Fromont jeune et Risler aîné

Chapitre 4LE NOUVEAU COMMIS DE LA MAISON FROMONT

Il faisait grand jour quand Fromont jeune se réveilla. Toute lanuit, entre le drame qui se jouait au-dessous de lui et la fête quichantait au-dessous, il avait dormi à poings fermés dans un de cessommeils d’anéantissement comme en ont les criminels la veille del’exécution, les généraux vaincus la nuit de leur déroute ;sommeil dont on souhaiterait ne jamais se réveiller et où la morts’apprend d’avance par l’absence de toute sensation.

La grande lumière qui pénétrait à travers ses rideaux, doubléepar l’épaisseur de neige dont le jardin et les toits environnantsétaient couverts, le rappela au sentiment de la réalité. Il sentitune secousse dans tout son être, et même avant de penser, cettevague impression de tristesse que les malheurs oubliés laissent àleur place. Tous les bruits connus de la fabrique, la respirationhaletante et sourde des machines étaient en pleine activité. Lemonde existait donc encore ! et peu à peu l’idée deresponsabilité s’éveilla en lui.

– C’est pour aujourd’hui… se dit-il avec un mouvementinvolontaire vers l’ombre de l’alcôve, comme s’il avait eu envie dese replonger dans son long sommeil.

La cloche de la fabrique sonna, puis d’autres cloches dans levoisinage, puis les Angélus.

– Midi… Déjà… Comme j’ai dormi !…

Il eut un peu de remords et un grand soulagement de penser quele drame de l’échéance s’était passé sans lui. Comment avaient-ilsfait en bas ? Pourquoi ne l’avait-on pas prévenu ? Il seleva, entr’ouvrit les rideaux et aperçut Risler aîné et Sigismondcausant ensemble dans le jardin. Eux qui ne se parlaient plusdepuis si longtemps. Qu’était-il donc arrivé ?… Quand il futprêt à descendre, il trouva Claire à la porte de sa chambre.

– Il ne faut pas que tu sortes, lui dit-elle.

– Pourquoi ?

– Reste là… Je te l’expliquerai…

– Mais qu’y a-t-il donc ?… Est-ce qu’on est venu de laBanque ?

– Oui, on est venu… les traites sont payées.

– Payées ?

– Risler a trouvé l’argent… Il court avec Planus depuis cematin… Il paraît que sa femme avait des bijoux superbes… Rien quela rivière de diamants a été vendue vingt mille francs… Il a venduaussi leur maison d’Asnières avec tout ce qu’elle contenait, maiscomme il fallait le temps d’enregistrer l’acte de vente, Planus etsa sœur ont avancé la somme…

Elle se détournait de lui en parlant. Lui, de son côté, baissaitla tête pour éviter son regard.

– Risler est un honnête homme, continua-t-elle, et quand ila su de qui sa femme tenait tout son luxe…

– Comment, dit Georges épouvanté. Il sait ?…

– Tout… répondit Claire en baissant la voix.

Le malheureux pâlit, balbutia quelques mots.

– Mais alors… toi ?

– Oh ! moi, je savais tout, avant Risler. Hier enrentrant, rappelle-toi, je t’ai dit que là-bas, à Savigny, j’avaisentendu des choses bien cruelles et que j’aurais donné dix ans dema vie pour n’avoir pas fait ce voyage.

– Claire !

Il eut un grand élan de tendresse, fit un pas pour se rapprocherde sa femme ; mais elle avait un visage si froid, sitristement résolu, son désespoir était si bien écrit en austèreindifférence sur toute sa personne qu’il n’osa pas la prendre surson cœur comme il en avait envie, et murmura seulement toutbas :

– Pardon !… Pardon !…

– Tu dois me trouver bien calme, dit la courageusefemme ; c’est que j’ai pleuré toutes mes larmes hier. Tu as pucroire que c’était sur notre ruine, tu te trompais. Tant qu’on estjeune et fort comme nous sommes, ces lâchetés-là ne sont paspermises. Nous sommes armés contre la misère, et nous pouvons lacombattre en face… Non. Je pleurais sur notre bonheur anéanti, surtoi, sur la folie qui t’a fait perdre ta seule, ta vraie amie…

