où ily avait du sentiment.

– Et vous, Sidonie ?

– Oh ! moi, vous savez, Frantz, pourvu qu’il y ait destoilettes.

Le fait est qu’au théâtre elle ne s’occupait pas d’autre chose.Ce n’était pas une de ces sentimentales à la Bovary qui reviennentdu spectacle avec des phrases d’amour toutes faites, un idéal deconvention. Non ! Le théâtre lui donnait seulement des enviesfolles de luxe, d’élégance ; elle n’en rapportait que desmodèles de coiffure et des patrons de robes… Les toilettesnouvelles, exagérées, des actrices, leur démarche, jusqu’à leursintonations faussement mondaines qui lui semblaient la distinctionsuprême, avec cela l’éblouissement banal des dorures, des lumières,l’affiche étincelante à la porte, les voitures arrêtées, tout cebruit un peu malsain qui se fait autour d’une pièce en vogue :voilà ce qu’elle aimait, ce qui la prenait. L’amoureuxcontinua :

– Comme ils ont bien joué leur scène d’amour ! Et endisant ce mot d’amour il se penchait tendrement vers une joliepetite tête entourée d’un capuchon en laine blanche d’où lescheveux s’échappaient en frisottant. Sidonie soupira :

– Oh ! oui, la scène d’amour… L’actrice avait de bienbeaux diamants !

Il y eut un moment de silence. Le pauvre Frantz avait beaucoupde peine à s’expliquer. Les mots qu’il cherchait ne venaient pas,puis la peur le prenait. Pour parler il se donnait des limites.

« Quand nous aurons passé la porte Saint-Denis… Quand nousaurons quitté le boulevard. »

Mais là Sidonie se mettait à causer de choses, tellementindifférentes que sa déclaration se gelait sur ses lèvres, ou bienils étaient arrêtés par une voiture qui donnait aux parents letemps de les rejoindre.

Enfin, dans le Marais, il se décida tout à coup :

– Écoutez-moi, Sidonie… Je vous aime…

Cette nuit-là, on avait veillé fort tard chez les Delobelle.C’était l’habitude de ces courageuses femmes de faire la journée detravail aussi longue que possible, de la prolonger si avant dans lanuit que leur lampe était une des dernières éteintes de latranquille rue de Braque. Pour se coucher elles attendaient leretour du grand homme, à qui on gardait bien au chaud, dans lescendres du foyer, un petit souper réconfortant.

Au temps où il jouait, cela avait une raison d’être : lescomédiens, obligés de dîner de bonne heure et très légèrement,sortent de scène avec des fringales terribles et mangent enrentrant chez eux. Delobelle, lui, ne jouait plus depuislongtemps ; mais n’ayant pas le droit, comme il disait, derenoncer au théâtre, il entretenait sa manie par une fouled’habitudes de cabotin, et le souper du retour en faisait partie,comme sa rentrée quotidienne, après que la dernière de toutes lesrampes de théâtre du boulevard avait éteint son gaz. Se couchersans souper, à l’heure de tout le monde, c’eût été abdiquer,renoncer à la lutte. Et il n’y renonçait pas, sacrebleu !…

La nuit dont nous parlons, le comédien n’était pas encorerentré, et les deux femmes l’attendaient, causant et travaillant,très animées malgré l’heure avancée. Toute la soirée, on n’avaitfait que parler de Frantz, de son succès, de l’avenir qui s’ouvraitdevant lui.

– À présent, disait la maman Delobelle, il ne lui manqueplus que de trouver une bonne petite femme.

C’était aussi l’avis de Désirée. Il ne manquait plus que cela aubonheur de Frantz, une bonne petite femme active, courageuse,habituée au travail et qui s’oublierait toute pour lui. Et siDésirée en parlait avec cette assurance, c’est qu’elle laconnaissait très intimement, cette femme qui convenait si bien àFrantz Risler… Elle n’avait qu’un an de moins que lui, juste cequ’il faut pour être plus jeune que son mari et pouvoir lui servirde mère en même temps, « Jolie ? » Non, pasprécisément, mais plutôt gentille que laide, malgré son infirmité,car elle boitait, la pauvre petite !… Et puis, fine, éveilléeet si aimante ! Personne autre que Désirée ne savait à quelpoint cette petite femme-là aimait Frantz et comme elle pensait àlui nuit et jour depuis des années. Lui-même ne s’en était pasaperçu, et semblait n’avoir des yeux que pour Sidonie, une gamine.Mais c’est égal ! L’amour silencieux est si éloquent, une sigrande force se cache dans les sentiments contenus… Qui sait ?Peut-être un jour ou l’autre… Et la petite boiteuse, penchée surson ouvrage, partait pour un de ces grands voyages au pays deschimères, comme elle en faisait tant dans son fauteuil d’impotente,les pieds appuyés au tabouret immobile un de ces merveilleuxvoyages d’où elle revenait toujours, heureuse et souriante,s’appuyant au bras de Frantz de toute sa confiance d’épouse aimée.Ses doigts suivant le rêve de son cœur, le petit oiseau qu’elletenait en ce moment et dont elle redressait les ailes froisséesavait bien l’air d’être du voyage, lui aussi, de s’envoler là-bas,bien loin, joyeux et léger comme elle. La porte s’ouvrit tout àcoup.

– Je ne vous dérange pas ? dit une voixtriomphante.

La mère, un peu assoupie, releva la tête brusquement :

– Eh ! c’est monsieur Frantz… Entrez donc, monsieurFrantz… Vous voyez ; nous attendons le père… Ces brigandsd’artistes, ça rentre toujours si tard… Asseyez-vous là… voussouperez avec lui…

– Oh ! non, merci, répondit Frantz dont les lèvresétaient encore pâles de l’émotion qu’il venait d’avoir ;merci, je ne m’arrête pas… J’ai vu de la lumière à la porte et jesuis entré seulement pour vous dire… pour vous apprendre une grandenouvelle qui vous fera bien plaisir, car je sais que vousm’aimez…

– Et quoi donc, grand Dieu ?

– Il y a promesse de mariage entre monsieur Frantz Risleret mademoiselle Sidonie !…

– Là ! quand je vous disais qu’il ne lui manquait plusqu’une bonne petite femme, fit la maman Delobelle en se levant pourlui sauter au cou.

Désirée n’eut pas la force de prononcer une parole. Elle sepencha encore plus sur son ouvrage, et comme Frantz avait les yeuxexclusivement fixés sur son bonheur, que la maman Delobelle neregardait que la pendule pour voir si son grand homme rentreraitbientôt, personne ne s’aperçut de l’émotion de la boiteuse, de sapâleur, ni du tremblement convulsif du petit oiseau immobile entreses mains, la tête renversée, comme un oiseau blessé à mort.

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