Elle était belle en parlant ainsi ; plus belle que Sidoniene l’avait jamais été, enveloppée d’une lumière pure qui semblaittomber de très haut sur elle comme les clartés d’un ciel profond etsans nuages, tandis que les traits chiffonnés de l’autre avaienttoujours l’air de tirer leur éclat, leur attrait mutin et insolentdes lueurs fausses de quelque rampe de petit théâtre. Ce qu’il yavait jadis d’un peu froid et d’immobile dans la physionomie deClaire s’était animé des inquiétudes, des doutes, de toutes lestortures de la passion ; et, comme ces lingots d’or qui n’ontleur valeur que lorsque la Monnaie y a mis son poinçon, ce beauvisage de femme marqué à l’effigie de la douleur avait gardé depuisla veille une expression ineffaçable qui complétait sa beauté.

Georges la regardait avec admiration. Elle lui semblait plusvivante, plus femme, et adorable de tout ce qu’il sentaitmaintenant de séparations et d’obstacles entre eux. Le remords, ledésespoir, la honte, entrèrent dans son cœur en même temps que cenouvel amour, et il voulut se mettre à genoux devant elle.

– Non, non, relève-toi, lui dit Claire si tu savais ce quetu me rappelles, si tu savais quel visage menteur et plein de hainej’ai vu à mes pieds cette nuit.

– Oh ! moi, je ne mens pas… répondit Georges enfrémissant… Claire, je t’en supplie, au nom de notre enfant…

À ce moment, on frappa à la porte :

– Lève-toi donc. Tu vois bien que la vie nous réclame… luidit-elle à voix basse avec un sourire amer.

Puis elle s’informa de ce qu’on leur voulait. C’était M Rislerqui faisait demander monsieur, en bas, dans le bureau.

– C’est bien, répondit-elle, dites qu’on descend.

Georges fit un pas pour sortir, mais elle l’arrêta :

– Non, laisse-moi y aller. Il ne faut pas qu’il te voieencore.

– Mais pourtant…

– Si, je le veux. Tu ne sais pas dans quel étatd’indignation et de colère est ce malheureux que vous avez trompé.Si tu l’avais vu cette nuit, broyant les poignets de sa femme…

Elle lui disait cela dans les yeux, avec une curiosité cruellepour elle-même ; mais Georges ne s’émut pas, et se contenta derépondre :

– Ma vie appartient à cet homme.

– Elle m’appartient à moi aussi ; et je ne veux pasque tu descendes. Il y a eu assez de scandale dans la maison de monpère. Pense que la fabrique entière est au courant de ce qui sepasse. On nous guette, on nous épie. Il a fallu toute l’autoritédes contremaîtres pour mettre le travail en train aujourd’hui, pourfaire baisser sur leur ouvrage tous ces regards curieux.

– Mais j’aurai l’air de me cacher.

– Et quand cela serait ! Voilà bien les hommes. Ils nereculent pas devant les plus grands crimes : tromper la femme,tromper l’ami ; mais la pensée qu’on pourra les accuserd’avoir eu peur les touche plus que tout… D’ailleurs, écoute.Sidonie est partie, elle est partie pour toujours ; et si tusors d’ici, je penserai que c’est pour aller la rejoindre.

– C’est bien, je reste, dit Georges… Je ferai tout ce quetu voudras.

Claire descendit dans le bureau de Planus. À voir Risler aîné sepromener de long en large, les mains derrière le dos, aussipaisible qu’à l’ordinaire, on ne se serait jamais douté de tout cequi s’était passé dans sa vie depuis la veille. Quant à Sigismond,il rayonnait, ne voyant en tout ceci que son échéance payée àl’heure dite et l’honneur de la raison sociale sain et sauf.

Quand madame Fromont parut, Risler sourit tristement et secouala tête.

– Je pensais bien que vous voudriez descendre à saplace ; mais ce n’est pas avec vous que j’ai affaire. Il fautabsolument que je le voie, que je lui parle. Nous avons fait face àl’échéance de ce matin ; le plus dur est passé ; maisnous avons à nous concerter sur bien des choses.

– Risler, mon ami, je vous en prie, attendez encore unpeu.

– Pourquoi, madame Chorche ? il n’y a pas une minute àperdre… Oh ! je m’en doute, vous avez peur que je cède à unmouvement de colère… Rassurez-vous… Rassurez-le… Vous savez ce queje vous ai dit il y a un honneur qui m’occupe avant le mien, c’estcelui de la maison Fromont. Je l’ai compromis par ma faute. Il fautavant tout que je répare le mal que j’ai fait ou que j’ai laisséfaire.

– Votre conduite avec nous est admirable, mon cher Risler,je le sais bien.

– Oh ! madame… si vous le voyiez !… c’est unsaint…, dit le pauvre Sigismond qui, n’osant plus parler à son ami,voulait au moins lui témoigner son remords.

Claire continua :

– Mais ne craignez-vous pas ?… Les forces humaines ontune limite… Peut-être qu’en présence de celui qui vous a tant faitde mal…

Risler lui prit les mains, la regarda jusqu’au fond des yeuxavec une admiration sérieuse :

– Chère créature, qui ne parle que du mal qu’on m’a fait…Vous ne savez donc pas que je le hais autant pour sa trahisonenvers vous… Mais rien de tout cela n’existe pour moi en ce moment.Il n’y a ici qu’un commerçant qui veut s’entendre avec son associépour le bien de la maison. Qu’il descende donc sans aucune crainte,et si vous redoutez quelque entraînement de ma part, restez-là avecnous. Je n’aurai qu’à regarder la fille de mon ancien maître pourme rappeler ma parole et mon devoir.

– Je vous crois, mon ami, dit Claire, et elle montachercher son mari.

La première minute de l’entrevue fut terrible. Georges étaitblême, ému, humilié. Il aurait préféré cent fois se trouver en facedu pistolet de cet homme, à vingt pas, attendant son feu, que deparaître devant lui en coupable non châtié et d’être obligé decontenir ses sentiments au calme bourgeois d’une conversationd’intérêts et d’affaires.

Risler affectait de ne pas le regarder et continuait de marcherà grands pas, tout en parlant :

– … Notre maison passe par une crise effrayante… Nous avonsévité la catastrophe aujourd’hui, seulement, ce n’est pas ladernière échéance… Cette maudite invention m’a depuis longtempsdétourné des affaires. Heureusement me voilà libre et je vaispouvoir m’en occuper. Mais il faudra que vous vous en occupiez,vous aussi. Les ouvriers, les employés ont un peu suivi l’exempledes patrons. Il y a une négligence, un laisser-aller extrêmes. Cematin, pour la première fois depuis un an, on s’est mis à l’ouvrageà l’heure juste. Je compte que vous allez régulariser tout cela.Quant à moi, je vais me remettre à mes dessins. Nos modèles ontvieilli. Il en faut de nouveaux pour les nouvelles machines. J’aiune grande confiance en nos Imprimeuses. Les expériencesont réussi au delà de mes désirs. Nous tenons là certainement dequoi relever notre commerce. Je ne l’ai pas dit plus tôt, parce queje voulais vous surprendre ; mais maintenant nous n’avons plusaucune surprise à nous faire. N’est-ce pas, Georges ?

Sa voix eut une expression d’ironie si déchirante, que Clairefrémit, craignant un éclat ; mais il reprit trèsnaturellement :

– Oui, je crois pouvoir assurer que dans six moisl’Imprimeuse Risler commencera à donner des résultatsmagnifiques. Seulement ces six mois-là seront durs à passer. Ilfaudra nous restreindre, diminuer nos frais, faire toutes leséconomies que nous pourrons. Nous avions cinq dessinateurs, nousn’en aurons plus que deux. Je me charge, en prenant sur mes nuits,de faire oublier l’absence des autres. En outre, à partir de cemois, je renonce à ma part d’associé. Je toucherai mesappointements de contremaître, comme avant, et rien de plus.

Fromont jeune voulut dire un mot, mais d’un geste sa femme leretint, et Risler aîné continua :

– Je ne suis plus votre associé, Georges. Je redeviens lecommis que je n’aurais jamais dû cesser d’être… Dès ce jour, notreacte d’association est annulé. Je le veux, vous m’entendez bien, jele veux. Nous resterons ainsi vis-à-vis l’un de l’autre, jusqu’aujour où la maison sera tirée d’affaire et où je pourrai… Mais ceque je ferai à ce moment-là ne regarde que moi… Voilà ce quej’avais à vous dire, Georges. Il faut que vous vous occupiez de lafabrique activement, qu’on vous voie, qu’on sente le maître àprésent, et je crois que parmi tous nos malheurs, il y en auraencore de réparables.

Pendant le silence qui suivit, on entendit un bruit de rouesdans le jardin et deux grosses voitures de déménagement vinrents’arrêter au perron.

– Je vous demande pardon, dit Risler, il faut que je vousquitte un moment. Ce sont les voitures de l’Hôtel des ventes quiviennent chercher tout ce que j’ai là-haut.

– Comment ! vous vendez aussi vos meubles ?…demanda madame Fromont.

– Certes… jusqu’au dernier… Je les rends à la maison. Ilssont à elle.

– Mais c’est impossible, dit Georges… Je ne peux passouffrir cela.

Risler se retourna avec un mouvement d’indignation :

– Comment dites-vous ? Qu’est-ce que vous nesouffrirez pas ?

Claire l’arrêta d’un geste suppliant.

– C’est vrai… c’est vrai… murmura-t-il ; et il sortitbien vite pour échapper à cette tentation qui lui venait de laisserenfin déborder tout son cœur.

 

Le second étage était désert. Les domestiques, renvoyés et payésdès le matin, avaient abandonné l’appartement au désordre d’unlendemain de fête ; et il avait bien cet aspect particulierdes endroits où vient de se passer un drame et qui restent comme ensuspens entre les événements accomplis et ceux qui vonts’accomplir. Les portes ouvertes, les tapis entassés dans descoins, les plateaux chargés de verres, les apprêts du souper, latable encore servie et intacte, la poussière du bal sur tous lesmeubles, son parfum mêlé de punch, de fleurs fanées, de poudre deriz, tous ces détails saisirent Risler dès en entrant.

Dans le salon bouleversé le piano était ouvert, la bacchanaled’Orphée aux Enfers étalée sur le pupitre, et les tenturesvoyantes, drapées sur ce désordre, les sièges renversés, effaréspour ainsi dire, donnaient l’impression d’un salon de paquebotnaufragé, d’une de ces affreuses nuits d’alerte où l’on apprendtout à coup, au milieu d’une fête à bord, qu’un choc a ouvert lesflancs du navire et qu’il fait eau de toutes parts. On commença àdescendre les meubles. Risler regardait faire les déménageurs, d’unair détaché, comme s’il se fût trouvé chez un étranger. Ce luxedont il était si heureux et si fier autrefois lui inspiraitmaintenant un insurmontable dégoût. Pourtant, quand il entra dansla chambre de sa femme, il éprouva une vague émotion.

C’était une grande pièce tendue de satin bleu recouvert dedentelle blanche. Un vrai nid de cocotte. Il y traînait des volantsde tulle déchirés et froissés, des nœuds, des fleurs fausses. Lesbougies de la psyché, en brûlant jusqu’au bout, avaient faitéclater les bobèches ; et le lit, voilé de ses guipures et deses courtines bleues, ses grands rideaux relevés et tirés, intactdans ce bouleversement, semblait le lit d’une morte, une couche deparade où personne ne dormirait jamais plus.

Le premier mouvement de Risler en entrant là fut un mouvementd’épouvantable colère, l’envie de se jeter sur ces choses, de toutdéchirer, de tout hacher, de tout broyer. C’est que rien neressemble plus à une femme que sa chambre. Même absente, son imagesourit encore dans les miroirs qui l’ont reflétée. Un peu d’elle,de son parfum favori, reste à tout ce qu’elle a touché. Sesattitudes se retrouvent sur les coussins des divans, et l’on suitses allées et venues de la glace à la toilette parmi les dessins dutapis. Ici, ce qui rappelait surtout Sidonie, c’était une étagèrechargée de bibelots enfantins, de chinoiseries insignifiantes etmenues, éventails microscopiques, vaisselle de poupée, sabotsdorés, petits bergers et petites bergères en face les uns desautres, échangeant des regards de porcelaine luisants et froids.C’était l’âme de Sidonie, cette étagère, et ses pensées toujoursbanales, petites, vaniteuses et vides, ressemblaient à cesniaiseries. Oui, vraiment, si cette nuit, pendant qu’il la tenait,Risler dans sa fureur avait cassé cette petite tête fragile, onaurait vu rouler de là, à la place de cervelle, tout un monde debibelots d’étagère.

Le pauvre homme pensait tristement à ces choses dans le bruitdes marteaux et le va-et-vient des déménageurs, quand un petit pastatillon et autoritaire se fit entendre derrière lui ; etM. Chèbe apparut, le tout petit M. Chèbe, rouge,essoufflé, flamboyant. Il le prit, comme toujours, de très hautavec son gendre :

– Qu’est-ce que c’est ! qu’est-ce quej’apprends ? Ah ! ça, vous déménagez donc ?

– Je ne déménage pas, monsieur Chèbe… je vends.

Le petit homme fit un bond de carpe échaudée :

– Vous vendez ? Et quoi donc ?

– Je vends tout, dit Risler d’une voix sourde, sans même leregarder.

– Voyons, mon gendre, un peu de raison. Mon Dieu, je ne dispas que la conduite de Sidonie… D’ailleurs, moi je ne sais rien. Jen’ai jamais rien voulu savoir… Seulement, je vous rappelle à ladignité. On lave son linge sale en famille, que diable ! On nese donne pas en spectacle comme vous le faites depuis ce matin.Voyez tout ce monde aux vitres des ateliers : et sous leporche donc !… Mais vous êtes la fable du quartier, moncher.

– Tant mieux. Le déshonneur a été public, il faut que laréparation soit publique aussi.

Ce calme apparent, cette indifférence à toutes ses observationsexaspérèrent M. Chèbe. Il changea subitement de manières, etprit pour parler à son gendre le ton sérieux et absolu avec lequelon parle aux enfants ou aux fous.

– Eh bien ! non, vous n’avez pas le droit de rienenlever d’ici. Je m’y oppose formellement, de toute ma forced’homme, de toute mon autorité de père. Croyez-vous donc que jevais vous laisser mettre mon enfant sur la paille… Ah ! maisnon… Ah ! mais non. Assez de folies comme cela. Rien nesortira plus de l’appartement.

Et M. Chèbe, ayant fermé la porte, se planta devant d’ungeste héroïque. Ah ! dame, c’est qu’il y allait de sonintérêt, à lui aussi. C’est qu’une fois son enfant sur la paille,comme il disait, lui-même risquait fort de ne plus coucher sur laplume. Il était superbe dans son attitude de père indigné ;mais il ne la garda pas longtemps. Deux mains, deux étaux, luiavaient saisi les poignets, et il se retrouva au milieu de lachambre, laissant la porte libre aux déménageurs.

– Chèbe, mon garçon, écoutez-moi bien, disait Risler penchévers lui… Je suis à bout… Depuis ce matin je fais des effortsinouïs pour me contenir ; mais il n’en faudrait pas beaucouppour que ma colère éclatât, et malheur alors à celui sur qui elletomberait. Je suis homme à tuer quelqu’un… Tenez !allez-vous-en vite…

Il y avait un tel accent dans ces paroles, la façon dont songendre le secouait en parlant était si éloquente que M. Chèbefut tout de suite convaincu. Il balbutia même des excuses.Certainement Risler avait raison d’agir ainsi. Tous les honnêtesgens seraient pour lui… Et il se reculait à mesure vers la porte.Arrivé là, il demanda timidement si la petite pension de madameChèbe serait continuée.

– Oui, répondit Risler, mais ne la dépassez jamais, carmaintenant ma position ici n’est plus la même. Je ne suis plusl’associé de la maison.

M. Chèbe ouvrit de grands yeux étonnés, et prit cettephysionomie idiote qui faisait croire à beaucoup de gens quel’accident qui lui était arrivé, vous savez, tout pareil à celui duduc d’Orléans, n’était pas un conte de son invention ; mais iln’osa pas faire la moindre observation. On lui avait changé songendre, positivement. Était-ce bien Risler, cette espèce dechat-tigre, qui se hérissait au moindre mot, et ne parlait de rienmoins que de tuer les gens ?

Il s’esquiva, reprit son aplomb seulement au bas de l’escalier,et traversa la cour en marchant d’un air vainqueur. Quand toutesles pièces furent démeublées et vides, Risler les parcourut unedernière fois, puis il prit la clef et descendit chez Planus pourla remettre à madame Georges.

– Vous pourrez louer l’appartement, dit-il, ce sera unapport de plus à la fabrique.

– Mais vous, mon ami ?

– Oh ! moi, je n’ai pas besoin de grand’chose. Un liten fer là-haut dans les mansardes. C’est tout ce qu’il faut pour uncommis. Car, je vous le répète, je ne suis rien de plus désormaisqu’un commis… Un bon commis, par exemple, vaillant et sûr, dontvous n’aurez pas à vous plaindre, je vous jure.

Georges, qui relevait des comptes avec Planus, fut si émud’entendre ce malheureux parler ainsi, qu’il quitta sa placeprécipitamment. Les sanglots l’étouffaient. Claire était très émueaussi, et, s’approchant du nouvel employé de la maisonFromont :

– Risler, lui dit-elle, je vous remercie au nom de monpère.

– C’est à lui que je pense tout le temps, madame,répondit-il très simplement.

À ce moment le père Achille entra, apportant le courrier. Rislerprit ce monceau de lettres, les ouvrit une à une tranquillement, età mesure les passait à Sigismond.

– Voilà une commande pour Lyon… Pourquoi n’a-t-on pasrépondu à Saint-Étienne ?

Il se plongeait de toutes ses forces dans ces détailsd’affaires, et il y portait une lucidité d’intelligence qui venaitjustement de cette tension d’esprit perpétuelle vers le calme etl’oubli. Tout à coup, parmi ces enveloppes larges, timbrées de nomsde commerce et dont le papier, la pliure sentaient le bureau, lahâte de l’expédition, il en découvrit une, plus petite, cachetéeavec soin et se glissant si traîtreusement au milieu des autres qued’abord il ne l’avait pas aperçue. Il reconnut bien vite cetteécriture fine, longue et ferme. « À monsieur Risler. –Personnelle. » C’était l’écriture de Sidonie. En lavoyant, il éprouva la même sensation qu’il venait d’avoir là-hautdans sa chambre.

Tout son amour, toute sa colère de mari trompé lui remontaientau cœur avec cette force d’indignation qui fait les assassins. Quelui écrivait-elle ? quel mensonge avait-elle encoreinventé ? Il allait ouvrir la lettre ; puis il s’arrêta.Il comprit que, s’il lisait cela, c’en était fait de tout soncourage ; et, se penchant vers le caissier :

– Sigismond, mon vieux, lui dit-il tout bas, veux-tu merendre un service ?

– Je crois bien !… fit le brave homme avecenthousiasme. Il était si heureux d’entendre son ami lui parler desa bonne voix des anciens jours.

– Tiens, voilà une lettre qu’on m’écrit et que je ne veuxpas lire maintenant. Je suis sûr que ça m’empêcherait de penser etde vivre. Tu vas me la garder, et puis ceci avec…

Il tira de sa poche un petit paquet soigneusement ficelé, qu’illui tendit à travers le grillage.

– C’est tout ce qui me reste du passé, tout ce qui me restede cette femme… Je suis décidé à ne pas la voir, ni rien qui me larappelle avant que ma besogne ici soit terminée, et bien terminée…J’ai besoin de toute ma tête, tu comprends… C’est toi qui payerasla rente des Chèbe… Si elle-même demandait quelque chose, tu feraisle nécessaire… Mais tu ne m’en parleras jamais… Et tu garderas cedépôt soigneusement jusqu’à ce que je te le redemande.

Sigismond enferma la lettre et le paquet dans un tiroir secretde son bureau avec d’autres papiers précieux. Aussitôt Risler seremit à parcourir sa correspondance ; mais tout le temps ilvoyait s’allonger devant ses yeux les fins caractères anglaistracés par une petite main qu’il avait si souvent et si ardemmentserrée contre son cœur.

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